Char à voile et Flyboard ⩠Saintes, Nouvelle-Aquitaine, 17100 et à proximité ⩠Pertinence 1 - 4 sur 4 résultats Saint-Georges-de-Didonne 17110 Latitude Char 2 Allée de la GrandiÚre, Nouvelle-Aquitaine, Saint-Georges-de-Didonne17110, France Saint-Georges-de-Didonne 17110 100% Jet-Ski 139 Boulevard de la CÎté de Beauté, Nouvelle-Aquitaine, Saint-Georges-de-Didonne17110, France Saint-Georges-de-Didonne 17110 Saint Georges Voiles 1 Boulevard du Général Frenal, Nouvelle-Aquitaine, Saint-Georges-de-Didonne17110, France Le Verdon-sur-Mer 33123 FLYJET33 Port-Médoc, Nouvelle-Aquitaine, Le Verdon-sur-Mer33123, France
LesSaintes-Maries-de-la-Mer. Petite ville de pĂȘcheurs en plein coeur de la Camargue. Bouches-du-RhĂŽne. Guide. Photos. Leucate. Un spot pour la pratique du kitesurf, du char Ă voile et du windsurf ! Aude. Guide. Photos. Mers-les-Bains. Son front de mer est classĂ© secteur sauvegardĂ© . Somme. Guide. Photos. Mimizan-Plage. Perle de la CĂŽte d'Argent. Landes.
Temps de lecÂture 4 minutesDans les pages dâun vieux livre HenÂri. â Comme câest amuÂsant, toutes ces petites maiÂsons, perÂchĂ©es sur la pente de la montagne ! â Cette monÂtagne, câest la monÂtagne amie de GreÂnoble, celle quâon voit au bout de chaque rue le Saint-Eynard. Je sais Ă son sujet une bien jolie lĂ©gende, cueillie dans un vieux livre qui garde encore le parÂfum des Ćillets roses conserÂvĂ©s entre ses pages jaunies. Sachez 1 dâaÂbord que jadis, Dieu, la Vierge et les saints faiÂsaient sur la voĂ»te cĂ©leste de longues proÂmeÂnades. Quand ils arriÂvaient au-desÂsus de cette valÂlĂ©e, câĂ©Âtait pour leurs yeux un Ă©merveillement. Ils aperÂceÂvaient les Sept-Laux, les crĂȘtes du BelÂleÂdonne toutes blanches de neige⊠Au soleil levant, le masÂsif de la CharÂtreuse et le glaÂcier lilial du Mont-Blanc. A leurs pieds, lâIsĂšre couÂlait avec ses flots argenÂtĂ©s Ă traÂvers des claiÂriĂšres borÂdĂ©es de chĂȘnes, de chĂąÂtaiÂgniers et de peuÂpliers⊠Saint Pierre sâasÂseyait pour mieux voir ; la Vierge Marie joiÂgnait les mains dâadÂmiÂraÂtion⊠Dieu souriait⊠Mon Dieu ! dit un jour la Vierge Marie, pourÂquoi les bords de cette riviĂšre, ces forĂȘts et ces pĂątuÂrages sont-ils inhaÂbiÂtĂ©s ! Les hommes y seraient si heureux ! â Il nây a pas de maiÂsons, dit saint Pierre, un peu bourÂru. Et comÂment diable ! vouÂlez-vous que les pauvres humains transÂportent des matĂ©Âriaux dans ces montagnes ?⊠â Eh bien ! saint Pierre, dit le PĂšre ĂterÂnel, tu vas tout de suite en apporter. â Oh ! dit saint Pierre, des chanÂtiers du ParaÂdis Ă cette valÂlĂ©e, le traÂjet est long. Des maiÂsons, câest lourd. Je ne suis plus jeune⊠Que saint Eynard sâen charge !⊠VoiÂlĂ donc saint Eynard, muni dâun grand sac et qui puise inlasÂsaÂbleÂment dans les docks du ciel ; chĂąÂteaux-forts Ă touÂrelles, donÂjons crĂ©ÂneÂlĂ©s, manoirs, chauÂmiĂšres au toit de paille, cloÂchers aux camÂpaÂniles aigus sâenÂtassent⊠Saint Eynard⊠charge le sac sur ses Ă©paules ; il part. Mais la route est longue, la charge lourde, la chaÂleur accablante. Il arrive, fourÂbu et assoifÂfĂ©, Ă la crĂȘte de la monÂtagne qui porte son nom. Il avise un ruisÂseau qui bruit entre les sapins ; il boit, se repose, contemple la valÂlĂ©e et, rafraĂźÂchi, douÂceÂment las, les membres Ă©tenÂdus, saint Eynard sâenÂdort, avec le grand sac Ă son cĂŽté⊠Alors, le diable, suiÂvi dâune lĂ©gion de diaÂbloÂtins⊠sâapÂproche Ă pas de loup et, sournoisement â Fils de SamaĂ«l, dit LuciÂfer, dĂ©couds-moi sans bruit le desÂsous de ce sac. Le diaÂbloÂtin ne se fit pas prier. Alors, ce fut un Ă©crouÂleÂment forÂmiÂdable. Tous les Ă©diÂfices du sac glisÂsĂšrent les uns sur les autres, rouÂlĂšrent en bas pĂȘle-mĂȘle, bonÂdisÂsant çà et lĂ , Ă©carÂtĂ©s par les rocs quâils renÂconÂtraient et allĂšrent se poser sur les pentes, au hasard de leur chute. Un casÂtel sâacÂcroÂcha le preÂmier sur lâesÂcarÂpeÂment des CorÂbeaux ; un donÂjon sâimÂplanÂta plus bas, pour deveÂnir la Tour des Chiens ; lâĂ©glise de Corenc dĂ©grinÂgoÂla plus loin avec une dizaine de chauÂmiĂšres ; un chĂąÂteau-fort se fixa sur la terÂrasse de BouquĂ©ron. âŠLa Tronche se peuÂpla de quelques maçonÂneÂries qui dĂ©vaÂlĂšrent en sâĂ©brĂ©chant⊠Les diaÂbloÂtins se torÂdaient les cĂŽtes et saint Eynard dorÂmait touÂjours. Pour lâĂ©Âveiller et jouir de son mĂ©compte, Satan dut lâĂ©ÂgraÂtiÂgner du bout de la griffe de son aile de chauve-souris. Saint Eynard se frotÂta les yeux⊠Tout effaÂrĂ©, il contemÂplait son sac Ă©venÂtrĂ© et le dĂ©sastre de la vallĂ©e. Il nâoÂsa pas renÂtrer au Paradis⊠â Il est arriÂvĂ© sĂ»reÂment quelque malÂheur, dit la Vierge Marie, il est trois heures du matin et saint Eynard nâest pas rentrĂ©. Alors, comÂpaÂtisÂsante, par la nuit bleue constelÂlĂ©e dâĂ©Âtoiles, elle parÂtit avec un corÂtĂšge dâanges pour lâalÂler chercher. Quand elle arriÂva, le soleil se levait et teinÂtait de rose les maiÂsons Ă©parses. Saint Eynard raconÂta son avenÂture en pleurant. Mais la Vierge Marie regarÂda et dit Comme câest plus joli ainsi ! » Et, pour que ce fĂ»t encore plus beau, de sa main, elle fit Ă©clore dans les praiÂries, autour des maiÂsons, des ancoÂlies, des narÂcisses, des anĂ©Âmones et des sabots de la Vierge. Au CĆur des Grandes Alpes. DauÂphiÂnĂ© et Savoie Filloux H Vous aimerez aussi
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LA LĂGENDE DE LA MORT EN BASSE-BRETAGNE CROYANCES, TRADITIONS ET USAGES DES BRETONS ARMORICAINS PAR A. LE BRAZ AVEC UNE INTRODUCTION DE L. MARILLIER maĂźtre de confĂ©rences a lâĂ©cole des hautes Ă©tudes ________ PARIS HONORE CHAMPION, LIBRAIRE 9, quai voltaire, 9 ___ 1893 _______ INTRODUCTION. CHAPITRE PREMIER DĂ©finition de lâintersigne ; sa frĂ©quence ; ceux qui ont le don de voir ; prĂ©sages fournis par les animaux, les cierges, les cloches, les rĂȘves. I â Huit intersignes pour la mĂȘme mort[1] II. â Lâintersigne de lâalliance III. â La pipĂ©e de Jozon Briand IV. â La danse des pois V. â La main sur la porte VI. â Lâintersigne des bĆufs VII. â Lâintersigne du berceau VIII. â Lâintersigne de la tĂȘte coupĂ©e IX. â Lâintersigne de lâimage dans lâeau X. â Lâintersigne des Ă©pingles XI. â Lâintersigne des rames XIII. â Le moribond extrĂ©misĂ© par un prĂȘtre mort CHAPITRE II La Mort personnifiĂ©e ; le char de lâAnkou ; les pourvoyeuses de lâAnkou la Peste et la Disette, XIV. â Lâenterrement de la Gabelle, par la duchesse Anne XV. â Comment le pays de Lannion fut prĂ©servĂ© de la peste XVI. â Le char de la mort XVII. â Lâaventure de Gab Lucas XVIII. â La Mort invitĂ©e Ă un repas XIX. â La vision de Pierre Le RĂ»n XX. â Le chemin de la mort XXI. - La ballade de lâAnkou XXII. â Il nâest pas bon de simuler la mort XXIII. â Qui plaisante avec la mort trouve Ă qui parlerLes jours oĂč il est bon de mourir. La fin du monde et la lampe des Ă©glises. XXIV. â Lâaventure de Jean Cariou CHAPITRE III VEILLĂES FUNĂBRES. â LE DĂPART DE LâAME. â Lâ AGRIPPA » ET LâOFERN-DRANTEL PrĂ©cautions Ă prendre lorsquâon ensevelit un mort ; pĂ©rils de lâĂ me au moment de la mort noyade, etc. . XXV. â La veillĂ©e mortuaire XXVI. â La veillĂ©e du prĂȘtre XXVII. - La veillĂ©e de LĂŽn XXVIII. - La porte ouverteLâĂąme demeurant au voisinage du corps. XXIX. â LâĂąme vue sous la forme dâune souris blanche XXX. â LâĂąme vue sous la forme dâun moucheronLâĂąme sous la forme dâune fleur. XXXI. â La femme aux deux chiensCoutumes funĂ©raires ; pratiques employĂ©es pour connaĂźtre le sort des Ăąmes dans lâautre vie. XXXII. â LâAgrippa, ou Vif, ou Egremont XXXIII.â LâOfern-drantel la messe de trentaine CHAPITRE IV LES PĂLERINAGES POUR LES DĂFUNTS Les conversations des ossements la nuit de la Toussaint. XXXIV. â La curiositĂ© de Iouennic Bollocâh XXXV. â Histoire dâun fossoyeur XXXVI. â Celle qui passa la nuit dans un charnier XXXVII. â La fille au linceul XXXVIII. â La coiffe de la morte XXXIX. â Le linceul de Marie-Jeanne XL. â La bague du capitaine XLI. â La mĂšre dĂ©naturĂ©e XLII. â Les pĂšlerinages des Ăąmes XLIII. â Le pĂšlerinage de Marie Sigorel CHAPITRE V XLIV. â Moyens dâappeler la mort sur quelquâunSaint-Yves de la VĂ©ritĂ© ; pratiques Ă employer pour lui vouer ses ennemis. XLV. â Lâhistoire du marĂ©chal-ferrant XLVI. â Les morts violentes ou volontairesPrĂ©sages Ă la naissance des enfants ; les noyĂ©s. XLVII. â Iannik-an-Od XLVIII. â Les cinq trĂ©passĂ©s de la baie XLIX. â Les naufragĂ©s de Gueltraz Ile Saint-Gildas L. â A bord de la Jeune-MathildeLâĂ©tat intermĂ©diaire Ă la vie et Ă la mort. LI. â Celle qui sâĂ©tait noyĂ©e LII. â La ville dâIsLe rocher qui sâouvre tous les sept ans. LIII. â Le pendu CHAPITRE VI Les Ăąmes en peine. PrĂ©cautions Ă prendre pour ne point chasser les Ăąmes le trĂ©pied ; le balayage. Les enfants morts sans baptĂȘme. Les pĂ©nitences que les Ăąmes ont Ă faire sur cette terre ; les pĂ©nitences sous forme animale ; le nombre des Ăąmes qui hantent les champs et les landes ; les trois nuits des Ăąmes ; NoĂ«l, la Saint-Jean et la Toussaint. LIV. â La messe des ĂąmesLes cĂ©rĂ©monies de la nuit de la Saint-Jean ; la nuit de la Toussaint la complainte du charnier ; les repas des morts ; la complainte des Ăąmes. LV. â Il ne faut point trop pleurer lâAnaon LVI. â La mĂšre qui pleurait trop son fils LVII. â Le laboureur et sa mĂ©nagĂšre LVIII. â Le vieux fileur dâĂ©toupes LIX. â LâĂąme dans un tas de pierres CHAPITRE VII LX. â Le vieux de Tourcâh LXI. â Jean CarrĂ© LXII. â La pierre de salut CHAPITRE VIII Moyens de se garantir des dangers surnaturels. LXIII. â La fiancĂ©e du mort LXIV. â La rancune du premier mari LXV. â Le crieur de nuit LXVI. â Celle qui lavait de nuit LXVII. â Les trois femmes LXVIII. â Conjurations et conjurĂ©sLes Ăąmes condamnĂ©es Ă errer ; ceux qui out le pouvoir de conjurer ; les pratiques de conjurations ; lâĂąme dĂ©livrĂ©e par la cession qui lui est faite dâune Ćuvre pie ; conjuration de Mgr Luyer. LXIX. â La conjuration de Trogadek gwerzLes mendiants en Bretagne ; la pĂ©nitente de Lochrist-en-Izelvet. LXX.â La princesse rouge LXXI. â Le conjurĂ© de Tadic-coz CHAPITRE IX LXXII. â Le diable et lâenferLa construction de lâĂ©glise de TrĂ©guier. LXXIII. â Glaoud-ar-Skanv LXXIV. â Le cheval du diable LXXV. â Le cheval du diable autre version LXXVI. â Jean lâOr LXXVII. â Lâhomme Ă la quittance LXXVIII. â Lâauberge du paradis LXXIX. â Le voyage de Iannik LXXX. â Le boiteux et son beau-frĂšre, lâange _______ INTRODUCTION _______ I Les lĂ©gendes contenues dans ce volume ont Ă©tĂ© recueillies dans trois rĂ©gions distinctes du pays breton le TrĂ©cor, le GoĂ«lo et le Quimperrois. Elles proviennent, en grande majoritĂ©, de la premiĂšre de ces trois rĂ©gions et ont Ă©tĂ© principalement recueillies dans les deux communes de BĂ©gard et de PenvĂ©nan. Un hameau de PenvĂ©nan, le Port-Blanc, habitĂ© surtout par des marins et des pĂȘcheurs, a fourni Ă M. Le Braz une moisson particuliĂšrement abondante. Un grand nombre de ces lĂ©gendes ont pour théùtre le village mĂȘme oĂč elles ont Ă©tĂ© recueillies ou un village voisin ; quelques-unes cependant sont rapportĂ©es Ă la rĂ©gion montagneuse constituĂ©e par la montagne Noire et les monts dâArez. Il nâest pas douteux que lâexploration systĂ©matique dâautres parties de la Bretagne nâenrichisse la littĂ©rature populaire de rĂ©cits analogues Ă ceux que renferme ce recueil. Le LĂ©on, la Haute-Cornouaille, le Vannetais[2] fourniraient sans doute une trĂšs riche moisson de lĂ©gendes, de croyances et de rites de toute espĂšce aux collecteurs de traditions populaires. On aurait Ă©tĂ© tentĂ© de croire que les sept volumes de M. Luzel[3] avaient Ă©puisĂ© la matiĂšre ; le fait mĂȘme que M. Le Braz a pu, en peu dâannĂ©es, recueillir dans une rĂ©gion trĂšs limitĂ©e une centaine de lĂ©gendes, dont un grand nombre nâont pas de parallĂšles dans les rĂ©cits quâa publiĂ©s M. Luzel, montre combien cette croyance eĂ»t Ă©tĂ© mal fondĂ©e. Aussi peut-on ĂȘtre assurĂ© quâil y aura place encore pour un grand nombre de recueils de lĂ©gendes et de contes bretons, comme il y a eu place pour ce livre, Ă cĂŽtĂ© de lâĆuvre si considĂ©rable quâa Ă©difiĂ©e notre maĂźtre M. Luzel, le Grimm de la Basse-Bretagne. M. Le Braz a volontairement restreint ses recherches Ă un type particulier de lĂ©gendes les lĂ©gendes qui se rapportent Ă la destinĂ©e des Ăąmes aprĂšs la mort et Ă leurs relations avec les vivants. Il a recueilli et publiĂ© en mĂȘme temps les croyances, les usages et les rites qui se rapportent aux morts. Ces croyances et ces rites ont une frappante uniformitĂ©, dâun bout Ă lâautre de la Basse-Bretagne, et presque partout les croyances sont encore vivantes, et les rites encore pratiquĂ©s. Il en est beaucoup que M. Le Braz, qui a vĂ©cu dĂšs lâenfance en pays breton, a pu voir encore accomplir sous ses yeux. Toutes les lĂ©gendes que contient ce volume sont, autant quâil semble, de formation rĂ©cente, ou du moins ce sont des formes rajeunies de rĂ©cits plus anciens lâune dâentre elles La Coiffe de la morte a pour origine un Ă©vĂ©nement qui sâest passĂ© vers 1860 ; une autre LâHistoire dâun fossoyeur se rattache Ă des faits qui ont eu lieu en 1886. La transformation lĂ©gendaire des Ă©vĂ©nements rĂ©els est cependant dĂ©jĂ complĂšte. Câest quâen Bretagne aucun mur ne sĂ©pare le monde merveilleux du monde rĂ©el ; les croyances qui ont donnĂ© naissance Ă ces rĂ©cits, oĂč les acteurs principaux sont les Ăąmes des morts, sont des croyances encore actives et fĂ©condes, et les Bretons nâont pas besoin de transporter en des temps reculĂ©s ou en un pays lointain un Ă©vĂ©nement surnaturel pour pouvoir aisĂ©ment y ajouter foi. Ils en sont encore Ă cet Ă©tat dâesprit oĂč lâexplication dâun phĂ©nomĂšne naturel, maladie, mort ou tempĂȘte, qui vient tout de suite Ă lâesprit, est une explication dâordre surnaturel ; câest lâAnkou qui frappe de sa faux les vivants et les emporte sur son char Ă lâessieu grinçant ; câest le fiancĂ© mort qui est venu, la nuit, chercher, dans la maison de son pĂšre, sa fiancĂ©e quâon a trouvĂ©e morte au cimetiĂšre. On raconte, avec la mĂȘme bonne foi et la mĂȘme sincĂ©ritĂ©, quâun homme a Ă©tĂ© tuĂ© par un arbre qui sâest abattu sur lui ou quâil est mort parce quâon lâavait vouĂ© Ă saint Yves de la VĂ©ritĂ©. Aussi ces lĂ©gendes nâont-elles pas le caractĂšre mythique de bon nombre de contes recueillis par M. Luzel et ne sont-elles pas non plus de ces rĂ©cits merveilleux destinĂ©s Ă amuser les heures vides des veillĂ©es, quâon se raconte, au coin dâun feu dâajoncs secs, en teillant du chanvre sous le manteau des hautes cheminĂ©es des fermes. Câest la relation dâĂ©vĂ©nements que lâon croit rĂ©els, qui se sont passĂ©s en un pays que lâon connaĂźt bien, souvent mĂȘme oĂč lâon vit, et oĂč ont Ă©tĂ© mĂȘlĂ©s, comme acteurs ou spectateurs, des gens que lâon a vus, Ă qui on a parlĂ©, et qui parfois mĂȘme sont des voisins ou des parents. Un grand nombre de ces lĂ©gendes sans doute ont Ă©tĂ© recueillies plus loin de leur lieu dâorigine, et elles se sont trĂšs probablement enrichies, en passant de bouche en bouche, dâĂ©pisodes nouveaux, mais elles nâont pas subi dâautres dĂ©formations que celles quâaurait pu subir le rĂ©cit dâun crime, dâun naufrage ou dâune bataille ; les Ă©lĂ©ments merveilleux quâelles renferment ne sont pas des Ă©lĂ©ments surajoutĂ©s, câest dâĂ©vĂ©nements surnaturels quâest tissĂ©e la trame mĂȘme dont elles sont faites. Ă vrai dire, et nous reviendrons sur cette question, cette distinction entre le naturel et le surnaturel nâexiste pas pour les Bretons, au sens du moins quâelle a pour nous ; les vivants et les morts sont au mĂȘme titre des habitants du monde et ils vivent en perpĂ©tuelle relation les uns avec les autres ; on redoute lâAnaon comme on redoute la tempĂȘte ou la foudre, mais lâon ne sâĂ©tonne pas plus dâentendre bruire les Ăąmes dans les ajoncs qui couronnent les fossĂ©s des routes que dâentendre les oiseaux chanteurs chanter dans les haies leurs appels dâamour. Tout le pays breton, des montagnes Ă la mer, est plein dâĂąmes errantes qui pleurent et qui gĂ©missent ; si tous ne les ont point vues, tous du moins, Ă certains jours solennels, Ă la Toussaint ou durant la nuit de NoĂ«l, les ont entendues marcher de leur pas muet par les routes silencieuses. Le travail du collecteur de lĂ©gendes est fort diffĂ©rent, Ă certains Ă©gards, de celui du collecteur de contes. Le conte est essentiellement un tĂ©moin ; en lui survivent souvent des croyances mortes depuis longtemps et qui nâont pas laissĂ© dâautres traces. Puis, il vient du fond dâun lointain passĂ© ; il dure toujours, semblable Ă lui-mĂȘme en ses multiples transformations depuis des milliers dâannĂ©es ; il vient aussi parfois dâun pays lointain ; il a voyagĂ© Ă travers les continents et les Ăźles, Ă la suite des marchands, des soldats et des matelots. La lĂ©gende, au contraire, est un produit du sol oĂč on la rĂ©colte ; câest lĂ quâelle est nĂ©e, câest lĂ sans doute quâelle mourra. Une lĂ©gende nâest jamais que lâexpression passagĂšre, lâexpression fortuite dâun ensemble de croyances ; elle ne saurait avoir la durĂ©e, la rĂ©sistance que prĂ©sentent Ă lâusure du temps, les contes qui renferment, sous une forme qui parfois les rend mĂ©connaissables, des mythes explicatifs de phĂ©nomĂšnes naturels ou de rites. Tandis que les contes ne changent guĂšre, les lĂ©gendes sâeffacent assez vite de la mĂ©moire des hommes, aussitĂŽt remplacĂ©es par dâautres lĂ©gendes, dont les hĂ©ros sont plus familiers au conteur et Ă ceux qui lâĂ©coutent. Câest lĂ ce qui sĂ©pare nettement Ă la fois ces lĂ©gendes des contes mythologiques et des rĂ©cits Ă©piques ou historiques, oĂč le nom, la personne, le caractĂšre du hĂ©ros jouent un rĂŽle essentiel. Ici, les personnages que les conteurs mettent en scĂšne sont les premiers venus ; si câest leur aventure quâon raconte et non pas celle de tel ou tel autre, câest parce quâon est leur voisin, quâon les connaĂźt, que lâon sâintĂ©resse Ă eux et aussi parce quâon est mieux renseignĂ© sur ceux qui vivent auprĂšs de vous. Aussi lâexactitude littĂ©rale serait-elle, Ă tout prendre, beaucoup moins importante pour un recueil comme celui que nous publions aujourdâhui que pour un recueil de contes ce qui importe ici, Ă vrai dire, ce sont beaucoup plutĂŽt les thĂšmes des lĂ©gendes que les lĂ©gendes elles-mĂȘmes ; elles ne sont, Ă tout prendre, quâune illustration, une sorte de mise en Ćuvre, animĂ©e et vivante, des croyances et des rites que nous a rĂ©vĂ©lĂ©s lâobservation directe. M. Le Braz les a recueillies cependant avec le mĂȘme soin scrupuleux avec lequel il recueillait naguĂšre en compagnie de M. Luzel les chansons populaires de la Cornouaille et du TrĂ©cor[4]. La plupart de ces lĂ©gendes lui ont Ă©tĂ© contĂ©es en breton, quelques-unes en français ; il les a toutes Ă©crites sous la dictĂ©e des conteurs dans la langue mĂȘme oĂč elles lui Ă©taient dites, puis il a ensuite traduit en français celles qui lui avaient Ă©tĂ© contĂ©es en breton. Câest seulement pour ne pas trop grossir le volume et pour le faire accessible Ă un plus large public, que M. Le Braz nâa pas publiĂ© les originaux bretons. La forme sous laquelle les lĂ©gendes ont Ă©tĂ© contĂ©es a Ă©tĂ© partout respectĂ©e ; câest Ă peine si çà et lĂ on a cru devoir modifier lĂ©gĂšrement quelques phrases obscures ou incorrectes ou couper quelques digressions inutiles Ă la marche du rĂ©cit ; les traductions sont des traductions presque littĂ©rales. Lâallure parfois trĂšs littĂ©raire de ces rĂ©cits pourrait mettre en dĂ©fiance ceux qui jugeraient de la littĂ©rature populaire par les contes souvent trĂšs plats et trĂšs dĂ©colorĂ©s qui ont Ă©tĂ© recueillis dans les pays de langue française, je pourrais citer, par exemple, les contes populaires de Lorraine, quâa publiĂ©s et si richement commentĂ©s M. Cosquin. Mais il faut se souvenir que les productions de lâimagination populaire ont en pays celtique un caractĂšre plus poĂ©tique quâen pays roman et on serait tentĂ© de dire quâen pays germanique ; cette couleur, ce pittoresque du rĂ©cit, ces images vives et frappantes se retrouvent dans les poĂšmes gallois comme dans nos lĂ©gendes bretonnes et il est plus dâune sĂŽne, composĂ©e par un cloarec de Basse-Bretagne, qui figurerait dignement Ă cĂŽtĂ© des lieder les plus pĂ©nĂ©trants et les plus mĂ©lancoliquement passionnĂ©s des chanteurs allemands. Si on ne retrouve pas dans les contes ce mĂȘme accent dâĂ©motion profonde, ce sens si vivant et si lointain des terreurs secrĂštes de ce monde merveilleux qui sâentrelace Ă notre monde visible, comme un chĂšvrefeuille Ă une haie, câest que les contes sont comme une monnaie qui sâest usĂ©e et effacĂ©e Ă demi en circulant de main en main. Les conteurs nâont mis dans ces rĂ©cits que trĂšs peu dâeux-mĂȘmes, et lâhistoire de Rhampsinit Le voleur avisĂ© telle quâon lâa racontĂ©e Ă M. Luzel en un coin de Bretagne ne diffĂšre guĂšre, ni pour le tour ni pour lâaccent, du rĂ©cit mĂȘme dâHĂ©rodote. Il nâen va pas ainsi des lĂ©gendes ; ce sont de petits drames que les conteurs ont vĂ©cus ou quâils ont vu vivre auprĂšs dâeux ; les personnages sentent ce quâeux-mĂȘmes ils sentent ; le cadre, câest le pays oĂč ils habitent, la lande dâajonc qui sâĂ©tend le long de la mer brumeuse ou le cimetiĂšre oĂč se pressent les tombes entre lâĂ©glise que gardent les saints de pierre fruste et le charnier rempli dâossements. Les cloarec ont Ă©tĂ© au premier rang des chanteurs de Bretagne, aussi trouve-t-on sans cesse dans les sĂŽniou, Ă cĂŽtĂ© dâune image fraĂźche et douce comme lâaubĂ©pine des haies, un vers qui porte lâindĂ©lĂ©bile empreinte du style prĂ©tentieux et gonflĂ© des sĂ©minaires ; câest, au contraire, sur les lĂšvres mĂȘmes du peuple quâon a cueilli ces lĂ©gendes, sur les lĂšvres des femmes ; et ce sont des femmes, des paysans, des marins qui les ont créées sans savoir quâils les crĂ©aient ; ils ont cru naĂŻvement conter ce quâils avaient vu. On retrouve dans ces rĂ©cits tout frissonnants de lâangoisse des tombes, la large et simple allure de la gwerz, que chantent les mendiants au seuil des portes ; mais jamais presque on nây rencontre ces grossiĂšretĂ©s, ces brutalitĂ©s de langage qui dĂ©parent maintes chansons bretonnes et font un si Ă©trange contraste avec la silencieuse et discrĂšte puretĂ© des dialogues dâamour du clerc et de sa douce. Câest que les Bretons ont le respect attendri des morts ; ils Ă©prouvent pour lâAnaon un sentiment pĂ©nĂ©trant et fort, fait de terreur, de tendresse et de pitiĂ©, et ce nâest quâen tremblant quâils parlent des Ăąmes et de ceux qui ne sont plus. Les lĂ©gendes chrĂ©tiennes quâa publiĂ©es M. Luzel sont marquĂ©es du mĂȘme caractĂšre, mais elles en sont moins profondĂ©ment empreintes ; câest que beaucoup de ces lĂ©gendes sont des lĂ©gendes dâĂ©dification, des fictions pieuses pour lâinstruction des fidĂšles, qui portent lâineffaçable trace de leur origine ecclĂ©siastique ; et que beaucoup dâautres sont de vĂ©ritables contes, qui ne diffĂšrent des contes mythologiques qui figurent dans son nouveau recueil que par lâintroduction dans la fable du merveilleux chrĂ©tien. Les lĂ©gendes de cette espĂšce sont rares au contraire dans ce livre ; presque toutes se rapportent Ă des Ă©vĂ©nements trĂšs prĂ©cisĂ©ment localisĂ©s et presque datĂ©s, les personnages qui y figurent ne sont presque jamais anonymes et il est rare quâon puisse leur trouver parmi les contes profanes des parallĂšles exacts. Jean lâOr, Jean de Calais, Le Voyage de Iannig font presque seuls exception Ă cette rĂšgle et ce sont des rĂ©cits qui ressemblent trĂšs peu aux autres ; M. Le Braz les a prĂ©cisĂ©ment compris dans ce recueil pour fournir des exemples de ces types intermĂ©diaires entre les contes vĂ©ritables MĂ€rchen et les vĂ©ritables lĂ©gendes populaires, si diffĂ©rentes des lĂ©gendes des hagiographes. Un autre caractĂšre en effet quâil faut noter, câest quâil est impossible de tirer, de la plupart des rĂ©cits que renferme ce volume, aucune morale ; ce ne sont pas des lĂ©gendes pieuses, des lĂ©gendes Ă©difiantes ; on ne les raconte pas pour inspirer lâhorreur du pĂ©chĂ© ou la crainte de Dieu, aussi nây a-t-il rien en elles de factice ni dâapprĂȘtĂ©. Ces Ă©vĂ©nements surnaturels sont contĂ©s avec la mĂȘme simplicitĂ©, la mĂȘme bonne foi naĂŻve que les aventures des marins Ă Terre-Neuve ou en Islande, et si tous ces rĂ©cits sont empreints cependant dâune sorte dâhorreur tragique, câest que les conteurs ont fait, sans presque le chercher, passer dans leur parole un peu de la terreur qui les courbait vers les cailloux du chemin lorsquâils entendaient gĂ©mir par les bruyĂšres le buguel-noz, le petit enfant de la nuit, ou quâils voyaient passer dans les sillons des vagues la lente procession des noyĂ©s blĂȘmes. La terreur des morts, le sentiment aussi de leur continuelle prĂ©sence, câest lĂ ce qui se dĂ©gage le plus nettement de tout cet ensemble de lĂ©gendes et dâanecdotes ; rien lĂ qui ressemble aux paraboles et aux exemples qui Ă©maillaient les sermons du moyen Ăąge et qui remplissent encore les livres de piĂ©tĂ©. Il est fort rare que lâon trouve quelque conseil moral, quelque exhortation Ă la piĂ©tĂ© ou Ă lâobservance de la loi divine au cours de ces rĂ©cits, qui parfois sont fort longs ; ce que lâon vous signale, ce sont bien plutĂŽt des dangers Ă Ă©viter que des fautes. Ce nâest pas tant contre des tentations quâil faut nous tenir en garde que contre des pĂ©rils surnaturels ; lorsque le hĂ©ros de la lĂ©gende meurt frappĂ© par un mort ou un dĂ©mon, la plupart du temps, il pĂ©rit, victime dâune imprudence, il nâa point commis de faute morale pour laquelle il importe quâil soit chĂątiĂ©. II Les lĂ©gendes, au reste, que M. Le Braz a recueillies nâapparaissent dans leur vrai jour et ne prennent tout leur sens que si on les rapproche de tout cet ensemble de croyances, de traditions et dâusages quâil publie en mĂȘme temps et qui en forment lâindispensable commentaire. Elles ne sont pas les tĂ©moins dâun passĂ© mort, mais lâexpression de croyances vivantes auxquelles aujourdâhui encore sont fermement attachĂ©s les Bretons des campagnes et des cĂŽtes. Les personnages que ces rĂ©cits mettent en scĂšne ne se conduisent pas autrement que ne se conduiraient le paysan, le pĂȘcheur ou la fileuse qui racontent lâhistoire. Les conteurs ne sâĂ©tonnent point quâun mort vienne rĂ©clamer les piĂšces de toile qui Ă©taient destinĂ©es Ă lâensevelir et quâon lui a volĂ©es, et, le cas Ă©chĂ©ant, ils nâhĂ©siteraient pas plus que la mĂ©nagĂšre de la lĂ©gende, Ă suivre les conseils du recteur et Ă reporter au cimetiĂšre le linceul blanc dont ils auraient privĂ© le cadavre. Une inconnue propose un soir Ă une laveuse attardĂ©e de lâaider Ă laver son linge ; lorsquâelle rentrera dans son Ă©troite maison, son mari la gourmandera de son imprudence, si elle a acceptĂ© lâoffre dangereuse que lui faisait lâinconnue ; câĂ©tait sans doute une maouĂšs-noz, une laveuse de nuit ; la femme bientĂŽt nâen doute plus, elle clĂŽt sa porte en hĂąte, elle retourne le balai, elle suspend le trĂ©pied, elle jette sur le sol lâeau oĂč elle sâest lavĂ© les pieds et quand un grand coup sâabat sur la porte, câest, elle en est bien sĂ»re, la mauvaise visiteuse qui vient rĂ©clamer le prix funeste de ses services. Ainsi se passent les choses dans la lĂ©gende, ainsi se passent-elles dans la vie rĂ©elle. Toutes ces histoires que content les Bretons aux veillĂ©es, non seulement ils les croient mais ils les vivent. Aujourdâhui encore la vie bretonne est toute remplie dâusages qui paraissent Ă©tranges parce quâailleurs ils ont pĂ©ri, mais qui Ă©taient naguĂšre des usages universels. Il est peu de circonstances de la vie qui ne soient marquĂ©es par quelque cĂ©rĂ©monie symbolique qui a revĂȘtu maintenant des apparences chrĂ©tiennes, mais qui porte les marques indĂ©niables de maniĂšres de sentir et de penser bien antĂ©rieures au christianisme. Il est peut-ĂȘtre mĂȘme inexact de parler ici de symboles ; beaucoup de gens attribuent encore, en effet, Ă certaines de ces cĂ©rĂ©monies une efficacitĂ© rĂ©elle ; elles ont, Ă vrai dire, un caractĂšre magique ; ce ne sont pas des priĂšres en actes destinĂ©es Ă forcer en quelque sorte lâattention de Dieu et Ă lâobliger Ă abaisser ses yeux vers la terre, mais des procĂ©dĂ©s pour contraindre sa volontĂ© ou celle du diable ou bien encore celle des morts. La plupart du temps, et câest en cela surtout que ces populations bretonnes ne sont encore quâĂ demi chrĂ©tiennes, Dieu nâa pas besoin dâintervenir pour que la cĂ©rĂ©monie produise lâeffet que lâon attend dâelle. Avec son Agrippa un prĂȘtre Ă©voque les dĂ©mons et les fait rentrer dans lâenfer, devine les secrets de lâavenir, et dĂ©couvre le sort des Ăąmes dans lâautre vie, sans que Dieu lui vienne en aide ni lui rĂ©vĂšle rien de ses dĂ©crets Ă©ternels. Il a puissance sur le monde des esprits et cette puissance, ce nâest pas Dieu qui la lui donne, ni le dĂ©mon, câest la force des paroles qui sont contenues dans son livre mystĂ©rieux, de ces paroles Ă©crites en lettres sanglantes qui nâapparaissent sur le papier noir quâaux yeux des seuls initiĂ©s. Certaines actions sont interdites, non pas parce quâelles attireraient sur vous un chĂątiment divin, mais parce que, en elles-mĂȘmes, directement, elles sont dangereuses câest ainsi quâil faut se garder durant la nuit de NoĂ«l dâaller Ă©couter les conversations des ossements dans le charnier ou des bĂȘtes Ă lâĂ©table, on ne les entend point sans mourir. Bien souvent aussi, ce nâest point par la protection de Dieu que lâon se tire de quelque pĂ©ril surnaturel, mais par quelque artifice magique. On nâa rien Ă redouter des morts quand on sâen va la nuit par les chemins dĂ©serts, si lâon porte sur soi quelquâun de ses instruments de travail, aiguille, pelle ou truelle. Les rĂŽdeurs sinistres de la nuit ne peuvent rien contre vous, si vous portez dans vos bras un petit enfant qui nâa pas encore reçu le baptĂȘme. Toutes ces superstitions sont encore enracinĂ©es au cĆur de la plupart des paysans et des marins, et il en est beaucoup qui passeront sans grand remords au cabaret le temps des offices et qui blasphĂ©meront Dieu sans trop craindre quâil les frappe, mais qui seront affolĂ©s de terreur sâils sâaperçoivent quâun dimanche Ă la messe on a glissĂ© dans leur poche, sans quâils lâaient vu, une piĂšce de deux liards percĂ©e dâun trou. Quelques-unes de ces cĂ©rĂ©monies ont entiĂšrement perdu aux yeux mĂȘmes de ceux qui les accomplissent leur vĂ©ritable caractĂšre ; en raison du moment de lâannĂ©e oĂč on les accomplit et de leur Ă©troite liaison avec les rites du culte catholique, ils en sont venus Ă les mal distinguer des pratiques dâorigine toute diffĂ©rente dont la rigoureuse observance est imposĂ©e par lâĂglise. Câest ainsi, par exemple, quâĂ deux Ă©poques de lâannĂ©e on rend aux morts un culte, vĂ©ritable culte dâadoration qui nous reporte bien en arriĂšre, je ne dis point seulement du christianisme, mais du paganisme romano-hellĂ©nique de lâĂ©poque impĂ©riale et probablement mĂȘme des cultes druidiques, et, cependant, comme ces deux Ă©poques de lâannĂ©e, câest la Saint-Jean et la Toussaint, les Bretons sâimaginent de trĂšs bonne foi que les cĂ©rĂ©monies quâils accomplissent pendant les nuits claires de la Saint-Jean dâĂ©tĂ© autour des bĂ»chers dâajoncs pĂ©tillants, ou dans la chaumiĂšre close que bat le vent sinistre du mois noir, sont des cĂ©rĂ©monies chrĂ©tiennes ; leur conscience de bons catholiques leur ferait sans doute des reproches, sâils nâavaient pas, pendant la nuit de la Saint-Jean, rĂ©citĂ© des grĂąces autour du tantad enflammĂ©, ou si, le soir de la Toussaint, ils nâavaient point laissĂ© sur la table de la cuisine des crĂȘpes chaudes et du cidre. Il ne semble pas, au reste, que le clergĂ© soit entrĂ© ouvertement en lutte avec ces cĂ©rĂ©monies traditionnelles ; il y prĂȘte mĂȘme parfois son concours le prĂȘtre bĂ©nit le bĂ»cher et y met le premier le feu. Ce nâest point du reste un fait exceptionnel, on en trouverait des exemples dans plusieurs autres provinces de France, en particulier dans le Languedoc. Il semble bien que ce ne soit point seulement de la part du clergĂ© local le dĂ©sir de ne point froisser les sentiments des fidĂšles attachĂ©s depuis de si longues gĂ©nĂ©rations Ă ces vieilles coutumes oĂč vit encore tout entier tout le passĂ© de la race celtique il semble que ce ne soit point seulement cette prudence qui bien souvent a fait mettre sur le menhir ou la pierre dressĂ©e quâon adorait une croix qui les faisait chrĂ©tiens, ou qui a poussĂ© Ă Ă©difier le sanctuaire dâun saint prĂšs de lâarbre sĂ©culaire ou de la source sacrĂ©e qui Ă©taient dĂ©jĂ lâobjet dâun culte. Les prĂȘtres paraissent en rĂ©alitĂ© partager les sentiments du troupeau quâils enseignent ; Ă eux aussi ces cultes animistes ou magiques semblent pouvoir prendre place dans le rituel catholique, Ă cĂŽtĂ© du culte orthodoxe de la Vierge ou des saints. Câest prĂ©cisĂ©ment parce que tout cet ensemble de rites et de coutumes a Ă©tĂ© pour ainsi dire assimilĂ© par le christianisme quâil a survĂ©cu presque intact jusquâĂ lâĂ©poque contemporaine. Il eĂ»t Ă©tĂ© fort difficile que ces pratiques se conservassent comme une sorte de culte secret, de magie traditionnelle dans des populations aussi Ă©troitement assujetties Ă la discipline ecclĂ©siastique. Ce nâest pas malgrĂ© le catholicisme, mais par lui quâelles ont durĂ©. En rĂ©alitĂ© toutes les cĂ©rĂ©monies, tous les usages, que le clergĂ© pour des raisons dâordre thĂ©ologique ou moral a voulu dĂ©truire, il les a sinon dĂ©truits, du moins rendus plus rares et presque exceptionnels. Câest ainsi que câest grĂące Ă lâinitiative dâun recteur que lâon ne voue plus Ă saint Yves la VĂ©ritĂ©. On croit bien encore que si un homme Ă©tait ainsi vouĂ© il mourrait ; il pourra certainement arriver quâen fait on attribue Ă cette cause une mort restĂ©e inexpliquĂ©e, mais la cĂ©rĂ©monie magique elle-mĂȘme, on ne lâaccomplit plus. Il est, au reste, certains de ces rites qui ne pouvaient se passer de lâintervention active dâun prĂȘtre, les conjurations par exemple. Depuis que les prĂȘtres nâacceptent plus de conjurer les Ăąmes que leurs crimes condamnent Ă errer autour des demeures des vivants, tout un ensemble de pratiques extrĂȘmement curieuses a disparu, et du mĂȘme coup sâest tarie une source lĂ©gendaire trĂšs abondante. Ă la place des lĂ©gendes vivantes de conjurations et de conjurĂ©s apparaissent des rĂ©cits oĂč figurent des types traditionnels comme celui de Tadic coz ; ce vĂ©nĂ©rable prĂȘtre a existĂ© rĂ©ellement, mais peu Ă peu il tend Ă se transformer dans lâimagination populaire en une sorte de personnage surnaturel et mythique douĂ© de dons merveilleux, et cette transformation deviendra plus complĂšte Ă mesure que sâeffacera de la mĂ©moire des gĂ©nĂ©rations successives de conteurs le souvenir dâune Ă©poque oĂč communĂ©ment les prĂȘtres accomplissaient les conjurations et obligeaient par leurs exorcismes les Ăąmes mĂ©chantes Ă quitter les lieux quâelles hantaient. Aussi est-il grand temps de noter et de recueillir toutes ces coutumes, qui seules peuvent nous donner le sens vĂ©ritable des lĂ©gendes et des traditions qui leur survivront longtemps dans la mĂ©moire du peuple. Elles ont durĂ© jusquâici presque inaltĂ©rĂ©es, mais elles sont Ă la veille de disparaĂźtre ; peu Ă peu lâesprit du clergĂ© se transforme et en mĂȘme temps les Ă©coles se multiplient ; chaque jour le nombre de ceux qui savent lire augmente ; les contacts avec les populations des villes deviennent plus frĂ©quents, autant de causes pour que les vieilles coutumes tombent bientĂŽt en dĂ©suĂ©tude. Si dans un demi-siĂšcle, on les pratique encore, elles se seront survĂ©cu Ă elles-mĂȘmes, on nâen comprendra plus le sens, et les croyances qui sâexprimeront en elles seront mortes. Ce ne seront plus des rites sacrĂ©s que lâon accomplira avec la pleine conscience de leur importance et de leur valeur, mais des habitudes traditionnelles auxquelles on se conformera sans rĂ©flĂ©chir et par une sorte dâattachement entĂȘtĂ© Ă un passĂ© lointain ; puis les habitudes pĂ©riront Ă leur tour et les lĂ©gendes subsisteront seules, tĂ©moins comme les contes dâaujourdâhui dâun Ăąge disparu oĂč vivaient des croyances et des rites que ne comprendront plus ceux mĂȘmes qui conteront ces mystĂ©rieux rĂ©cits. III Ce que M. Le Braz a voulu faire en composant ce livre, câest avant tout dâĂ©crire un chapitre de la vie religieuse des Bretons actuels, mais en mĂȘme temps et sans lâavoir cherchĂ©, il a fourni Ă la mythologie gĂ©nĂ©rale, Ă lâĂ©tude comparĂ©e des rites, une trĂšs utile contribution. Un grand nombre des faits quâil a recueillis prennent un intĂ©rĂȘt beaucoup plus vif et en mĂȘme temps une plus certaine authenticitĂ© par leur frappante analogie avec dâautres coutumes et dâautres croyances quâignoraient Ă coup sĂ»r tous ceux qui lui ont apportĂ© des renseignements et qui ont, Ă des titres divers, collaborĂ© avec lui. Ă chaque page presque de ce livre il y aurait place pour de trĂšs intĂ©ressants et trĂšs curieux rapprochements avec les usages funĂ©raires dâun grand nombre de peuples non civilisĂ©s, et les conceptions quâils se forment de la nature de lâĂąme et de sa destinĂ©e aprĂšs la mort. Nous ne pourrions sans grossir indĂ©finiment ce volume accompagner ainsi tous les rĂ©cits quâil renferme dâun perpĂ©tuel commentaire, mais nous voulons du moins signaler au passage quelques-uns des points sur lesquels devraient porter ces rapprochements. LâĂąme est frĂ©quemment conçue sous la forme dâun animal ; dans un rĂ©cit recueilli au Port-Blanc il est question dâun seigneur dont lâĂąme avait la forme ou lâapparence dâune souris blanche ; son domestique la voit sâĂ©chapper de ses lĂšvres au moment oĂč il meurt ; la souris sâen va alors avec le domestique quĂ©rir Ă lâĂ©glise la croix funĂ©raire, puis elle fait ses adieux aux instruments de labour ; sur tous elle pose les pattes. Elle se laisse enfermer avec le cadavre dans le cercueil, et Ă peine est-il descendu dans la fosse et aspergĂ© dâeau bĂ©nite, quâelle sâen Ă©chappe et conduit Ludo le domestique jusque vers un arbre Ă demi dessĂ©chĂ©, elle sây glisse par une fente de lâĂ©corce et Ludo voit aussitĂŽt lui apparaĂźtre son maĂźtre. Dans une autre lĂ©gende qui appartient Ă la mĂȘme rĂ©gion, lâĂąme câest un moucheron qui sort de la bouche du mourant et se met Ă voleter par la chambre ; comme la souris, il se pose sur le cadavre, se laisse enfermer dans le cercueil et bientĂŽt sâen Ă©chappe pour sâaller poser sur un buisson dâajoncs oĂč il doit demeurer cinq cents ans en expiation de ses pĂ©chĂ©s. Quelques instants aprĂšs la mort, lâĂąme retourne sur le corps dont elle sâest sĂ©parĂ©e et elle reste lĂ pendant toute la durĂ©e de lâenterrement. En gĂ©nĂ©ral, seul le prĂȘtre qui cĂ©lĂšbre les funĂ©railles rĂ©ussit Ă la voir, mais il est cependant quelques personnes qui ont reçu ce don. Il est prudent de ne pas balayer le parquet, de ne pas Ă©pousseter les meubles, de ne jeter dehors aucune poussiĂšre ni balayure, tant que le cadavre nâest point sorti de la maison ; on risquerait de jeter dehors, du mĂȘme coup, lâĂąme qui vient de le quitter. Sâil y a dans la chambre un vase plein dâeau ou de cidre, il faut le couvrir, lâĂąme sây pourrait noyer. Elle ne se noie point dans du lait ; elle vient boire, au contraire, aux jattes pleines et y puiser une force nouvelle. Ă Java, Ă CĂ©lĂšbes on se reprĂ©sente les Ăąmes sous la forme dâoiseaux[5]. Les Santals se reprĂ©sentent parfois lâĂąme sous la forme dâun lĂ©zard[6]. En Birmanie, on donne Ă lâĂąme le nom de papillon[7]. Codrington raconte quâaux Ăźles Banks une femme, qui assistait Ă lâagonie dâun mourant, saisit une mite qui voltigeait dans la hutte, la prenant pour lâĂąme qui sâĂ©chappait du corps[8]. Câest une croyance trĂšs gĂ©nĂ©rale que celle qui fait de lâĂąme un petit homme ou un petit animal enfermĂ© dans le corps et qui lui imprime son mouvement et sa vie ; souvent mĂȘme elle est situĂ©e non plus dans le corps, mais hors du corps et elle lâanime en quelque sorte de lâextĂ©rieur. Les exemples de cette croyance sont trĂšs nombreux ; ils ont Ă©tĂ© recueillis par M. Frazer dans son beau livre sur le meurtre rituel des dieux[9]. Lâun des plus frappants a Ă©tĂ© fourni par M. Luzel dans son conte du Corps sans Ăąme[10]. Le chanoine Callaway raconte que, dâaprĂšs les Amazulus, les esprits de leurs ancĂȘtres continuent Ă vivre sous la forme de serpents dans leurs habitations[11] ; il semble bien que, dĂšs cette vie, les Ăąmes revĂȘtent dĂ©jĂ cette forme, et que lâihlozi, le serpent mystĂ©rieux qui accompagne invisible tous les hommes, de leur naissance Ă leur mort, ce soit leur Ăąme mĂȘme[12]. Les Ăąmes sont frĂ©quemment conçues, en effet, sous la forme de reptiles, et câest peut-ĂȘtre Ă un vague ressouvenir de cette croyance quâil faut rapporter le goĂ»t pour le lait que leur attribuent les lĂ©gendes bretonnes. Il y aurait Ă faire avec le folk-lore europĂ©en de trĂšs curieux rapprochements, M. Frazer en a rĂ©uni dâassez nombreux exemples. Les Serbes croient que lâĂąme dâune sorciĂšre endormie quitte souvent son corps sous la forme dâun papillon[13]. Dans un conte souabe il est question dâune jeune fille dont lâĂąme abandonne le corps sous la forme dâune souris blanche[14]. Câest le parallĂšle exact de la lĂ©gende bretonne que nous analysions plus haut. Dans le compte rendu dâun procĂšs de sorcellerie jugĂ© Ă MĂŒlhbach Transylvanie au siĂšcle dernier, il est question dâune sorciĂšre dont lâĂąme avait pris la forme dâune grosse mouche[15]. Le corps garde dans la tombe une sorte de vie qui persiste jusque dans les ossements, tandis que lâĂąme souffre en purgatoire ou parmi les landes. Lorsquâon a lâimprudence de pĂ©nĂ©trer la nuit dans un charnier, ce ne sont pas les Ăąmes qui viennent vous frapper dâun coup mortel, mais les ossements eux-mĂȘmes qui se jettent sur vous et vous dĂ©chirent. Lâhomme vit ainsi aprĂšs sa mort dâune double existence. Or câest lĂ une croyance presque universelle chez les peuples non civilisĂ©s et dont il semble superflu de donner ici des exemples particuliers ; câest cette croyance qui donne le sens des cĂ©rĂ©monies accomplies sur les tombes ; câest elle qui explique que lâon dĂ©pose aux lieux oĂč sont enterrĂ©s les morts des aliments et des boissons. Mais la conception la plus rĂ©pandue, câest que le corps est bien mort, lorsquâil ne reste plus de lui quâun squelette, et que seul continue alors Ă vivre son double, lâĂąme qui servait naguĂšre Ă le mouvoir. On a vu que les Bretons au contraire animent jusquâaux ossements mĂȘme, et câest peut-ĂȘtre pour cela quâils se reprĂ©sentent familiĂšrement la mort, lâAnkou, sous la forme dâun squelette ; cette reprĂ©sentation de la mort appartient en effet Ă un ensemble dâidĂ©es beaucoup plus rĂ©centes et nâa dans la plupart des cas quâune valeur symbolique. Elle ne se rencontre guĂšre chez les peuples non civilisĂ©s oĂč les morts gardent presque toujours lâapparence humaine, quand ils ne revĂȘtent point une forme animale. On retrouve cependant une idĂ©e analogue chez les naturels de la Nouvelle-Irlande, qui font du crĂąne la demeure de lâĂąme qui sâest sĂ©parĂ©e du corps[16], et dans certaines tribus australiennes[17]. LâAnkou et les Ăąmes des morts suivent pendant les nuits des chemins qui leur sont rĂ©servĂ©s, dâanciens chemins abandonnĂ©s, des garennes oĂč passent encore les enterrements, dĂ©daigneux des routes nouvelles. Ces chemins des morts existent dans lâarchipel Salomon ; ils traversent les champs cultivĂ©s et ne sont frĂ©quentĂ©s que par les Ăąmes[18]. On les retrouve aux Nouvelles-HĂ©brides. En Nouvelle-GuinĂ©e, on entretient un sentier qui va de la tombe Ă la mer pour que lâesprit du mort puisse, sâil le veut, aller se baigner[19]. Les missionnaires anglais aux Nouvelles-HĂ©brides sâĂ©taient attirĂ© de graves difficultĂ©s avec les indigĂšnes pour avoir barrĂ© le chemin des natmases esprits[20]. De mĂȘme en Bretagne il serait dangereux de dĂ©truire ces sentes sacrĂ©es oĂč dĂ©filent silencieusement les lentes processions des Ăąmes. On courrait risquer dâattirer sur soi quelque vengeance. Une croyance trĂšs habituelle, câest que les Ăąmes ne partent pas pour un autre monde, immĂ©diatement aprĂšs la mort, mais que celles mĂȘmes qui sont destinĂ©es Ă sâĂ©loigner, demeurent quelque temps au voisinage des lieux oĂč ont vĂ©cu les corps quâelles animaient et quâelles se rĂ©unissent ensuite en un coin de grĂšve ou de forĂȘt dâoĂč elles partent, toutes ensemble, pour le long voyage quâelles entreprennent vers le sĂ©jour lointain des morts, situĂ© sous la terre ou les eaux[21]. Il nâest guĂšre dâĂźle en OcĂ©anie, dans les archipels mĂ©lanĂ©siens ou polynĂ©siens[22], oĂč il nây ait ainsi un endroit solitaire oĂč sâassemblent les morts Ă la veille de quitter les demeures des vivants. De mĂȘme les Ăąmes de ceux qui se sont noyĂ©s dans la baie de Douarnenez sĂ©journent huit jours dans la grotte de Morgat avant de partir pour lâautre monde. Il est des Ăąmes qui restent plus longtemps encore en un Ă©tat Ă©trange qui nâest plus la vie et qui nâest pas encore la mort. Une lĂ©gende recueillie Ă BĂ©gard conte lâhistoire dâune fille qui sâĂ©tait noyĂ©e de dĂ©pit, mais qui, grĂące Ă la protection de la sainte Vierge, continua Ă vivre durant six ans dâune sorte de vie mystĂ©rieuse, nourrie par le pain que sa mĂšre donnait aux pauvres, vĂȘtue des vĂȘtements usĂ©s quâelle leur distribuait. Son mari nâĂ©tait point vraiment veuf, il ne le devint quâau bout des ces six annĂ©es. Or câest une conception qui nâest pas rare que celle de la mort, dâabord incomplĂšte, et qui va sâachevant par degrĂ©s ; câest un dernier Ă©cho, semble-t-il, de cette trĂšs ancienne maniĂšre de penser qui rĂ©sonne encore dans cette curieuse lĂ©gende. Les habitants de lâarchipel Salomon[23] nâimaginent pas que la mort envahisse tout dâun coup les Ăąmes ; aprĂšs quâelles sont sĂ©parĂ©es du corps, elles ressemblent quelque temps encore Ă des hommes vivants, mais un martin-pĂȘcheur les frappe bientĂŽt Ă la tĂȘte dâun coup de bec, et câest alors la seconde mort, la mort plus profonde et plus complĂšte. La mĂȘme croyance sâexprime en un trĂšs beau mythe que M. de Bovis a recueilli aux Ăźles Marquises[24] les Ăąmes aprĂšs la mort se rendent au promontoire de Taata ; il y a lĂ deux grands rochers, la pierre de vie et la pierre de mort. Les Ăąmes sont aveugles ; elles viennent toucher au hasard lâune des deux pierres ; celles qui touchent la pierre de mort sont anĂ©anties. La lĂ©gende que nous avons rapportĂ©e semble bien indiquer quâil survit sourdement chez les Bretons lâidĂ©e quâil existe des degrĂ©s entre la mort complĂšte et la vie vĂ©ritable. Câest de cette existence Ă©trange que vivent dans le vivier de pierre aux portes dâacier les noyĂ©s que la Princesse rouge y a entassĂ©s ; câest de cette vie mystĂ©rieuse que vivent aussi les villes disparues, Lexobie ou Ker-Is, englouties sous les eaux. Ces lĂ©gendes de villes englouties se retrouvent presque dans tous les pays dâEurope ; la trĂšs intĂ©ressante enquĂȘte Ă laquelle sâest livrĂ© M. R. Basset[25] lâa trĂšs clairement mis en lumiĂšre. Les peuplades qui vivent au bord des grands lacs ou de la mer situent souvent sous les eaux le sĂ©jour des Ăąmes[26], et il est possible quâil y ait dans toutes ces traditions de villes sous-marines comme un ressouvenir lointain de cette conception ; il faut remarquer au reste quâil existe souvent entre les divinitĂ©s marines et les divinitĂ©s funĂ©raires dâĂ©troites liaisons ; le rĂŽle des dieux de la mer est souvent analogue Ă celui des dieux chthoniens, presque toujours investis de fonctions funĂšbres ; un des meilleurs exemples quâon en puisse donner, câest la place que tiennent les SirĂšnes et les NĂ©rĂ©ides dans la dĂ©coration des tombeaux grecs. Les Ponaturi en Nouvelle-ZĂ©lande sont des dieux marins, peut-ĂȘtre Ă forme animale, et il semble bien en mĂȘme temps que ce soient les Ăąmes des morts[27]. Toutes les diverses lĂ©gendes de villes englouties semblent en Basse-Bretagne sâĂȘtre fondues en une seule, la lĂ©gende de la Ville dâYs. La lĂ©gende sous sa forme habituelle est fort claire, mais elle nâimplique point nĂ©cessairement que la ville livrĂ©e Ă la mort par la criminelle passion dâAhĂšs doive continuer de vivre au fond des eaux, et le caractĂšre de cette grande citĂ© endormie sous les mers et cependant vivante Ă demi reste trĂšs obscur. Est-ce, ainsi que jâen faisais tout Ă lâheure lâhypothĂšse, une sorte de demeure sous-marine des morts ou bien est-ce, au contraire, comme certains indices semblent le montrer, une ville enchantĂ©e quâun charme magique retient captive sous les eaux ? Tout dâabord il semble bien que la ville dâYs ne puisse ĂȘtre considĂ©rĂ©e ni comme un enfer ni comme un paradis ; si ceux qui lâhabitent ne lâhabitent que pour un temps, si ces habitants sont des morts, il faudrait la regarder comme une sorte de purgatoire. Le mot de rĂ©surrection est sans cesse employĂ© pour indiquer la dĂ©livrance de la ville, et cela tendrait Ă faire croire quâil sâagit bien dâune ville morte, dâune ville oĂč nâhabitent que des Ăąmes, mais dâautre part certains rĂ©cits semblent montrer que la ville a Ă©tĂ© enchantĂ©e et que la lĂ©gende de la Ville dâYs appartient par un certain cĂŽtĂ© Ă ce cycle de contes dont le type est la Belle au bois dormant. Quand la ville fut engloutie, chacun garda lâattitude quâil avait et continua de faire ce quâil faisait au moment de la catastrophe. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la mĂȘme piĂšce dâĂ©toffe aux mĂȘmes acheteurs. » Il suffirait quâun habitant de ce monde-ci achetĂąt pour un sou de marchandise dans la ville dâYs pour quâelle fĂ»t dĂ©livrĂ©e. Mais on ne sait en quoi consisterait cette dĂ©livrance ; est-ce la mort vĂ©ritable ou au contraire la rĂ©surrection et la remontĂ©e au-dessus des eaux de la ville engloutie ? Ă coup sĂ»r, la seconde hypothĂšse a rencontrĂ© des adeptes, et M. SauvĂ© rapporte une tradition qui le montre clairement un jour viendra oĂč la ville dâYs reparaĂźtra au-dessus des mers et alors les villes dâaujourdâhui, les villes vivantes sâabĂźmeront Ă leur tour. Mais nâest-ce pas dâune courte rĂ©surrection quâil sâagit, dâune rĂ©surrection miraculeuse qui marquera la fin du monde et prĂ©cĂ©dera le dernier jugement. Un Ă©pisode de la lĂ©gende de la Princesse rouge, que M. Le Braz a recueillie au Port-Blanc, tendrait Ă faire admettre cette supposition, Ă faire supposer mĂȘme que câest la mort qui a souvent Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme cette dĂ©livrance que doit amener la rupture du charme[28], lorsque la femme qui a conjurĂ© la Princesse rouge ouvre le vivier, les noyĂ©s qui y Ă©taient enfermĂ©s se lĂšvent comme ressuscitĂ©s, puis sâĂ©loignent en une longue procession, marchant sur les eaux comme fit JĂ©sus. Ils ne sont point morts, mais ils ne reviennent pas dans leurs maisons, prĂšs de leurs enfants et de leurs femmes ; câest vers un lointain pays quâils vont, vers le sĂ©jour des morts sans doute, le paradis de Dieu. MalgrĂ© les raisons qui tendent Ă faire considĂ©rer les villes englouties comme des villes enchantĂ©es, jâinclinerais, pour ma part, Ă croire quâelles sont bien plutĂŽt encore pour lâimagination bretonne des villes mortes, au sens propre du mot, des villes de morts ; la mer est toute peuplĂ©e dâĂąmes errantes, les Ăąmes des noyĂ©s qui nâont pu recevoir de sĂ©pulture ; peut-ĂȘtre est-ce une raison pour que lâon ait songĂ© Ă placer sous les eaux quelques-uns des multiples sĂ©jours des morts. Ce que ne sont point, Ă coup sĂ»r, les habitants dâYs, ce sont des gĂ©nies de la mer, des sirĂšnes, des fĂ©es ou des morgans. Ce sont des hommes, Ă nâen point douter, des morts ou des demi-vivants. Les deux conceptions de la ville morte et de la ville enchantĂ©e se sont entremĂȘlĂ©es de telle sorte quâil est devenu difficile de les dĂ©brouiller lâune de lâautre. Cette confusion est dâautant plus aisĂ©e que ceux qui meurent de mort violente doivent, dâaprĂšs une croyance gĂ©nĂ©ralement rĂ©pandue en Basse-Bretagne, rester entre la vie et la mort jusquâĂ ce que se soit Ă©coulĂ© le temps quâils avaient Ă vivre. Toute besogne inachevĂ©e semble ainsi contraindre lâĂąme Ă rester Ă mi-chemin de la mort. Le vieux fermier de Tourcâh, par exemple, a gardĂ© lâapparence dâun homme et il revient passer les nuits auprĂšs de sa femme parce quâil nâa pas fait son compte dâenfants. Cet Ă©tat est lâĂ©tat mĂȘme des princesses enchantĂ©es et enfermĂ©es en une montagne ou un chĂąteau mystĂ©rieux[29]. Les deux courants lĂ©gendaires peuvent donc sâĂȘtre fondus en un seul, parfois lâidĂ©e de lâenchantement semble avoir dĂ©cidĂ©ment triomphĂ© et sâĂȘtre subordonnĂ© lâautre conception ; le meilleur exemple en est la ville qui est enclose comme en un tombeau dans une montagne entre Saint-Michel-en-GrĂšve et Saint-Efflam ; pourtant lĂ encore reviennent les expressions de tombe et de ville morte ; mais peut-ĂȘtre ne faut-il pas les prendre trop Ă la lettre. La conception toute matĂ©rielle que les Bretons se sont faite autrefois de lâĂąme se trahit encore dans bon nombre de leurs croyances et de leurs usages funĂ©raires. Il faut Ă©viter de laisser le trĂ©pied sur le feu, parce que les morts qui ont toujours froid et qui se glissent la nuit jusquâau foyer pourraient se brĂ»ler en sâasseyant ; les Ăąmes se tiennent souvent dans les haies dâajoncs qui couronnent les talus des chemins il faut faire quelque bruit avant de franchir le talus pour leur laisser le temps de sâĂ©loigner. La nuit de la Saint-Jean les Ăąmes viennent sâasseoir sur les cailloux que lâon a jetĂ©s dans les brasiers tantad et que la chaleur du feu a attiĂ©dis. Le soir de la Toussaint, on sert aux morts, sur la table de la cuisine revĂȘtue dâune nappe blanche, un repas composĂ© de lait caillĂ©, de crĂȘpes chaudes et de cidre. Lorsquâils viennent goĂ»ter Ă ce repas, on les entend remuer les escabeaux, parfois ils changent les assiettes de place dans le vaissellier. Les chanteurs qui vont cette nuit-lĂ chanter de maison en maison la complainte des Ăąmes ont senti souvent sur leur cou lâhaleine froide des trĂ©passĂ©s. Il est Ă peine besoin de faire remarquer que ce sont lĂ des conceptions familiĂšres Ă tous les peuples non civilisĂ©s, que la coutume de prĂ©parer de la nourriture pour les Ăąmes est une coutume presque universelle, que lâĂąme est trĂšs habituellement considĂ©rĂ©e comme un corps plus subtil, plus tĂ©nu ou plus petit que le corps visible, mais tout aussi matĂ©riel que lui, bien que souvent invisible ; câest une croyance trĂšs rĂ©pandue quâon peut la blesser. Les peuples qui identifient lâĂąme avec lâombre ou le reflet ont la mĂȘme maniĂšre de penser. Dans lâĂźle de Wetar, il y a des magiciens qui peuvent rendre un homme malade en frappant son ombre Ă coups de pique ou dâĂ©pĂ©e[30] Les Basoutos[31] croient que les crocodiles peuvent tuer les hommes en tirant sous lâeau leurs reflets. Mais on peut trouver de plus Ă©troits rapprochements encore entre les croyances que M. Le Braz a recueillies en Bretagne et les conceptions animistes de certains peuples sauvages. Il arrive quâune Ăąme soit condamnĂ©e Ă faire pĂ©nitence jusquâĂ ce quâun gland, ramassĂ© le jour oĂč elle sâest sĂ©parĂ©e du corps, soit devenu un plant de chĂȘne propre Ă quelque usage, Il ne semble pas quâil y ait lĂ seulement une maniĂšre arbitrairement choisie de dĂ©terminer le temps de la pĂ©nitence, mais que la vie de lâarbre et celle de lâĂąme soient en quelque sorte liĂ©es lâune Ă lâautre. Ă la Nouvelle-ZĂ©lande, Ă CĂ©lĂšbes, Ă BornĂ©o, sur la cĂŽte occidentale de lâAfrique, câest une croyance trĂšs rĂ©pandue que la vie de chaque homme dĂ©pend de celle de quelque arbre particulier, et spĂ©cialement dâun arbre quâon a plantĂ© avec certaines cĂ©rĂ©monies le jour de sa naissance[32]. Les pratiques de sorcellerie que son enquĂȘte a fait connaĂźtre Ă M. Le Braz sont marquĂ©es de la mĂȘme empreinte ; elles sont, elles aussi, Ă©troitement apparentĂ©es aux cĂ©rĂ©monies magiques en usage chez les diverses peuplades dâOcĂ©anie ou dâAfrique. Comme aux sorciers mĂ©lanĂ©siens une boucle de cheveux ou un fragment dâos, il faut aux jeteurs de sort bretons des rognures dâongles pour composer le charme qui fera pĂ©rir un ennemi[33]. Powell a observĂ© des coutumes analogues dans la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande[34] ; Moseley[35] aux Ăźles de lâAmirautĂ© ; Gason, Taplin, Meyer[36], etc., en Australie. Mais tandis que le magicien australien cherche Ă sâemparer dâun dĂ©bris dâongle ou dâun cheveu de la personne quâil veut frapper, voire mĂȘme dâun os quâelle a rongĂ© ou dâun dĂ©bris de ses aliments, câest un morceau dâun de ses ongles Ă lui que met dans le charme quâil vous donne le sorcier breton. Câest sans doute lĂ une dĂ©viation dâun vieil usage dont le sens se sera perdu ; on nâen aura plus conservĂ© que la lettre, on nâaura plus compris le rĂŽle que jouaient lĂ les rognures dâongles. Mais ces morceaux dâongles, il faut quâils aient Ă©tĂ© coupĂ©s avec les dents. Peut-ĂȘtre cette prescription rĂ©sulte-t-elle de la propriĂ©tĂ© que possĂšde partout le fer de briser les enchantements[37]. Peut-ĂȘtre pourrait-on retrouver aussi, dans lâidĂ©e quâil est dangereux de contrefaire la mort par plaisanterie, les traces de la conception ancienne que la reprĂ©sentation symbolique dâun phĂ©nomĂšne peut dĂ©terminer son apparition. Sans doute dans les rĂ©cits quâa recueillis M. Le Braz, la mort qui frappe le mauvais plaisant est reprĂ©sentĂ©e comme un chĂątiment divin, mais il est fort possible que ce soit lĂ une interprĂ©tation chrĂ©tienne trĂšs rĂ©cente dâune croyance ancienne. Câest en effet un des principes fondamentaux de la philosophie des peuples primitifs que cette croyance quâil suffit dâimiter un phĂ©nomĂšne pour le faire se produire, de rĂ©pandre de lâeau Ă terre par exemple pour faire pleuvoir, et il ne faudrait pas sâĂ©tonner de la retrouver ici dĂ©guisĂ©e sous un vĂȘtement chrĂ©tien[38]. IV On voit par ces quelques rapides indications quel est lâintĂ©rĂȘt que prĂ©sentent pour la mythologie comparĂ©e et la science gĂ©nĂ©rale des rites, les rĂ©cits que renferme le prĂ©sent volume et les usages qui les commentent. Mais câest, dâaprĂšs moi, bien plus encore Ă la psychologie ethnique quâĂ la science des religions que ce livre apporte une prĂ©cieuse contribution. Sâil fait pĂ©nĂ©trer plus avant peut-ĂȘtre quâaucun autre dans lâĂąme des Bretons, câest que la Bretagne est avant toute chose le pays de la Mort. Les morts y vivent avec les vivants dans une Ă©troite intimitĂ©, ils sont mĂȘlĂ©s Ă leur vie de toutes les heures ; les Ăąmes ne restent point enfermĂ©es dans les tombes des cimetiĂšres ; elles errent la nuit par les grandes routes et les sentiers dĂ©serts ; elles hantent les champs et les landes, pressĂ©es comme les brins dâherbe dâune prairie ou les grains de sable de la grĂšve. Elles reviennent aux maisons oĂč habitaient autrefois les corps quâelles animaient ; elles viennent apporter les nouvelles de lâautre monde, messagĂšres de pĂ©nitence ou de salut ; elles sâattardent dans la cuisine silencieuse et on les aperçoit du fond du lit clos, accroupies prĂšs de lâĂątre oĂč sâĂ©teignent les tisons. Elles entament avec les servantes qui font sauter les crĂȘpes sur leur Ă©clisse de bois de longues et muettes conversations ; elles gardent contre les voleurs les pommes du verger ; gĂ©nies protecteurs du foyer, elles viennent, par la permission de la Vierge et de Dieu, veiller sur ceux quâelles ont laissĂ©s derriĂšre elles, en proie Ă tous les dangers et Ă toutes les embĂ»ches de la vie. Les mĂšres qui durant leur vie ont eu pitiĂ© des pauvres Ăąmes abandonnĂ©es reviennent aprĂšs leur mort caresser pendant leur sommeil leurs petits enfants qui pleurent ; elles les soignent, les consolent et les bercent ; elles reviennent leur donner le sein et laver leurs yeux malades. Parfois aussi câest le souci des biens quâils ont laissĂ©s derriĂšre eux, de leurs belles fermes aux murs de granit, de leurs vaches rousses au poil luisant, de leurs champs oĂč ondulent les blĂ©s comme une mer dâor et de soleil, qui fait sortir les morts du fond de leurs cercueils ; et le vieux laboureur, retournĂ© Ă son champ, conduit encore dâune main ferme la charrue Ă travers cette terre fĂ©conde dont la passion lâa arrachĂ© du sĂ©jour silencieux des Ăąmes. Il sâen faut cependant que tous les morts soient bienveillants, ils sont cruels souvent pour ceux qui vivent encore et il est imprudent de les approcher de tout prĂšs. Quand la nuit est close il est sage de rester dans sa maison ; il nâest pas bon pour les chrĂ©tiens dâaller par les grandes routes quand la lumiĂšre du soleil sâest Ă©teinte on est exposĂ© Ă de dangereuses rencontres ; les morts sont les maĂźtres de la nuit, ils nâaiment point quâon vienne les troubler, et ils savent infliger aux indiscrets des leçons souvent cruelles. On nâĂ©chappe guĂšre aux pĂ©rils de la nuit que grĂące Ă une protection surnaturelle ou par une incroyable habiletĂ© ; ni Ludo Qarel, ni Fant ar Merrer ne seraient revenus vivants chez eux, si leur bon ange ne les avait accompagnĂ©s tout le long de la route. On nâa rien Ă craindre cependant si lâon a avec soi un petit enfant qui nâest pas encore baptisĂ© ou si lâon songe Ă temps Ă invoquer le nom de Dieu Si tu viens de la part de Dieu, exprime ton dĂ©sir. Si tu viens de la part du Diable, va-tâen dans ta route comme moi dans la mienne. » Il faut se garder dâaccepter rien de ceux que lâon rencontre la nuit sur les chemins ; si lâon mangeait de la nourriture des morts, on ne pourrait plus jamais revenir parmi les vivants. Cette croyance sâexprime trĂšs clairement dans lâhistoire du charbonnier qui, pris par le mauvais temps, sâest vu obligĂ© de se rĂ©fugier, dans une maison perdue en un coin dâune lande dĂ©serte. Il y trouve trois vieilles femmes, lâune qui compte de lâargent, lâautre qui fait des crĂȘpes, la troisiĂšme qui avale un os qui lui sort par la nuque et quâelle ravale aussitĂŽt ; il refuse tout ce quâelles lui offrent et il est sauvĂ©. Sâil avait acceptĂ© crĂȘpes, argent ou viande, il aurait pris leur place et nâaurait jamais revu sa maison[39]. Mais il est sage de ne pas sâexposer sans nĂ©cessitĂ© Ă de tels pĂ©rils, et si lâon est contraint de sortir le soir, la prudence commande de se faire accompagner de deux autres personnes, baptisĂ©es comme vous-mĂȘme, le revenant le plus dĂ©sireux de nuire ne peut rien contre trois baptĂȘmes. Ce ne sont pas au reste seulement les Ăąmes en peine que la nuit on peut rencontrer par les chemins, câest aussi la Mort mĂȘme, lâAnkou. Il nâest guĂšre de Bretons qui nâait entendu lâessieu grinçant de sa charrette. Mais malheur Ă celui qui vient croiser dans un sentier lâAnkou debout sur son char funĂšbre ; il est marquĂ© pour la mort et il ne sâĂ©coulera guĂšre de jours avant quâil ne tombe frappĂ© de sa faulx. La vue seule de lâAnkou suffit Ă tuer ; il semble quâil soit un de ces fascinateurs dont M. Tuchmann Ă©crit depuis quelques annĂ©es dans MĂ©lusine la si curieuse histoire. Les fraudeurs ont frĂ©quemment tirĂ© parti de cette croyance ; ils transportent pendant la nuit leurs marchandises sur des charrettes dont ils graissent mal les roues. Lorsquâils traversent un village chacun se tient dans sa maison bien tranquille et bien coi, on a entendu le grincement sinistre et lâon craint de se rencontrer face Ă face avec le squelette drapĂ© dâun linceul dont le regard donne la mort. LâAnkou, cet ouvrier de mort, ce pourvoyeur de cimetiĂšre, est lui-mĂȘme un mort ; câest dans chaque paroisse le dernier mort de lâannĂ©e qui vient de finir, qui hĂ©rite pour un an de la charrette et de la faulx de lâAnkou, Autant de paroisses, autant de dieux de la mort ; mais leurs fonctions sont si pareilles quâon les distingue mal les uns des autres et quâil semble quâils soient Ă la veille de se confondre dans lâimagination populaire en une divinitĂ© unique, la Mort, exĂ©cutrice des volontĂ©s de Dieu. Câest du reste sous cet aspect quâapparaĂźt lâAnkou dans la plupart des contes et des lĂ©gendes quâa recueillis M. Luzel, dans lâhistoire par exemple du Forgeron Sans-Souci[40] On ne voit jamais figurer dans un mĂȘme rĂ©cit plusieurs Ankou ; il semble donc quâils diffĂšrent moins les uns des autres que les Vierges adorĂ©es dans les diffĂ©rents sanctuaires et qui en sont venues Ă ĂȘtre conçues, non pas comme des noms divers dâun mĂȘme ĂȘtre cĂ©leste, mais comme des ĂȘtres rĂ©ellement diffĂ©rents. Câest ainsi, par exemple, que Notre-Dame du Port-Blanc rend visite Ă Notre-Dame de la ClartĂ©. Cela est dĂ» probablement Ă ce quâil nâexiste guĂšre de reprĂ©sentations figurĂ©es, de statues de lâAnkou. Toutes ces divinitĂ©s investies de fonctions identiques ne peuvent par elles-mĂȘmes rester distinctes les unes des autres, et câest ainsi quâelles arrivent graduellement Ă se confondre en une seule, tandis que le nombre de Notre-Dame » augmente sans cesse Ă mesure que sâouvrent de nouveaux sanctuaires, consacrĂ©s tous cependant Ă la Vierge Marie. Il semble quâon puisse retrouver dans la conception de ces multiples divinitĂ©s de la mort lâĂ©cho dâun trĂšs ancien culte ancestral. On sait en effet que chez la plupart des peuples non civilisĂ©s qui rendent un culte aux Ăąmes des ancĂȘtres, ce sont les morts rĂ©cents qui seuls sont adorĂ©s ; câest le cas par exemple chez les Zoulous[41] et dans les archipels mĂ©lanĂ©siens. Presque tous les peuples Ă©prouvent ce besoin de rajeunir leurs dieux ; on croit Ă lâimpuissance des divinitĂ©s trĂšs anciennes[42] et les gĂ©nĂ©rations successives de dieux, attachĂ©es aprĂšs coup les unes aux autres par des liens de filiation, nâont souvent pas dâautre signification. Chaque groupe divin est repoussĂ© dans le passĂ© par un groupe de dieux plus jeunes, apparus plus rĂ©cemment dans la conscience populaire ainsi Zeus et Kronos par exemple, dans la mythologie hellĂ©nique, les dieux de la terre et du ciel et le hĂ©ros Maui dans la mythologie nĂ©o-zĂ©landaise. Mais pour le culte des morts, des Ăąmes des ancĂȘtres, les faits sont plus nets encore ; il est trĂšs rare, chez les peuples du moins, qui sont restĂ©s Ă un niveau infĂ©rieur de civilisation, que le culte sâĂ©tende au delĂ de la troisiĂšme ou quatriĂšme gĂ©nĂ©ration, du bisaĂŻeul ou du trisaĂŻeul ; on conte bien des lĂ©gendes sur le hĂ©ros Ă©ponyme, ancĂȘtre de toute la race, mais on ne lâadore que rarement. Il est frĂ©quent aussi que seules les Ăąmes des chefs soient lâobjet dâun culte. Peut-ĂȘtre lâAnkou de chaque village Ă©tait-il chez les Bretons, aux temps trĂšs anciens, le chef le plus rĂ©cemment mort. Puis lâorganisation par clans et le culte des ancĂȘtres ont tous deux disparu ; mais il a survĂ©cu quelque chose de ce culte dans cette sorte de religion de la mort, qui maintenant encore est trĂšs vivante en Basse-Bretagne. Câest autour dâun seul personnage que dans chaque village se sont groupĂ©s les dĂ©bris de ce culte dĂ©clinant ; ce mort distinguĂ© entre tous les morts, câest, sans doute mĂ©connu et mĂ©connaissable pour tous, le chef jadis adorĂ©. On a oubliĂ© son caractĂšre seigneurial, parce que lâorganisation sociale, qui le rendait intelligible, pour tous a disparu ; mais ce qui a survĂ©cu dans la mĂ©moire populaire, câest que ce mort, objet dâun culte, Ă©tait toujours un mort rĂ©cent. Puis comme lâintroduction du christianisme avait fait dĂ©choir ce personnage sacrĂ© de sa qualitĂ© divine, et quâil Ă©tait restĂ© dans les mĂ©moires un souvenir confus de sa puissance, il est devenu une sorte de gĂ©nie, messager de mort. Son rĂŽle protecteur a passĂ© sans doute aux ĂȘtres surnaturels, apparus plus rĂ©cemment dans la religion populaire les anges et les saints. Il ne lui est restĂ© des fonctions multiples qui lui Ă©taient dĂ©volues Ă lâorigine comme Ă tous les dieux des religions anciennes que ses fonctions de destructeur, dâexterminateur ; il est devenu lâouvrier de la Mort, la Mort mĂȘme personnifiĂ©e, et ce rĂŽle nouveau lui a Ă©tĂ© sans doute dâautant plus aisĂ©ment attribuĂ© quâil Ă©tait lui-mĂȘme un mort en continuelles relations avec les choses de lâautre vie. Mais jamais lâAnkou nâest devenu un vĂ©ritable dĂ©mon, au sens chrĂ©tien du mot ; on le reprĂ©sente comme impitoyable, mais non comme perfide ou cruel ; on fait mĂȘme de lui le symbole et comme lâexpression vivante de la justice[43]. Il est le ministre de Dieu et non du diable, lâexĂ©cuteur des volontĂ©s du Tout-Puissant. Nul ne songe Ă se rĂ©volter contre lâAnkou, il semble que ce soit la main mĂȘme de Dieu qui dirige sa formidable faulx. Ce ne sont pas seulement les Ăąmes des morts qui peuplent la nuit, mais des ĂȘtres malfaisants et dangereux, dont la rencontre est funeste, qui nâont jamais Ă©tĂ© des vivants, qui sont dâune autre race que la race des hommes ; ils semblent cependant faire partie du mĂȘme monde dont font partie les morts. Ce sont les laveuses de nuit kanorez-noz, le crieur de nuit ar hopper-noz, le petit enfant de la nuit ar buguel-noz. Les laveuses de nuit lavent dans les Ă©tangs ou les ruisseaux les linceuls des morts, elles obligent ceux qui ont lâimprudence de leur adresser la parole Ă tordre avec elles toute la nuit le linge quâelles viennent de laver. La maouez-noz contraint le malheureux Ă sâĂ©puiser dans cette besogne sinistre et le matin on le trouve Ă©tendu sur la prairie mort ou Ă©vanoui. Il est fort difficile de savoir ce que sont exactement ces lavandiĂšres de nuit, il semble bien quâelles nâappartiennent pas Ă la mĂȘme race que les vivants, mais elles ont cependant lâapparence de femmes ordinaires ; elles sont vĂȘtues comme les femmes qui vont au lavoir ; elles parlent breton comme les paysannes et il ne semble pas quâelles soient douĂ©es de pouvoirs surnaturels que ne possĂšdent point les Ăąmes des morts. Le crieur de nuit, le buguel-noz, qui hantent les landes dĂ©sertes, ont eux aussi les mĂȘmes attributs et sont douĂ©s des mĂȘmes pouvoirs que les Ăąmes errantes ; ils ne sont point nettement distinguĂ©s des morts, comme le sont par exemple les nains korandonet qui apparaissent dans les champs triangulaires, et cependant il semble bien que dâaprĂšs la croyance commune ils nâaient jamais vĂ©cu la vie que vivent les hommes ; il semble quâils aient toujours Ă©tĂ© des esprits errants dans les solitudes, que jamais ils nâaient possĂ©dĂ© un corps pareil au nĂŽtre ; mais comme les laveuses de nuit ils ont forme humaine ; le hopper-noz est un gĂ©ant, le buguel-noz est un petit enfant Ă la tĂȘte trop grosse ; on les aperçoit rarement au reste, mais on entend le crieur de nuit hurler sur la lande et le petit enfant gĂ©mir et pleurer. Peut-ĂȘtre tous ces ĂȘtres surnaturels Ă©taient-ils originairement des morts et sont-ce seulement les noms particuliers quâils ont reçus ou les fonctions spĂ©ciales dont les a investis lâimagination populaire qui les ont tout dâabord sĂ©parĂ©s de la foule des autres Ăąmes. Le fossĂ© sâest alors creusĂ© de plus en plus profondĂ©ment et on a fini par les considĂ©rer non plus comme des Ăąmes, mais comme des esprits. Ce qui conduirait Ă faire accepter cette interprĂ©tation, câest ce qui passe dans le cas trĂšs analogue de Iannik-ann-Od ; ce Yannik, câest incontestablement un noyĂ© et ce nom de Jean des GrĂšves est mĂȘme devenu une sorte de nom collectif pour dĂ©signer les Ăąmes des noyĂ©s, câest en rĂ©alitĂ© lâAnkou des gens de mer. Or il tend visiblement, en raison prĂ©cisĂ©ment de ce nom spĂ©cial quâil porte, Ă se sĂ©parer des autres morts, plus complĂštement que lâAnkou lui-mĂȘme, et Ă devenir un ĂȘtre surnaturel qui nâest point dâorigine humaine, une sorte dâesprit mĂ©chant qui hante les grĂšves et fait pĂ©rir les pĂȘcheurs. Ce nâest pas seulement sur les chemins quâon est exposĂ© Ă de dangereuses rencontres ; les morts vont parfois jusque dans leur demeure chercher les vivants. Câest ainsi que RenĂ© Pennek, quâun arbre a Ă©crasĂ©, vient en pleine nuit chercher sa fiancĂ©e qui le croit vivant encore ; il la prend sur son cheval, lâentraĂźne au cimetiĂšre ; la couche nuptiale de la jeune fille, ce sera la fosse fraĂźche oĂč lâĂąme jalouse lâenferme avec elle. Il est Ă peine besoin de faire remarquer que câest le thĂšme mĂȘme de la ballade de LĂ©nore, dont il existe des variantes dans presque tous les pays dâEurope[44]. Un jeune homme dont le rival sâest pendu par dĂ©sespoir dâamour, invite Ă son repas de noces le cadavre de son ami, qui pourrit accrochĂ© aux bras dâune croix de pierre ; le mort se rend Ă lâinvitation et vient sâasseoir hideux et terrible parmi les convives. LâAnkou lui aussi sâasseoit Ă la table des vivants ; il a acceptĂ© un jour pour lui-mĂȘme lâinvitation que Laou ar Braz avait lancĂ©e Ă tous les gens de Pleyber-Christ et, cachĂ© sous les habits dâun mendiant, il est venu Ă la fĂȘte que donne en lâhonneur de la salaison dâun porc, le riche propriĂ©taire de KĂ©resper. Mais il est venu en messager bienveillant, en ami, lui annoncer que la mort est proche et quâil lui faut mettre ordre Ă ses affaires. Il est dâautres Ăąmes qui hantent les maisons oĂč ont vĂ©cu leurs corps, tourmentant sans cesse les hommes qui les habitent aprĂšs eux, comme le vieux fileur dâĂ©toupe, qui, aprĂšs sa mort, file encore dans son grenier. Mais câest surtout au moment oĂč lâĂąme vient de sâexhaler des lĂšvres dâun mourant que son voisinage est terrible pour les vivants ; câest souvent une rude tĂąche que de veiller les morts. Le dĂ©mon rĂŽde autour de ceux qui meurent pour sâemparer des Ăąmes mĂ©chantes, et bien des bruits sinistres traversent lâombre silencieuse de la nuit oĂč vacillent les lumiĂšres jaunes des cierges. Parfois mĂȘme un mort sâest Ă©veillĂ© un instant du sommeil quâil dormait, le sommeil profond des morts, et a saisi les cartes quâun plaisant sacrilĂšge lui tendait La veillĂ©e de LĂŽn. Mais lorsque meurt un saint, tout au contraire lâair sâemplit dâune musique dĂ©licieuse ; on entend des clochettes dâargent tinter dans le lointain et des abeilles blondes bruire dans le parfum des cierges. Les morts sur cette terre sont sans cesse mĂȘlĂ©s aux vivants, mais il est des hommes hardis qui sont allĂ©s les trouver jusque dans le sĂ©jour quâils habitent, en enfer ou en paradis. Les voyages au purgatoire occupent peu de place dans ce recueil ; câest Ă peine sâil y est fait çà et lĂ une allusion rapide. Il semble au reste quâils ne soient point lâun des thĂšmes habituels du lĂ©gendaire Breton et quâil faille renoncer Ă trouver dans les rĂ©cits populaires de la Bretagne armoricaine des parallĂšles Ă la vision de saint Patrice ou au voyage du chevalier Owenn[45]. Tout au contraire, les voyages en enfer ou en paradis sont lâun des sujets favoris des conteurs. Ces rĂ©cits semblent dâordinaire calquĂ©s les uns sur les autres, aussi M. Le Braz, bien quâil en ait recueilli plus de vingt versions diverses, nâen a-t-il admis quâun petit nombre dans son livre. M. Luzel a du reste publiĂ© dĂ©jĂ les principaux types de ces lĂ©gendes et de ces contes[46]. Les plus intĂ©ressants dâentre eux portent la marque de conceptions mythologiques Ă©trangĂšres au christianisme et qui certainement lui sont de beaucoup antĂ©rieures[47]. Nous reviendrons un peu plus loin sur les contes qui relĂšvent de ce type. Si lâintĂ©rĂȘt des conteurs de lĂ©gendes sâest tout spĂ©cialement portĂ© en Basse-Bretagne sur les voyages en paradis et en enfer et sâil sâest Ă©cartĂ© au contraire des voyages en purgatoire, câest que lâon est dĂ©jĂ trĂšs largement renseignĂ© sur le purgatoire par dâautres moyens, tandis que lâon nâa que de bien rares nouvelles de lâenfer ou du paradis. Les Ăąmes errantes, les Ăąmes qui hantent les maisons et les landes et avec qui sâentretiennent les vivants, ce sont toutes ou presque toutes des Ăąmes souffrantes qui nâont pas encore achevĂ© la pĂ©nitence que leur avaient mĂ©ritĂ©e leurs pĂ©chĂ©s. Les damnĂ©s sont Ă jamais perdus ; une fois enfermĂ©s dans lâenfer avec les dĂ©mons, on nâentend plus parler dâeux. Les revenants, si mĂ©chants quâils puissent ĂȘtre, ne sont point dâordinaire des damnĂ©s, ce sont des Ăąmes en peine. Une Ăąme parfois sâĂ©chappe un instant des flammes de lâenfer pour dire Ă ceux qui prient pour elle de ne plus prier, car chaque priĂšre augmente encore ses tortures. Parfois aussi un fils, que la coupable complaisance, lâindulgence aveugle de sa mĂšre ont conduit de pĂ©chĂ© en pĂ©chĂ© jusquâĂ la damnation Ă©ternelle, revient lui reprocher le malheur auquel lâa condamnĂ© sa maladroite bontĂ©. Mais ce sont lĂ des faits trĂšs exceptionnels et les rĂ©cits qui les rapportent sont nettement empreints dâun caractĂšre ecclĂ©siastique ; ce sont presque toujours des lĂ©gendes Ă©difiantes et morales beaucoup plutĂŽt que lâexpression spontanĂ©e et irrĂ©flĂ©chie des croyances populaires. Les seuls damnĂ©s qui jouent un rĂŽle important dans les lĂ©gendes dâorigine vraiment populaire, ce sont les damnĂ©s qui, malgrĂ© la condamnation divine, nâont point Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ©s dans lâenfer et sont restĂ©s sur la terre des vivants dans les demeures des hommes. Ces damnĂ©s-lĂ ne peuvent Ă coup sĂ»r rien apprendre Ă personne sur lâenfer quâils ne connaissent point et, pour les obliger Ă se rendre au sĂ©jour qui leur a Ă©tĂ© assignĂ© par Dieu, il faut employer les exorcismes et les conjurations. Les Ă©lus ne sont point enfermĂ©s dans le paradis comme les damnĂ©s dans lâenfer, mais ils en sortent rarement. Ces morts secourables, qui viennent comme des gĂ©nies protecteurs du foyer habiter les maisons de ceux quâils aimaient, ce sont presque toujours de pauvres Ăąmes qui attendent encore que la bontĂ© de Dieu leur ouvre enfin les portes du ciel. Dans certaines lĂ©gendes cependant apparaissent des Ăąmes qui viennent du paradis de Dieu, toutes radieuses de candide lumiĂšre ; elles marchent Ă cĂŽtĂ© du hĂ©ros de la lĂ©gende, Ă travers les mille pĂ©rils quâil rencontre ; elles le conduisent sain et sauf au but marquĂ© quâil lui faut atteindre. Mais de leur vie auprĂšs de Dieu, de ce monde mystĂ©rieux oĂč elles vivent, elles ne disent rien, elles accomplissent presque en silence leur mission de salut, puis, comme un rayon de lune, remontent au ciel dâoĂč elles sont descendues. Il nâest mĂȘme pas bien certain que lâimagination populaire les distingue nettement des anges. Câest parfois lâune de ces Ăąmes qui sâacquitte du rĂŽle dĂ©volu dâordinaire Ă lâange gardien. Câest donc bien, semble-t-il, le dĂ©sir passionnĂ© de savoir quelque chose de ce monde mystĂ©rieux de souffrance infinie ou dâĂ©ternelle fĂ©licitĂ©, qui a fait revenir sans cesse les conteurs bretons, comme Ă un sujet prĂ©fĂ©rĂ©, au voyage des vivants vers lâenfer ou le paradis. Mais il y a Ă la trĂšs grande abondance des contes de ce type une autre raison encore que nous avons indiquĂ©e plus haut beaucoup de ces rĂ©cits ne sont en effet que des adaptations chrĂ©tiennes de contes plus anciens. Ă lâorigine, il nâĂ©tait pas question dans ces rĂ©cits de lâenfer ni du paradis non plus que du purgatoire ; ils nâavaient mĂȘme point peut-ĂȘtre le caractĂšre de mythes funĂ©raires, ou du moins le sĂ©jour des morts nâĂ©tait-il pas sans doute la seule rĂ©gion que visitĂąt le hĂ©ros. Leur caractĂšre primitif est extrĂȘmement difficile Ă dĂ©mĂȘler Ă travers les altĂ©rations successives quâils ont subies. Peut-ĂȘtre avons-nous affaire Ă des mythes cosmiques ; peut-ĂȘtre Ă des contes dâaventures analogues aux contes grecs de PersĂ©e ou de Jason ; peut-ĂȘtre aussi Ă des apologues moraux. Ce sont, de tous les rĂ©cits contenus dans les recueils publiĂ©s jusquâĂ ce jour et dans le prĂ©sent volume, ceux peut-ĂȘtre qui exigeraient la plus longue et la plus dĂ©licate Ă©tude. Les limites Ă©troites dâune introduction ne nous permettent point de la tenter ici. Mais nous comptons bien revenir quelque jour sur cette question si complexe, la plus intĂ©ressante peut-ĂȘtre que le folklore breton oblige Ă se poser. Ce qui est certain, câest quâen raison mĂȘme de lâorigine prĂ©chrĂ©tienne de ces contes, le purgatoire nây pouvait jouer aucun rĂŽle, tandis quâil sây trouvait place pour des morts heureux ou malheureux ou pour des ĂȘtres surnaturels qui ne sont point de la race des hommes, mais que lâimagination populaire devait aisĂ©ment confondre avec les morts. Ces morts heureux ou malheureux nâont point tardĂ© sans doute Ă devenir les damnĂ©s et les Ă©lus, les lieux quâils habitaient le paradis et lâenfer, et plus tard les conteurs ont dĂ» ĂȘtre entraĂźnĂ©s par le besoin dâĂȘtre complets Ă ajouter Ă lâenfer et au paradis, le purgatoire. Dans les versions primitives des contes il sâagissait sans doute dâĂȘtres quâil fallait dĂ©livrer des charmes qui les tenaient captifs ; ces ĂȘtres sont devenus des Ăąmes que Dieu a condamnĂ©es Ă une pĂ©nitence Ă laquelle peut seule mettre fin une action que doit accomplir le hĂ©ros. Il est au reste un grand nombre des rĂ©gions quâil traverse dans son voyage Ă travers le monde surnaturel quâil est impossible de situer dans le purgatoire, le paradis ou lâenfer. Mais tandis que ces Ă©lĂ©ments prĂ©chrĂ©tiens ont survĂ©cu dans certaines variantes, ils ont disparu en certaines autres, oĂč seul sâest conservĂ© ce qui semblait essentiel, le voyage au paradis ou en enfer. Cette transformation a dĂ» sâaccomplir dâautant plus aisĂ©ment quâil sâest créé de toutes piĂšces des lĂ©gendes relativement rĂ©centes sur des thĂšmes analogues LâHomme Ă la quittance, qui ont exercĂ© sans doute une influence profonde sur les formes anciennes. Mais si abrĂ©gĂ©es que puissent ĂȘtre certaines de ces versions, il sây trouve presque toujours des dĂ©tails qui rĂ©vĂšlent clairement que lâorigine du conte est antĂ©rieure au christianisme. Ainsi dans Jean lâOr, lorsque le hĂ©ros rĂ©ussit Ă sâĂ©vader de lâenfer il emporte avec lui le baquet dans lequel il puise de lâeau pour les chevaux, lâĂ©trille et la brosse ; lorsque Satan le poursuit il jette derriĂšre lui ces divers objets qui deviennent des obstacles, fleuve, montagne ou forĂȘt, que le dĂ©mon met quelque temps Ă franchir. Câest lĂ un Ă©pisode qui se retrouve dans un trĂšs grand nombre de contes populaires, du Japon Ă lâAfrique australe[48]. Le diable ne joue quâun rĂŽle trĂšs effacĂ© dans la plupart des lĂ©gendes quâa recueillies M. Le Braz, et câest lĂ un des traits qui marquent le plus nettement quâelles ne doivent presque rien Ă lâinfluence ecclĂ©siastique, et quâelles reflĂštent des croyances franchement populaires qui nâont guĂšre empruntĂ© au christianisme que son vocabulaire et des cadres trĂšs gĂ©nĂ©raux. LĂ oĂč il devient le personnage principal, il est volontiers raillĂ© et dupĂ© ; Tadic-Coz se gausse dâun dĂ©mon et le berne de la belle maniĂšre, et les prĂȘtres de TrĂ©guier rĂ©ussissent Ă faire construire Ă Satan la tour de la cathĂ©drale sans bourse dĂ©lier. Mais il faut reconnaĂźtre quâil joue beaucoup moins frĂ©quemment ce rĂŽle ridicule que dans les lĂ©gendes germaniques, et que la plupart du temps lâenfer demeure un lieu mystĂ©rieux et formidable, dâoĂč sâexhale la mĂȘme terreur sacrĂ©e, qui monte des charniers et des cimetiĂšres. V Si nombreuses que soient les Ăąmes qui demeurent avec les vivants dans leurs basses maisons de granit ou qui vivent dans les cimetiĂšres et les landes dĂ©sertes, elles passent invisibles Ă la plupart des yeux et il est peu dâoreilles qui entendent dans lâair calme du soir leur vol silencieux et doux. Cependant on nâest jamais en ce monde sans nouvelles de cet autre monde de mystĂšres, du monde des Ăąmes et de la mort. Il en vient sans cesse comme de vagues rumeurs, des bruits lointains, des signes, des prĂ©sages. Nul ne meurt sans que quelquâun de ses proches nâen ait Ă©tĂ© averti. Certaines personnes ont entre toutes le don de voir, elles lisent plus aisĂ©ment au livre de lâavenir, elles pĂ©nĂštrent tous les secrets de la mort, elles ont sans cesse des avertissements, des pressentiments ; elles aperçoivent des signes qui restent cachĂ©s aux yeux de ceux quâabsorbent les soucis de ce monde. Câest le bruit que font autour de nous les gens et les bĂȘtes qui Ă©teint pour nous ces voix lĂ©gĂšres qui viennent du pays des morts ; si nous nâĂ©tions pas pris tout entiers par nos affaires et nos plaisirs, nous saurions presque tout ce qui arrive de lâautre cĂŽtĂ© de la tombe. Mais il est certain cependant que certaines gens sont mieux douĂ©s que les autres ; sâil doit y avoir dans la rĂ©gion quâils habitent une veillĂ©e mortuaire, ils en sont aussitĂŽt informĂ©s. Un vieillard des environs de Quimper Ă©tait toujours averti lorsque quelquâun de ses voisins allait mourir, par les coups que donnait son penn-baz contre la muraille oĂč il Ă©tait accrochĂ©. Il ne faut pas croire au reste que les gens qui nient quâil y ait des intersignes, aient Ă©tĂ© plus que les autres privĂ©s de ces avertissements, mais ils craignent ces choses dâĂ©pouvante traou-spont, et ne veulent rien voir ni rien entendre de lâautre vie. Beaucoup de Bretons ont comme un recul involontaire devant ce monde mystĂ©rieux qui les environne de toute part, si Ă©trangement mĂȘlĂ© au monde rĂ©el ; les choses de la mort ont pour eux un invincible attrait et en mĂȘme temps ils les fuient, comme poussĂ©s par une instinctive et toute-puissante terreur. Il est dangereux dâĂȘtre en trop frĂ©quente et trop intime communication avec les Ăąmes qui peuplent lâautre monde ; il est dangereux mĂȘme dâen savoir trop sur lâautre vie ; ceux qui reçoivent du pays des morts de trop frĂ©quents messages sont dĂ©jĂ marquĂ©s pour ĂȘtre la proie de lâAnkou. Il nâest point rare que ceux qui ont reçu quelquâune de ces Ă©tranges rĂ©vĂ©lations meurent eux-mĂȘmes au bout de quelques semaines ou de quelques mois. On dirait que de ce pays lointain quâelles habitent les Ăąmes tirent Ă elles les vivants et que lorsquâelles viennent parmi les hommes elles les enchantent et les charment et les emmĂšnent captifs jusque dans leur silencieuse demeure. Tous ceux qui ont Ă©tĂ© mĂȘlĂ©s Ă quelquâune de ces scĂšnes Ă©tranges, qui prĂ©cĂšdent parfois la mort, Ă ces cĂ©rĂ©monies mystĂ©rieuses quâaccomplissent les Ăąmes auprĂšs de ceux qui vont mourir perdent Ă jamais la gaietĂ©, la joie insouciante qui sâexhale en chansons ; ils restent graves, ensevelis en un rĂȘve dont rien ne les peut Ă©veiller ; câest encore sur la terre des hommes quâils marchent, ils mangent et boivent comme les autres hommes ; comme les autres ils conduisent la barque et la charrue, mais ce ne sont dĂ©jĂ plus des vivants. Nous sommes lĂ en prĂ©sence de conceptions trĂšs anciennes, lâidĂ©e du prĂ©sage ne sâest point dĂ©mĂȘlĂ©e des autres idĂ©es auxquelles elle est entrelacĂ©e. Les apparitions des Ăąmes sont Ă la fois signes et causes de mort ; aussi ne peut-on considĂ©rer lâintersigne comme un avertissement divin ; câest la Mort elle-mĂȘme qui dĂ©cĂšle sa prĂ©sence, câest elle qui fait sortir du tombeau les Ăąmes, qui vont devant elle, comme des hĂ©rauts, appelant les vivants ; tous ceux quâelles rencontrent, elles les fascinent, elles les blessent, lâAnkou nâaura plus quâĂ achever leur besogne. La nature entiĂšre frĂ©mit Ă lâapproche de la mort câest lâoiseau sparfel qui voltige autour de la maison et vient frapper Ă la vitre, ce sont les chiens qui hurlent, câest la pie qui vient se poser sur le toit. Pas une nuit ne se passe sans que quelques signes nâindiquent lâapproche de la mort ; elle rĂŽde sans cesse autour des hommes, les Bretons la sentent toujours prĂ©sente et peut-ĂȘtre est-ce au sentiment que la grande mangeuse dâhommes est toujours lĂ tout prĂšs dâeux, la main levĂ©e prĂȘte Ă sâabattre sur leur Ă©paule, quâil faut attribuer cette Ă©trange tristesse, cette tristesse grave et songeuse, coupĂ©e dâĂ©clats de gaietĂ©, dont sont encore empreints ceux que nâont point trop changĂ©s les idĂ©es nouvelles venues du pays de France. Certaines cĂ©rĂ©monies qui se sont perpĂ©tuĂ©es jusquâĂ aujourdâhui contribuent elles aussi, Ă rendre plus sensible cette universelle prĂ©sence de la mort. Les unes amĂšnent les fidĂšles devant le charnier du cimetiĂšre, dâautres les conduisent par les nuits froides de novembre dans les chemins creux oĂč bruissent les essaims lĂ©gers des Ăąmes, et les chants qui sont alors chantĂ©s sont empreints dâune indicible et tragique tristesse, la complainte de lâAnaon surtout, cette supplication douloureuse que lâon vient gĂ©mir aux portes des maisons. Il semble quâil doive toujours vibrer comme un Ă©cho lointain de ces chants des morts dans lâĂąme de ceux qui du fond des lits clos les ont entendus en frĂ©missant, dans lâĂąme surtout de ceux qui les ont chantĂ©s parmi les terreurs des nuits de novembre. Les cĂ©rĂ©monies secrĂštes, les cĂ©rĂ©monies que dĂ©savoue maintenant lâĂglise, la messe de trentaine, cette sorte de messe magique, qui, paraĂźt-il, se cĂ©lĂ©brait encore il y a un demi-siĂšcle dans la chapelle que saint HervĂ© possĂšde au sommet du MĂ©nez-BrĂ©, sont elles aussi des cĂ©rĂ©monies cĂ©lĂ©brĂ©es pour les morts. Ce ne sont point, comme en dâautres pays, des dĂ©mons que lâon exorcise, mais des morts que lâon conjure. Câest contre les damnĂ©s que les prĂȘtres ont Ă lutter, et le chien noir sur lequel ils jettent leur Ă©tole pour dĂ©livrer les vivants de sa prĂ©sence maudite, ce nâest point Satan qui habite en lui, mais lâĂąme dâun mort. Partout donc lâidĂ©e de la mort, lâidĂ©e de lâautre vie est prĂ©sente, tout la rappelle, tout la ramĂšne ; croyances, traditions, cĂ©rĂ©monies, lĂ©gendes, tout est marquĂ© du mĂȘme sceau. Ce perpĂ©tuel contact avec la mort a imposĂ© sur lâĂąme des Bretons une empreinte profonde ; il nâest pas de pays oĂč ceux qui ne sont plus restent ainsi mĂȘlĂ©s aux vivants ; les morts gardent, Ă vrai dire, leur place dans leur maison, le cimetiĂšre est comme un prolongement du foyer ; on y va, si jâose dire, causer avec les siens. Il y a dans les grandes villes, Ă Paris par exemple, une sorte de religion de la mort, mais câest, Ă tout prendre, bien plutĂŽt le culte des tombeaux que le culte des morts ; on ne vit point en intimitĂ© avec eux. En Bretagne, il semble que ceux qui sont partis ne soient point partis tout Ă fait, quâils soient encore lĂ tout prĂšs, quâils aient seulement changĂ© de demeure, quâils habitent le cimetiĂšre au lieu de la maison. Aussi y a-t-il une vive rĂ©sistance aux tentatives faites pour Ă©loigner les cimetiĂšres des villages ; cela paraĂźt aux Bretons une sorte de profanation, il leur semble quâon brise les familles, quâon contraint les vieux Ă habiter loin de la maison de leurs fils. M. Renan[49] fait de cette constante prĂ©occupation de lâautre vie un des traits caractĂ©ristiques de la race celtique ; ce qui est certain, en tout cas, câest que cette continuelle frĂ©quentation de la mort a imprimĂ© Ă lâesprit des Celtes dâArmorique un tour trĂšs particulier. Dans leurs chansons dâamour apparaĂźt sans cesse le sentiment de la fragilitĂ© du bonheur. Lâamour, câest une joie quâon goĂ»te Ă peine et qui sâenfuit, mais cet amour cependant, câest un amour Ă©ternel qui persiste par delĂ la tombe ; la bien-aimĂ©e morte est aussi tendrement aimĂ©e que la bien-aimĂ©e vivante. Lâamour seul Ă©ternel, au milieu de toutes les choses qui passent, irrĂ©elles et fugaces comme un rĂȘve, câest toute lâĂąme chantante et triste de la Bretagne. En nul autre peuple, peut-ĂȘtre, ce sentiment nâa trouvĂ© dâaussi troublante et mystĂ©rieuse expression. Le trĂšs grand intĂ©rĂȘt des lĂ©gendes quâa recueillies M. Le Braz, câest quâelles constituent le commentaire le plus vivant et le plus clair Ă la fois de ces chansons, quâil publiait rĂ©cemment en collaboration avec M. Luzel, et oĂč se traduit ce quâil y a de plus intime et de plus original dans lâesprit des clercs et des paysans dâArmorique[50]. L. ______Paris, juin 1892. LA LĂGENDE DE LA MORT EN BASSE-BRETAGNE ______ CHAPITRE PREMIERLes Intersignes Les intersignes[51] annoncent la mort. Mais la personne Ă qui se manifeste lâintersigne est rarement celle que la mort menace. Si lâintersigne est aperçu le matin, câest que lâĂ©vĂ©nement annoncĂ© doit se produire Ă bref dĂ©lai huit jours au plus. Si câest le soir, lâĂ©chĂ©ance est plus lointaine ; elle peut ĂȘtre dâune annĂ©e et mĂȘme davantage. Personne ne meurt, sans que quelquâun de ses proches, de ses amis ou de ses voisins nâen ait Ă©tĂ© prĂ©venu par un intersigne[52]. Les intersignes sont comme lâombre, projetĂ©e en avant, de ce qui doit arriver. Si nous Ă©tions moins prĂ©occupĂ©s de ce que nous faisons ou de ce qui se fait autour de nous en ce monde, nous serions au courant de presque tout ce qui se passe dans lâautre. Les personnes qui nient les intersignes en ont autant que celles qui en ont le plus. Elles les nient uniquement parce quâelles ne savent ni les voir, ni les entendre ; peut-ĂȘtre aussi parce quâelles les craignent et quâelles ne veulent rien entendre ni rien voir de lâautre vie. â Certaines gens ont plus que dâautres le don de voir. Dans mon jeune temps on se montrait du doigt, non sans une secrĂšte Ă©pouvante, les personnes qui Ă©taient douĂ©es de ce pouvoir mystĂ©rieux. â HennĂ©s hen eus ar pouar ! disait-on Celui-lĂ a le pouvoir. Dans cette catĂ©gorie privilĂ©giĂ©e, il faut ranger en premiĂšre ligne ceux qui ont passĂ© en terre bĂ©nite et en sont sortis, avant dâavoir Ă©tĂ© baptisĂ©s[53] » Voici le cas Un enfant vient de naĂźtre. Le recteur, que lâon est allĂ© trouver, a fixĂ© lâheure du baptĂȘme. Mais vous savez comme les gens de la campagne sont peu exacts. PĂšre et matrone, parrain et marraine flĂąnent en chemin, sâattardent aux auberges, sâil y en a sur la route, nâarrivent au bourg que longtemps aprĂšs lâheure convenue. Le prĂȘtre sâest lassĂ© de les attendre vainement ou a Ă©tĂ© appelĂ© par quelque autre devoir de son ministĂšre. Nos gens se rendent au porche, trouvent lâĂ©glise dĂ©serte. Ă leur tour de sây morfondre. Il nây fait pas chaud. Lâenfant crie. La matrone, la groacâhann-holenn la vieille-au-sel, dĂ©clare que si lâon reste lĂ , le nouveau-nĂ© risque dâattraper sa mort. » On gagne quelque endroit mieux abritĂ©, lâauberge la plus voisine. On y patiente, en vidant chopine, jusquâau retour du prĂȘtre. Lâenfant a passĂ© au cimetiĂšre, terre bĂ©nite, et en est sorti sans avoir Ă©tĂ© fait chrĂ©tien. Il aura le don de voir. Lâaventure se produit souvent. De lĂ vient que tant de Bretons ont la facultĂ© de voir ce qui reste invisible aux yeux de la plupart des hommes. » CommuniquĂ© par RenĂ© Alain, garçon de bureau aux Archives dĂ©partementales, ancien chantre Ă Penhars. â Quimper. â Ont encore le don de voir ceux qui possĂšdent le trĂšfle Ă quatre feuilles, lâĂ©pi Ă sept tĂȘtes, ou le grain qui a passĂ© dans la meule sans ĂȘtre moulu et au four sans ĂȘtre cuit. â Les menuisiers qui fabriquent les cercueils savent dâavance si quelquâun de la rĂ©gion doit mourir dans la journĂ©e ou dans la nuit. Ils en sont prĂ©venus par le bruit des planches, qui sâentre-choquent dâelles-mĂȘmes dans le grenier. â Qui voit une belette eur garellik doit mourir dans lâannĂ©e[54] â Quand la pie vient se poser sur le toit, câest que quelquâun doit mourir dans la maison[55]. â Quand un coq vient chanter tout auprĂšs de vous, câest que votre derniĂšre heure est proche[56]. â Quand le timbre de lâhorloge se met Ă sonner en mĂȘme temps que la clochette quâagite lâenfant de chĆur, au moment de lâĂlĂ©vation, câest signe de mort pour lâune quelconque des personnes qui assistent Ă la messe. â Quand une poule, aprĂšs sâĂȘtre empĂȘtrĂ©e dans de la paille, en a gardĂ© un brin attachĂ© Ă sa queue, câest signe de deuil pour les gens de la maison. â Si le coq chante dans lâaprĂšs-midi, câest pour annoncer grande joie ou grand deuil[57]. Sâil chante la nuit avant minuit, câest signe de grand malheur, dâaccident ou de mort. â Ă lâappel brusque de quelquâun, au contact imprĂ©vu de quelque chose, faites-vous instinctivement un soubresaut ? Câest que la mort, qui venait de sâabattre sur vous, vous quitte pour sâemparer dâun autre. â Si, pendant le mariage Ă lâĂ©glise, vient Ă sâĂ©teindre le cierge placĂ© devant lâun des deux Ă©poux, câest que celui-ci ne tardera pas Ă ĂȘtre veuf. â Si le son de la cloche vibre longtemps aprĂšs que la cloche a fini de sonner, câest que la mort est suspendue sur quelquâun de la paroisse. â Quand on voit en rĂȘve une personne portant un faix de linge sale, câest signe quâon doit perdre Ă bref dĂ©lai un de ses proches. Si le linge est blanc par endroits, câest signe que cette mort ne nous causera que peu ou point de chagrin. Si on rĂȘve Ă de lâeau, eau douce ou eau salĂ©e, câest que lâun des siens est malade. Si lâeau est claire, il est sauvĂ©, si elle est trouble, sa mort est prochaine[58]. â Dans le pays de Paimpol, les femmes de marins qui sont depuis longtemps sans nouvelles de leurs maris, se rendent en pĂšlerinage Ă Saint-Loup-le-Petit Sa-Loup-ar-bihan, dans la commune de Lanloup, entre PlouĂ©zec et Plouha. Elles allument aux pieds du saint un cierge dont elles se sont munies. Si le mari se porte bien, le cierge brĂ»le joyeusement. Si le mari est mort le cierge luit dâune flamme triste, intermittente, et tout Ă coup sâĂ©teint[59]. â Lâoiseau de la mort ar sparfel voltige autour de la maison et frappe Ă la vitre quand vient la mort. â RĂȘver de chevaux, signe de mort, Ă moins que les chevaux ne soient blancs. â Lorsque les chiens hurlent la nuit, câest que la mort essaye de sâapprocher de la maison[60]. __________ IHuit intersignes pour la mĂȘme mort Toutes les fois quâil est mort quelquâun des miens, jâen ai Ă©tĂ© avertie par un intersigne. Mais les intersignes qui mâont le plus frappĂ©e, ce sont ceux qui prĂ©cĂ©dĂšrent la mort de mon mari. Jâen eus de toute sorte, pendant les sept mois que dura sa maladie. Un soir que je lâavais veillĂ© un peu tard, je mâĂ©tais endormie de lassitude, sur le banc, auprĂšs du lit. Je fus rĂ©veillĂ©e brusquement par un bruit semblable Ă celui dâune fenĂȘtre qui sâouvre. Allons ! pensai-je, câest le vent qui fait des siennes. » Il venait de me passer sur la figure un souffle humide et frais, comme sâil sortait dâune cave. Je me rappelai que jâavais oubliĂ© du lin peignĂ© sur la haie du courtil oĂč je lâavais mis Ă sĂ©cher, et je me dis Pourvu que le vent nâait pas dĂ©jĂ emportĂ© mon lin ! » Je me levai prĂ©cipitamment. Ă ma grande surprise, la fenĂȘtre Ă©tait hermĂ©tiquement close. Jâallai Ă la porte et je lâouvris. Il faisait une nuit claire, pleine dâĂ©toiles. Le lin Ă©tait toujours sur la haie ; les arbres du courtil se tenaient immobiles. Pas une ombre de vent. Je ne mâinquiĂ©tais pas trop de ce premier fait, si mystĂ©rieux quâil me parĂ»t. Ă quelques jours de lĂ , Ă la tombĂ©e du jour, je filais, sur le pas de la porte, en compagnie dâune voisine. Tout Ă coup je mâentendis appeler par mon mari qui Ă©tait couchĂ© Ă lâautre bout de la maison, dans un lit prĂšs de lâĂątre. Jâaccourus. â Que te faut-il ? lui demandai-je. â Il ne me rĂ©pondit point, et je vis quâil dormait profondĂ©ment, la tĂȘte tournĂ©e du cĂŽtĂ© de la muraille. Je revins vers la voisine â Est-ce que vous nâavez pas entendu Lucas mâappeler, tout de suite ? â Si bien. â Comment expliquer cela ? il dort maintenant dâun sommeil de blaireau⊠Un mois ou deux sâĂ©coulĂšrent. Mon homme nâallait ni mieux, ni pis. Cette nuit-lĂ , je venais de mâĂ©tendre Ă son cĂŽtĂ© et je commençais Ă prendre mon repos, quand jâentendis, dans le grenier, juste au-dessus de ma tĂȘte, le pas de quelquâun qui marchait avec prĂ©caution. Puis, ce furent comme des chuchotements entre plusieurs personnes. Puis, un fracas de planches quâon remue. Enfin les coups rĂ©pĂ©tĂ©s dâun marteau enfonçant des pointes. Tout cela Ă©tait bien extraordinaire, car la trappe du grenier nâavait pas Ă©tĂ© levĂ©e depuis plus dâune semaine, et, en tout cas, il nây avait dans ce grenier quâun peu de balle dâavoine, quelque menu fagot, et pas une seule planche. Je criai Ă haute voix â Qui est-ce donc qui fait lĂ -haut tout ce bruit, pour empĂȘcher des chrĂ©tiens de dormir ? Je fis ensuite le signe de la croix et jâattendis⊠Mais dĂšs que jâeus parlĂ© le bruit cessa. Le lendemain, jâallai Ă la riviĂšre laver des draps. Pour se rendre de chez nous au Guindy[61], il nây a pas de route, mais un Ă©troit sentier, qui longe sur presque tout le trajet des talus plantĂ©s dâaulnes. Je mâĂ©tais Ă peine engagĂ©e dans le sentier que jâentendis un pas derriĂšre moi, et aussi une respiration haletante, ainsi quâun bruissement dans les branches dâaulne qui surplombaient. Chose Ă©trange je reconnus distinctement le pas de mon mari, le pas quâil avait du temps quâil Ă©tait bien portant, quand il rentrait de sa journĂ©e dans une des fermes dâalentour. Je me retournai. Personne ! ! ! Je passai la matinĂ©e au lavoir. Au retour, je nâentendis plus rien, mais le faix de linge que je portais se mit Ă peser sur mes Ă©paules dâun tel poids quâon aurait jurĂ© que la toile sâĂ©tait changĂ©e en plomb. Jâai compris depuis ce que cela signifiait. Parmi ces draps se trouvait celui qui devait servir trois jours aprĂšs Ă ensevelir mon pauvre cher homme. Car, trois jours aprĂšs, Lucas mourut. Dieu ait son Ăąme ! Ces trois jours durant, les signes se succĂ©dĂšrent de façon presque ininterrompue. Une nuit, câĂ©tait la porte qui battait avec violence, une rumeur de foule pĂ©nĂ©trant dans la maison, des pas nombreux montant lâescalier et le redescendant. La nuit suivante, câĂ©taient des sonneries lointaines de cloches, une lumiĂšre brĂ»lant dâune flamme pĂąle au chevet du lit oĂč nous couchions, puis des chants de prĂȘtres qui sâen venaient par les champs de la direction du bourg. Jâen Ă©tais arrivĂ©e Ă ne plus pouvoir fermer lâĆil. Mais ce fut la derniĂšre nuit qui fut la plus terrible. Mon mari, qui ne paraissait pas plus mal, mâavait dĂ©fendu de veiller. Quand jâeus constatĂ© quâil reposait, jâessayai de mâassoupir Ă mon tour. Mais, Ă ce moment, les cahots dâune charrette se firent entendre. CâĂ©tait dâautant plus surprenant quâil nây avait aucune voie charretiĂšre dans le voisinage de notre maison. Lorsque nous Ă©tions venus lâhabiter, nous avions dĂ» y transporter nos meubles dans des brouettes. Cependant câĂ©tait bien vers notre maison que se dirigeait la voiture. Le cri de lâessieu mal graissĂ© se faisait de plus en plus distinct. Je lâentendis bientĂŽt tout contre le pignon. Je me levai sur les genoux. Dans le mur auquel sâappuyait le bois de lit, il y avait une lucarne. Je regardai par cette lucarne, pensant que je verrais passer la charrette. Mais je ne vis rien que lâaire toute blanche, au clair de la lune, et les formes noires des arbres sur les fossĂ©s des champs. Lâessieu continuait pourtant de grincer, et la charrette de cahoter. Elle fit le tour de la maison une premiĂšre fois, puis une seconde, puis une troisiĂšme. Au troisiĂšme tour, un coup formidable sâabattit sur la porte. Mon mari se rĂ©veilla en sursaut â Quây a-t-il ? Je ne voulus pas lâattrister et je rĂ©pondis â Je ne sais pas. Mais je grelottais dâĂ©pouvante. Il faut croire quâon ne meurt pas de frayeur, puisque jâai survĂ©cu Ă cette nuit-lĂ . Mon homme trĂ©passa le lendemain qui Ă©tait un samedi, sur le coup de dix heures. CommuniquĂ© par M. Le Mare, instituteur ; contĂ© par une vieille filandiĂšre de Pluzunet [CĂŽtes-du-Nord]. â AoĂ»t 1891. ________ IILâintersigne de lâalliance » Marie Cornic, de BrĂ©hat, avait Ă©pousĂ© un capitaine au long cours quâelle aimait de toute son Ăąme. Malheureusement, par mĂ©tier, il Ă©tait obligĂ© de vivre la plupart du temps loin dâelle. Marie Cornic passait ses nuits et ses jours Ă se repaĂźtre du souvenir de lâabsent. DĂšs quâil Ă©tait parti, elle sâenfermait dans sa maison, nâacceptant dâautre compagnie que celle de sa mĂšre qui demeurait avec elle et qui la morigĂ©nait mĂȘme quelquefois sur cette affection trop exclusive quâelle avait pour son mari. Elle lui disait sans cesse â Il nâest pas bon de trop aimer, Marie. Nos anciens » du moins le prĂ©tendaient. Trop de rien ne vaut rien. Ă quoi Marie ripostait aussi par un proverbe Nâhen eus mann a vad âbars ar bed, Met caroud ha bezan caret. Il nâest rien de bon dans le monde â que dâaimer et dâĂȘtre aimĂ©e. » La jeune femme ne sortait de chez elle que le matin, et câĂ©tait pour se rendre Ă lâĂ©glise oĂč elle assistait rĂ©guliĂšrement Ă toutes les messes, priant Dieu, la Vierge et tous les saints de Bretagne de veiller sur son mari et de le ramener Ă BrĂ©hat, sain et sauf. Le jardin qui entourait sa maison Ă©tait contigu au cimetiĂšre. Elle fit percer une porte dans le mur de sĂ©paration, et put dĂ©sormais aller et venir de chez elle Ă lâĂ©glise, de lâĂ©glise chez elle, sans avoir Ă traverser le bourg, sous les regards indiscrets des commĂšres. Une nuit, elle se rĂ©veilla en sursaut. Il lui sembla quâelle venait dâentendre sonner une cloche. â Serait-ce dĂ©jĂ la premiĂšre messe, la messe dâaube ? se demanda-t-elle. Sa chambre Ă©tait Ă©clairĂ©e dâune lumiĂšre vague. Comme on Ă©tait en hiver, elle pensa que câĂ©tait le petit jour. La voilĂ de se lever et de se vĂȘtir en grande hĂąte, puis de sâen aller dâune course jusquâĂ lâĂ©glise. Elle fut tout Ă©tonnĂ©e, en entrant, de trouver la nef pleine de monde, plus Ă©tonnĂ©e encore de voir que câĂ©tait un prĂȘtre Ă©tranger qui officiait. Elle se pencha Ă lâoreille dâune de ses voisines â Pardon, dit-elle, si je vous dĂ©range. Mais que signifie cette solennitĂ© ? JâĂ©tais Ă la grandâmesse dimanche dernier, jâai attentivement Ă©coutĂ© le prĂŽne, et je ne me souviens pas dâavoir entendu annoncer de fĂȘte majeure pour cette semaine⊠La voisine Ă©tait si profondĂ©ment absorbĂ©e dans son oraison que Marie Cornic ne put obtenir dâelle aucune rĂ©ponse. Ă ce moment, il se fit une espĂšce de remous dans lâassistance. CâĂ©tait le chasse-gueux[62] qui sâouvrait passage Ă travers les rangs serrĂ©s de la foule. Dâune main il tenait sa hallebarde, de lâautre un plat de cuivre quâil promenait sous le nez des gens, en bramant dâune voix lamentable â Pour lâAnaon, sâil vous plaĂźt ! Pour lâAnaon[63]. Les gros sous pleuvaient dans le plat de cuivre. Marie Cornic regardait sâavancer le quĂȘteur. â Câest singulier, pensait-elle. Je ne reconnais personne ici, pas mĂȘme le chasse-gueux. Je nâai cependant pas ouĂŻ dire quâon ait donnĂ© un successeur Ă Pipi Laur. Dimanche dernier, câĂ©tait encore lui qui portait la hallebarde⊠En vĂ©ritĂ© je suis tentĂ©e de croire que je rĂȘve. Elle finissait Ă peine cette rĂ©flexion que le chasse-gueux Ă©tait prĂšs dâelle. Vite, elle mit la main Ă sa poche. FatalitĂ© ! dans son empressement Ă accourir Ă la messe, elle avait oubliĂ© de prendre son porte-monnaie. Lâhomme de la quĂȘte secouait le plateau dĂ©sespĂ©rĂ©ment. â Pour lâAnaon ! Pour le pauvre cher Anaon ! clamait-il. â Mon Dieu ! balbutia Marie Cornic qui se sentait prĂȘte Ă dĂ©faillir de honte, je nâai pas un sou sur moi. Le chasse-gueux lui dit alors dâun ton dur â On ne vient pas Ă cette messe-ci, sans apporter son obole aux Ăąmes dĂ©funtes. La malheureuse femme retourna ses poches pour lui faire constater quâelles Ă©taient vides. â Vous voyez bien que je nâai pas un rouge liard. â Il faut cependant que vous me donniez quelque chose ! Il le faut ! â Quoi ? que puis-je vous donner ? murmura-t-elle, Ă bout de forces. â Vous avez votre alliance dâor. DĂ©posez-la dans le plateau. Elle nâosa pas dire non. Elle croyait sentir tous les yeux fixĂ©s sur elle. Elle fit glisser sa bague de noces » hors de son doigt. Mais Ă peine eut-elle dĂ©posĂ©e dans le plateau, quâune angoisse Ă©trange lui Ă©treignait le cĆur. Elle se prit le front entre les mains et se mit Ă pleurer en silence. Combien de temps resta-t-elle dans cette attitude ? Elle nâaurait su le dire. ⊠Six heures cependant venaient de sonner. Le recteur de BrĂ©hat en ouvrant une des portes basses de lâĂ©glise ne fut pas peu surpris de voir une femme Ă genoux, au pied de lâun des piliers. Il la reconnut aussitĂŽt, et, allant Ă elle, il lui toucha lâĂ©paule â Que faites-vous lĂ , Marie Cornic ? Elle sursauta sur sa chaise. â Mais⊠Monsieur le recteur jâassiste Ă la messe !⊠â La messe ! !⊠Au moins eussiez-vous dĂ» attendre quâelle fĂ»t commencĂ©e ! Alors seulement, Marie Cornic songea Ă regarder autour dâelle. De lâinnombrable assistance qui tout Ă lâheure emplissait lâĂ©glise, il ne restait plus personne. Elle faillit sâĂ©vanouir de stupeur. Mais avec de bonnes paroles le recteur la rĂ©conforta. â Marie, lui dit-il, racontez-moi ce qui sâest passĂ©. Elle raconta tout, point par point, sans omettre un dĂ©tail. Le rĂ©cit terminĂ©, le recteur prononça tristement â Venez, Marie. Celui qui vous a dĂ©pouillĂ©e de votre bague de noces nâa pas dĂ» lâemporter bien loin. Ce disant, il franchissait la balustrade du chĆur et gravissait les marches de lâautel. Il souleva la nappe. Lâalliance Ă©tait sur la pierre sacrĂ©e. â Emportez-lĂ , dit-il, en la rendant Ă la jeune femme, et rentrez chez vous. Vous avez beaucoup aimĂ©, vous aurez beaucoup Ă pleurer. âŠQuinze jours aprĂšs, Marie Cornic apprenait quâelle Ă©tait veuve. Le navire que commandait son mari avait sombrĂ©, en vue des cĂŽtes dâAngleterre, la nuit oĂč elle assistait Ă la messe Ă©trange, et Ă lâheure mĂȘme oĂč le chasse-gueux des morts » la contraignait Ă quitter sa bague. ContĂ© par Jeanne-Marie BĂ©nard, femme dâun douanier et originaire de BrĂ©hat. â Port-Blanc en PenvĂ©nan, [CĂŽtes-du-Nord]. ______ IIILa pipĂ©e » de Jozon Briand Jozon Briand demeurait alors Ă Kermarquer[64], Je vous parle dâil y a soixante ans environ. Il avait coutume, le soir, aprĂšs souper et les priĂšres dites, de rester au coin de lâĂątre Ă fumer une pipĂ©e. » Ce soir-lĂ , quand il voulut bourrer sa pipe, il sâaperçut, non sans humeur, quâil ne restait plus que quelques grains de poussiĂšre de tabac dans sa blague. Sa femme lui dit, du lit clos oĂč elle Ă©tait allongĂ©e dĂ©jĂ â Offre Ă Dieu cet ennui, Jozon. Tu trouveras dâautant plus de saveur Ă ta pipĂ©e » de demain. â Ce nâest pas Ă mon Ăąge quâon change ses habitudes, rĂ©pondit le fermier. â Songe donc que tout le monde est couchĂ© dans la maison. â Tant pis ! Jâirai moi-mĂȘme au bourg chercher du tabac. Et il fit comme il disait. Pour arriver au bourg de PenvĂ©nan, il avait Ă passer Barr-ann-Heöl[65], et vous savez que câest un mauvais endroit. Il est de tradition dans le pays quâune groacâh ». y guette, Ă lâangle de deux routes, les gens attardĂ©s. Nombreux sont ceux qui, par elle, ont Ă©tĂ© traitĂ©s de vilaine façon. Un peu avant de parvenir Ă cet endroit, Jozon Briand eut soin de tirer ses sabots et de marcher nu-pieds, afin de nâĂ©veiller point lâattention de la vieille. » DĂ©jĂ il avait laissĂ© Ă quelques pas derriĂšre lui la borne de pierre blanche sur laquelle Ă©tait dâordinaire assise la fĂ©e malfaisante de Barr-ann-Heöl, quand il croisa quatre hommes portant un cercueil[66]. â Que veut dire cet enterrement de nuit ? pensa Jozon. Il eut dâabord lâidĂ©e dâarrĂȘter les porteurs et de les interroger, mais rĂ©flexion faite, il prĂ©fĂ©ra se ranger dans la douve, sans leur adresser la parole. Au bourg, il trouva la buraliste » encore sur pied, acheta sa provision de tabac, et sâen revint chez lui. Au retour comme Ă lâaller, il put passer Barr-ann-Heöl sans encombre. La groacâh » Ă©tait sans doute occupĂ©e ailleurs. En arrivant Ă lâavenue dâormes qui conduit de la route au manoir de Kermaquer, il ne fut pas peu surpris de voir la barriĂšre grande ouverte ; il Ă©tait sĂ»r de lâavoir fermĂ©e derriĂšre lui, lors de son dĂ©part pour le bourg. CâĂ©tait chose quâil recommandait toujours Ă ses valets de ferme et Ă laquelle lui-mĂȘme ne manquait jamais, Ă cause de toutes les bĂȘtes, chevaux, vaches ou moutons, que les gens de PenvĂ©nan ne laissaient que trop volontiers vaguer dans ces parages. Il pesta un brin, ramena lâun contre lâautre les battants de la barriĂšre, et assujettit solidement la chaĂźnette qui les nouait. Puis il enfila lâallĂ©e, sous lâombre noire des arbres, tout en songeant Ă la bonne pipĂ©e » quâil fumerait, avant de se coucher, au coin de lâĂątre, les pieds Ă la braise. Il lâavait bien gagnĂ©e, vraiment ! Mais en entrant dans la cour, il fut frappĂ© de stupeur. Le cercueil quâil avait croisĂ© tantĂŽt Ă©tait placĂ© en travers de sa porte et les quatre hommes se tenaient Ă cĂŽtĂ©, immobiles, deux Ă chaque bout. Jozon Briand nâĂ©tait pas un trembleur. Il avait fait la guerre au temps du Vieux NapolĂ©on. » Il marcha droit aux quatre hommes â Vous vous trompez dâadresse, leur dit-il ; personne ici nâa fait prendre de mesure pour les cinq planches. » â Celui qui nous a envoyĂ©s ne se trompe jamais ! rĂ©pondirent les hommes dâune seule voix. Et lâon eĂ»t dit que cette voix sortait de la terre des morts. Câest ce que nous allons savoir ! sâĂ©cria Jozon Briand. Il enjamba le cercueil, ouvrit la porte. Mais, Ă peine entrĂ©, il trĂ©bucha, en poussant un long soupir. Quand on le releva, tout son sang lui Ă©tait sorti par le nez. Il eut encore le loisir, cependant, de raconter son aventure et de faire connaĂźtre ses derniĂšres volontĂ©s, mais non de fumer sa derniĂšre pipĂ©e. » On prĂ©tend quâil la rĂ©clame chaque fois que la cheminĂ©e fume, Ă Kermarquer. ContĂ© par Françoise Thomas, pĂȘcheuse de goĂ©mons. â PenvĂ©nan, 1884. ______ IVLa danse des pois Mme Madec Ă©tait une vieille Ă©piciĂšre de Pont-Croix[67]. Comme elle Ă©tait malade depuis longtemps, elle prit pour la remplacer Ă la boutique une jeune fille des environs. Un soir, un paysan vint demander Ă acheter des petits pois. La jeune fille se mit Ă le servir. Elle avait dĂ©jĂ versĂ© les pois dans un des plateaux de la balance et sâapprĂȘtait Ă les peser, quand, tout Ă coup, les voilĂ de sauter et de tourbillonner, comme font les danseurs et les danseuses, les jours de pardon. Je vous promets que câĂ©tait une drĂŽle de gavotte. La jeune fille crut Ă une farce du paysan. Mais celui-ci se tenait Ă distance du comptoir, les bras croisĂ©s, suivant la maniĂšre bretonne. Et il Ă©tait encore plus ahuri que celle qui le servait de voir la danse que dansaient les pois, et qui dura bien deux Ă trois minutes. MĂȘme il fit des difficultĂ©s pour les prendre, sous prĂ©texte quâils devaient ĂȘtre ensorcelĂ©s. Quand il fut parti, la jeune fille sâempressa vers lâarriĂšre-boutique, pour conter la chose Ă Mme Madec. Mais Mme Madec Ă©tait hors dâĂ©tat de lâentendre. Elle venait de rendre lâĂąme. ContĂ© par Mme Riolay. â Quimper, juin 1891. _______ VLa main sur la porte CâĂ©tait au Pont-LabbĂ©, il y a bien soixante-dix ans. Ma grandâmĂšre Ă©tait trĂšs malade, presque Ă lâarticle de la mort. Ma mĂšre la veillait, en compagnie de ses trois sĆurs. Vers le milieu de la nuit, ma mĂšre dit Ă ses trois sĆurs qui Ă©taient encore un peu jeunes et que la fatigue accablait. â Allez vous reposer, enfants. La moitiĂ© de la nuit est dĂ©jĂ passĂ©e. Je veillerai bien, seule, maintenant, jusquâau matin. Et les trois fillettes de gagner leur chambre commune. Au moment oĂč celle qui Ă©tait entrĂ©e la derniĂšre fermait la porte, elle fit un grand cri â Voyez donc ! Sur le bois de la porte une main sâĂ©talait, les cinq doigts ouverts, une main maigre, osseuse et ridĂ©e, avec de grosses veines saillantes. Et cette main Ă©tait toute pareille Ă celle de la moribonde. Les jeunes filles furent prises de tristesse ; elles sâagenouillĂšrent au pied de leurs lits pour faire leur priĂšre, comme elles avaient coutume. Mais elles eurent beau enfoncer leurs tĂȘtes dans les matelas des lits et appliquer toute leur pensĂ©e Ă lâoraison quâelles rĂ©citaient, elles songeaient toujours, malgrĂ© elles, Ă la main, et ne pouvaient sâempĂȘcher de glisser un regard de cĂŽtĂ© pourvoir si elle apparaissait encore. La main restait collĂ©e Ă la mĂȘme place. Soudain, ma mĂšre monta â Venez, dit-elle, je crois que câest la fin. Elles redescendirent toutes les quatre et arrivĂšrent juste Ă temps pour recevoir le dernier soupir de la vieille. ContĂ© par Mme Riolay. â Quimper, juin 1891. _______ VILâintersigne des bĆufs » Ceci se passait un peu avant la Grande RĂ©volution. » Je le tiens de ma mĂšre, qui avait seize ans Ă lâĂ©poque, et qui nâa jamais menti. Elle Ă©tait vachĂšre dans une ferme de Briec. Je ne saurais vous dire au juste le nom de la ferme, mais elle devait ĂȘtre situĂ©e quelque part aux alentours de la Plaine[68]. Il me souvient que le maĂźtre sâappelait Youenn Yves. CâĂ©tait un brave homme, et, qui plus est, un homme savant. Il avait Ă©tudiĂ© au collĂšge de Pont-Croix, pour ĂȘtre prĂȘtre. Mais il avait prĂ©fĂ©rĂ© revenir au labour, sans doute parce quâil ne se sentait pas la vocation. Il nâavait pas dĂ©sappris toutefois ce qui lui avait Ă©tĂ© enseignĂ© au temps de sa jeunesse, et on le vĂ©nĂ©rait dans le pays, attendu quâil savait lire dans toute espĂšce de livres. On disait mĂȘme quâil Ă©tait capable de converser, en nâimporte quelle langue, avec nâimporte qui. Un matin, il dit au grand charretier » â Tu mettras le joug Ă la plus jeune paire de bĆufs, afin que je les aille vendre Ă la foire de Pleyben. Il Ă©tait comme cela. Quâil sâagĂźt de vendre ou dâacheter, il ne se dĂ©cidait jamais quâau dernier moment, et cela lui rĂ©ussissait toujours. On prĂ©tendait quâil avait un esprit familier qui lui soufflait Ă lâoreille, Ă lâinstant prĂ©cis, ce quâil devait faire. Aussi ne faisait-il que dâexcellents marchĂ©s. Donc, le grand charretier imposa le joug aux deux bĆufs les plus jeunes et sella un cheval pour le maĂźtre. Celui-ci se mit en route, aprĂšs avoir distribuĂ© sa tĂąche Ă chacun dans la ferme. Sa femme qui Ă©tait venue au seuil pour le regarder partir dit Ă ma mĂšre â Aussi vrai que je vous lâaffirme, Tina, des deux jeunes bĆufs que voilĂ , mon homme me rapportera cent Ă©cus. Ma mĂšre sâen fut conduire aux champs les vaches dont elle avait la garde. Ă la brume de nuit » elle les ramena. Le sentier quâelle devait suivre faisait croix avec la grandâroute. Comme elle arrivait au carrefour, elle rencontra le maĂźtre qui sâen retournait de la foire. Elle ne fut pas peu surprise de voir quâil revenait avec la paire de bĆufs dont il sâĂ©tait promis de se dĂ©barrasser. Vous savez quâen Basse-Bretagne on ne se gĂȘne pas pour causer librement mĂȘme avec les maĂźtres â Mâest avis, Youenn, dit ma mĂšre, que la foire de Pleyben ne vous a guĂšre rapportĂ©. â Câest ce qui te trompe, rĂ©pondit le maĂźtre dâun ton Ă©trange elle mâa rapportĂ© plus que je ne souhaitais. â Voire, pensa ma mĂšre⊠En tout cas, il nâavait pas lâair joyeux ; il laissait aller son cheval au pas, la bride abandonnĂ©e sur le cou. Quant Ă lui, il avait les bras croisĂ©s, la tĂȘte inclinĂ©e et songeuse. Les bĆufs lâescortaient, lâun Ă droite, lâautre Ă gauche, avec une sorte de solennitĂ© ils avaient dĂ» perdre Ă la foire le joug qui les attachait. CâĂ©taient dâailleurs deux bonnes bĂȘtes dociles, quoique jeunes. Ils nâavaient pas encore Ă©tĂ© attelĂ©s Ă la charrue, ni au tombereau, parce que Youenn les rĂ©servait pour la vente, mais on voyait dĂ©jĂ , Ă leur allure posĂ©e, Ă la façon paisible dont ils allongeaient le mufle vers le sol, quâils Ă©taient tout prĂȘts Ă faire de vaillante besogne. Pour le moment ils avaient lâair, eux aussi, de songer Ă des choses tristes, comme le maĂźtre. On marcha quelque temps en silence, les vaches en avant. Ma mĂšre se demandait ce que le maĂźtre avait bien pu vouloir dire. En quoi donc la foire de Pleyben lui avait-elle rapportĂ© plus quâil ne souhaitait ? Il tenait le milieu de la chaussĂ©e, avec la paire de bĆufs. Ma mĂšre cheminait dans lâherbe de la douve. Tout Ă coup Youenn lâinterpella â Tina, dit-il, je ramĂšnerai moi-mĂȘme les vaches. Toi, prends cette voie de traverse et cours dâune haleine jusquâau bourg. Tu passeras dâabord chez le menuisier pour lui commander un cercueil de six pieds de long sur deux pieds de large. Puis tu te rendras au presbytĂšre. Quel que soit le prĂȘtre de service, tu le prieras de prendre son sac dâextrĂȘme-onction[69] et de te suivre chez nous au plus vite. Ma mĂšre regarda le maĂźtre avec stupĂ©faction. Il avait des larmes qui lui roulaient sur la joue. â Va, commanda-t-il, et sois prompte. Ma mĂšre prit ses sabots dans ses mains, enfila la voie de traverse, et courut au bourg tout dâune haleine. Une heure aprĂšs, elle Ă©tait de retour Ă la ferme. Un des vicaires raccompagnait. Sur le seuil Ă©tait assise la fermiĂšre. â Vous arrivez trop tard, dit celle-ci au vicaire, mon mari est trĂ©passĂ©. Ma mĂšre nâen pouvait croire ses oreilles. La fermiĂšre fit tout de mĂȘme entrer le prĂȘtre. Ma mĂšre se glissa derriĂšre eux dans la cuisine. Sur la table, on avait Ă©tendu un matelas, et le maĂźtre Ă©tait couchĂ© dessus, mort. Il avait encore ses vĂȘtements de la journĂ©e. Le vicaire aspergea le corps dâeau bĂ©nite et commença les priĂšres funĂšbres. Quand il fut parti, ma mĂšre reçut lâordre de gagner le lit, car on prĂ©parait tout pour la derniĂšre toilette du dĂ©funt. Ce lit Ă©tait au bas bout de la maison. Une simple cloison de planches sĂ©parait la piĂšce de la cuisine. Je nâai pas besoin de vous dire que ma mĂšre nâavait nulle envie de dormir. Elle fit mine de se coucher, et de tirer sur elle les volets du lit. Mais quand il se fut Ă©coulĂ© quelque temps, elle se releva en chemise et vint coller lâoreille Ă la cloison. Il nâĂ©tait restĂ© dans la cuisine, que la veuve de Youenn, et deux vieilles femmes du voisinage qui avaient coutume dâensevelir. Dans la cour, on entendait causer les gens de la maison, et dâautres, venus des alentours, pour la veillĂ©e. Tous se demandaient comment la mort avait pu abattre si soudainement un homme aussi solide. CâĂ©tait aussi ce qui intriguait ma mĂšre. Elle ne tarda pas Ă ĂȘtre renseignĂ©e, car elle ne perdit pas un mot du rĂ©cit que faisait la fermiĂšre aux deux vieilles femmes, dans la cuisine, pendant quâelles lavaient ensemble le cadavre de Youenn. â Vous savez, disait la fermiĂšre, que jamais il ne manquait une vente. Quand je lâai vu revenir avec les bĆufs, je lui en ai fait reproche. â Youenn, lui dis-je, cette fois tu es en faute. â Câest la premiĂšre fois et ce sera la derniĂšre, me rĂ©pondit-il. â Plaise Ă Dieu ! fis-je. Il me regarda drĂŽlement et il me dit ; â VoilĂ un souhait que tu regretteras vite de voir exaucĂ©, car il tâen viendra grande peine⊠Qui, poursuivit-il, aprĂšs un silence câest la premiĂšre fois que tu me prends en faute sur un marchĂ©, et sera aussi la derniĂšre, parce que nul autre marchĂ© je ne ferai de ma vie. Demain, lâon mâenterrera. â Jâavais bien envie de le traiter de rĂȘveur[70], mais je me souvins de certaine parole quâil mâavait dite naguĂšre. Le premier averti de ma mort, ce sera moi », mâavait-il souvent rĂ©pĂ©tĂ©. Je le vis si abattu que la peur me saisit. Ăvidemment, il avait dĂ» avoir son intersigne. Je lui demandai, toute tremblante â Que sâest-il donc passĂ© depuis ce matin ? â Ma foi de Dieu, dit-il, nous Ă©tions arrivĂ©s Ă la descente de ChĂąteaulin, quand tout Ă coup les bĆufs, qui jusque-lĂ avaient fait la route paisiblement, sâarrĂȘtent, et se mirent Ă renifler avec bruit. Puis lâun dâeux dit Ă lâautre, en son langage de bĂȘte Mâest avis quâon nous mĂšne Ă ChĂąteaulin ? â Oui, rĂ©pondit lâautre, mais on nous ramĂšnera ce soir Ă la Plaine. » Je les exposai sur le champ de foire. Les gens se mirent tourner Ă lâentour, chacun disait VoilĂ une belle paire de bouvillons, mais personne ne mâen demandait le prix. Ce fut ainsi toute la journĂ©e. Durant longtemps je dĂ©vorai mon impatience, mais quand je vis le champ de faire se vider et venir la tombĂ©e du soir, je ne pus me dĂ©fendre de jurer et de sacrer tout bas. En vĂ©ritĂ©, Ă ce moment-lĂ , je crois que jâeusse donnĂ© mes deux bĂȘtes pour rien, si seulement jâen avais trouvĂ© preneur. Le bĆuf noir et gris sâĂ©tant mis Ă creuser le sol de son sabot, je lui dĂ©tachai un coup de pied dans le ventre. Il me regarda alors du coin de lâĆil, tristement, et il me dit Youenn, avant deux heures il fera nuit, et dans quatre heures vous serez mort. Retournons vite Ă la ferme, vous, pour mettre votre conscience en rĂšgle, et nous, pour nous prĂ©parer Ă notre travail de demain, qui sera de vous porter en terre. » â VoilĂ ce que mâa contĂ© mon homme, ajouta la fermiĂšre ; un autre se serait peut-ĂȘtre mis en colĂšre contre le bĆuf, mais lui qui Ă©tait un homme de sens, il a suivi son conseil. GrĂące Ă quoi il a trĂ©passĂ©, non dans la douve du grand chemin, comme un animal, mais dans sa maison, assistĂ© dâun prĂȘtre et muni des sacrements, comme un bon chrĂ©tien. â DouĂ© do bardono ann anaĂŽnn ! Dieu pardonne aux dĂ©funts !, murmurĂšrent les vieilles femmes. Ma mĂšre fit le signe de la croix et regagna son lit. Le lendemain, les deux bouvillons traĂźnĂšrent au bourg de Briec la charrette funĂšbre. Ceci se passait un peu avant la Grande RĂ©volution. » Depuis ce temps-lĂ , on prĂ©tend que les bĆufs ne parlent plus, si ce nâest pourtant Ă lâheure de minuit, durant la veillĂ©e de NoĂ«l. ContĂ© par NaĂŻc, vieille marchande de fruits, â Quimper, 1887. _______ VIILâintersigne du berceau » Marie Gouriou demeurait au village de Min-Guenn la Pierre-Blanche, prĂšs de Paimpol. Son homme Ă©tait Ă Islande, oĂč il faisait la pĂȘche. Ce soir-lĂ , Marie Gouriou sâĂ©tait couchĂ©e, aprĂšs avoir placĂ© sur le banc-tossel[71] tout contre son lit, le berceau oĂč dormait son petit enfant. Elle Ă©tait assoupie depuis quelque temps, lorsque dans son sommeil elle crut entendre lâenfant pleurer. Elle ouvrit les yeux, regarda. JĂ©sus-ma-DouĂ© ! JĂ©sus mon Dieu !, la chambre Ă©tait pleine de lumiĂšre, et un homme, penchĂ© sur le berceau, berçait doucement le petit, en lui chantant Ă mi-voix un refrain de matelot. Lâhomme avait rabattu sur son visage le capuchon de son cirĂ©, en sorte quâon ne pouvait distinguer ses traits. â Qui ĂȘtes-vous ? sâĂ©cria Marie Gouriou, Ă©pouvantĂ©e. Lâhomme leva la tĂȘte. La femme Gouriou reconnut son mari. â Comment ! tu es dĂ©jĂ de retour ?⊠Il nây avait guĂšre plus dâun mois quâil Ă©tait parti. Elle remarqua que ses habits ruisselaient, et cela sentait trĂšs fort lâeau de mer. â Prends donc garde, dit-elle, tu vas mouiller lâenfant⊠Attends, je vais allumer du feu. Elle avait dĂ©jĂ les deux jambes hors de son lit et sâapprĂȘtait Ă passer son jupon. Mais la lumiĂšre Ă©trange qui emplissait la maison sâĂ©vanouit aussitĂŽt. Marie chercha Ă tĂątons les allumettes, en frotta une, et constata que son mari nâĂ©tait plus lĂ Elle ne devait plus le revoir. Le premier chasseur[72] qui revint dâIslande lui apprit que le navire oĂč sâĂ©tait embarquĂ© son homme sâĂ©tait perdu corps et biens, la nuit mĂȘme oĂč Gouriou lui Ă©tait apparu penchĂ© sur le berceau de son fils. ContĂ© par Goanvic, cantonnier. â Paimpol. _______ VIIILâintersigne de la tĂȘte coupĂ©e »[73] Une nuit que Barba Louarn, de Paimpol, Ă©tait restĂ©e Ă filer jusquâĂ une heure trĂšs tardive, elle sâendormit de fatigue sur sa tĂąche. Elle avait bien prĂšs de soixante-dix ans, la pauvre vieille !⊠Sa quenouille lui ayant Ă©chappĂ© des mains et ayant fait du bruit en tombant sur le rouet, Barba se rĂ©veilla en sursaut. Elle ne fut pas peu surprise de voir toute la piĂšce Ă©clairĂ©e dâune lumiĂšre blanche. Dans le milieu de la chambre, il y avait une table ronde oĂč Barba avait coutume de dĂ©poser Ă mesure les Ă©cheveaux de lin quâelle avait filĂ©s. Or, sur le tas dâĂ©cheveaux, elle vit une tĂȘte, une tĂȘte fraĂźchement coupĂ©e et dâoĂč le sang dĂ©gouttait. Dans cette tĂȘte, elle reconnut celle de son fils, marin Ă bord dâun bĂątiment de lâĂtat. Les yeux Ă©taient grands ouverts et la regardaient avec une inexprimable angoisse. â Mabic ! Mabic ! Petiot ! Petiot !, sâĂ©cria-t-elle, en joignant les mains, que tâest-il arrivĂ©, mon Dieu ? SitĂŽt que la vieille eut parlĂ© ainsi, la tĂȘte roula sur la table et en fit le tour, par neuf fois. Puis elle reparut en haut du tas dâĂ©cheveaux. â Adieu, ma mĂšre ! dit une voix. Barba Louarn se retrouva plongĂ©e dans lâobscuritĂ©. Des voisines la ramassĂšrent, le lendemain, Ă©vanouie, sur le plancher de la chambre. On apprit, Ă quelque temps de lĂ , que cette mĂȘme nuit, Ă cette mĂȘme heure, son fils Yvon Louarn, second maĂźtre Ă bord du Redoutable, avait eu la tĂȘte dĂ©tachĂ©e du tronc, dans une fausse manĆuvre ; et, comme câĂ©tait par gros temps, la tĂȘte avait roulĂ© de ci de lĂ sur le pont, avant quâon eĂ»t pu la saisir au passage. ContĂ© par Marie-Jeanne Le Vay. â Paimpol. _______ IXLâintersigne de lâimage de lâeau » JâĂ©tais bien jeune alors, mais jâai de ceci une souvenance aussi fraĂźche que si la chose sâĂ©tait passĂ©e dâhier. Or, jâai soixante-huit ans sonnĂ©s. Jâen avais Ă peu prĂšs douze Ă lâĂ©poque dont je vous parle. On mâavait prise, par charitĂ©, comme gardeuse de vaches, Ă la ferme de Coat-Beuz, dans la paroisse de Kerfeunteun[74]. Ce matin-lĂ , on mâavait envoyĂ©e paĂźtre le troupeau dans des prairies, le long du Steir[75], oĂč le foin avait Ă©tĂ© fauchĂ© de la veille. Pendant que mes bĂȘtes broutaient çà et lĂ , je mâĂ©tais assise sur la berge de la riviĂšre, et je mâamusais, pour passer le temps, Ă battre lâeau avec la gaule qui me servait dâordinaire Ă rassembler les vaches. Soudain, je tressaillis. Devant moi, dans lâeau qui Ă©tait Ă cet endroit dormante, mais trĂšs limpide, je venais de voir, aussi nettement que je vous vois, se dessiner la figure et tout le haut du corps de mon maĂźtre. Je remarquai mĂȘme quâil avait lâair sombre. Je crus quâil sâapprĂȘtait Ă me gronder, parce quâil me surprenait Ă flĂąner ainsi, et je nâosai dĂ©tourner la tĂȘte. Mon embarras dura bien deux ou trois minutes. Ă la fin, Ă©tonnĂ©e de nâattraper ni gronderie ni gifle, â car il Ă©tait rĂ©putĂ© pour avoir le geste prompt, â je pris mon courage Ă deux mains et me relevai dâun bond. Jugez de ma stupĂ©faction, quand je constatai quâil nây avait dans le prĂ© que mes vaches et moi. Ă moins de sâĂȘtre abĂźmĂ© sous terre, le maĂźtre ne pouvait avoir disparu si vite. Dâautre part, il nây avait pas de doute possible câĂ©tait bien son image que je venais de voir lĂ , dans lâeau de la riviĂšre. Je ruminai cette aventure Ă©trange tout le reste de la journĂ©e. Ă la brume de nuit, je rentrai avec mes bĂȘtes. La premiĂšre personne dont je fis rencontre, en ouvrant la barriĂšre du Coat-Beuz, ce fut prĂ©cisĂ©ment le maĂźtre. â Il mâa rien dit lĂ -bas, pensai-je ; mais il va me rudoyer maintenant. Pas du tout ! Il mâaccueillit au contraire avec des paroles joyeuses, mâaccompagna dans lâĂ©table, et me montra gentiment comment il fallait attacher les vaches, chose dont je mâĂ©tais jusquâalors acquittĂ©e assez mal. Le voyant de si bonne humeur, ma foi ! je me mis Ă causer. â Vous avez dĂ» avoir bien chaud, ce midi, Jean Derrien, quand vous avez passĂ© du cĂŽtĂ© des prĂ©s. Vous auriez dĂ» faire comme moi, et tremper vos pieds dans lâeau. Ăa rafraĂźchit tout le sang. â Quâest-ce que tu racontes ? fit-il. Je ne suis pas allĂ© du cĂŽtĂ© des prĂ©s. CâĂ©tait aujourdâhui la foire de Saint-TrĂ©meur, et jâen arrive. Je mâaperçus alors seulement quâil avait sa veste des dimanches. â Tiens ! Je croyais,⊠il mâavait semblĂ© !⊠Je balbutiais maladroitement. Heureusement que la corne sonna pour le souper. Ă table, je ne desserrai pas les dents. Mais jâavais lâesprit bien tourmentĂ©, je vous promets. Je couchais au bas bout de la cuisine, avec la grande servante[76]. Nous partagions le mĂȘme lit. Quand nous fĂ»mes toutes deux dans nos draps, je dis Ă ma compagne â Il y a un malheur suspendu sur cette maison. Je lui contai lâaventure. Elle me traita de folle, mais je vis bien quâau fond elle nâĂ©tait pas plus rassurĂ©e que moi-mĂȘme. Comme le jour approchait, mais avant que les coqs nâeussent chantĂ©, jâentendis quâon appelait la grande servante, de lâautre bout de la cuisine, oĂč Ă©tait le lit des maĂźtres. Je la poussai du coude ; elle se leva. Peu dâinstants aprĂšs, elle accourait mâapprendre que Jean Derrien venait de trĂ©passer. Il Ă©tait mort dâun coup de sang. ContĂ© par NaĂŻc, fruitiĂšre ambulante. â Quimper, 1888. _______ XLâintersigne des Ă©pingles » Vous connaissez les grandes coiffes » que portent les femmes, dans les circonstances solennelles, au pays de TrĂ©guier et en GoĂ«lo[77]. Vous nâignorez pas non plus quâon en rabat les ailes, lorsquâon est en deuil de lâun de ses proches. Il est indispensable que vous sachiez cela, pour comprendre lâintersigne que voici. Il sâest produit dans une maison dâYvias, il y a de cela une quarantaine dâannĂ©es. CâĂ©tait un dimanche de PĂąques. La jeune fille de la maison elle sâappelait Marie-Louise Ă©tait en train de sâattifer pour la messe. Elle avait sorti de son armoire ses vĂȘtements les plus beaux, comme il sied pour une fĂȘte de cette importance, et aussi la plus brodĂ©e de ses catioles câest le nom que nous donnons ici aux grandes coiffes. Certaines femmes ont besoin, pour se coiffer, dâune ou mĂȘme de plusieurs aides. Marie-Louise sâen tirait dâordinaire toute seule, et peu de catioles cependant Ă©taient aussi joliment disposĂ©es que la sienne. Ce matin-lĂ , elle Ă©tait donc debout devant son miroir. Sa coiffe Ă©tait dĂ©jĂ Ă moitiĂ© mise. Elle avait ramenĂ© sur son front un double bandeau de cheveux, rassemblĂ© les tresses au fond du bonnet. Elle nâavait plus pour ĂȘtre prĂȘte, quâĂ replier les ailes de sa coiffe puis Ă les Ă©pingler lâune sur lâautre. Elle en ajusta sans peine les bouts, Ă©tant, comme je vous lâai dit, trĂšs habile de ses mains. Mais lorsquâil sâagit de les Ă©pingler, ce fut une autre histoire. Elle tenait les Ă©pingles entre ses dents, afin dâavoir les bras libres. Dâhabitude, une seule Ă©pingle lui suffisait Ă Ă©tablir solidement lâĂ©difice de sa coiffure. Elle en prend une⊠LâĂ©pingle lui glisse des doigts. Elle en prend une autre, la fixe Ă la place voulue⊠Ding !⊠la seconde Ă©pingle se dĂ©tache, tombe sur le plancher de la chambre, en faisant un petit bruit clair, et les ailes de la coiffe se dĂ©ploient sur les Ă©paules de Marie-Louise. Marie-Louise essaye dâune troisiĂšme, dâune quatriĂšme Ă©pingle⊠La douzaine y passe. Peine perdue ! Il semble que les Ă©pingles se refusent Ă fixer les ailes de la coiffe ou que les ailes de la coiffe se refusent Ă se laisser fixer. Or le deuxiĂšme son de la messe venait de sonner au bourg. La jeune fille risquait dâarriver en retard Ă lâĂ©glise, ce qui nâeĂ»t pas Ă©tĂ© convenable un jour de PĂąques. DĂ©pitĂ©e, elle se rĂ©signe enfin Ă faire ce quâelle nâavait jamais fait, Ă appeler une servante pour lâaider Ă mettre sa coiffe. La servante monte. Elle eĂ»t aussi bien fait de rester en bas, Ă vaquer Ă sa besogne de cuisine. Pas plus que sa maĂźtresse, elle ne rĂ©ussit Ă faire tenir les Ă©pingles. Autant elle en fourre dans la coiffe, autant il en pleut Ă terre. Ă chaque Ă©pingle quâelle fixe, elle dit Pour sĂ»r, ça y est cette fois ! » Marie-Louise qui a les bras levĂ©s, pour maintenir les deux ailes de tulle, les laisse retomber en poussant un soupir dâaise, mais dĂšs que les bras de la jeune fille retombent, les ailes de la coiffe font de mĂȘme. â Encore une Ă©pingle, pour voir ! Il y en eut bientĂŽt tout un tas aux pieds de Marie-Louise. Ding ! Ding ! Ding !⊠à chaque Ă©pingle nouvelle, toujours le mĂȘme petit bruit clairâŠ. Le troisiĂšme son de la messe sonna. Marie-Louise ne put arrivera temps Ă lâĂ©glise. Elle sâen confessa au recteur, le soir, en lui contant son aventure. Le recteur lui dit â Notez ce jour dans votre mĂ©moire. Peu de temps aprĂšs, la jeune fille dâYvias apprit que son fiancĂ©, qui Ă©tait soldat en AlgĂ©rie, avait trĂ©passĂ© le dimanche de PĂąques, vers les dix heures du matin. ContĂ© par Jeanne-Yvonne Pariscoat, marchande. â Yvias, aoĂ»t 1888. _______ XILâintersigne des rames » Un soir, aprĂšs souper, nous Ă©tions, comme cela, Ă causer au coin du feu. On Ă©tait en plein hiver, et vous savez si, en cette saison, le vent souffle sur nos cĂŽtes. Je nâavais que dix ans Ă lâĂ©poque, jâen ai aujourdâhui soixante-trois, mais de semblables souvenirs ne sortent de la mĂ©moire que lorsque la vie sâen va du corps. Dâentendre meugler la tempĂȘte, on en vint tout naturellement Ă parler de mon frĂšre aĂźnĂ©, Guillaume, qui Ă©tait alors marin sur la mer. Ma mĂšre fit observer que depuis longtemps on nâavait eu de ses nouvelles. Sa derniĂšre lettre Ă©tait datĂ©e de Valparaiso. Dans cette lettre, il se disait en parfaite santĂ©, mais elle remontait dĂ©jĂ Ă six mois. Il est vrai que les matelots ne sont pas prodigues dâĂ©critures. â Tout de mĂȘme, disait ma mĂšre, je voudrais bien savoir oĂč il est Ă cette heure. Pourvu quâil nâait pas Ă pĂątir du coup de vent quâil fait ce soir ! LĂ -dessus on commença les priĂšres auxquelles on ajouta un Pater tout exprĂšs Ă lâintention de mon frĂšre Guillaume. Puis, nous nous en fĂ»mes coucher. Moi je partageais le lit de ma sĆur CoupaĂŻa. Nous dormions dĂ©jĂ Ă moitiĂ©, lorsque la voix de ma mĂšre nous rĂ©veilla. Son lit Ă©tait placĂ© au bout du nĂŽtre, Ă cĂŽtĂ© de lâĂątre. â HĂ© ! les enfants, est-ce que vous nâentendez pas ? â Quoi donc, mamm ? â Ce bruit, au dehors. Câest moi qui couchais au bord. Je me levai sur mon sĂ©ant, et je tendis lâoreille. â Oui, dis-je, jâentends le bruit de quatre rames qui frappent lâeau en cadence. â Est-ce tout ? demanda la bonne femme. â Non, ma foi ! Jâentends aussi des gens converser entre eux. â Sors donc du lit, Marie-Cinthe[78], et entrâouvre la fenĂȘtre pour tĂącher de comprendre en quelle langue ils parlent. JâobĂ©is. Jâentrâouvris la fenĂȘtre avec prĂ©caution, de peur que la bourrasque ne mâen poussĂąt les battants Ă la figure. Les voix venaient de la mer dont notre maison, celle-lĂ mĂȘme que jâhabite encore nâĂ©tait sĂ©parĂ©e que par la route. CâĂ©taient Ă©videmment les voix des quatre rameurs. Ce quâil y avait de bizarre, câest que chacun dâeux avait lâair de parler dans une langue diffĂ©rente. Quelques mots arrivĂšrent jusquâĂ moi. Je les ai retenus ; les voici â Hourra⊠Sinemara⊠Dali⊠Ariboué⊠Anglais, espagnol, italien, il y avait peut-ĂȘtre lĂ -dedans de tout cela Ă la fois. Il me sembla aussi que lâun des hommes du canot mystĂ©rieux sâexprimait en breton. Mais, dans ce charabia de langues, et surtout Ă cause du vent, je ne pus distinguer ce quâil disait. â Eh bien, Marie-Cinthe ? interrogea ma mĂšre. â Ce doit ĂȘtre, rĂ©pondis-je, le canot de quelque navire en dĂ©tresse dans nos parages, et qui a Ă son bord des matelots de divers pays. â Rallume la chandelle, en ce cas, afin que ces pauvres gens trouvent une maison Ă©clairĂ©e, quand ils dĂ©barqueront. Ma mĂšre Ă©tait une femme secourable. Elle aimait Ă rendre service, dans la mesure de ses moyens, surtout lorsquâelle avait affaire Ă des marins, car on lâĂ©tait, chez nous, de pĂšre en fils. Moi, de rallumer la chandelle, et de passer mon jupon et mon corsage. Je grelottais de froid, un peu de peur aussi, je lâavoue. Puis je restai lĂ attendre⊠une demi-heure, une heure. Mais personne ne vint cogner Ă la porte. Les hommes du canot avaient dĂ» dĂ©barquer, cependant. On nâentendait plus ni bruit de rames, ni bruit de voix. Ă la fin, ma mĂšre me dit de me recoucher. CoupaĂŻa Ă©tait dĂ©jĂ rendormie. MalgrĂ© la frayeur Ă©trange dont je me sentais saisie, je ne tardai pas Ă faire comme elle. Le lendemain, dĂšs le point du jour, le premier soin de la vieille Toulouzan fut dâaller aux informations. Mais elle eut beau questionner de porte en porte, elle ne put recueillir aucun renseignement. Personne, hormis nous, nâavait eu vent de quoi que ce fĂ»t. MĂȘme les douaniers de garde, cette nuit-lĂ , entre BuguĂ©lĂšs et TreztĂȘl, juraient leur plus grand serment que pas un navire nâavait Ă©tĂ© en vue et que pas un canot nâavait rangĂ© la cĂŽte. Ma mĂšre rentra, la figure toute pĂąle. La journĂ©e se passa pour nous Ă attendre la nuit avec impatience, et cependant Ă craindre sa venue. Comme nous nous mettions Ă table pour souper, le second de mes frĂšres, qui Ă©tait allĂ© la veille par mer Ă Perros, se montra dans le cadre de la porte. Nous ne comptions pas sur lui avant la marĂ©e suivante. Jâapportais son couvert, et le repas commença. Tout Ă coup, mon frĂšre poussa un cri â On a donc suspendu aux poutres de la viande saignante ? dit-il, en levant les yeux au plafond. â Tu auras bu de trop, rĂ©pliqua ma mĂšre, que cette exclamation avait troublĂ©e. â Damen ! voyez plutĂŽt. Ce ne sont cependant pas des gouttes dâeau salĂ©e que jâai lĂ . Il avait posĂ© sa main Ă plat sur la table. Sur le dos de cette main, trois larmes rouges Ă©taient en effet tombĂ©es on ne sait dâoĂč, trois larges gouttes de sang frais[79]. Ma mĂšre devint aussi blanche quâun cadavre. â Pour sĂ»r, murmura-t-elle, il y a un malheur sur lâun des nĂŽtres. Chacun gagna son lit. Mais une mĂȘme pensĂ©e nous tint tous Ă©veillĂ©s, jusquâĂ ce que la fatigue eĂ»t raison de notre Ă©pouvante. Nous Ă©coutions si les rameurs inconnus ne faisaient pas entendre le bruit cadencĂ© de leurs avirons. Le vent sâĂ©tait apaisĂ©. La nuit Ă©tait silencieuse. Nous nâentendĂźmes rien de particulier⊠Il nâen fut pas de mĂȘme, le troisiĂšme soir. Ma mĂšre venait dâĂ©teindre la chandelle, quand de nouveau arriva jusquâĂ nous le plic-ploc de quatre rames frappant lâeau, deux Ă deux. De nouveau, je me levai. Cette fois, je voulais en avoir le cĆur net, je voulais voir. Je me rhabillai et je sortis. La mer miroitait sous la lune. Je fouillai des yeux toute lâĂ©tendue claire des eaux. Je ne vis que les rochers de Saint-Gildas qui semblaient des spectres et, trĂšs loin, les bĂȘtes mauvaises, les Sept-Ăles[80]. De barque, point ! Et cependant le plic-ploc continuait de rĂ©sonner dans la nuit, comme un tic-tac rĂ©gulier dâhorloge. Mais câĂ©tait tout. Les rameurs nageaient » en silence. Ils ne conversaient plus entre eux, dans leurs multiples jargons. â Mon frĂšre mâavait rejoint sur la falaise. Il avait lâĆil plus exercĂ© que le mien. Nâimporte ! Il ne fit que voir ce que je voyais, rien de plus. â Eh bien, nous demanda la vieille, quand nous eĂ»mes repassĂ© le seuil. Mon frĂšre rĂ©pondit â Ăa doit ĂȘtre un intersigne de marin. Ma mĂšre, de son lit, commença aussitĂŽt le De profundis. Nous pensions tous Ă Guillaume, et, tout an priant, nous ne pouvions nous empĂȘcher de sangloter. Je ne crois pas que nous ayons pleurĂ© autant, un mois aprĂšs, lorsque la mĂšre, de retour de TrĂ©guier oĂč elle avait Ă©tĂ© toucher sa dĂ©lĂ©gation », au bureau de la marine, nous annonça que Guillaume Ă©tait mort. CâĂ©tait le sous-commissaire qui lui avait communiquĂ© la chose. Juste le soir oĂč, pour la premiĂšre, fois, nous avions entendu le bruit des rames, le frĂšre aĂźnĂ©, Ă©tant Ă Karikal des Indes, avait Ă©tĂ© commandĂ© pour aller Ă terre, avec le canot du bord, en compagnie de trois matelots, chercher des officiers. Il Ă©tait revenu au navire avec un fort mal de tĂȘte. Le lendemain, son nez avait saignĂ©. Le surlendemain, on avait dĂ©barquĂ© son cadavre, pour ĂȘtre inhumĂ© dans le cimetiĂšre catholique⊠En ce monde, il ne faut sâĂ©tonner de rien. Tout sây fait par la seule volontĂ© de Dieu. ContĂ© par Marie-Cinthe Toulouzan. â Port-Blanc, aoĂ»t 1891. _______ XIILâintersigne de lâenterrement »[81] Marie Creacâhcadic, jeune fille de quinze Ă seize ans, Ă©tait servante Ă la ferme de KervĂ©zenn, en Briec. Non loin de KervĂ©zenn, sâĂ©teignait doucement, dans une chaumiĂšre isolĂ©e, un vieillard aveugle qui Ă©tait lâoncle de Marie, Ă la mode de Bretagne, et Ă qui elle allait quelquefois faire visite. Un matin, elle sâen revenait de Quimper, oĂč elle avait coutume dâaller chaque jour porter du lait, avec une petite voiture Ă bras. On Ă©tait en hiver et il faisait Ă peine jour. Marie se trouva tout Ă coup devant un char Ă bancs, dont un paysan, quâelle reconnut, conduisait le cheval par la bride. Elle nâeut que le temps de se garer, avec sa voiture, dans la douve. Le char Ă bancs passa ; elle vit quâil contenait un cercueil. DerriĂšre venait le porteur de croix, puis un prĂȘtre, le recteur de Briec, et enfin le cortĂšge funĂšbre. Marie ne fut pas mĂ©diocrement surprise de voir que le deuil Ă©tait menĂ© par les plus proches parents de son oncle lâaveugle. â Allons, se dit-elle, il paraĂźt que mon oncle est mort. Elle rentra Ă KervĂ©zenn, tout attristĂ©e, un peu dĂ©pitĂ©e aussi quâon ne lui eĂ»t pas fait part de la mort du pauvre vieux, quâelle aimait beaucoup. La maĂźtresse de maison, remarquant quâelle avait lâair tout drĂŽle, lui demanda â Quâest-ce donc qui vous est arrivĂ©, Marie ? â Il mâest arrivĂ© que je viens de me croiser avec lâenterrement de mon oncle, et quâon nâa pas daignĂ© me faire part de sa mort. La maĂźtresse de maison se mit Ă rire. â Vous avez rĂȘvĂ©, ma fille ; car, certes, vous nâĂ©tiez pas bien rĂ©veillĂ©e, quand vous avez vu ce que vous dites. Si votre oncle Ă©tait mort, on lâaurait su dans le quartier. â Eh bien, rĂ©pondit Marie, jâen aurai le cĆur net ! Et elle alla, dâune course, jusquâĂ la chaumiĂšre. Elle y trouva le vieil aveugle couchĂ©, comme Ă son ordinaire, dans le lit clos, auprĂšs de lâĂątre. Seulement il avait la face toute jaune et ne respirait presque plus. Une de ses filles qui Ă©tait lĂ , avec dâautres parents, invita Marie Ă se joindre Ă eux pour la veillĂ©e, cette nuit-lĂ , en ajoutant que ce serait sans doute la derniĂšre. Elle ne manqua pas de sây rendre. Comme elle Ă©tait un peu fatiguĂ©e de sa journĂ©e, elle sâassoupit, au bout dâune heure ou deux. Soudain, il lui sembla que quelque chose de lourd venait de heurter contre la porte. Elle se rĂ©veilla en sursaut, et sâaperçut que les autres veilleurs, eux aussi, dormaient dâun sommeil profond. La porte cependant sâĂ©tait ouverte. Marie vit entrer un cercueil qui fut dĂ©posĂ© par des mains invisibles sur le banc-tossel[82]. Elle eut grandâpeur et se tint bien coi Ă la place oĂč elle Ă©tait assise. Elle serra mĂȘme trĂšs fort ses paupiĂšres sur ses yeux. Mais, quand elle ne vit plus, elle entenditâŠ, elle entendit les mains mystĂ©rieuses fourrager dans le cercueil parmi les rubans de bois ou ripes quâon Ă©tend sous les cadavres et le chanvre peignĂ© quâon tord en guise dâoreiller sous leur nuque. En ce moment lâoncle fit un long soupir. Ă lâaube, on constata quâil Ă©tait dĂ©jĂ tout froid. Marie Creacâhcadic sâen fut Ă KervĂ©zenn, le cĆur chavirĂ©, prier quâon voulĂ»t bien lui permettre dâassister Ă lâenterrement. Mais la maĂźtresse de maison lui fit observer que les pratiques de la ville attendaient leur lait, quâelle nâĂ©tait dâailleurs que la parente Ă©loignĂ©e du mort et quâelle sâĂ©tait suffisamment acquittĂ©e envers lui en le veillant toute une nuitĂ©e. La pauvre fille dut se rĂ©signer. Elle sâattela Ă la petite voiture et se dirigea vers Quimper. Elle rencontra lâenterrement, â le vrai, cette fois, â au mĂȘme tournant du chemin oĂč elle avait dĂ©jĂ croisĂ© lâautre. Craignant quâon ne lui fĂźt reproche pour nâĂȘtre pas venue se mĂȘler au cortĂšge, elle se jeta dans un champ dont la barriĂšre Ă©tait ouverte. Elle attendit lĂ , en regardant Ă travers les ajoncs du talus, que le convoi se fĂ»t Ă©loignĂ©. Elle sâapprĂȘtait Ă quitter sa cachette, quand elle fut clouĂ©e sur place par la stupeur. Voici que, par la route, sâavançait dâun pas hĂ©sitant, un vieux Ă la figure jaune comme cire, et câĂ©tait son oncle, son oncle lâaveugle, qui suivait Ă distance son propre enterrement. Pour le coup, Marie Creacâhcadic sâĂ©vanouit dâĂ©pouvante. Des gens qui passaient par le champ la trouvĂšrent une heure plus tard, qui gisait inerte dans le fossĂ©. Ils la rapportĂšrent Ă KervĂ©zenn, Ă demi morte[83]. ContĂ© par Marie Manchec, couturiĂšre. â Quimper. _______ XIIILe moribond extrĂ©misĂ© par un prĂȘtre mort Lomm Grenn Ă©tait journalier Ă la ferme de Kerniz. En ce temps-lĂ il nây avait pas dâhorloges chez les riches, encore moins chez les pauvres gens. Lomm Grenn, pour savoir sâil Ă©tait lâheure de se rendre Ă son travail, avait coutume de consulter la couleur du ciel. DĂšs quâil le voyait blanchir, il se levait, sâhabillait et se mettait en route. Une nuit, en se rĂ©veillant, il crut remarquer quâil faisait clair-de-jour, et sauta promptement hors du lit. CâĂ©tait en hiver. Lomm partit, encore ensommeillĂ©. Comme il allait par le grand chemin, il croisa un prĂȘtre portant lâhostie, accompagnĂ© dâun enfant de chĆur qui faisait tinter une clochette. Le prĂȘtre, en passant prĂšs de Lomm, lui dit â Suivez-moi ! On ne refuse pas dâobĂ©ir Ă un prĂȘtre qui porte le bon Dieu. Lomm suivit, tĂȘte nue, en rĂ©citant des priĂšres pour la personne quâon allait extrĂ©miser. Le prĂȘtre et lâenfant de chĆur sâengagĂšrent dans une garenne â Tiens, pensa Lomm, il paraĂźt que câest Ă TrĂ©gloz quâil y a quelquâun de malade. Probablement, le vieux Guilcher. CâĂ©tait en effet, au manoir de TrĂ©gloz, et câĂ©tait aussi Guilcher le vieux. Il Ă©tait lĂ , Ă©tendu sur son lit, et dĂ©jĂ mĂ»r pour la terre. Deux hommes faisaient mine de lâassister, mais en rĂ©alitĂ© ils dormaient profondĂ©ment sur leurs siĂšges. Ils ne rouvrirent mĂȘme pas les yeux, pendant que le prĂȘtre administrait au moribond les derniers sacrements. Lomm, qui sâĂ©tait agenouillĂ© sur le seuil, ne put sâempĂȘcher de trouver cela scandaleux. Le prĂȘtre, ayant terminĂ© son office, fit le signe de la croix et dit, en sâadressant Ă Guilcher le vieux â Brave homme, il y a longtemps que je vous devais vos sacrements. Je vous les ai donnĂ©s. Nous sommes quittes. Cette parole, Lomm Grenn nâen comprit jamais le sens. Cependant le prĂȘtre sortit. â Allez maintenant Ă votre travail, dit-il au journalier. Vous serez encore de bonne heure. Lorsque Lomm arriva Ă Kerniz, il ne trouva en effet sur pied que la servante de cuisine. â Vous ĂȘtes bien matinal ! lui dit-elle. Nos gens ne sont pas levĂ©s, et je ne fais que dâallumer le feu pour la soupe. â Tant mieux ! rĂ©pondit Lomm. Au moins on ne mâaccusera pas de paresse. Et en attendant que la soupe fĂ»t prĂȘte, il alla curer la crĂšche aux chevaux. Quand il rentra dans la maison pour dĂ©jeuner, il entendit un des hommes attablĂ©s qui disait â Vous savez la nouvelle ? Guilcher le vieux est mort cette nuit sans avoir reçu les sacrements. â Cela est faux, sâĂ©cria Lomm ; si Guilcher le vieux est mort, câest en chrĂ©tien ; jâai moi-mĂȘme assistĂ© le prĂȘtre qui lui administrait lâExtrĂȘme-onction ; jâai vu lui donner le bon Dieu. Et Lomm de raconter son aventure. â Dame ! reprit le laboureur qui avait parlĂ©, jâai rencontrĂ© tout Ă lâheure un de ceux qui veillaient Guilcher. Câest de lui que je tiens la chose. Ils Ă©taient deux, et sâendormirent si bien lâun et lâautre, quâils nâont pas su Ă quel moment le trĂ©passĂ© avait rendu lâĂąme. Celui que jâai rencontrĂ©, câest Yves MĂ©nĂšz. Il allait au bourg chercher la croix dâargent, et Ă©tait mĂȘme fort inquiet sur la façon dont il serait accueilli par le recteur. â Eh bien, il faut que jâen aie le cĆur net ! murmura Lomm Grenn. Je vais au presbytĂšre de ce pas. Il se rendit au presbytĂšre. Quand il eut exposĂ© le cas, le recteur lui dit â Tout ce que je puis vous affirmer, câest que le prĂȘtre que vous avez suivi nâĂ©tait pas de ce monde. LâĂ©tourderie des deux veilleurs aurait pu causer la damnation Ă©ternelle de Guilcher le vieux. Mais Dieu a des ressources infinies pour sauver les Ăąmes. Lomm Grenn sâen retourna Ă son travail. Ă partir de ce jour, il demeura prĂ©occupĂ©, Ă©trangement sĂ©rieux, presque triste. Au printemps il mourut. ContĂ© par Fantic OmnĂšs. â BĂ©gard, 1888. _______ CHAPITRE IILâAnkou[84] LâAnkou est lâouvrier de la mort oberour ar maro. â Le dernier mort de lâannĂ©e, dans chaque paroisse, devient lâAnkou de cette paroisse pour lâannĂ©e suivante. â On dĂ©peint lâAnkou, tantĂŽt comme un homme trĂšs grand et trĂšs maigre, les cheveux longs et blancs, la figure ombragĂ©e dâun large feutre ; tantĂŽt sous la forme dâun squelette drapĂ© dâun linceul[85], et dont la tĂȘte vire sans cesse au haut de la colonne vertĂ©brale, ainsi quâune girouette autour de sa tige de fer, afin quâil puisse embrasser dâun seul coup dâĆil toute la rĂ©gion quâil a mission de parcourir[86]. Dans lâun et lâautre cas, il tient Ă la main une faux. Celle-ci diffĂšre des faux ordinaires, en ce quâelle a le tranchant tournĂ© en dehors. Aussi lâAnkou ne la ramĂšne-t-il pas Ă lui, quand il fauche ; contrairement Ă ce que font les faucheurs de foin et les moissonneurs de blĂ©, il la lance en avant. â Le char de lâAnkou karrik ou karriguel ann Ankou est fait Ă peu prĂšs comme les charrettes dans lesquelles on transportait autrefois les morts[87]. Il est traĂźnĂ© dâordinaire par deux chevaux attelĂ©s en flĂšche. Celui de devant est maigre, efflanquĂ©, se tient Ă peine sur ses jambes. Celui du limon est gras, a le poil luisant, est franc du collier. LâAnkou se tient debout dans la charrette. Il est escortĂ© de deux compagnons, qui tous deux cheminent Ă pied. Lâun conduit par la bride le cheval de tĂȘte. Lâautre a pour fonction dâouvrir les barriĂšres des champs ou des cours et les portes des maisons. Câest lui aussi qui empile dans la charrette les morts que lâAnkou a fauchĂ©s[88]. â LâAnkou se sert dâun ossement humain pour aiguiser sa faux. Quelquefois il en fait redresser le fer par les forgerons qui, sous prĂ©texte dâouvrage pressĂ©, ne craignent pas de tenir leur feu allumĂ©, le samedi soir, aprĂšs minuit. Mais le forgeron qui a travaillĂ© pour lâAnkou ne travaille plus ensuite pour personne. â LâAnkou a deux pourvoyeuses principales qui sont 1o La Peste ar Vossen ; 2o La Disette ar GernĂšs, câest-Ă -dire la ChertĂ©. XIV Autrefois, il en avait une troisiĂšme la Gabelle ann Deok holen, le droit du sel. Mais celle-ci, la duchesse Anne en a purgĂ© le monde. La duchesse Anne demeurait au chĂąteau du Korrec, en Kerfot[89]. Un jour, son mari lui dit â La rĂ©union des Ătats va avoir lieu, il faut que je mây rende. â Prenez garde Ă ce que vous y ferez. Surtout, nâimposez pas de nouvelles charges Ă la Bretagne. â Non, non. Il partit, assista aux Ătats, puis sâen revint Ă son manoir. â Eh bien ? lui demanda la duchesse. â Heu ! rĂ©pondit-il, jâai dĂ» consentir Ă lâimposition de la gabelle. â Ah ! Sans rien ajouter, la duchesse passa Ă la cuisine et glissa quelques mots dans lâoreille de la servante qui faisait cuire de la bouillie pour le repas de son maĂźtre. Peu dâinstants aprĂšs, la servante servait la bouillie toute chaude. Le mari de la duchesse y planta la cuillĂšre. â Pouah ! sâĂ©cria-t-il aussitĂŽt, on a oubliĂ© dây mettre du sel ! â HĂ© ! rĂ©pondit la duchesse, dâun ton goguenard, quâimporte ! â Cette bouillie est exĂ©crable, vous dis-je. â Il faudra cependant que vous la mangiez telle quelle. Vous devez lâexemple Ă nos paysans. Vous les privez de sel. Privez-vous-en vous-mĂȘme. â Jâentends quâon sale mes aliments ! â Abolissez donc la gabelle. â Je ne le puis. Jâai jurĂ© dâaider Ă la maintenir, tant que je vivrai. â Tant que vous vivrez ? â Certes. â Oh ! bien, ce ne sera donc pas pour longtemps ! fit la duchesse Anne, et, prenant sur la table un couteau Ă lame effilĂ©e, elle le plongea dans le cĆur de son mari. Puis elle ordonna Ă un de ses domestiques dâaller annoncer partout que la Gabelle Ă©tait morte. Les nobles protestĂšrent â Votre mari, dirent-ils, avait cependant jurĂ© de maintenir la gabelle, tant quâil vivrait. â Oui, rĂ©pondit la duchesse Anne, mais il est mort, et avec lui nous allons enterrer la Gabelle. Depuis lors, en effet, on nâa plus jamais entendu parler de ce flĂ©au du monde. ContĂ© par Anna Drutot. â PĂ©dernec, 1888. XV La Peste ar Vossenn est boiteuse. Cela ne lâempĂȘche pas dâaller aussi vite que le vent. Seulement elle ne peut pas sauter les riviĂšres. Elle nâa dâautre moyen de les franchir que de se faire porter sur le dos de quelque brave homme trop complaisant. Un vieux, de Plestin, la rencontra un soir sur les bords du Douron. Elle Ă©tait assise sur la berge, regardant lâeau couler. Elle venait de Lanmeur quâelle avait dĂ©peuplĂ© et se rendait dans le pays de Lannion. â HĂ©, vieux ! cria-t-elle, auriez-vous lâobligeance de me prendre sur vos Ă©paules pour me faire passer lâeau ? Je vous en rĂ©compenserai bien. Le vieux, qui ne la connaissait pas, y consentit. Lâayant chargĂ©e sur ses Ă©paules, il entra dans la riviĂšre. Mais Ă mesure quâil avançait, il la sentait peser sur lui dâun poids plus lourd. Ă la fin, Ă©puisĂ©, et le courant Ă©tant trĂšs fort, il dit â Ma foi, bonne dame, je vais vous planter lĂ . Je ne tiens pas Ă me noyer pour vous. â De grĂące, ne fais pas cela. RamĂšne-moi plutĂŽt Ă lâendroit oĂč tu mâas prise. â Soit. Et il rebroussa chemin, sans trop de peine, son fardeau sâallĂ©geant Ă mesure quâil se rapprochait du rivage. Le pays de Lannion fut ainsi prĂ©servĂ© de la peste. Mais si le vieux avait laissĂ© tomber la vilaine groacâh fĂ©e au beau milieu de la riviĂšre, comme il en avait eu dâabord lâintention, le monde eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©barrassĂ© dâelle Ă jamais[90]. ContĂ© par mon pĂšre, Le Braz. â Quant Ă la Disette ar GernĂšs, elle durera malheureusement plus longtemps que le pain. XVILe char de la mort CâĂ©tait un soir, en juin, dans le temps quâon laisse les chevaux dehors toute la nuit. Un jeune homme de TrĂ©zĂ©lan[91] Ă©tait allĂ© conduire les siens aux prĂ©s. Comme il sâen revenait en sifflant, dans la claire nuit, car il y avait grande lune, il entendit venir Ă lâencontre de lui, par le chemin, une charrette dont lâessieu mal graissĂ© faisait Wik ! wik ! Il ne douta pas que ce ne fĂ»t karriguel ann Ankou[92] la charrette, ou mieux la brouette de la Mort. â Ă la bonne heure, se dit-il, je vais donc voir enfin de mes propres yeux cette charrette dont on parle tant ! Et il escalada le fossĂ© oĂč il se cacha dans une touffe de noisetiers. De lĂ il pouvait voir sans ĂȘtre vu. La charrette approchait. Elle Ă©tait traĂźnĂ©e par trois chevaux blancs attelĂ©s en flĂšche. Deux hommes lâaccompagnaient, tous deux vĂȘtus de noir et coiffĂ©s de feutres aux larges bords. Lâun dâeux conduisait par la bride le cheval de tĂȘte, lâautre se tenait debout Ă lâavant du char. Comme le char arrivait en face de la touffe de noisetiers oĂč se dissimulait le jeune homme, lâessieu eut un craquement sec. â ArrĂȘte ! dit lâhomme de la voiture Ă celui qui menait les chevaux. Celui-ci cria Ho ! et tout lâĂ©quipage fit halte. â La cheville de lâessieu vient de casser, reprit lâAnkou. Va couper de quoi en faire une neuve Ă la touffe de noisetiers que voici. â Je suis perdu ! pensa le jeune homme qui dĂ©plorait bien fort en ce moment son indiscrĂšte curiositĂ©. Il nâen fut cependant pas puni sur-le-champ. Le charretier coupa une branche, la tailla, lâintroduisit dans lâessieu, et, cela fait, les chevaux se remirent en marche. Le jeune homme put rentrer chez lui sain et sauf, mais, vers le matin, une fiĂšvre inconnue le prit, et, le jour suivant, on lâenterrait. ContĂ© par Françoise OmnĂšs, de BĂ©gard, plus connue sous le nom de Fantic Jan ar Gao [Françoise fille de Jeanne Le Gac]. â Septembre 1890. _______ XVIILâaventure de Gab Lucas Gab Lucas Ă©tait journalier Ă Rune-Riou. Chaque soir, il sâen retournait Ă Kerdrenkenn oĂč il demeurait avec sa femme et ses cinq enfants, dans la plus misĂ©rable chaumiĂšre de ce pauvre village. Car Gab Lucas nâavait pour faire vivre les siens que les dix sous quâil gagnait chaque jour pĂ©niblement. Cela ne lâempĂȘchait pas dâĂȘtre gai de caractĂšre et vaillant Ă lâouvrage. Les maĂźtres de Rune-Riou lâestimaient fort. La semaine finie, ils lâengageaient rĂ©guliĂšrement Ă passer avec eux la veillĂ©e du samedi soir oĂč lâon buvait du flip[93] en mangeant des chĂątaignes grillĂ©es. Sur le coup de dix heures, on se sĂ©parait. Le fermier remettait Ă Gab sa paye de la semaine et la mĂ©nagĂšre y joignait toujours quelque cadeau pour la maisonnĂ©e de Kerdrenkenn. Un samedi soir, elle lui dit â Gab, jâai mis de cĂŽtĂ© pour vous un sac de pommes de terre. Vous le porterez de ma part Ă Madeleine DĂ©nĂšs, votre femme. Gab Lucas remercia, jeta le sac sur son dos et se mit en route, aprĂšs avoir souhaitĂ© le bonsoir Ă chacun. De Rune-Riou Ă Kerdrenkenn il y a bien trois quarts de lieue. Gab marcha dâabord allĂšgrement. La lune Ă©tait claire, et le bon flip quâil avait bu lui faisait chaud dans lâestomac. Il sifflotait un air breton pour se tenir compagnie, tout joyeux de la joie quâaurait Madeleine DĂ©nĂšs en le voyant rentrer avec un beau sac de pommes de terre. On en ferait cuire le lendemain une pleine marmitĂ©e ; on y ajouterait une tranche de lard, et tout le monde se rĂ©galerait. Cela alla bien lâespace dâun quart de lieue. Mais, au bout de ce temps, la vertu du flip sâĂ©tant dissipĂ©e Ă la fraĂźcheur de la nuit, Gab sentit toute la fatigue de sa journĂ©e lui revenir. Il commença Ă trouver que le sac de pommes de terre lui pesait lourd sur les Ă©paules. BientĂŽt il nâeut plus de cĆur Ă siffler. â Si du moins, pensa-t-il, je faisais rencontre de quelque roulier !⊠Mais je nâaurai pas cette chance. Il arrivait Ă ce moment prĂšs du calvaire de Kerantour oĂč sâamorce Ă la grandâroute le petit chemin de Nizilzi, qui mĂšne Ă la ferme du mĂȘme nom. â Ma foi, se dit Gab, je vais toujours mâasseoir un instant sur les marches de la croix, pour reprendre haleine. Il dĂ©posa son fardeau, sâassit Ă cĂŽtĂ©, et, ayant battu le briquet, alluma sa pipe. La campagne sâĂ©tendait au loin silencieuse. Tout Ă coup, les chiens de Nizilzi se mirent Ă hurler lamentablement. â Quâest-ce quâils ont donc Ă faire ce vacarme ? songeait Gab Lucas. Il entendit alors, dans le petit chemin creux, le bruit dâune charrette. Les essieux, mal graissĂ©s, criaient Wig-a-wag ! wig-a-wag ! â Allons ! se dit Gab, voilĂ mon vĆu prĂšs dâĂȘtre exaucĂ©. Ce sont sans doute les gens du manoir qui vont charger du sable Ă Saint-Michel-en-GrĂšve. Ils me porteront mon sac jusquâĂ mon seuil. Il vit dĂ©boucher les chevaux, puis la charrette. Ils Ă©taient terriblement maigres et efflanquĂ©s, ces chevaux. Ce nâĂ©taient certes pas ceux de Nizilzi, toujours si gras, si luisants. Quant Ă la charrette, elle avait pour fond quelques planches disjointes ; deux claies branlantes lui servaient de rebords. Un homme de haute taille, un grand escogriffe aussi dĂ©charnĂ© que ses bĂȘtes, conduisait ce piteux attelage. Un vaste chapeau de feutre lui ombrageait toute la figure. Gab ne put le reconnaĂźtre. Il le hĂ©la tout de mĂȘme â Camarade, nây aurait-il pas un peu de place dans ta charrette pour le sac que voici ? Jâen ai le dos rompu. Je ne vais pas loin ; Ă Kerdrenkenn seulement ! Le charretier passa sans rĂ©pondre. â Il ne mâaura pas compris, se dit Gab. Son affreuse charrette fait un tel bruit ! Lâoccasion Ă©tait trop belle pour la manquer. Gab Lucas sâempressa dâĂ©teindre sa pipe, la fourra dans la poche de sa veste, empoigna le sac de pommes de terre, et courut aprĂšs la charrette qui allait encore assez vite. Il finit par la rejoindre et y laissa tomber le sac, en poussant un ouf ! de soulagement. Mais comment expliquer cela ? Le sac passa au travers des vieilles planches et chut Ă terre. â Quelle espĂšce de charrette est-ce donc ceci ? se dit Gab. Il ramassa le sac, voulut de nouveau le poser dans la charrette, en le poussant cette fois plus avant. Mais le fond de la charrette nâavait dĂ©cidĂ©ment aucune soliditĂ©, car le sac passa au travers, entraĂźnant Gab Lucas. Tous deux roulĂšrent sur le sol. LâĂ©trange attelage continuait cependant sa route. Son mystĂ©rieux conducteur nâavait mĂȘme pas dĂ©tournĂ© la tĂȘte. Gab les laissa sâĂ©loigner. Quand ils eurent disparu, il sâachemina Ă son tour vers Kerdrenkenn oĂč il arriva Ă moitiĂ© mort de peur. â Quâas-tu ? lui demanda Madeleine DĂ©nĂšs, le voyant tout dĂ©fait. Gab Lucas raconta son aventure. â Câest bien simple, lui dit alors sa femme. Tu as rencontrĂ© Karrik ann Ankou. Gab faillit en faire une fiĂšvre. Le lendemain il entendit le glas tinter Ă lâĂ©glise du bourg. Le maĂźtre de Nizilzi Ă©tait mort la nuit prĂ©cĂ©dente vers les dix heures, dix heures et demie. ContĂ© par Marie-Yvonne Mainguy. â Port-Blanc. _______ XVIIILa Mort invitĂ©e Ă un repas[94] Ceci se passait au temps oĂč les riches nâĂ©taient pas trop fiers et savaient user de leur richesse pour donner quelquefois un peu de bonheur au pauvre monde. En vĂ©ritĂ©, ceci est passĂ© depuis bien longtemps. Laou ar Braz Ă©tait le plus grand propriĂ©taire paysan qui fĂ»t Ă Pleyber-Christ. Quand on tuait chez lui soit un cochon, soit une vache, câĂ©tait toujours un samedi. Le lendemain, dimanche, Laou venait au bourg, Ă la messe matinale. La messe terminĂ©e, le secrĂ©taire de mairie faisait son prĂŽne, du haut des marches du cimetiĂšre, lisait aux gens assemblĂ©s sur la place les nouvelles lois, ou publiait, au nom du notaire, les ventes qui devaient avoir lieu dans la semaine. â Ă mon tour ! criait Laou, lorsque le secrĂ©taire de mairie en avait fini avec ses paperasses. Et, comme on dit, il montait sur la croix[95]. » â Ăa ! disait-il, le plus gros cochon de KĂ©resper vient de mourir dâun coup de couteau. Je vous invite Ă la fĂȘte du boudin ar gwadigennou. Grands et petits, jeunes et vieux, bourgeois et journaliers, venez tous ! La maison est vaste et Ă dĂ©faut de la maison, il y a la grange ; et Ă dĂ©faut de la grange, il y a lâaire Ă battre. Vous pensez si, quand paraissait Laou ar Braz sur la croix, il y avait foule pour lâentendre ! CâĂ©tait Ă qui ramasserait les paroles de sa bouche. On assiĂ©geait les marches du calvaire. Donc, câĂ©tait un dimanche, Ă lâissue de la messe. Laou lançait Ă lâalligrapp Ă lâattrape qui pourra son annuelle invitation. â Venez tous ! rĂ©pĂ©tait-il, venez tous ! Ă voir les tĂȘtes massĂ©es autour de lui, on eĂ»t dit un vrai tas de pommes, de grosses pommes rouges, tant la joie Ă©clatait sur les visages. â Nâoubliez pas, câest pour mardi prochain ! insistait Laou. Et tout le monde faisait Ă©cho â Pour mardi prochain ! ! Les morts Ă©taient lĂ , sous terre. On piĂ©tinait leurs tombes. Mais en ce moment-ci qui donc sâen souciait ? Comme la foule commençait Ă se disperser, une petite voix grĂȘle, une petite voix cassĂ©e interpella Laou ar Braz. â Me iellou ive ? Irai-je aussi, moi ?. â DamnĂ© sois-je ! sâĂ©cria Laou, puisque je vous invite tous, câest quâil nây aura personne de trop. La joyeuse perspective dâun grand repas Ă KerĂ©sper fit que beaucoup de gens se soĂ»lĂšrent ce dimanche-lĂ , que pas mal dâautres se soĂ»lĂšrent encore le lundi, pour mieux fĂȘter le lendemain la mort du prince[96]. » DĂšs le mardi matin, ce fut une interminable procession dans la direction de KerĂ©sper. Les plus aisĂ©s suivaient la route en chars Ă bancs ; les mendiants sâacheminaient, par les sentiers de traverse, sur leurs bĂ©quilles. Chacun Ă©tait dĂ©jĂ attablĂ© devant une assiette pleine, lorsquâun invitĂ© tardif se prĂ©senta. Il avait lâair dâun misĂ©rable. Sa souquenille de vieille toile, toute en loques, Ă©tait collĂ©e Ă sa peau et sentait le pourri. Laou ar Braz vint au devant de lui et lui fit faire une place. Lâhomme sâassit, mais ne toucha que du bout des dents aux mets quâon lui servait. Il sâobstinait Ă garder la tĂȘte baissĂ©e, et, malgrĂ© les efforts de ses voisins pour entrer en conversation avec lui, il ne desserra pas les lĂšvres, de tout le repas. Personne ne le connaissait. Des anciens » lui trouvaient la mine de quelquâun quâils avaient connu naguĂšre, mais qui Ă©tait mort, voici beau temps. Le repas prit fin. Les femmes sortirent pour jacasser entre elles, les hommes pour allumer une pipĂ©e. » Tout le monde Ă©tait en joie. Laou se posta Ă la porte de la grange oĂč avait eu lieu le festin, afin de recevoir le trugare, le merci », de chacun. Force gens bredouillaient et titubaient. Laou se frottait les mains. Il aimait quâon sâen allĂąt de chez lui, plein jusquâĂ la gorge. â Bien ! dit-il, il y aura, ce soir, dans les douves des chemins aux abords de KerĂ©sper des pissĂ©es aussi grosses que des ruisseaux. Il Ă©tait enchantĂ© de lui, de ses cuisiniĂšres, de ses tonneaux de cidre et de ses convives. Soudain il sâaperçut quâil y avait encore quelquâun Ă table. CâĂ©tait lâhomme Ă la souquenille de vieille toile. â Ne te presse pas, dit Laou en sâapprochant de lui. Tu Ă©tais le dernier arrivĂ© ; il est juste que tu sois le dernier parti⊠Mais, ajouta-t-il, tu risques de tâendormir devant une assiette et un verre vides. Lâhomme avait, en effet, retournĂ© son assiette et son verre. En entendant la parole de Laou, il leva lentement la tĂȘte. Et Laou vit que cette tĂȘte Ă©tait une tĂȘte de mort. Lâhomme se mit sur pied, secoua ses haillons qui sâĂ©parpillĂšrent Ă terre, et Laou vit quâĂ chaque haillon Ă©tait attachĂ© un lambeau de chair pourrie. Lâodeur qui sâen exhalait, et aussi la peur, le prirent Ă la gorge. Laou retint son haleine pour nâaspirer point cette pourriture, et demanda au squelette â Qui es-tu et que veux-tu de moi ? Le squelette, dont les os se voyaient maintenant Ă nu comme les branches dâun arbre dĂ©pouillĂ© de ses feuilles, sâavança jusquâĂ Laou, et, lui posant sur lâĂ©paule une main dĂ©charnĂ©e, lui dit â TrugarĂ©, Laou ! Quand je tâai demandĂ©, au cimetiĂšre, si je pouvais venir aussi, tu mâas rĂ©pondu quâil nây aurait personne de trop. Tu tâavises un peu trop tard de tâinformer qui je suis. Câest moi quâon nomme lâAnkou. Comme tu as Ă©tĂ© gentil pour moi, en mâinvitant au mĂȘme titre que les autres, jâai voulu te donner Ă mon tour une preuve dâamitiĂ©, en te prĂ©venant quâil ne te reste pas plus de huit jours pour mettre tes affaires en rĂšgle. Dans huit jours, je repasserai par ici en voiture, et, que tu sois prĂȘt ou non, jâai mission de tâemmener. Donc, Ă mardi prochain ! Le repas que je te ferai servir ne vaudra peut-ĂȘtre pas le tien, mais la compagnie sera encore plus nombreuse. Ă ces mots, lâAnkou disparut. Laou ar Braz passa la semaine Ă faire le partage de ses biens entre ses enfants ; le dimanche, Ă lâissue de la messe, il se confessa ; le lundi, il se fit apporter la communion par le recteur de Pleyber-Christ et ses deux acolytes ; le mardi soir, il mourut. Sa largesse lui avait valu de faire une bonne mort. Ainsi soit-il pour chacun de nous ! ContĂ© par Le Coat. â Quimper, 1891. _______ XIXLa vision de Pierre Le RĂ»n Au temps dont je vous parle, les tailleurs de campagne nâĂ©taient pas nombreux. On venait souvent nous quĂ©rir de fort loin. Encore, pour ĂȘtre assurĂ© de nous avoir, fallait-il nous prĂ©venir plusieurs semaines Ă lâavance. Jâavais promis dâaller travailler au Minihy, Ă trois lieues de chez moi, dans une ferme qui sâappelait Rozvilienn. Je me mis en route une aprĂšs-midi de dimanche, Ă lâissue des vĂȘpres, de façon Ă arriver pour souper Ă Rozvilienn. On mâavait demandĂ© pour toute une semaine. Je tenais Ă ĂȘtre au travail dĂšs le lundi matin. â Ah ! câest vous, Pierre ? me dit Catherine Hamon, la mĂ©nagĂšre, en me voyant apparaĂźtre dans la cuisine. â Câest moi, Catel⊠Mais je nâaperçois pas ici Marco, votre mari. Peut-ĂȘtre nâest-il pas encore revenu du bourg. â HĂ©las ! il nây est mĂȘme pas allé⊠Voici une quinzaine de jours quâil est couchĂ© lĂ , sans bouger. Elle me montrait le lit clos, prĂšs de lâĂątre. Je mâapprochai, et, mâagenouillant sur le banc-tossel, jâĂ©cartai les rideaux[97]. Le vieux Marco Ă©tait Ă©tendu tout de son long, immobile. Sa figure Ă©tait creusĂ©e par la maladie. Je pensai en moi-mĂȘme Celui-ci a presque pris sa tĂȘte de mort. » NĂ©anmoins je lui fis mine riante, je le plaisantai, comme câest lâhabitude en pareil cas. â Ăa, Marco ! quâest-ce que tu fais donc lĂ . En voilĂ une posture pour un homme de ton Ăąge et de ton tempĂ©rament !⊠Te laisser terrasser ainsi, toi, un homme en chĂȘne ! Il me rĂ©pondit je ne sais quoi ; il avait la respiration si oppressĂ©e, la voix si faible, que le son de ses paroles nâarriva pas jusquâĂ mes oreilles. â Comment lâavez-vous trouvĂ©, Pierre ? me demanda Catherine, quand jâeus pris ma place Ă table, parmi les gens de la ferme. â Heu ! dis-je, il nâest certainement pas bien, mais avec des corps bĂątis comme lâest Marco, il y a toujours de la ressource. Je ne disais pas le fond de ma pensĂ©e, ne voulant pas effrayer Catel. En allant me coucher, je songeais â Câest fini !⊠Il ne passera pas la semaine⊠En vĂ©ritĂ©, mon Pierre, tu ne tailleras plus de braies pour ton vieux client de Rozvilienn !⊠Sur cette rĂ©flexion mĂ©lancolique, je me fourrai dans mes draps. On me traitait Ă Rozvilienn, non pas en tailleur, mais en hĂŽte. Au lieu de me faire coucher Ă la cuisine, ou Ă lâĂ©curie, comme cela arrivait souvent Ă mes confrĂšres, on me rĂ©servait la plus belle piĂšce de toute la maison. CâĂ©tait une vaste chambre qui, du temps oĂč Rozvilienn Ă©tait chĂąteau, avait dĂ» servir de salle. Elle communiquait avec la cuisine par une porte Ă©troite, percĂ©e dans le pignon, et avait sur la cour une haute et large fenĂȘtre dâautrefois, qui sâouvrait presque du plancher au plafond. Car, elle avait un plancher, cette chambre, un parquet de chĂȘne, un peu dĂ©labrĂ©, il est vrai, faute dâentretien, mais qui, avec les restes dâanciennes peintures, encore visibles, çà et lĂ , sur les murailles, ne laissait pas de donner Ă tout lâappartement un certain air de noblesse. Le lit Ă©tait Ă baldaquin et faisait face Ă la fenĂȘtre. Dâhabitude, lorsque lâheure du bonsoir » avait sonnĂ©, je mâarrĂȘtais un instant sur le seuil de la chambre, et, avant de fermer la porte, je criais dâun ton dâimportance aux gens de Rozvilienn encore rĂ©unis dans la cuisine â Saluez le marquis de Pont-ar-veskenn Pont du dĂ© Ă coudre qui va, dans son lit Ă baldaquin, rejoindre Madame sa marquise ! Cette facĂ©tie ou dâautres du mĂȘme genre les faisaient rire aux Ă©clats. Le matin, au premier dĂ©jeuner, avec des maniĂšres cĂ©rĂ©monieuses, ils me demandaient des nouvelles de ma nuit. Je leur dĂ©bitais les histoires les plus extraordinaires. Jâavais reçu la visite de la Princesse aux cheveux dâor ou celle de la Princesse Ă la main dâargent. Vous voyez dâici Ă quels dĂ©veloppements cela prĂȘtait. Je vous promets quâalors il nây avait personne de triste. Mais, cette fois-ci, comme bien vous pensez, il ne pouvait ĂȘtre question ni de princesses, ni de marquises. Jâavais le cĆur navrĂ© de me dire quâun de ces prochains soirs, je mâentendrais rĂ©veiller, pour aller assister ce bon Marco Ă ses derniers moments. CâĂ©tait vraiment un digne homme, que Marco Hamon serviable, loyal, compatissant. Je me mis Ă me remĂ©morer toutes ses qualitĂ©s, Ă part moi, et, ce faisant, je mâendormis. Combien de temps dura mon somme, câest ce que je ne saurais dire. Toujours est-il quâil me sembla soudain entendre craquer le bois vermoulu du parquet, comme si quelquâun traversait la chambre. Jâouvris les yeux. La lune Ă©tait levĂ©e. Il faisait clair comme en plein jour. Je parcourus du regard toute la piĂšce. Personne ! Jâallais me replonger sous mes draps, quand je crus sentir une fraĂźcheur sur mes Ă©paules. Je regardai du cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre et je vis quâelle Ă©tait ouverte. Je pensai que jâavais oubliĂ© de la fermer en me couchant. Je sautai Ă bas du lit, dĂ©jĂ jâavais la main sur un des battants, lorsque lĂ dans la cour, Ă deux pas de moi, je vis un homme qui allait et venait, les bras derriĂšre le dos, du pas nonchalant de quelquâun qui attend, et qui se promĂšne pour abrĂ©ger lâennui de lâattente. Il Ă©tait grand, maigre, le chef ombragĂ© dâun chapeau large. Au milieu de la cour, prĂšs du puits, stationnait un char de structure grossiĂšre, attelĂ© de deux chevaux Ă©tiques dont la criniĂšre Ă©tait si longue quâelle traĂźnait jusquâĂ terre et sâemmĂȘlait dans leurs pieds de devant. Les montants Ă©taient Ă claire voie ; entre les barreaux, pendaient au dehors des jambes, des bras, voire des tĂȘtes, des tĂȘtes humaines, jaunes, grimaçantes, hideuses ! Il nâĂ©tait que trop facile de deviner Ă quel boucher appartenait toute cette viande. Croyez dâailleurs que je restai Ă regarder ce spectacle moins de temps que je nâen mets Ă vous le dĂ©crire. Laissant la fenĂȘtre telle quâelle Ă©tait, je regagnai mon lit Ă quatre pattes ; jâavais une peur horrible que lâhomme au grand chapeau me vĂźt ou mâentendĂźt. Une fois au lit, je mâenfonçai tout entier sous les couvertures, mais jâeus soin de mĂ©nager Ă la hauteur de mes yeux une sorte de petit soupirail, de trou de jour, par lequel je pouvais continuer de voir, sans ĂȘtre vu. Pendant prĂšs dâune demi-heure, lâhomme au grand chapeau passa et repassa dans la lumiĂšre de la fenĂȘtre, dĂ©coupant Ă chaque fois son ombre gigantesque sur le parquet de la chambre. Tout Ă coup, dans la piĂšce mĂȘme, je distinguai de nouveau le bruit de pas, qui prĂ©cĂ©demment mâavait rĂ©veillĂ©. CâĂ©tait quelquâun qui dĂ©bouchait par lâembrasure de la porte, donnant accĂšs dans la cuisine. Il ressemblait de point en point Ă lâautre, Ă lâhomme de la cour, sauf quâil Ă©tait encore plus grand, encore plus maigre. Sa tĂȘte nâĂ©tait pas proportionnĂ©e Ă son corps. Elle Ă©tait menue, menue, et elle branlait si fort en tous sens quâon craignait sans cesse de la voir se dĂ©tacher. Ses yeux nâĂ©taient pas des yeux, mais deux petites chandelles blanches brĂ»lant au fond de deux grands trous noirs. Il nâavait pas de nez. Sa bouche riait dâun rire qui allait rejoindre ses oreilles. Moi, je sentais des gouttes de sueur froide sourdre de mes tempes et ruisseler tout le long de ma poitrine, de mes cuisses et de mes jambes, jusquâĂ mes pieds. Quant Ă mes cheveux, ils Ă©taient si raides que jâaurais pu, je crois, le lendemain encore, mâen servir comme dâaiguilles. Ah ! il nây a pas beaucoup de gens Ă savoir comme moi ce que câest que la peur ! Attendez !⊠ce nâest pas tout. Lâhomme Ă la tĂȘte dĂ©montĂ©e avait frĂŽlĂ© mon lit, en passant, mais il sâen Ă©tait Ă©loignĂ© aussitĂŽt pour aller se poster prĂšs de la fenĂȘtre. Or, Ă ce moment, un deuxiĂšme personnage entra de la cuisine dans la chambre. Je lâentendis venir avant de le voir. Car il faisait un fameux bruit ! On lâeĂ»t dit chaussĂ© de sabots trop grands et trop lourds pour ses pieds. Il les traĂźnait sur le plancher, les heurtait sans cesse lâun contre lâautre, trĂ©buchait, se rattrapait, menait, en un mot, un tel vacarme que, ma foi ! persuadĂ© que câĂ©tait Ă moi quâon en voulait dĂ©cidĂ©ment, et, prĂ©fĂ©rant la mort mĂȘme Ă lâangoisse qui me dĂ©vorait, je rejetai mes draps et me dressai sur mon sĂ©ant. Lâhomme aux sabots sâarrĂȘta immĂ©diatement ; il Ă©tait Ă trois pas de mon chevet. Je le reconnus tout de suite. CâĂ©tait Marco Hamon, le pauvre cher Marco. Il me lança un regard dĂ©sespĂ©rĂ© qui me fit dans le cĆur comme le froid dâun coup de couteau. Puis, ayant poussĂ© un long et triste soupir[98], il me tourna brusquement le dos. Tout disparut. Les battants de la fenĂȘtre se refermĂšrent avec violence. Quelques minutes encore, par les routes pierreuses, au loin, sous la lune, retentit le wig-a-wag du chariot funĂšbre. Il nây avait pas de doute possible lâAnkou emmenait Marco. Je nâosais plus rester seul dans la chambre. Je me rĂ©fugiai Ă la cuisine. Jây trouvai Catel assise dans lâĂątre, et somnolant Ă demi, prĂšs de la chandelle de rĂ©sine qui Ă©clairait Ă peine. â Comment va Marco ? lui demandai-je. Elle se frotta les yeux et murmura â Je suis restĂ©e le veiller. Je crois quâil repose. Il nâa eu besoin de rien. â Voyons ! dis-je. Nous penchĂąmes nos tĂȘtes Ă lâintĂ©rieur du lit clos. Effectivement, Marco Hamon nâavait eu besoin de rien il Ă©tait mort !⊠Je lui fermai les yeux, non sans y avoir lu le mĂȘme regard dĂ©sespĂ©rĂ© quâil mâavait lancĂ© tout Ă lâheure, en passant dans la chambre. Je suis sĂ»r que Marco Hamon, avant de sâen aller, avait demandĂ© Ă venir me trouver dans mon lit, parce quâil avait quelque chose Ă me dire. » Jâeus le tort de lâeffaroucher, Ă©tant moi-mĂȘme affolĂ© par lâĂ©pouvante. Câest le plus grand de mes remords. Et maintenant, vous pouvez mâen croire, moi qui ai vu lâAnkou comme je vous vois câest une chose terrible que de mourir ! ContĂ© par Pierre Le Run, tailleur. â PenvĂ©nan, 1886. _______ XXLe chemin de la mort Autrefois, pour se rendre au bourg des fermes situĂ©es en pleine campagne, il nây avait que de mauvais petits chemins quâon appelait des garennes. Câest par lĂ que les gens allaient Ă la messe, le dimanche, par lĂ aussi que les morts allaient au cimetiĂšre. En hiver, quand ces chemins Ă©taient dĂ©foncĂ©s par les pluies, on prenait par le champ voisin pour franchir le mauvais pas. De lĂ tant de sentiers longeant les vieilles routes, dans la campagne bretonne, et paraissant faire avec elles double emploi. De lĂ tant dâĂ©chaliers aux marches de pierre, encastrĂ©s dans les talus, pour en permettre ou pour en faciliter le passage. Plus tard, on construisit des routes meilleures, et les anciennes furent abandonnĂ©es des vivants. Mais les morts, câest-Ă -dire les convois funĂšbres, continuĂšrent dây passer. On eĂ»t cru commettre un sacrilĂšge, en conduisant un homme Ă sa derniĂšre demeure par une autre voie que celle oĂč lâavaient prĂ©cĂ©dĂ© ses pĂšre, grand-pĂšre, vieux-pĂšre bisaĂŻeul, doux-pĂšre trisaĂŻeul et tous ses aĂŻeux, de temps immĂ©morial. Ces chemins, dĂ©sormais frĂ©quentĂ©s par les seuls enterrements, reçurent le nom de chemins de la mort hent ar Maro. Malheur au propriĂ©taire assez mal avisĂ© pour vouloir interdire, sur ses terres, lâaccĂšs dâune de ces voies sacrĂ©es[99]. Je venais de prendre Ă ferme le domaine de Kerlann en Penhars, voici de cela une trentaine dâannĂ©es. Parmi les prairies dĂ©pendant du domaine, il sâen trouvait une qui nâĂ©tait que marĂ©cages et fondriĂšres. Une voie charretiĂšre la traversait. Je la fis condamner, pour empĂȘcher mes bĂȘtes dâaller sâembourber dans ce sol mouvant. Aux deux issues, je fis mettre des barriĂšres fixes march-cleut. Un matin, comme jâĂ©tais aux champs, quelle ne fut pas ma surprise en voyant un enterrement arrĂȘtĂ© devant une de ces barriĂšres. Je courus de ce cĂŽtĂ©. â Que voulez-vous ? demandai-je Ă lâhomme qui conduisait la charrette funĂ©raire. â Passage, parbleu !⊠De quel droit as-tu bouchĂ© le chemin de la mort ? â Malheureux, si tu engageais ta charrette dans ce prĂ©, je suis certain que tu ne lâen tirerais plus. â Câest par ici que nos morts sont toujours allĂ©s au cimetiĂšre ; câest par ici quâils passeront encore, que tu sois content ou non ! Ce nâĂ©tait pas le moment dâentamer une discussion. Je fis enlever la barriĂšre, bien rĂ©solu Ă la remettre en place aussitĂŽt aprĂšs et Ă interdire dĂ©sormais, au moyen dâun Ă©criteau, le passage par cette dangereuse prairie. Mais quand, le soir, jâen parlai Ă ma femme et Ă nos voisins, tous se rĂ©criĂšrent dâune seule voix â Y songes-tu ? Fermer le chemin de la mort ! Mais nous nâaurions plus dans cette maison une seule nuit de repos ! Les morts que tu aurais empĂȘchĂ©s de passer par une route qui leur est consacrĂ©e, viendraient nous arracher de nos lits, nous rouler Ă terre et nous faire mille avanies !⊠Garde-toi de commettre une semblable impiĂ©tĂ© ! Je dus mâincliner. Les barriĂšres fixes disparurent dĂ©finitivement. Je les remplaçai par des murets en pierres sĂšches, faciles Ă dĂ©molir et Ă reconstruire. ContĂ© par RenĂ© Alain. â Quimper, 1887. â Câest surtout dans ces mauvais petits chemins, appelĂ©s chemins de la mort, quâon rencontre la charrette de lâAnkou. â Un dimanche soir que je mâĂ©tais attardĂ© au bourg, je trouvai, en rentrant au logis, ma femme et ma servante Ă demi mortes de peur. Elles avaient des figures si bouleversĂ©es que je fus effrayĂ© moi-mĂȘme. Ăvidemment il avait dĂ», en mon absence, survenir quelque malheur. JâĂ©levais Ă cette Ă©poque un magnifique poulain. Ma premiĂšre pensĂ©e fut quâil sâĂ©tait cassĂ© la jambe. Voyant que les femmes restaient lĂ , sans mot dire, comme hĂ©bĂ©tĂ©es, je mâĂ©criai â Mais enfin, parlez donc ? Quâest-ce qui est arrivĂ© ? Ma femme finit par ouvrir la bouche â Nâas-tu rien rencontrĂ© sur ta route ? fit-elle dâune voix haletante. â Non, rien ! pourquoi ?⊠â Tu nâas pas vu dĂ©boucher une charrette par le chemin de la mort ? â En vĂ©ritĂ©, non. â Nous non plus, nous ne lâavons pas vue, mais, en revanche, je te promets que nous lâavons entendue ! CâĂ©tait lĂ -bas, dans la montĂ©e. JĂ©sus Dieu, quel bruit ! Les chevaux soufflaient avec une telle force, quâon eĂ»t dit le fracas dâun vent dâorage⊠Le grincement de lâessieu vous dĂ©chirait lâoreille⊠A un moment lâattelage sâest mis Ă piĂ©tiner sur place, comme impuissant Ă gravir la cĂŽte⊠Ah ! il en donnait des coups de sabots dans le sol ! Cela sonnait comme des marteaux sur lâenclume⊠Le bruit a durĂ© cinq Ă six minutes, puis, subitement, tout sâest tu⊠Marie la servante et moi, nous nous regardions avec stupeur pendant tout ce vacarme. Nous nâosions bouger, ni lâune ni lâautre. Je ne sais pas comment nous ne sommes pas devenues folles⊠â Folles assez, vraiment ! Est-ce quâon se met dans ces Ă©tats, pour une charrette qui passe ? â Oh ! ce nâĂ©tait pas une charrette comme les autres !⊠Dâabord il nây a que les charrettes dâenterrement qui se risquent dans ce chemin, et il nây a personne de mort dans le quartier. â Alors ?⊠â Hausse les Ă©paules, tant que tu voudras. Je te dis, moi, que Carr ann Ankou est en tournĂ©e dans nos parages. Nous ne tarderons pas Ă savoir quelle est la personne quâil vient chercher. Je laissai dire ma femme, et sortis lĂ -dessus pour aller donner un coup dâĆil aux Ă©tables. Comme je revenais, je trouvai dans la cuisine un de nos proches voisins. Il avait la mine affligĂ©e ; jâallais lui en demander la raison, quand ma femme me dit â JâespĂšre que vous ne vous moquerez plus de moi, RenĂ©. VoilĂ Jean-Marie qui vient nous annoncer que sa fille aĂźnĂ©e a trĂ©passĂ© subitement, et me prier dâaller faire la veillĂ©e auprĂšs du cadavre. Naturellement, je ne trouvai rien Ă rĂ©pondre. ContĂ© par RenĂ© Alain. â Quimper, 1887. _______ XXILa ballade de lâAnkou Vieux et jeunes, suivez mon conseil. â Vous mettre sur vos gardes est mon dessein ; â Car le trĂ©pas approche, chaque jour, â Aussi bien pour lâun que pour lâautre. â Qui es-tu ? dit Adam, â Ă te voir jâai frayeur. â Terriblement tu es maigre et dĂ©fait ; â Il nây a pas une once de viande sur tes os ! â Câest moi lâAnkou, camarade ! â Câest moi qui planterai ma lance dans ton cĆur ; â Moi, qui te ferai le sang aussi froid â Que le fer ou la pierre ! â Je suis riche en ce monde ; â Des biens, jâen ai Ă foison ; â Et si tu veux mâĂ©pargner, â Je tâen donnerai tant que tu voudras. â Si je voulais Ă©couter les gens, â Accepter dâeux un tribut, â Ne fĂ»t-ce quâun demi-denier par personne, â Je serais opulent en richesses ! Mais je nâaccepterai pas une Ă©pingle, â Et je ne ferai grĂące Ă nul chrĂ©tien, â Car, ni Ă JĂ©sus, ni Ă la Vierge, â Je nâai fait grĂące mĂȘme. Autrefois, les pĂšres anciens[100] » â Restaient neuf cents ans sur la brĂšche. â Et cependant, vois, ils sont morts, â Jusquâau dernier, voici longtemps ! Monseigneur saint Jean, lâami de Dieu ; â Son pĂšre Jacob, qui le fut aussi ; â MoĂŻse, pur et souverain ; â Tous, je les ai touchĂ©s de ma verge. Pape ni cardinal je nâĂ©pargnerai ; â Des rois, je nâen Ă©pargnerai pas un, â Pas un roi, pas une reine, â Ni leurs princes, ni leurs princesses. Je nâĂ©pargnerai archevĂȘque, Ă©vĂȘque, ni prĂȘtres, â Nobles gentilshommes ni bourgeois, â Artisans ni marchands, â Ni pareillement, les laboureurs. Il y a des jeunes gens de par le monde, â Qui se croient nerveux et agiles ; â Si je me rencontrais avec eux, â Ils me proposeraient la lutte. Mais, ne tây trompe point, lâami ! â Je suis ton plus proche compagnon, â Celui qui est Ă ton cĂŽtĂ©, nuit et jour, â Nâattendant que lâordre de Dieu. Nâattendant que lâordre du PĂšre Ăternel !⊠Pauvre pĂ©cheur, je te viens appeler. â Câest moi lâAnkou, dont on ne se rachĂšte point. â Qui se promĂšne invisible Ă travers le monde ! â Du haut du MĂ©nez, dâun seul coup de fusil, â Je tue cinq mille hommes en un tas ! ChantĂ© par Laur ar Junter. â Port-Blanc, aoĂ»t 1891. __________ XXIIIl nâest pas bon de simuler la mort Autrefois, il y avait au collĂšge de TrĂ©guier de grands Ă©lĂšves dont quelques-uns avaient vingt-deux et mĂȘme vingt-cinq ans. CâĂ©taient de jeunes paysans auxquels on nâavait fait commencer leurs Ă©tudes que sur le tard. Bien quâils se destinassent Ă la prĂȘtrise, ils se livraient souvent Ă des plaisanteries qui sentaient le rustre. Un jour, dĂ©barqua au petit sĂ©minaire un garçonnet de chĂ©tive apparence, et dont lâesprit nâĂ©tait guĂšre plus robuste que le corps. Il Ă©tait, comme on dit chez nous, briz-zod, câest-Ă -dire un peu bĂȘte. Ses parents avaient pensĂ© quâĂ cause de sa simplicitĂ© mĂȘme il ferait un bon prĂȘtre, et sâĂ©taient saignĂ©s aux quatre veines pour lâentretenir au collĂšge. Le cher pauvret ne tarda pas Ă devenir le souffre-douleur de ses camarades. Il nâĂ©tait pas de mĂ©chant tour quâon ne lui jouĂąt. Il avait dâailleurs une Ăąme sans rancune et se prĂȘtait bonassement Ă tout ce quâon exigeait de lui. En ce temps-lĂ , â je ne sais si cela existe encore, â les grands Ă©lĂšves avaient au collĂšge des chambres quâils occupaient Ă deux ou trois. On les appelait pour cette raison des chambristes[101]. Notre innocent » avait pour compagnons de chambrĂ©e Jean Coz, de PĂ©dernek, et Charles Glaonier, de Prat. Un soir quâAnton LâHĂ©garet â ainsi se nommait le briz-zod, â Ă©tait restĂ© prier Ă la chapelle, Charles Glaouier dit Ă Jean Coz â Si tu veux, nous allons bien nous amuser, aux dĂ©pens de lâidiot. â Comment cela ? â Tu vas dĂ©faire tes draps. Puis, nous les suspendrons, lâun Ă la tĂȘte, lâautre au pied de mon lit, de maniĂšre Ă former une chapelle blanche. » Je me coucherai, et, lorsque LâHĂ©garet entrera, tu lui annonceras, les larmes aux yeux, que je suis mort. Tu seras censĂ© mâavoir veillĂ© jusquâĂ ce moment, et tu lâinviteras Ă te remplacer. Tu sais comme il est docile. Il ne sera pas nĂ©cessaire de le supplier. Tu auras soin, en sortant, de laisser la porte entrâouverte. Tu diras aux camarades des chambres voisines de se tenir avec toi dans le couloir. Je vous promets Ă tous une scĂšne dĂ©sopilante. Si jamais, aprĂšs une pareille nuit, LâHĂ©garet consent Ă veiller un mort, je veux que le crique me croque. â Bravo ! sâĂ©cria Jean Coz, il nây a que toi pour avoir des imaginations aussi extraordinaires ! Les voilĂ de se mettre Ă lâĆuvre. En un clin dâĆil, les draps sont attachĂ©s au plafond. Une serviette est disposĂ©e sur la table de nuit Lâassiette, oĂč les Ă©tudiants ont coutume de dĂ©poser leur savon, sert de plat pour lâeau bĂ©nite. On alluma Ă cĂŽtĂ© quelques bouts de chandelle. Bref, tout lâappareil funĂšbre est au complet, et, dans le lit, Charles Glaouier, rigide, les mains jointes, les yeux mi-clos, simule Ă merveille le cadavre. âŠLorsque Anton LâHĂ©garet entra, il ne fut pas peu surpris de voir Jean Coz Ă genoux au milieu de la chambre et rĂ©citant le De profundis. â Quâest-ce quâil y a donc ? demanda-t-il. â Il y a que notre pauvre ami Charles a rendu son Ăąme Ă Dieu, rĂ©pondit Jean Coz dâun ton bas et lugubre. â Charles Glaouier ! Il Ă©tait si bien portant tout Ă lâheure. â La mort a de ces coups imprĂ©vus. Voici deux heures que je le veille. Jâai dĂ» lâensevelir, tout seul. Je suis brisĂ© dâĂ©motion et de fatigue. Vous ĂȘtes, comme moi, son frĂšre de chambrĂ©e. Je vous serai reconnaissant de prendre ma place auprĂšs de sa dĂ©pouille mortelle, jusquâĂ ce que je vienne vous relever, aprĂšs avoir goĂ»tĂ© quelque repos. â Allez, allez vous reposer, murmura lâinnocent. » Et il sâagenouilla sur le carrelage de brique, Ă lâendroit que Jean Coz venait de quitter. Tirant de sa poche son livre dâheures, il se mit Ă dĂ©biter toutes les oraisons dâusage en pareille circonstance. De temps en temps il sâinterrompait pour moucher une des chandelles, pour jeter un peu dâeau soi-disant bĂ©nite sur le corps, et aussi pour dĂ©visager timidement le camarade que Dieu avait rappelĂ© Ă lui. Car câĂ©tait peut-ĂȘtre la premiĂšre fois quâAnton le simple se trouvait face Ă face avec un trĂ©passĂ©. Il Ă©tait si prĂ©occupĂ© de remplir dĂ©cemment sa fonction de veilleur funĂšbre, quâil nâentendait pas les chuchotements qui se faisaient Ă quelques pas de lui, dans lâentrebĂąillement de la porte. Toute la bande des camarades dont les cellules donnaient sur ce couloir Ă©tait lĂ , les yeux aux aguets ; ils nâattendaient, pour se gaudir, que la burlesque scĂšne promise par Jean Coz au nom de Glaouier. Ils attendirent longtemps. Les heures nocturnes sonnĂšrent, lâune aprĂšs lâautre. Minuit retentit, quand son tour fut venu. Une impatience mĂȘlĂ©e de peur commençait Ă gagner chacun. Un des Ă©coliers dit Ă mi-voix â Glaouier ne bouge pas. Si cependant il Ă©tait mort pour de bon !⊠Ce fut le signal dâune dĂ©bandade. Seuls, les plus rĂ©solus demeurĂšrent. â Entrons ! Il faut savoir ! !⊠prononça Jean Coz. Peut-ĂȘtre Glaouier a-t-il imaginĂ© de nous mystifier tous, et non plus seulement Anton LâHĂ©garet. Il est de force Ă cela. Ce fut une irruption dans la chambre. Mais, dĂšs les premiers pas, les apprentis-prĂȘtres » restĂšrent clouĂ©s sur place par lâĂ©pouvante. Le visage de Glaouier Ă©tait jaune comme cire. Ses yeux Ă©taient convulsĂ©s et fixes. Le souffle de lâAnkou avait terni son regard. LâĂąme, pour sâĂ©chapper, avait Ă©cartĂ© les lĂšvres. On ne voyait plus entre les dents blanches quâun trou bĂ©ant, un creux noir et sinistre. Le malheureux ! sâĂ©criĂšrent dâune commune voix les Ă©tudiants, il est mort, il est rĂ©ellement mort ! â Jean Coz ne vous lâavait-il donc pas dit ! interrogea tranquillement lâidiot[102]. ContĂ© par Catherine Carvennec. â Port-Blanc. _______ XXIIIQui plaisante avec la mort trouve Ă qui parler Liza Roztrenn, du manoir de KervĂ©nou, Ă©tait la plus jolie fille de paysan qui marchĂąt dans toute la paroisse du Faouet[103], et mĂȘme dans les paroisses dâalentour. Elle Ă©tait fiancĂ©e depuis quelques mois Ă Loll[104] ar Briz, un jeune homme de Plourivo, qui la venait voir une fois par semaine, le dimanche. Liza Roztrenn avait lâhumeur gaie et plaisante. Loll lâaimait dâun amour trop grave, Ă son grĂ© ; aussi lâentreprenait-elle souvent, et il nâĂ©tait pas dâespiĂšglerie quâelle ne sâamusĂąt Ă lui faire. Il y avait Ă KervĂ©nou une petite servante, pour le moins aussi espiĂšgle que Liza. Elle aidait sa maĂźtresse Ă lutiner le pauvre Loll. Quand celui-ci arrivait au manoir, le dimanche matin, il Ă©tait rare que Liza fĂ»t lĂ pour le recevoir. La petite servante se chargeait dâexpliquer au galant lâabsence de sa fiancĂ©e, et lui dĂ©bitait Ă ce propos les histoires les plus invraisemblables. Or LizaĂŻk Ă©tait tout simplement allĂ©e se cacher au grenier ou derriĂšre le tas de paille, dans la cour. Elle se montrait tout Ă coup, au moment oĂč, dĂ©sappointĂ©, Loll sâapprĂȘtait Ă reprendre le chemin de Plourivo. CâĂ©taient alors chez les deux Ă©cervelĂ©es des Ă©clats de rire sans fin. Loll ne tardait pas Ă se dĂ©rider lui-mĂȘme, tout en reprochant Ă son amoureuse de gaspiller en enfantillages un temps quâil eĂ»t Ă©tĂ© si bon de passer Ă se dire de douces choses. Mais Liza Ă©tait incorrigible. Un samedi soir, elle dit Ă la petite servante, avec qui elle couchait â Quelle farce drĂŽle pourrions-nous bien faire demain Ă Loll ar Briz ? â Dame ! rĂ©pondit la petite servante, il faudrait en tout cas inventer quelque chose de nouveau, car nos anciennes ruses sont Ă©ventĂ©es presque toutes. â Câest aussi mon avis. Ăcoute, Annie câĂ©tait le nom de la petite servante, il mâest venu une idĂ©e. Je voudrais voir si Loll mâaime vraiment autant quâil le dit. Quand il arrivera demain et quâil te demandera oĂč je serai, tu lui rĂ©pondras, avec un visage tout triste HĂ©las ! elle sâen est allĂ©e Ă Dieu ! Plus jamais vous ne la verrez en ce monde. » â Vous ferez donc la morte, Liza ? â PrĂ©cisĂ©ment. â On prĂ©tend que cela porte malheur. â Bah ! Une plaisanterie innocente⊠Rien que pour juger si Loll aurait peine de cĆur en me croyant perdue. â Soit, repartit Annie. Elles passĂšrent une grande moitiĂ© de la nuit Ă organiser le complot. Le soleil du lendemain se leva. Nos deux folles sâen allĂšrent Ă la messe matinale, comme elles en avaient lâhabitude, depuis que Loll ar Briz avait Ă©tĂ© admis Ă faire sa cour Ă Liza. Celui-ci pouvait ainsi passer le temps de la grandâmesse en tĂȘte-Ă -tĂȘte avec sa promise, le reste du personnel de la ferme se rendant au bourg pour assister Ă lâoffice. Au deuxiĂšme son des cloches[105], vieux parents, domestiques, porcher, tout le monde sâacheminait vers le Faouet. Il ne demeurait au manoir que Liza et la petite servante. CâĂ©tait le moment que Loll choisissait pour faire son apparition. DĂšs que les deux jeunes filles se virent seules, ce dimanche-lĂ , elles sâempressĂšrent de mettre Ă exĂ©cution le projet mĂ©ditĂ© la veille. Liza Roztrenn sâĂ©tendit tout de son long sur la table de la cuisine, la tĂȘte appuyĂ©e Ă la miche de pain qui se trouvait, comme câest lâusage, au haut bout, prĂšs de la fenĂȘtre, et quâenveloppait une nappe fraĂźche, sortie de lâarmoire le matin mĂȘme. Sur le corps de Liza, la petite servante jeta un drap de lit. Puis elle alla sâasseoir sur le banc Ă©troit qui court le long des meubles dans la plupart des fermes bretonnes. Le troisiĂšme coup de la grandâmesse venait de sonner. La vibration des cloches sâĂ©teignait Ă peine, que Loll ar Briz parut dans le cadre de la porte ouverte. â Bonjour et joie Ă vous, Annie ; oĂč est Liza, votre maĂźtresse ? â Câest mauvais jour et tristesse que vous devriez dire, Loll ar Briz, fit, dâun ton larmoyant, Annie lâespiĂšgle. â Quây-a-t-il donc, que vous parlez de la sorte ? â Il y a que ma maĂźtresse ne sera pas votre femme, Loll ar Briz. â Voulez-vous signifier par lĂ que je ne suis plus de son goĂ»t ? ou bien, depuis dimanche dernier, est-il venu quelque nouveau galant qui mâa dĂ©plantĂ© ? â Liza Roztrenn ne sera pas votre femme ni celle dâaucun homme. Liza Roztrenn est maintenant auprĂšs de Dieu ! â Morte ! Liza !⊠Prenez garde, Annie. Toute plaisanterie nâest pas bonne Ă faire. â Mais regardez donc du cĂŽtĂ© de la table ! Soulevez le drap, et voyez ce quâil y a dessous ! Le jeune paysan devint tout pĂąle. De quoi la petite servante sâamusa fort, au dedans dâelle-mĂȘme. Il alla au drap, le souleva, et recula Ă©pouvantĂ©. â HĂ©las ! ce nâest que trop vrai ! sâĂ©cria-t-il. â Loll, prononça Annie en sâefforçant de garder son sĂ©rieux, nâavez-vous pas entendu dire que des amants avaient ressuscitĂ© leurs amoureuses mortes, en les prenant sur leurs genoux, et en leur donnant un baiser ? Si vous essayiez de ce remĂšde !⊠â Malheureuse ! vous osez plaisanter encore ! ! â Essayez, vous dis-je, et ne vous fĂąchez pas. Tenez, je vais vous aider. Elle se leva du banc oĂč elle Ă©tait assise. Mais elle ne se fut pas plus tĂŽt approchĂ©e de la table, quâelle faillit tomber Ă la renverse. Liza Roztrenn avait rĂ©ellement au cou la couleur de la mort. Ses yeux agrandis nâavaient plus de regard. â Ce nâest pas possible ! Ce nâest pas possible ! hurla par trois fois la pauvre Annie⊠Ăa, Loll ar Briz, prĂȘtez-moi donc secours⊠Mettons-la sur son sĂ©ant⊠Je vous jure quâelle est vivante⊠Elle ne peut pas ĂȘtre morte !⊠Si ! Liza Roztrenn Ă©tait morte, et bien morte. Les efforts rĂ©unis de Loll ar Briz et dâAnnie la servante ne servirent quâĂ tourmenter un cadavre. Le lendemain, on enterrait dans le cimetiĂšre du Faouet la jolie hĂ©ritiĂšre de KervĂ©nou. Il est probable que son fiancĂ© sâen consola Ă la longue. Mais la petite servante en resta folle. ContĂ© par Jean-Marie Toulouzan[106], piqueur de pierres. â Port-Blanc. _______ â Dieu fait mourir ceux quâil aime, le samedi soir, parce que câest aussi le samedi soir quâaprĂšs avoir créé le monde, il commença Ă prendre son repos. â Passion da Vener, Maro dâar Zadorn,Interramant dâar Zul ; Dâar Baradoz hecâh ei zur. Passion agonie, le vendredi, â Mort, le samedi, â Enterrement, le dimanche ; â Au Paradis on ira sĂ»rement. Dicton de Basse-Bretagne. La fin du monde Tant que restera allumĂ©e la lampe qui brĂ»le dans le chĆur des Ă©glises, le monde est assurĂ© de vivre. â Le jour oĂč Dieu permettra que cette veilleuse sâĂ©teigne dans une Ă©glise, â une seule ! â câest que pour les hommes et les choses de la terre lâheure fatale sera venue. La mort de cette petite flamme sera lâintersigne de la mort universelle. â Un prĂȘtre, Ă qui lâon demandait quand viendrait la fin du monde, rĂ©pondit â â Si, passant de nuit prĂšs dâune Ă©glise, vous nâen voyez pas les vitres Ă©clairĂ©es, annoncez hardiment que la fin du monde est proche. â Quand les hommes oublient dâentretenir la lampe sainte, Dieu lui-mĂȘme y pourvoit. _______ XXIVLâaventure de Jean Cariou Ce soir-lĂ , Jean Cariou, sacristain de PenvĂ©nan, aprĂšs avoir sonnĂ© lâangĂ©lus, avait fait sa ronde habituelle dans lâĂ©glise. RentrĂ© chez lui, il se rappela quâil avait oubliĂ© de regarder sâil restait assez dâhuile, pour la nuit, dans la lampe qui doit brĂ»ler Ă©ternellement au fond du sanctuaire. Mais, comme cette idĂ©e ne lui vint quâau moment de se mettre au lit, quand il Ă©tait dĂ©jĂ Ă moitiĂ© dĂ©vĂȘtu, il se coucha tout de mĂȘme, en se disant que la veilleuse durerait bien jusquâau lendemain. Et il sâendormit profondĂ©ment. Il devait y avoir pas mal de temps quâil dormait, lorsquâĂ travers son sommeil il sâentendit appeler par une voix douce â Cariou ! Cariou ! â DĂ©jĂ ! murmura-t-il, pensant que câĂ©tait MĂŽna, sa femme, qui le rĂ©veillait, pour lâangĂ©lus de lâaube, et trouvant que le jour se levait de bien bonne heure. Car la chambre Ă©tait pleine dâune lumiĂšre blanche comme celle des matins dâĂ©tĂ©. â Cariou, reprit doucement la voix, hĂąte-toi la lampe de lâĂ©glise va sâĂ©teindre. Ce nâĂ©tait pas sa femme qui lui parlait, mais une grande forme lumineuse, drapĂ©e dans un manteau couleur de ciel. La figure Ă©tait nimbĂ©e dâor. Cariou la reconnut, pour lâavoir vue dans les images pieuses, dans les tĂŽlennou. CâĂ©tait la figure mĂȘme de JĂ©sus-Christ. Le sacristain fit un rapide signe de croix, et se retrouva soudain dans une complĂšte obscuritĂ©. La grande forme lumineuse sâĂ©tait Ă©vanouie. Minuit tinta Ă lâhorloge de la tour. Cariou, tout essoufflĂ©, arriva juste Ă temps pour ranimer la lampe sainte. ContĂ© par Charles Le Braz, mon frĂšre. â PenvĂ©nan, 1890. _______ CHAPITRE IIIAprĂšs la mort VeillĂ©es funĂšbres. â Le dĂ©part de lâĂąme. â Lâ Agrippa » et lâ Ofern drantel » Il est bon dâensevelir les morts dans des draps qui aient servi Ă tapisser les murs, sur le passage de la procession, un dimanche de FĂȘte-Dieu Zul-ar-zacramant. â Si lâon se pique le doigt en Ă©pinglant le linceul dâun mort, câest signe que, de son vivant, le dĂ©funt avait contre vous quelque rancune cachĂ©e. Ne pas manquer, en pareil cas, de faire dire une messe pour le repos de son Ăąme. â Tant que le cadavre nâa pas quittĂ© la maison mortuaire, il ne faut ni balayer le parquet, ni Ă©pousseter les meubles, ni jeter dehors aucune poussiĂšre ou balayure, de crainte dâexpulser aussi lâĂąme du mort et dâattirer sur soi ses vengeances. En revanche, il faut avoir soin de vider ou tout au moins de couvrir tout vase contenant un liquide le lait exceptĂ©, afin que lâĂąme ne risque pas de sây noyer[107]. â La mort des usuriers ou des gens riches qui ont Ă©tĂ© durs envers le pauvre monde, est toujours suivie de tempĂȘte, de pluie dâorage ou dâĂ©clairs. La colĂšre des Ă©lĂ©ments ne sâapaise que lorsque le cadavre a quittĂ© la maison mortuaire. Il est rare que les personnes qui le veillent nâaient pas Ă rallumer Ă plusieurs reprises les cierges dĂ©posĂ©s prĂšs du lit. _______ XXV La veillĂ©e mortuaire sâappelle ann noz-veil. â Certaines personnes privilĂ©giĂ©es savent dâavance quand il doit y en avoir une dans la rĂ©gion. â Mon beau-pĂšre Ă©tait de ce nombre. Il avait un bĂąton dâĂ©pine rouge quâil appelait son compagnon de nuit ». CâĂ©tait un solide penn-baz, qui sâassujettissait au poignet, comme tous les penn-baz, Ă lâaide dâun cordonnet de cuir. Lorsque mon beau-pĂšre rentrait de la promenade, il ne manquait jamais dâaller suspendre son bĂąton Ă un clou derriĂšre lâarmoire. Or, deux ou trois jours avant quâil dĂ»t y avoir une veillĂ©e funĂšbre dans le quartier, le bĂąton dâĂ©pine rouge se mettait Ă osciller, lentement dâabord, puis de plus en plus vite, entre lâarmoire et le mur, les heurtant Ă tour de rĂŽle. Quand il heurtait lâarmoire, on entendait doc. Quand il heurtait le mur, on entendait dic. On eĂ»t dit le balancier dâune horloge, ou mieux le battant dâune cloche sonnant un glas. Ce dic-a-doc ! dic-a-doc ! durait quelquefois une demi-heure. Nous devenions pĂąles de terreur. Mais le beau-pĂšre prononçait de sa voix tranquille â Ne faites pas attention ! câest tout simplement quâune noz-veil est proche. ContĂ© par RenĂ© Alain. â Quimper, 1887. _______ XXVILa veillĂ©e du prĂȘtre Je me souviendrai toujours de cette date câĂ©tait le 20 du mois de fĂ©vrier. Je veillais le vicaire, un digne prĂȘtre, mort le matin mĂȘme. Il y avait encore avec moi, comme veilleurs, Fanch SavĂ©ant le menuisier, et une vieille filandiĂšre, Marie-Cinthe Corfec. Le mort Ă©tait assis dans un fauteuil, revĂȘtu de ses plus beaux ornements. Il avait une figure reposĂ©e, presque souriante. Nous disions les priĂšres Ă voix basse, chacun Ă part soi. Le silence et lâimmobilitĂ© commençaient Ă mâassoupir. Craignant de mâendormir tout Ă fait, je proposai Ă Fanch et Ă Marie-Cinthe de rĂ©citer les grĂąces en commun, afin de nous tenir Ă©veillĂ©s mutuellement. Le menuisier ne demandait pas mieux, mais la vieille filandiĂšre, qui nâĂ©tait jamais de lâavis dâautrui prĂ©fĂ©ra aller sâasseoir Ă lâĂ©cart, prĂšs du foyer, pour continuer Ă prier seule. SavĂ©ant et moi demeurĂąmes prĂšs du cadavre. Jâentrepris les grĂąces. Lui donnait les rĂ©pons. Tout Ă coup, il fit de la main un geste, comme pour me dire de me taire et dâĂ©couter. Je prĂȘtai lâoreille. â Nâentendez-vous pas ? me demanda-t-il. Jâentendis un petit bruit clair, argentin, mais si lĂ©ger, lĂ©ger !⊠On eĂ»t dit le drelin-dindin dâune clochette lointaine, dâune menue clochette, aux sons purs comme du cristal, qui aurait tintĂ© dans la campagne, Ă des lieues de nous. Cela dura quelques secondes. Puis, ce fut une musique suave qui semblait sortir des murs, du plancher, des meubles, de tous les points de la chambre. Ni SavĂ©ant ni moi nâavions jamais entendu musique si douce. SavĂ©ant regarda Ă droite, Ă gauche, pour voir dâoĂč cela pouvait venir. Mais il ne dĂ©couvrit rien. La musique ayant cessĂ©, jâallais reprendre les grĂąces interrompues, quand un bruit nouveau se produisit. CâĂ©tait, cette fois, un long bourdonnement monotone, On eĂ»t jurĂ© quâun essaim dâabeilles venait de faire invasion dans la chambre, et quâil se balançait dâune cloison Ă lâautre, cherchant quelque endroit oĂč se suspendre. â Ce nâest pas possible, me dit SavĂ©ant. Il doit y avoir des bourdons par ici. Il prit un des cierges qui brĂ»laient devant le mort, lâĂ©leva au-dessus de sa tĂȘte, le promena en lâair, mais nous eĂ»mes beau fouiller des yeux les coins et recoins nous nâaperçûmes pas mĂȘme lâombre dâune mouche. Le bourdonnement continuait cependant, tantĂŽt strident, sonore, tantĂŽt lĂ©ger, confus, Ă peine perceptible. Fanch et moi, nous Ă©tant rassis, nous restĂąmes longtemps Ă nous regarder lâun lâautre, tout pensifs. Nous nâavions pas peur, mais nous Ă©tions troublĂ©s, Ă cause de lâĂ©trangetĂ© de ces choses. Nous Ă©tions comme dans un rĂȘve. Soudain, la grosse voix de Marie-Cinthe nous fit sursauter. â Si vous voulez, disait-elle, vous viendrez vous chauffer Ă votre tour. Je prendrai votre garde auprĂšs du mort. Nous lui demandĂąmes si elle nâavait rien entendu. Elle rĂ©pondit que non. Et nous-mĂȘmes, Ă partir de ce moment, nous nâentendĂźmes plus rien. ContĂ© par LâHorset. â PenvĂ©nan, 1889 _______ XXVIILa veillĂ©e de LĂŽn Lorsque mourut LĂŽn Ann Torfado[108], ainsi appelĂ© parce que sa vie durant, il nâavait fait que mettre en pratique les prĂ©ceptes dâOllier Hamon le mauvais clerc[109], sa femme convia en vain le voisinage Ă venir faire prĂšs de son cadavre la veillĂ©e mortuaire. â Je ne tiens cependant pas, se dit-elle, Ă veiller seule ce mĂ©crĂ©ant. Jâaurais trop peur que, mort, il ne me jouĂąt quelque farce plus vilaine encore que toutes celles quâil mâa jouĂ©es de son vivant. Ceci se passait un samedi soir. Quoique lâheure fĂ»t quelque peu avancĂ©e, la femme de LĂŽn Ann Torfado se rendit au bourg. Elle pensait â Je trouverai bien Ă lâauberge trois ou quatre mauvais sujets, de lâespĂšce de LĂŽn, qui ne demanderont pas mieux que de lâassister dans sa nuit derniĂšre. Il suffira que je leur promette, pour les allĂ©cher, cidre et vin-ardent Ă discrĂ©tion. Ce quâelle prĂ©voyait arriva. Dans lâauberge actuellement tenue par les Lageat, et qui est Ă lâentrĂ©e du bourg, une troupe de buveurs menait grand tapage, en jouant aux cartes. La femme de LĂŽn franchit le seuil et dit â Y a-t-il parmi les chrĂ©tiens qui sont ici quatre hommes charitables capables de me rendre un service ? â Oui, rĂ©pondit un des buveurs, pourvu quâil ne sâagisse pas dâaller coucher avec vous, car vous avez passĂ© lâĂąge. â Il sâagit de veiller mon mari qui vient dâexpirer. Je promets cidre et vin-ardent Ă discrĂ©tion. â Aussi bien, garçons, fit en sâadressant Ă ses camarades, lâhomme qui avait dĂ©jĂ parlĂ©, lâaubergiste nous a menacĂ©s de nous jeter Ă la porte, au coup de neuf heures. Suivons cette femme. Nous continuerons notre partie chez elle, et la boisson ne nous coĂ»tera rien. â Allons ! sâĂ©criĂšrent les autres. La femme de LĂŽn retourna au logis, escortĂ©e de quatre gaillards Ă demi soĂ»ls et qui, tout le long du chemin, braillĂšrent Ă tue-tĂȘte. â Nous voici arrivĂ©s, dit-elle en poussant la porte. Je vous prierai dâĂȘtre un peu moins bruyants, par respect pour le mort. Il Ă©tait lĂ , le mort, allongĂ© sur la table de la cuisine. On avait jetĂ© sur lui la nappe au pain, le seul linge Ă peu prĂšs convenable quâil y eĂ»t dans la maison. Le visage toutefois Ă©tait Ă dĂ©couvert. â HĂ© ! mais, sâĂ©cria un des veilleurs improvisĂ©s, câest LĂŽn Ann Torfado ! â Oui, rĂ©pondit la veuve. Il a trĂ©passĂ© dans lâaprĂšs-midi. Elle alla Ă une armoire, en tira verres et bouteilles, disposa le tout sur le banc-tossel et dit aux hommes â Vous boirez Ă votre soif. Moi, je vais me coucher. â Oui, oui, vous pouvez laisser LĂŽn Ă notre garde. Nous lâempĂȘcherons bien de sâĂ©chapper. La femme partie, les hommes sâinstallĂšrent Ă une petite table placĂ©e prĂšs du mort, sur laquelle brĂ»lait une chandelle et oĂč un rameau de buis trempait, dans une assiette pleine dâeau bĂ©nite. Je ne vous ai pas encore dit leurs noms. CâĂ©taient Fanch Vraz, de Kerautret, Luch ar Bitouz, du Minn-Camm, et les deux frĂšres Troadek, de Kerelguin. Tous, gens rĂ©solus et sans souci, que la prĂ©sence dâun cadavre nâĂ©tait pas pour impressionner. Fanch Vraz sortit de la poche de sa veste un jeu de cartes qui ne le quittait jamais. â Coupe ! dit-il Ă Guillaume Troadek. Et voilĂ le jeu en train. Une heure durant, on joua, on but, on jura et sacra. En entrant, les gars nâĂ©taient ivres quâĂ demi ; ils lâĂ©taient maintenant tout Ă fait, sauf le plus jeune des Troadek. Celui-lĂ avait un peu plus de pudeur que les autres. â Tout de mĂȘme, garçons, dit-il, ce nâest pas bien ce que nous faisons lĂ . Ne craignez-vous pas que nous ayons Ă nous repentir de nous comporter ainsi Ă lâĂ©gard dâun mort ? Nous nâavons seulement pas rĂ©citĂ© un De profundis pour le repos de son Ăąme. â Ho ! ho ! ho ! ricana Luch ar Bitouz, lâĂąme de LĂŽn Ann Torfado ! Si tant est quâil en ait jamais eu une, elle aimerait mieux jouer et boire avec nous, que dâentendre rĂ©citer des De profundis ! â SacrĂ© DiĂ©, oui ! appuya Fanch Vraz. CâĂ©tait un fier chenapan que ce LĂŽn. Je suis sĂ»r, tout mort quâil est, que, si on lui proposait une partie, il lâaccepterait encore. â Ne dis pas de ces choses, Fanch. â Nous allons bien le voir ! Joignant le geste Ă la parole, il brassa les cartes, et, comme câĂ©tait Ă lui la donne, au lieu de quatre jeux il en fit cinq. â Vieux LĂŽn ! cria-t-il, il y en a un pour toi. Alors se passa une chose terrible Ă dire. Le mort, dont les mains Ă©taient jointes sur la poitrine, laissa glisser peu Ă peu son bras gauche jusquâĂ la table des joueurs, posa la main sur les cartes qui lui Ă©taient destinĂ©es, les Ă©leva au-dessus de son visage, comme pour les regarder, puis en fit tomber une, pendant quâune voix formidable hurlait par trois fois â Pique et atout, damnĂ© sois-je ! Pique et atout ! Pique et atout ! Nos quatre lurons, dâabord pĂ©trifiĂ©s par lâĂ©pouvante, eurent vite fait de trouver la porte. Et ce ne fut pas Fanch Vraz, malgrĂ© toute sa forfanterie, qui demeura le dernier. Ils se prĂ©cipitĂšrent devant eux, dans la nuit, sans se demander quelle route ils faisaient. JusquâĂ lâaube ils vaguĂšrent ainsi, par les champs, semblables Ă des taureaux affolĂ©s. Lorsquâavec le jour, ils regagnĂšrent enfin chacun leur maison, ils avaient tous au cou la couleur de la mort. Fanch Vraz expira dans la semaine. Les autres en rĂ©chappĂšrent, mais aprĂšs avoir tremblĂ© pendant prĂȘte dâune annĂ©e une fiĂšvre mystĂ©rieuse dont ils ne purent guĂ©rir quâĂ force dâabsorber de lâeau de la fontaine de Saint-GonĂ©ry[110]. ContĂ© par Jeanne-Marie Corre. â PenvĂ©nan, 1886. _______ XXVIIILa porte ouverte Ceci se passait Ă Lescadou, dans le vieux manoir de ce nom, sur les confins de PenvĂ©nan et de Plouguiel. On y veillait le maĂźtre de maison, un certain Le Grand, mort dans la journĂ©e. La veillĂ©e comprenait dâabord les domestiques, hommes et femmes, puis quelques voisins et voisines qui Ă©taient venus sâoffrir, selon lâusage. Lâagonie de Le Grand avait Ă©tĂ© accompagnĂ©e de singuliĂšres choses. Pendant quâil mourait, la chienne sâĂ©tait mise Ă se dĂ©mener dans sa niche, en poussant dâeffroyables hurlements. Quand on alla Ă elle, pour lâapaiser, on la trouva en proie aux flammes, la chair Ă demi rĂŽtie, et puant une odeur dâenfer. Elle expira comme son maĂźtre rendait le dernier soupir. On vit en cela une Ă©trange coĂŻncidence. Ă peine lâhomme et lâanimal furent-ils trĂ©passĂ©s quâil sâĂ©leva un orage extraordinaire. Un mulon de paille qui Ă©tait dans la cour fut transportĂ© par la violence de la bourrasque Ă prĂšs de deux cents mĂštres plus loin, dans une prairie. Un vieil if se fendit de la cime aux racines. Les gens qui veillaient devisĂšrent entre eux, longuement, de toutes ces choses. On savait trop bien que Le Grand nâavait pas vĂ©cu exempt de reproche. Il avait toujours eu la rĂ©putation dâĂȘtre dur pour les siens, impitoyable envers le pauvre monde. Tout Ă coup, veilleurs et veilleuses se turent. La porte venait de sâouvrir, toute grande. On sâattendait Ă voir paraĂźtre quelquâun⊠Mais il nâentra que du vent. â Va vite fermer cette porte ! dit une femme Ă lâun des domestiques. Lâhomme se leva, ferma lâhuis, et revint prendre sa place au foyer. Mais il ne sâĂ©tait pas rassis sur son escabelle, que la porte Ă©tait de nouveau toute grande ouverte. â Quel maladroit ! sâĂ©cria-t-on. On voit bien quâil nâa jamais Ă©tĂ© Ă Paris[111]. â Je vous jure que je lâavais fermĂ©e, dit lâhomme. Et il alla la fermer encore, en ayant soin, cette fois, de la pousser avec force, pour la bien assujettir dans son cadre. â LĂ ! maintenant, si elle se rouvre, vous ne direz pas que câest ma faute, grogna-t-il, en regagnant lâĂątre. â Ou tu nâes quâune ganache, ou cette porte est ensorcelĂ©e ! fit un autre domestique ; vois, elle est plus ouverte que jamais. â Va donc la fermer Ă ton tour. Pour moi, jây renonce. â Oh ! jâen viendrai Ă bout, quand le diable y serait ! Cet autre domestique Ă©tait un gars solidement rĂąblĂ©, avec des bras de lutteur. Il empoigna le battant, le fit rouler sur ses gonds, furieusement, et sây arc-bouta des deux Ă©paules. â Je parie, dit-il, que tous les vents du monde ne lâentre-bailleront plus ! Il nâavait pas fini de parler, que la porte lui frappait dans le dos et lâenvoyait sâaplatir sur le sol, Ă deux pas. Il se ramassa, tout meurtri, jurant et sacrant â Mille malĂ©dictions rouges ! Qui est-ce qui se permet dâouvrir cette porte ? On entendit un long ricanement, et une voix qui disait â Ne te vantais-tu pas de la fermer, quand le diable y serait ? Lâhomme fut effrayĂ©, mais il voulut faire le brave â Je demande qui est celui qui se permet dâouvrir cette porte, rĂ©pĂ©ta-t-il. â Moi ! rĂ©pondit la voix, dâun ton si sec, si dur, si courroucĂ©, que lâhomme nâinsista plus, et pour cause. Il lui semblait quâune haleine de feu lui lĂ©chait la figure. Son Ă©pouvante Ă©tait dâautant plus forte quâil ne voyait personne. Il vint, tout pĂąle, se perdre dans le groupe des veilleurs et des veilleuses, qui, eux aussi, tremblaient la fiĂšvre froide, la fiĂšvre de la peur. Lâhorloge de la maison tinta lentement lâheure de minuit. Et, quand le douziĂšme coup eut sonnĂ©, les chandelles qui brĂ»laient auprĂšs du lit du mort sâĂ©teignirent comme dâelles-mĂȘmes. Il ne se trouva pas un dans lâassistance pour oser les rallumer ; en sorte que le cadavre demeura dans une obscuritĂ© profonde. On entendait par instants claquer les draps au vent de la porte ouverte, comme si câeussent Ă©tĂ© les toiles dâune lessive Ă©tendue en plein air sur lâherbe des prĂ©s. De minuit jusquâĂ lâaube, les gens qui veillaient nâĂ©changĂšrent pas une parole. Et plus une priĂšre ne fut rĂ©citĂ©e. On se tenait rencognĂ©s les uns contre les autres, Ă©clairĂ©s seulement par la braise du foyer et par la fumeuse lueur du lutic, de la chandelle de rĂ©sine. On tĂąchait, avec les mains, de se boucher les oreilles et les yeux, et lâon attendait le jour avec impatience[112]. ContĂ© par Jeanne-Marie Corre, couturiĂšre. â PenvĂ©nan, 1888. â DĂšs la mort, lâĂąme comparaĂźt au tribunal de Dieu, pour y subir le jugement particulier. Mais, sitĂŽt le jugement rendu, elle retourne sur le corps non dedans, et elle reste lĂ pendant toute la durĂ©e de lâenterrement, jusquâaprĂšs lâinhumation. En gĂ©nĂ©ral, il nâest donnĂ© de la voir quâau prĂȘtre qui cĂ©lĂšbre les funĂ©railles. M. Dollo, lui, la voyait toujours et savait mĂȘme en quel lieu dâalentour elle devait se rendre ensuite pour y accomplir sa pĂ©nitence[113]. â Ce M. Dollo, recteur de Saint-Michel-en-GrĂšve, fut un des prĂȘtres les mieux renseignĂ©s sur tout ce qui touche Ă lâAnaon. Il savait en quelles directions sâĂ©taient dispersĂ©es les Ăąmes de tous les morts quâil avait enterrĂ©s, sauf deux. â Outre les prĂȘtres, peuvent encore voir la sĂ©paration de lâĂąme dâavec le corps, les personnes qui en ont reçu le don spĂ©cial ou Ă qui, pour une raison ou pour une autre, le mystĂšre a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©. _______ XXIXLâĂąme vue sous la forme dâune souris blanche Quoique Ludo Garel ne fĂ»t que domestique, ce nâĂ©tait pas le premier venu. Il avait sans cesse lâesprit occupĂ© dâune foule de choses auxquelles ne pense gĂ©nĂ©ralement pas le vulgaire. Ses continuelles mĂ©ditations lâavaient menĂ© trĂšs loin. Il avouait lui-mĂȘme quâil possĂ©dait Ă peu prĂšs Ă fond tout ce quâil est donnĂ© Ă un homme de connaĂźtre. â Toutefois, ajoutait-il, il y a encore un point qui mâembarrasse et sur lequel je nâai aucune lumiĂšre câest la sĂ©paration de lâĂąme dâavec le corps. Quand jâaurai Ă©clairci ce point, il ne me restera plus rien Ă apprendre. Son maĂźtre, un des derniers survivants de la noble maison du Quinquiz, avait en lui grande confiance, le sachant homme dâhonneur et de bon conseil. Un beau jour, il le manda Ă son cabinet. â Mon pauvre Ludo, lui dit-il, je ne suis pas du tout Ă mon aise aujourdâhui. Je couve, je crois, quelque mauvaise maladie, et jâai le pressentiment que je nâen rĂ©chapperai pas. Si encore mes affaires Ă©taient en rĂšgle !⊠Ce maudit procĂšs que jâai Ă Rennes me donne bien du tourment. Voici prĂšs de deux ans quâil traĂźne. Si du moins je voyais le terminer Ă mon avantage, avant de mourir, je mâen irais le cĆur plus lĂ©ger. Je te tiens pour un garçon avisĂ©, Ludo Garel. Dâautre part, â tu me lâas assez prouvĂ©, â il nâest pas de service que tu ne sois prĂȘt Ă me rendre. Je te demande celui-ci, qui sera probablement le dernier. Demain matin, Ă la prime aube, tu te mettras en route pour Rennes. Tu feras visite Ă chacun des juges, et tu leur demanderas de se prononcer au plus vite ou pour ou contre moi. Tu as la langue bien pendue ; je compte que tu trouveras moyen de les disposer en ma faveur. Quant Ă moi, je vais me mettre au lit. Plaise Ă Dieu de ne me rappeler de ce monde que lorsque tu seras de retour. Ludo, avant de prendre congĂ©, sâefforça de relever les esprits abattus de son maĂźtre. â Ne vous occupez que de vous remettre sur pied, monsieur le comte. Vous nâĂȘtes pas encore mĂ»r pour lâAnkou. TĂąchez que je vous retrouve bien portant. Je me charge du reste, sur ma foi ! Il passa toute lâaprĂšs-midi Ă faire ses prĂ©paratifs de voyage et Ă ruminer dans sa cervelle les discours quâil tiendrait aux juges. Ă la trouble-nuit[114], il se coucha, afin dâĂȘtre rĂ©veillĂ© de meilleure heure. Il dormit mal. Mille idĂ©es, mille propos incohĂ©rents lui galopaient dans la tĂȘte. Soudain, il lui sembla entendre le chant du coq. â Ho ! Ho ! se dit-il, voici la prime aube. Il est temps de dĂ©guerpir. Et Ludo Garel en route. On Ă©tait au cĆur de lâhiver. Ă peine sâil voyait clair pour marcher. AprĂšs une heure, une heure et demie de marche, il se trouva au pied dâun mur qui lui barrait le chemin. Il se mit Ă le longer, et arriva devant un escalier de pierre dont il gravit les degrĂ©s. CâĂ©tait lâĂ©chalier dâun cimetiĂšre. â Hum ! pensa Ludo, en se voyant entourĂ© de tombes et de croix, heureusement que la mauvaise heure doit ĂȘtre passĂ©e depuis longtemps. Il nâavait pas fini de se parler de la sorte quâil vit une ombre se lever de terre et se diriger sur lui par une des allĂ©es latĂ©rales. Quand lâombre fut toute proche, Ludo sâaperçut quâil avait affaire en elle Ă un jeune homme de figure distinguĂ©e, vĂȘtu dâĂ©toffe noire et fine. Il bonjoura le jeune homme. â Bonjour, rĂ©pondit celui-ci. Vous ĂȘtes de bonne heure en voyage. â Je ne sais pas au juste quelle heure il peut ĂȘtre, mais le coq chantait quand jâai quittĂ© la maison. â Oui, le coq blanc[115] ! repartit le jeune homme. Quel chemin faites-vous ? â Je vais du cĂŽtĂ© de Rennes. â Moi aussi. Si vous voulez bien, nous ferons un bout de route ensemble. â Je ne demande pas mieux. La mine et le ton du jeune homme inspiraient la confiance. Ludo Garel, un peu inquiet dâabord, fut bientĂŽt enchantĂ© de lâavoir pour compagnon, dâautant plus que le jour tardait terriblement Ă venir. Chemin faisant, ils causĂšrent. Peu Ă peu, Ludo devint expansif. Il mit lâinconnu du cimetiĂšre au courant de tout ce qui le concernait, de la maladie mystĂ©rieuse de son maĂźtre, des sombres pressentiments quâil lui avait exprimĂ©s la veille, et du motif pour lequel il lâavait chargĂ© dâentreprendre ce voyage. Lâinconnu Ă©coutait, mais ne disait presque rien. Sur ces entrefaites, le chant du coq retentit dans une ferme voisine. â Pour le coup, sâĂ©cria Ludo, lâaube va poindre. â Pas encore, rĂ©pondit le jeune homme. Le coq qui a chantĂ©, câest le coq gris. En effet, le temps sâĂ©coula, la nuit restait toujours aussi noire. Nos gens continuĂšrent de marcher. Mais Ludo ayant vidĂ© le sac de ses confidences, et lâinconnu ne paraissant pas disposĂ© Ă livrer les siennes, la conversation languit, puis finit par sâĂ©teindre. Quand on ne cause pas, le jour, on sâennuie ; la nuit, on a peur[116]. Ludo Garel commençait Ă dĂ©visager son compagnon du coin de lâĆil et Ă trouver son allure singuliĂšre. Il appelait la lumiĂšre de tous ses vĆux. Enfin, un troisiĂšme coq chanta. â Ah ! fit Ludo, avec un soupir de soulagement, cette fois du moins câest le bon ! â Oui, rĂ©pondit le jeune homme, cette fois câest le coq rouge. Maintenant lâaube va blanchir le ciel. Mais vous voyez que vous lâaviez devancĂ©e de beaucoup. Il Ă©tait Ă peine minuit quand vous ĂȘtes entrĂ© au cimetiĂšre oĂč vous mâavez rencontrĂ©. â Câest possible, fit Ludo Ă voix basse. â Une autre fois, tĂąchez de tenir meilleur compte de lâheure. Si je ne vous avais accompagnĂ© jusquâĂ ce moment, il vous serait arrivĂ© plus dâune fĂącheuse aventure. â Grand merci, en ce cas ! murmura Ludo Garel humblement. â Ce nâest pas tout. Jâai Ă vous dire quâil est inutile que vous poursuiviez votre route. Le procĂšs de votre maĂźtre est jugĂ© depuis hier soir et câest en faveur de votre maĂźtre que se sont prononcĂ©s les juges. Retournez donc prĂšs de lui, pour lui annoncer cette bonne nouvelle. â JĂ©sus-Maria-Credo ! Tant mieux, en vĂ©ritĂ©. Monsieur le comte va guĂ©rir du coup ! â Non. Il va mourir, au contraire. Ă ce propos, Ludo Garel, il vous sera permis de voir la sĂ©paration de lâĂąme dâavec le corps. Câest une chose, je le sais, que vous dĂ©sirez voir depuis longtemps. â Vous lâai-je dit ! sâexclama Ludo qui se demanda, un peu tard, sâil nâavait pas trop bavardĂ© au long de la route. â Vous ne me lâavez pas dit. Mais Celui qui mâa envoyĂ© Ă votre secours vous connaĂźt mieux que vous ne vous connaissez vous-mĂȘme. â Et je pourrai voir la sĂ©paration de lâĂąme dâavec le corps ? â Vous la verrez. Votre maĂźtre trĂ©passera tantĂŽt, sur les dix heures, dix heures et demie. Comme on croira que vous ĂȘtes allĂ© jusquâĂ Rennes et que vous en ĂȘtes revenu car vous ne soufflerez mot de notre rencontre, on insistera pour que vous preniez du repos. Mais refusez de vous coucher. Restez au chevet du comte, et ne quittez pas des yeux sa figure. Quand il sera mort, vous verrez son Ăąme sâĂ©chapper de ses lĂšvres sous la forme dâune souris blanche. Cette souris disparaĂźtra aussitĂŽt dans quelque trou. Vous ne vous en soucierez point. Par exemple, vous ne laisserez Ă personne le soin dâaller quĂ©rir la croix funĂ©raire Ă lâĂ©glise du bourg. Vous irez vous-mĂȘme. ArrivĂ© sous le porche, vous attendrez que la souris vous ait rejoint. Nâentrez pas Ă lâĂ©glise avant elle. Contentez-vous toujours de la suivre. Câest essentiel. Si vous vous conformez strictement Ă mes recommandations, vous saurez avant ce soir ce que vous aspirez tant Ă connaĂźtre. Et maintenant, Ludo Garel adieu ! Sur ce, lâĂ©trange personnage sâĂ©vanouit en une vapeur lĂ©gĂšre, vite confondue avec celles qui montaient du sol humide, dans le jour naissant. Ludo Garel sâen revint au Quinquiz. â Dieu soit louĂ© ! dit le maĂźtre en voyant entrer son domestique. Tu as eu raison, brave serviteur, de faire diligence. Je suis au plus bas. Si tu avais tardĂ© dâune demi-heure, tu nâaurais guĂšre trouvĂ© quâun cadavre. Comment cela a-t-il marchĂ©, Ă Rennes ? â Vous avez gagnĂ© votre procĂšs. â Je tâen sais bon grĂ©, mon ami. GrĂące Ă toi, je puis mourir tranquille. Cette fois, Ludo Garel ne tenta point de rĂ©conforter son maĂźtre par des paroles dâespĂ©rance. Il savait que la destinĂ©e[117] doit sâaccomplir. Il alla tristement se placer Ă la tĂȘte du lit, de façon nĂ©anmoins Ă ne jamais perdre de vue le visage du comte. La salle Ă©tait pleine de gens en larmes. La comtesse prit Ludo par le bras et lui dit Ă lâoreille â Vous ĂȘtes harassĂ© de fatigue. Il ne manque pas ici de monde pour veiller mon pauvre mari. Allez dormir. â Mon devoir, rĂ©pondit le domestique, est de rester au chevet de mon maĂźtre jusquâau dernier moment. Et il resta, malgrĂ© toutes les instances. Dix heures sonnĂšrent. Ainsi quâavait prĂ©dit lâinconnu, le seigneur du Quinquiz entra en agonie. Une vieille femme entonna les grĂąces. » Lâassistance murmura les rĂ©pons. Ludo Garel mĂȘla sa voix Ă celles des autres, mais sa pensĂ©e nâĂ©tait pas Ă la priĂšre quâil marmottait. Elle Ă©tait toute tendue vers ce qui se passerait tout Ă lâheure, au moment de la sĂ©paration de lâĂąme dâavec le corps. Le comte, cependant, commençait Ă balancer la tĂȘte de droite et de gauche, sur le traversin. Câest quâil entendait venir la mort, sans savoir encore de quelle direction. Tout Ă coup il se raidit. La mort lâavait touchĂ©. Il poussa un long soupir, et Ludo vit son Ăąme sâexhaler de ses lĂšvres sous la forme dâune souris blanche. Lâhomme du cimetiĂšre avait dit vrai. La souris ne fit dâailleurs que paraĂźtre et disparaĂźtre. La vieille femme qui avait entonnĂ© les grĂąces » entreprit le De profundis. Ludo profita, pour sâesquiver, de lâĂ©motion causĂ©e par la fin derniĂšre du comte. Et de trotter, par un sentier de traverse, jusquâau bourg. Lâordre nâĂ©tait pas encore donnĂ©, au Quinquiz, dâaller quĂ©rir la croix funĂ©raire, quâil Ă©tait dĂ©jĂ sous le porche de lâĂ©glise. La souris blanche y arrivait presque en mĂȘme temps que lui. Il la laissa pĂ©nĂ©trer la premiĂšre dans la nef. Elle se mit Ă trottiner vite et menu. Mais lui, faisait de grandes enjambĂ©es, et il put ainsi la suivre, sans trop de peine. Trois fois, il fit derriĂšre elle le tour de lâĂ©glise. Le troisiĂšme tour terminĂ©, elle sortit de nouveau par le porche. Ludo se prĂ©cipita sur ses traces, tenant embrassĂ©e sur sa poitrine la croix funĂ©raire quâil avait enlevĂ©e au passage. Les sonnailles de la croix tintaient, tintaient, et la souris dĂ©talait, dĂ©talait. La souris, la croix et Ludo qui la portait parcoururent ensemble tous les champs du Quinquiz. La petite bĂȘte blanche sautait par-dessus chaque barriĂšre, comme le maĂźtre avait coutume de faire, de son vivant, puis longeait les quatre fossĂ©s. Une fois fini le tour des champs, elle reprit la direction du manoir. ArrivĂ©e dans lâaire, elle sâachemina vers un bĂątiment isolĂ© oĂč lâon enfermait les instruments de labour. Sur tous elle posa les pattes[118]. Charrues, hoyaux, bĂȘches, Ă tous elle dit adieu. De lĂ , elle regagna la maison. Ludo la vit grimper sur le cadavre et se laisser mettre avec lui dans le cercueil. Le clergĂ© vint chercher le corps. La messe dâenterrement fut chantĂ©e ; le cercueil fut descendu dans la fosse. Mais dĂšs que le prĂȘtre cĂ©lĂ©brant lâeut aspergĂ© dâeau bĂ©nite, dĂšs que les proches parents eurent jetĂ© dessus les premiĂšres mottes de terre, Ludo en vit sortir derechef la souris blanche. Le jeune homme inconnu lui avait expressĂ©ment recommandĂ© de la suivre jusquâau bout, fut-ce par ronce, Ă©pine ou fondriĂšre. Le voilĂ donc de planter lĂ lâenterrement et de se remettre Ă pĂšleriner derriĂšre la souris. Ils traversĂšrent des bois, franchirent des marais, escaladĂšrent des fossĂ©s, passĂšrent des bourgs, tant et si bien quâils aboutirent Ă une vaste lande au milieu de laquelle se dressait le tronc Ă demi dessĂ©chĂ© dâun arbre. Il Ă©tait si vieux, si pelĂ©, quâon nâaurait su dire si câĂ©tait un tronc de hĂȘtre ou de chĂątaignier. LâintĂ©rieur en Ă©tait creux. Vraiment, il ne se maintenait debout que par miracle. Encore sa maigre Ă©corce Ă©tait-elle fendue de haut en bas. La souris se glissa dans une de ces fentes, et Ludo vit aussitĂŽt apparaĂźtre le seigneur du Quinquiz dans le creux de lâarbre. â O mon pauvre maĂźtre, sâĂ©cria-t-il, les mains jointes, que faites-vous ici ? â Tout homme, mon cher Ludo, doit faire sa pĂ©nitence Ă lâendroit que Dieu lui assigne. â Puis-je au moins vous venir en aide de quelque façon ? â Oui, tu le peux. â Comment ? â En jeĂ»nant pour moi, lâespace dâun an et un jour. Si tu le fais, je serai dĂ©livrĂ© pour jamais, et ta bĂ©atitude suivra de prĂšs la mienne. â Je le ferai, rĂ©pondit Ludo Garel. Il tint promesse. Son jeĂ»ne accompli, il mourut. ContĂ© par Marie-Louise Bellec, couturiĂšre. â Port-Blanc. _______ XXXLâĂąme vue sous la forme dâun moucheron[119] Yvon Penker Ă©tait un homme sage, et qui vivait dans la crainte de Dieu. Il avait pour meilleur ami Pezr Nicol. Pezr Nicol tomba gravement malade et fit aussitĂŽt mander Yvon Penker. â Je sens que je vais mourir, lui dit-il. Tu es lâhomme que jâai le plus aimĂ© et estimĂ© en ce monde. Je voudrais que tu mâassistes jusquâĂ mon dernier moment. Penker rĂ©pondit â Je ne te quitterai pas. Et il sâinstalla, en effet, au chevet de son ami. Vers le milieu de la nuit, Nicol lui dit dâune voix oppressĂ©e â Donne-moi ta main. DĂšs que Penker eut mis la main dans la sienne, le moribond trĂ©passa. Penker qui le regardait mourir, les yeux pleins de larmes, vit alors sortir de sa bouche un moucheron eur fubuenn, un moucheron grĂȘle, aux ailes tĂ©nues, pareil aux Ă©phĂ©mĂšres que lâon voit tourbillonner les soirs dâĂ©tĂ© au bord des ruisseaux. Lâinsecte alla tremper ses pattes dans une bassinĂ©e de lait qui Ă©tait lĂ , sur une table. Puis il voleta tout Ă travers la piĂšce et, brusquement, disparut. â Que peut-il ĂȘtre devenu ? se demandait Yvon Penker. Il ne tarda pas Ă le voir reparaĂźtre. Cette fois, le moucheron se posa sur le cadavre et y resta. Il se laissa mĂȘme enfermer dans la biĂšre avec le mort. Penker ne le revit plus quâau cimetiĂšre. Comme les premiĂšres mottes de terre roulaient dans la fosse, le moucheron sâĂ©vada du cercueil. Penker comprit alors seulement que ce moucheron devait ĂȘtre lâĂąme de Pezr Nicol, et il rĂ©solut de le suivre en quelque lieu quâil allĂąt. Or, le moucheron se rendit dans une lande situĂ©e non loin de la ferme oĂč Pezr Nicol habitait de son vivant. LĂ , il se posa sur une Ă©pine dâajonc. â Pauvre chĂšre petite mouche, que venez-vous faire ici ? demanda Penker, lâhomme sage. â Tu me vois donc ! â Je vous vois, puisque je vous parle. Dites-moi, ne seriez-vous lâĂąme du dĂ©funt Pezr Nicol qui fut mon meilleur ami en ce monde ? â Si, Yvon, je suis ton ami mort, je suis Pezr Nicol. â Viens donc avec moi en ma maison. Je tây mettrai dans un coin oĂč tu seras bien tranquille, et nous converserons ensemble de temps en temps, comme autrefois. â Je ne peux, mon pauvre Yvon. Ici est la place que Dieu mâa fixĂ©e pour y faire ma pĂ©nitence, et je dois y demeurer pendant cinq cents ans. Il faut que le bon Dieu tâaime bien pour tâavoir permis de reconnaĂźtre mon Ăąme sous cette forme de moucheron. â Oh ! je ne tâai pas perdu de vue un seul instant depuis lâheure oĂč tu tâes sĂ©parĂ© de ton corps. Si pourtant ! je me trompe ; pendant quelques minutes tu as disparu, sans que jâaie pu me rendre compte en quel lieu tu pouvais ĂȘtre. Mais dâabord dis-moi, je te prie, pourquoi tu as commencĂ© par tremper tes pattes dans la jarre de lait ? â Ne devais-je pas me blanchir, avant de comparaĂźtre devant le grand Juge ? â Et ensuite, quand tu tâes esquivĂ©, aprĂšs avoir voletĂ© de ci de lĂ tout au travers de la maison, quâes-tu devenu ? â Si tu mâas vu voleter de ci de lĂ tout au travers de la maison, câest quâil fallait que je prisse congĂ© de chacun des meubles. Lorsque ensuite je me suis esquivĂ©, câĂ©tait encore pour aller, dans la cour et dans les Ă©tables, prendre congĂ© des instruments qui mâavaient servi naguĂšre et des bĂȘtes qui mâavaient aidĂ© au labour. Cela fait, je me suis prĂ©sentĂ© au tribunal de Dieu. â Tu nâa pas Ă©tĂ© longtemps Ă faire tout cela. â Les Ăąmes ont des ailes qui vont vite. â Mais pourquoi tâes-tu laissĂ© enfermer dans le cercueil avec ton corps ? â JâĂ©tais tenu dây rester jusquâĂ ce que Dieu eĂ»t prononcĂ© ma sentence. â Jâaurais souhaitĂ© quâil te permĂźt dâaccomplir une partie de ta pĂ©nitence en ma maison, auprĂšs de moi pendant le temps que jâai encore Ă vivre. Dieu doit savoir que nous nous aimions dâune amitiĂ© rare, Pezr Nicol. â Il le sait, en effet, Yvon Penker. Sois certain quâil ne tardera pas Ă nous rĂ©unir. Avant peu, ton Ăąme sera venue me rejoindre dans cette lande. Trois mois aprĂšs, jour pour jour, on enterrait Yvon Penker, lâhomme sage[120]. ContĂ© par Catherine Carvenec. â Port-Blanc. â LâĂąme apparaĂźt aussi sous la forme dâune fleur, dâune grande fleur blanche ; elle est plus belle Ă mesure quâon sâapproche dâelle et sâĂ©loigne quand on veut la cueillir. XXXILa femme aux deux chiens Ceci se passait au temps oĂč les toiles de Basse-Bretagne Ă©taient renommĂ©es entre toutes. Il nây avait pas alors, Ă PenvĂ©nan ni aux alentours, de fileuse qui filĂąt aussi fin que Fant Ar Merrer, de Crecâh-Avel. Tous les mercredis, elle allait Ă TrĂ©guier vendre son fil. Un mardi soir elle se dit â Il faudra que demain je sois sur pied de bonne heure. Elle se coucha avec cette prĂ©occupation. Au milieu de la nuit, elle se rĂ©veilla et fut Ă©tonnĂ©e de voir quâil faisait dĂ©jĂ presque clair. Elle se leva en grande hĂąte, sâhabilla, jeta sur ses Ă©paule son paquet dâĂ©cheveaux et se mit en route. ArrivĂ©e au pied de la montĂ©e qui mĂšne vers Croaz-Ar-Brabant[121], elle fit rencontre dâun jeune homme. Ils se bonjourĂšrent mutuellement et cheminĂšrent cĂŽte Ă cĂŽte jusquâĂ la croix. LĂ , le jeune homme prit Fant Ar Merrer par le bras et lui dit â ArrĂȘtons ici. Il la poussa dans la douve, contre le talus, et se plaça devant elle comme pour la protĂ©ger. Ă peine se furent-ils ainsi rangĂ©s de la route, que Fant entendit venir un bruit Ă©pouvantable. Jamais elle nâavait ouĂŻ fracas pareil. Il y aurait eu, Ă la file, cent lourdes charrettes lancĂ©es au galop, quâelles nâauraient pas fait plus de train. Le bruit approchait, approchait. Fant tremblait de tous ses membres. NĂ©anmoins elle cherchait Ă voir ce que ceci pouvait ĂȘtre. Une femme passa dans la route, courant Ă perdre haleine, elle allait si vite quâon entendait palpiter les ailes de sa coiffe, comme si câeussent Ă©tĂ© deux ailes dâoiseau. Ses pieds nus touchaient Ă peine le sol ; il en pleuvait des gouttes de sang. Ses cheveux dĂ©nouĂ©s flottaient derriĂšre elle. Elle agitait les bras, en des gestes dĂ©sespĂ©rĂ©s, et hurlait lugubrement. CâĂ©tait une plainte si angoissante, que Fant Ar Merrer en avait froid jusque sous les ongles. Cette femme Ă©tait poursuivie par deux chiens qui semblaient se disputer entre eux Ă qui la dĂ©vorerait. De ces chiens, lâun Ă©tait noir, lâautre blanc[122]. CâĂ©taient eux qui faisaient tout le vacarme. Ă chacun de leurs bonds, les entrailles de la terre rĂ©sonnaient. La femme fuyait dans la direction de la croix. Fant Ar Merrer la vit sâĂ©lancer sur les marches du calvaire. Ă ce moment le chien noir Ă©tait parvenu Ă la saisir par le bas de sa jupe. Mais elle, se prĂ©cipitant, Ă©treignit lâarbre de la croix et sây tint cramponnĂ©e de toutes ses forces. Le chien noir disparut aussitĂŽt, en lĂąchant un aboi terrible. Le chien blanc resta seul auprĂšs de la malheureuse et se mit Ă lĂ©cher ses blessures. Le jeune homme dit alors Ă Fant Ar Merrer â Vous pouvez maintenant continuer votre route. Il nâest que minuit. Ne vous exposez plus Ă voir ce que vous avez vu. Je ne serai pas toujours lĂ pour vous protĂ©ger. Il y a des heures oĂč il ne faut pas ĂȘtre sur les chemins. Quant vous arriverez Ă KervĂ©nou, entrez dans la maison qui est lĂ . Vous y trouverez un homme en train de mourir. Passez le reste de la nuit Ă rĂ©citer prĂšs de son chevet les priĂšres des agonisants et ne sortez de cette maison quâĂ lâaube. Quant Ă moi, je suis votre bon ange. ContĂ© par Marie-Louise Bellec. â Port-Blanc. _______ Ă BĂ©nodet, et dans la rĂ©gion, au moment oĂč le cercueil sort de lâĂ©glise, aprĂšs la messe dâenterrement, les porteurs ont coutume de le heurter Ă la muraille. Ils agissent ainsi, selon dâaucuns, pour dire adieu Ă lâĂ©glise, au nom du mort ; selon dâautres, pour demander Ă saint Pierre dâouvrir toutes grandes Ă lâĂąme les portes du paradis. â Au moment oĂč le prĂȘtre jette sur le cercueil la premiĂšre pelletĂ©e de terre, il peut voir dans son livre dâheures quel doit ĂȘtre le sort de la personne enterrĂ©e. Mais il lui est interdit de divulguer ce secret, sous peine de prendre â fĂ»t-ce en enfer â la place du dĂ©funt. â Il est un moyen Ă la portĂ©e de tous pour savoir si une Ăąme est damnĂ©e ou non. Il suffit de se rendre, au sortir du cimetiĂšre, aussitĂŽt aprĂšs lâenterrement, dans un lieu Ă©levĂ© et dĂ©couvert, dâoĂč lâon ait vue sur une certaine Ă©tendue de pays. De lĂ -haut, on crie le nom du mort par trois fois, dans trois directions diffĂ©rentes. Si une seule fois lâĂ©cho prolonge le son, câest que lâĂąme du dĂ©funt nâest point damnĂ©e. â Si les fleurs quâon place sur le lit oĂč repose un mort se fanent dĂšs quâon les y pose, câest que lâĂąme est damnĂ©e ; si elles ne se fanent quâau bout de quelques instants, câest que lâĂąme est en purgatoire, et plus elles mettent de temps Ă se faner, moins longue sera la pĂ©nitence. â Mais, pour avoir des renseignements sĂ»rs, il nâest que de sâadresser 1o Ă lâAgrippa ; 2o Ă la messe de trentaine ou ofern drantel. _______ XXXIILâAgrippa[123], ou Vif, ou Ăgremont LâAgrippa est un livre Ă©norme. PlacĂ© debout, il a la hauteur dâun homme. Les feuilles en sont rouges, les caractĂšres en sont noirs. Tant quâon nâa pas Ă le consulter, on doit le maintenir fermĂ© Ă lâaide dâun gros cadenas. Câest un livre dangereux. Aussi ne faut-il pas le laisser Ă portĂ©e de la main. On le suspend, au moyen dâune chaĂźne, Ă la plus forte poutre dâune piĂšce rĂ©servĂ©e. Il est nĂ©cessaire que cette poutre ne soit pas droite, mais tordue. â Le nom de ce livre varie avec les pays. En TrĂ©guier, il sâappelle lâAgrippa ; dans la rĂ©gion de ChĂąteaulin, lâEgremont ; aux alentours de Quimper, Ar Vif. â Ce livre est vivant[124]. Il rĂ©pugne Ă se laisser consulter. Il faut ĂȘtre plus fort que lui pour lui arracher ses secrets. Tant quâon ne lâa pas domptĂ©, on nây voit que du rouge. Les caractĂšres noirs ne se montrent que lorsquâon les y a contraints, en rossant le livre, comme un cheval rĂ©tif. On est obligĂ© de se battre avec lui, et la lutte dure parfois des heures entiĂšres. On en sort baignĂ© de sueur. â Primitivement, il nây avait que les prĂȘtres Ă possĂ©der des agrippas. Chacun dâeux a le sien. Le lendemain de leur ordination, ils le trouvent Ă leur rĂ©veil sur leur table de nuit, sans quâils sachent dâoĂč il leur vient et qui le leur a apportĂ©. Pendant la grande RĂ©volution, beaucoup dâecclĂ©siastiques Ă©migrĂšrent. Quelques-uns de leurs agrippas tombĂšrent entre les mains de simples clercs qui, durant leur passage aux Ă©coles, avaient appris lâart de sâen servir. Ceux-ci les transmirent Ă leurs descendants. Ainsi sâexplique la prĂ©sence dans certaines fermes du livre Ă©trange. » Le clergĂ© sait combien il a Ă©tĂ© dĂ©tournĂ© dâagrippas, et quels sont les profanes qui les dĂ©tiennent. Un ancien recteur de PenvĂ©nan disait â Il y a dans ma paroisse deux agrippas qui ne sont pas oĂč ils devraient ĂȘtre. Le prĂȘtre ne fait mine de rien, tant que le dĂ©tenteur est en vie ; mais, lorsque aux approches de la mort il est appelĂ© Ă son chevet, aprĂšs avoir entendu la confession du moribond, il lui parle en ces termes â Jean, ou Pierre, ou Jacques, vous aurez un poids bien lourd Ă porter par delĂ le tombeau, si vous ne vous en ĂȘtes dĂ©barrassĂ© dans ce monde. Le moribond demande avec Ă©tonnement â Quel est ce poids ? â Câest le poids de lâagrippa qui est en votre maison, rĂ©pond le prĂȘtre. Livrez-le moi, sinon, ayant un tel fardeau Ă traĂźner, vous nâarriverez jamais jusquâau paradis. Il est rare que le moribond nâenvoie point aussitĂŽt dĂ©tacher lâagrippa. Lâagrippa, dĂ©tachĂ©, cherche Ă faire des siennes. Il mĂšne un sabbat Ă travers toute la ferme. Mais le prĂȘtre lâexorcise et le fait tenir tranquille. Puis il commande aux personnes qui sont lĂ dâaller quĂ©rir un fagot dâajonc. Il y met le feu lui-mĂȘme. Lâagrippa est bientĂŽt rĂ©duit en cendres. Le prĂȘtre recueille alors cette cendre, lâenferme dans un sachet, et passe le sachet au cou du moribond, en disant â Que ceci vous soit lĂ©ger ! â Il est difficile Ă un recteur de dormir Ă lâaise, tant quâil reste un seul agrippa dans sa paroisse, entre dâautres mains que les siennes ou celles de ses vicaires. â Il nâest pas nĂ©cessaire dâĂȘtre prĂȘtre pour savoir quand un homme qui nâest pas du mĂ©tier possĂšde un agrippa. Lâhomme qui possĂšde un agrippa sent une odeur particuliĂšre. Il sent le soufre et la fumĂ©e, parce quâil a commerce avec les diables. Câest pourquoi lâon sâĂ©carte de lui. Puis, il ne marche pas comme tout le monde. Il hĂ©site dans chaque pas quâil fait, de crainte de piĂ©tiner une Ăąme. â Lâhomme qui possĂšde un agrippa ne peut plus sâen dĂ©faire sans le secours du prĂȘtre, et seulement Ă lâarticle de la mort. Loizo-goz, de PenvĂ©nan, en avait un qui lâembarrassait fort ; il nâeĂ»t pas demandĂ© mieux que de le passer Ă quelque autre. Il le proposa Ă un cultivateur de Plouguiel qui lâaccepta. Une nuit, on entendit dans tout le pays un vacarme Ă©pouvantable. CâĂ©tait Loizo-goz qui conduisait lâagrippa Ă Plouguiel, en le tirant par sa chaĂźne. Au retour, Loizo-goz chantait gaĂźment. Il se sentait un poids de moins sur le cĆur. Mais, Ă peine rentrĂ© chez lui, toute sa joie tomba. Lâagrippa Ă©tait dĂ©jĂ revenu occuper son ancienne place. Ă quelque temps de lĂ , Loizo-goz fit un grand feu dâajonc sec et y jeta le mauvais livre. Mais les flammes, au lieu de dĂ©vorer lâagrippa, sâen Ă©cartaient. â Puisque le feu nây peut rien, essayons de lâeau ! se dit Loizo-goz. Il traĂźna le livre Ă la grĂšve de BuguĂ©lĂšs, monta dans une barque, gagna le large, et lança Ă la mer lâagrippa auquel il avait eu soin dâattacher plusieurs grosses pierres, afin de le faire descendre jusquâau fond de lâabĂźme et de lây maintenir. â LĂ , pensa-t-il, cette fois du moins nous voilĂ sĂ©parĂ©s pour jamais. Il se trompait. Comme il sâen revenait par la grĂšve, il entendit derriĂšre lui un bruit de chaĂźne dans les galets. CâĂ©tait lâagrippa qui achevait de se dĂ©barrasser des grosses pierres. Loizo-goz le vit passer Ă cĂŽtĂ© de lui, rapide comme une flĂšche. Au logis, il le retrouva, suspendu Ă la poutre accoutumĂ©e. La couverture, les feuillets Ă©taient secs. Il semblait que lâeau de la mer ne les eĂ»t mĂȘme pas touchĂ©s. Loizo-goz dut se rĂ©signer Ă garder son agrippa. ContĂ© par Baptiste Geffroy dit JavrĂ©. â PenvĂ©nan, 1886. â Lâagrippa contient les noms de tous les diables et enseigne le moyen de les Ă©voquer. On peut savoir, grĂące Ă lui, si tel dĂ©funt est damnĂ©. Le prĂȘtre qui vient de cĂ©lĂ©brer un enterrement va aussitĂŽt consulter son agrippa. Ă lâappel de leurs noms, tous les dĂ©mons accourent. Le prĂȘtre les interroge un Ă un. â As-tu pris lâĂąme dâun tel ? Si tous rĂ©pondent Non, câest que lâĂąme est sauvĂ©e. Pour les congĂ©dier, le prĂȘtre les appelle de nouveau par leurs noms, mais en commençant par le nom du diable qui est arrivĂ© le dernier, et ainsi de suite. â Les ignorants qui se mĂȘlent de lire dans lâAgrippa, dans lâEgremont, ou dans le Vif, sont durement chĂątiĂ©s de leur imprudence. Le curĂ© de Pluguffan[125] entra un jour dans la sacristie pensant y trouver le bedeau, dont il avait besoin. La sacristie Ă©tait vide. â Il ne doit cependant pas ĂȘtre loin, se dit le curĂ©, car voici ses sabots. Il appela â Jean ! Jean ! Pas de rĂ©ponse. Il allait sortir, impatientĂ©, quand il aperçut son Vif » tout grand ouvert sur la table, Ă la page oĂč sont inscrits les noms des dĂ©mons. â Ah ! je comprends ! sâĂ©cria-t-il. Jean aura invoquĂ© les diables et nâaura pas su les congĂ©dier. Ils lâont emportĂ© dans lâenfer. Pourvu que je nâarrive pas trop tard ! TrĂšs vite, il se mit Ă dĂ©biter la kyrielle des noms, en commençant par la fin. AussitĂŽt, le bedeau reparut. Il Ă©tait dĂ©jĂ tout noir. Sur son crĂąne, ses cheveux Ă©taient roussis. Il fut longtemps sans recouvrer lâusage de la parole, tant sa terreur avait Ă©tĂ© grande[126]. Quant Ă ce quâil avait vu dans son voyage, il ne sâen ouvrit jamais Ă personne, pas mĂȘme Ă sa femme[127]. ContĂ© par RenĂ© Alain. â Quimper. __________ XXXIIILâOfern drantelLA MESSE DE TRENTAINE Autrefois, câĂ©tait lâhabitude de faire cĂ©lĂ©brer pour chaque dĂ©funt une trentaine, câest-Ă -dire une sĂ©rie de trente services. Les prĂȘtres disaient les vingt-neuf premiĂšres messes Ă leur Ă©glise de paroisse. Mais la trentiĂšme, il Ă©tait dâusage de lâaller dire Ă la chapelle de saint HervĂ©, sur le sommet du MĂ©nez-BrĂ©[128]. Câest cette messe de trentaine que les Bretons appelle Ann ofern drantel. Elle se cĂ©lĂ©brait Ă minuit. On la disait Ă rebours, en commençant par la fin. Sur lâautel on nâallumait quâun des cierges. Tous les dĂ©funts de lâannĂ©e se rendaient Ă cette messe ; tous les diables aussi y comparaissaient. Le prĂȘtre qui lâallait dire devait ĂȘtre Ă la fois trĂšs savant et trĂšs hardi. DĂšs le bas de la montagne, il se dĂ©chaussait, et gravissait la pente pieds nus, car il fallait quâil fĂ»t prĂȘtre jusquâĂ la terre ». Il montait, tenant dâune main un bĂ©nitier dâargent, brandissant de lâautre un goupillon et faisant de tous cĂŽtĂ©s de continuelles aspersions. Souvent il avait peine Ă avancer, tant se pressaient autour de lui les Ăąmes dĂ©funtes, avides de recevoir quelques gouttes dâeau bĂ©nite et de se procurer de la sorte un soulagement momentanĂ©. La veille, il avait fait transporter dans la chapelle un fort sac de graines de lin. La messe dite, il commençait lâappel des diables, dans le porche. Ils accouraient, en poussant, des hurlements sauvages. CâĂ©tait le moment terrible. Malheur Ă lâofficiant, sâil perdait la tĂȘte ! Il imposait silence aux dĂ©mons, les faisait dĂ©filer devant lui un Ă un, les obligeait Ă montrer leurs griffes pour voir si lâĂąme du dĂ©funt, Ă lâintention de qui il avait cĂ©lĂ©brĂ© lâofern drantel, nâĂ©tait pas tombĂ©e en leur possession, puis les renvoyait Ă mesure, en distribuant Ă chacun une graine de lin, car les diables ne consentent jamais Ă sâen aller les mains vides. Sâil commettait une seule omission, il Ă©tait contraint en Ă©change de livrer sa propre personne. Il encourait donc sa damnation Ă©ternelle. â Un soir, un jeune prĂȘtre, encore novice en ces matiĂšres, se chargea imprudemment dâaller dire lâofern drantel Ă MĂ©nez-BrĂ©. Il eut le malheur de se troubler. Les diables aussitĂŽt se ruĂšrent sur lui. Par un hasard providentiel, Tadik-Coz[129] Ă©tait encore en oraison, dans son presbytĂšre de BĂ©gard, Ă deux lieues de BrĂ©. Ayant entendu quelque bruit du cĂŽtĂ© de la montagne, il prĂȘta lâoreille â Ho ! Ho ! se dit-il, il y a du grabuge lĂ -haut ! Vite, il sella son bidet de Cornouailles qui allait comme le vent. Quand il arriva Ă la chapelle, les diables emportaient dĂ©jĂ le jeune prĂȘtre dans leurs griffes, par une brĂšche quâils avaient ouverte dans le pignon. Tadik-Coz put cependant saisir par une jambe son pauvre confrĂšre. Les diables nâessayĂšrent pas de lutter contre lui. Ils avaient trop appris Ă le craindre. Sa vue seule les mit en fuite. Ils disparurent avec des cris de rage. Le jeune prĂȘtre fut sauvĂ©. Tadik-Coz se contenta de le sermonner de sa bonne voix tranquille. â Mon enfant, lui dit-il, pour faire ce que nous faisons, nous, les vieux, attendez que vous ayez notre expĂ©rience. Que cette leçon vous soit profitable ! ContĂ© sur le MĂ©nez-BrĂ©, par RĂ©nĂ©an Auffret de PĂ©dernek, 1889. â Ce Tadik-Coz Ă©tait un maĂźtre pour cĂ©lĂ©brer lâofern drantel. On prĂ©tend que, depuis quâil est mort, il nây a plus de prĂȘtre qui sache la dire. Il fit une fois un de ces miracles qui ne sont possibles quâĂ Dieu. Il venait de cĂ©lĂ©brer la messe de trentaine pour un dĂ©funt de TrĂ©glamus[130]. Or, en passant la revue des dĂ©mons, il vit que lâun dâeux tenait entre ses griffes lâĂąme de ce dĂ©funt. Un autre que Tadik-Coz se fĂ»t dit â Le mort est dĂ»ment damnĂ© ; il nây a plus rien Ă faire. Mais Tadik-Coz Ă©tait un gaillard qui ne se dĂ©courageait pas aisĂ©ment. Je crois bien que, pour sauver une Ăąme, il aurait Ă©tĂ© nu-pieds jusquâen enfer. â HĂ©, lâami ! dit-il au dĂ©mon, tu as lâair bien fier de ce que tu tiens lĂ ! Franchement, il nây a pas de quoi tâenorgueillir Ă ce point. Jâai connu le dĂ©funt, quand il Ă©tait encore de ce monde. Un pauvre hĂšre, en vĂ©ritĂ© ! Il a dĂ©jĂ eu tant de misĂšre pendant sa vie, que ton enfer lui apparaĂźtra presque comme un lieu de dĂ©lices. Quand on a pĂąti comme lui sur la terre, on nâa pas grand chose Ă craindre, mĂȘme dâune Ă©ternitĂ© de tourments. â Câest un peu vrai, rĂ©pondit le dĂ©mon. Je nâai aucun plaisir Ă le vexer. Et, ma foi, je ne demanderais pas mieux que de faire un Ă©change. â Je te le propose, cet Ă©change. â Quel Ăąme me livreras-tu Ă la place ? â La mienneâŠ, mais Ă une condition ! â Parle. â Voici vous autres, diables, vous passez pour ĂȘtre trĂšs fins. Moi, de mon cĂŽtĂ©, Ă tort ou Ă raison, je ne me considĂšre pas comme un imbĂ©cile. Gageons que tu ne me mettras pas Ă court ! â Soit. â Entendons-nous bien, nâest-ce pas ? Si je perds, mon Ăąme est Ă toi ; si je gagne, elle me reste. Dans les deux cas, celle que tu dĂ©tiens ne tâappartient plus. Commence par la lĂącher. Le diable desserra ses griffes. LâĂąme du dĂ©funt de TrĂ©glamus sâenvola, lĂ©gĂšre, en souhaitant mille bĂ©nĂ©dictions Ă Tadik-Coz. â Allons ! reprit celui-ci, jâattends ! Le diable se grattait lâoreille. â Eh bien ! dit-il Ă la fin, fais-moi voir quelque chose que je nâai pas encore vu. â Ce nâest que cela ! Au moins, tu nâes pas difficile Ă contenter. Tadik-Coz mit la main Ă la poche de sa soutane et en sortit une pomme et un couteau. Avec le couteau, il coupa en deux la pomme. Puis, montrant au diable interloquĂ© lâintĂ©rieur du fruit. â Regarde ! dit-il. Et, comme le diable ne paraissait pas comprendre, il ajouta â Tu as sans doute vu lâintĂ©rieur de bien des pommes, mais lâintĂ©rieur de celle-ci, tu ne lâavais certainement pas encore vu ! Le dĂ©mon demeura penaud ; il dut sâavouer vaincu, et Tadik-Coz rentra dans son presbytĂšre de BĂ©gard en se frottant joyeusement les mains. ContĂ© par NaĂŻc Fulup du Hinger-Vihan, en PĂ©dernek, 1889. _______ CHAPITRE IVCimetiĂšres et Charniers Les pĂšlerinages pour les dĂ©funts Autrefois, il y avait des charniers dans tous les cimetiĂšres bretons. Il en reste encore quelques-uns, mais dont on ne prend plus soin[131]. On y laisse les reliques » ar relegou moisir en tas, pĂȘle-mĂȘle. Il y a seulement une trentaine dâannĂ©es, les choses nâallaient pas de la sorte. En ce temps-lĂ , quand on exhumait un squelette, on rangeait les os les uns sur les autres, en bon ordre, et lâon plaçait la tĂȘte dans une boĂźte Ă laquelle on donnait tantĂŽt la forme dâun cercueil, tantĂŽt celle dâune chapelle. Les murs des charniers Ă©taient garnis de ces petites boĂźtes, peintes de diverses couleurs, en noir, si le dĂ©funt Ă©tait dâĂąge mĂ»r ; en blanc, si câĂ©tait un enfant ; en bleu, si câĂ©tait une jeune fille. Sur chacune se lisait lâinscription funĂ©raire Ci-gĂźt le chef de⊠suivie du nom du trĂ©passĂ©. Le soir de la Toussaint, aprĂšs les vĂȘpres de lâAnaon », avait lieu la procession du charnier. » Par les sentiers, entre les tombes, la foule se dirigeait vers lâossuaire, clergĂ© en tĂȘte.[132] Un prĂȘtre entonnait lâhymne lugubre Deomp dâar Garnel, Christenien !⊠Allons au charnier, chrĂ©tiens !⊠La lueur vacillante de quelque torche Ă©clairait par intervalles lâintĂ©rieur de lâossuaire. Par les ouvertures en forme de cĆur dont Ă©taient percĂ©es toutes les boĂźtes, il semblait que lâon vĂźt grimacer la bouche triste des morts. On disait, de mon temps, que, durant cette nuit-lĂ , les bouches sans lĂšvres des trĂ©passĂ©s recouvraient la parole, et quâon entendait deviser entre elles les tĂȘtes de mort des ossuaires. â Qui es-tu ? demandait une des tĂȘtes Ă sa voisine. La conversation sâengageait, et, peu Ă peu, devenait gĂ©nĂ©rale. Un vivant Ă qui il eĂ»t Ă©tĂ© donnĂ© dây assister aurait Ă©tĂ© renseignĂ© en une seule nuit sur tout ce qui se passe de lâautre cĂŽtĂ© de la mort. En outre, il aurait entendu nommer tous ceux qui devaient mourir dans lâannĂ©e. » ContĂ© par mon pĂšre Le Braz. â TrĂ©guier. _______ XXXIVLa curiositĂ© de Iouennic Bollocâh Iouennic Bollocâh eut cette curiositĂ© impie. Iouennic Bollocâh Ă©tait un mendiant qui ne manquait ni dâesprit, ni de savoir-faire. Il sâĂ©tait fait ce raisonnement â Si je pouvais prĂ©venir dâavance du jour de leur mort tous ceux qui sont destinĂ©s Ă mourir cette annĂ©e, jâarriverais Ă me faire ainsi de jolis profits. Donc, le soir de la Toussaint, il sâarrangea pour ĂȘtre Ă Castel-PĂŽl Saint-Pol-de-LĂ©on. Il avait entendu dire quâĂ Castel-PĂŽl il y avait, non pas un, mais dix, mais vingt charniers dans le cimetiĂšre. Il se dissimula tant bien que mal, en se couchant dans lâherbe Ă plat ventre. Et il attendit en cette posture le colloque des morts. Vous nâignorez pas quâĂ Castel-PĂŽl, les ossuaires sont encastrĂ©s dans les murs du cimetiĂšre. Un mort de lâun des charniers interpella un autre mort du charnier dâen face. â Ami, disait-il, est-ce que tu mâĂ©coutes ? Iouennic Bollocâh sentit cette parole passer au ras de lui comme le souffle glacial dâune bise. â Ami, rĂ©pondit lâautre mort, je tâĂ©coute, mais il y a un vivant entre nous. â Je le sais. Il est venu pour entendre la liste des morts de la prochaine annĂ©e. â Quâil lâentende donc ! â Quâil sache que le premier de la liste nâa plus Ă vivre que deux minutes ! â Quâil sache que le premier de la liste a nom Iouennic Bollocâh ! Les deux voix se croisaient Ă travers la nuit, rapides, sifflantes. Chacun des mots quâelles profĂ©raient entrait comme un fer froid dans les oreilles du pauvre mendiant. Ă peine son nom eut-il Ă©tĂ© prononcĂ© quâil rendit lâĂąme[133]. On trouva le lendemain son cadavre raidi. On crut quâil avait eu le sang gelĂ© par la grande fraĂźcheur de la nuit et on lâenterra Ă lâendroit mĂȘme oĂč il Ă©tait trĂ©passĂ©[134]. ContĂ© par Jean Cloarec. â Laz, 1890, FinistĂšre. _______ XXXVHistoire dâun fossoyeur Le fossoyeur de PenvĂ©nan Ă©tait en ce temps-lĂ PoĂ«zevara le Vieux. On ne lâappelait guĂšre que Poaz-coz. Si vieux quâil fĂ»t, et, quoiquâil eĂ»t labourĂ© par six fois toute lâĂ©tendue du cimetiĂšre », câest-Ă -dire quoiquâil eĂ»t couchĂ© successivement dans le mĂȘme trou jusquâĂ six morts, câĂ©tait un homme qui pouvait vous dire, Ă un jour prĂšs, depuis combien de temps tel ou tel Ă©tait en terre, et mĂȘme Ă quel degrĂ© de cuisson »[135] devait ĂȘtre arrivĂ© son cadavre. Bref, on eĂ»t difficilement trouvĂ© un fossoyeur plus entendu. Il continuait de voir clair comme en plein jour dans les fosses quâil avait comblĂ©es. La terre bĂ©nite du cimetiĂšre Ă©tait, pour ses yeux, transparente comme de lâeau. Or, un matin, le recteur le fit appeler â Poaz-coz, Mab Ar Guenn vient de trĂ©passer. Je pense que vous pourrez lui creuser son trou lĂ oĂč le grand Roperz fut enfoui, il y a cinq ans. Nâest-ce pas votre avis ? â Non, monsieur le recteur, non !⊠Dans ce coin lĂ , voyez-vous, les cadavres se conservent longtemps. Je connais mon Roperz. Ă lâheure quâil est, câest Ă peine si la vermine a commencĂ© Ă lui travailler les entrailles. â Tant pis ! arrangez-vous !⊠La famille de Mab Ar Guenn dĂ©sire vivement quâil soit enterrĂ© Ă cette place. Roperz y est depuis cinq ans. Quâil cĂšde le tour Ă un autre. Ce nâest que justice. Poaz-coz sâen alla, hochant la tĂȘte. Il nâĂ©tait pas le maĂźtre, il devait obĂ©ir, mais il nâĂ©tait pas content. Le voilĂ de mettre pioche en terre. La fosse fut bientĂŽt dĂ©blayĂ©e aux trois quarts. â Encore un coup de pioche, se dit Poaz, et jâaurai, si je ne me trompe, atteint le cercueil. Il le donna de si bon cĆur, ce coup de pioche, que non seulement il atteignit le cercueil, mais mĂȘme quâil lâĂ©ventra. Des Ă©claboussures infectes lui jaillirent au visage. Il se reprocha dâavoir frappĂ© trop fort. â Dieu mâest tĂ©moin pourtant, murmura-t-il, que je nâavais nulle intention de blesser ce pauvre Roperz ! MĂȘme, je vais faire en sorte quâil ne soit pas trop gĂȘnĂ© par le voisinage de Mab Ar Guenn. Le brave fossoyeur passa deux heures Ă Ă©vider de telle façon le fond de la fosse que deux cercueils y pussent tenir Ă lâaise, celui de Roperz occupant une espĂšce de retrait. Cela fait, il se sentit la conscience plus tranquille, quoique, nĂ©anmoins, il ne fĂ»t pas rassurĂ© tout Ă fait. LâidĂ©e dâavoir brutalisĂ© un de ses morts » lui causait de lâennui. Il ne soupa point de bon appĂ©tit ce soir-lĂ , et sâalla coucher plus tĂŽt que dâhabitude. Il avait dĂ©jĂ fait un somme, quand le bruit de la porte tournant sur ses gonds le rĂ©veilla. â Qui est lĂ ? demanda-t-il, en se mettant sur son sĂ©ant. â Tu ne mâattendais donc pas ? rĂ©pondit une voix quâil reconnut aussitĂŽt, malgrĂ© son ton caverneux. â Ă te dire vrai, François Roperz, je pensais que tu serais venu⊠â Oui, je suis venu te montrer en quel Ă©tat tu mâas mis ! La lune Ă©tait haute dans le ciel ; sa vive lumiĂšre Ă©clairait toutes choses dans la maison du fossoyeur. â Vois, continua le spectre⊠On ne traite pas ainsi un vivant, encore moins un mort. Il avait dĂ©boutonnĂ© sa veste Ă longues basques. Poaz-coz ferma les yeux. Il y avait de quoi mourir de dĂ©goĂ»t. La poitrine du grand Roperz nâĂ©tait plus quâun trou hideux oĂč des fragments de cĂŽtes brisĂ©es apparaissaient mĂȘlĂ©s Ă une sorte de bouillie verdĂątre. â En vĂ©ritĂ©, François Roperz, suppliait le malheureux Poaz, en vĂ©ritĂ©, pardonne-moi !⊠Je ne suis pas aussi coupable que tu penses. Je ne voulais pas toucher Ă ta fosse. Je savais bien que ton temps nâĂ©tait pas fini⊠Mais je ne suis quâun domestique. Quand le recteur commande, je ne peux que mâincliner, sous peine de perdre mon unique gagne-pain, car je suis trop vieux pour changer de mĂ©tier⊠Dâailleurs, câest la premiĂšre fois que pareille chose mâarrive. Jamais dĂ©funt nâavait encore eu Ă se plaindre de moi tous ceux du cimetiĂšre te le diront⊠â Aussi, je ne te garde pas rancune, Poaz-coz. Dâautant plus que tu as fait ton possible pour rĂ©parer le dommage que tu mâas causĂ© involontairement⊠Le fossoyeur rouvrit les yeux. Le spectre avait reboutonnĂ© sa veste. Poaz-coz lâĂ©couta parler dĂ©sormais sans Ă©pouvante. â Je vois bien, sâĂ©cria-t-il, que, mĂȘme dans lâautre monde, tu es restĂ© le meilleur des hommes. â HĂ©las ! fit Roperz, le meilleur dâici ne vaut pas grandâchose lĂ -bas. â Tu nâes donc pas entiĂšrement heureux ? â Non. Il me manque une messe. Jâai pensĂ© quâaprĂšs ce qui vient dâavoir lieu, tu nâhĂ©siterais pas Ă la faire dire et Ă la payer de tes deniers. â Certes non, je nâhĂ©siterai pas. Tu auras la messe qui te manque, François Roperz ! â Tu ne mâas pas laissĂ© finir ; il faut que cette messe soit dite par le recteur de PenvĂ©nan, par lui-mĂȘme, entends-tu ? â Jâentends. â Merci, Poaz-coz ! prononça le spectre. Ce fut sa derniĂšre parole. Le fossoyeur le vit sortir, traverser la place du bourg, et franchir lâĂ©chalier du cimetiĂšre. Le surlendemain, qui Ă©tait un dimanche, au prĂŽne de la grandâmesse, le recteur annonça pour le mardi de la semaine Ă venir un service recommandĂ© par PoĂ«zevara, le fossoyeur, pour lâĂąme de François Roperz, de Kerviniou[136]. » Ce mardi arriva. La messe fut dite. Le recteur officiait en personne, et au premier rang des assistants Ă©tait agenouillĂ© Poaz-coz. Jây Ă©tais aussi, moi qui vous parle. Ma chaise touchait celle du fossoyeur. Au moment oĂč, lâoffice terminĂ©, le recteur sâacheminait vers la sacristie, Poaz me poussa le coude. â Regarde donc ! dit-il, dâune voix qui tremblait. â Quoi ? â Ne vois-tu pas quelquâun qui entre Ă la sacristie, derriĂšre le recteur ? â Si fait. â Tu ne le reconnais pas ? Et, comme je ne trouvais pas assez vite qui ce pouvait ĂȘtre, Poaz-coz me souffla dans lâoreille â Mais, câest François Roperz, malheureux, câest François Roperz ! CâĂ©tait vrai. Je le reconnus tout de suite, quand Poaz me lâeut nommĂ©. Le port, la dĂ©marche, le vĂȘtement, câĂ©tait de tout point François Roperz. Jâen demeurai tout abasourdi. â Tu verras, me dit Poaz-coz, il y a encore quelque chose lĂ -dessous. En effet. Comme le recteur, aprĂšs avoir dĂ©pouillĂ© les ornements sacerdotaux, traversait le cimetiĂšre pour gagner son presbytĂšre par le plus court, on le vit soudain sâaffaisser sur lui-mĂȘme et tomber mort, non loin de la fosse fraĂźchement comblĂ©e oĂč, prĂšs du cercueil de François Roperz, reposait celui de Mab Ar Guenn. ContĂ© par Baptiste Geffroy. â PenvĂ©nan, 1886. _______ XXXVICelle qui passa la nuit dans un charnier CâĂ©tait un soir de grande journĂ©e[137] Ă Guernoter. Il y avait lĂ , rĂ©unis, les domestiques principaux de trois ou quatre fermes des environs. Le souper avait Ă©tĂ© copieux et largement arrosĂ©, comme câest lâusage en pareille circonstance. Quand tous eurent bu et mangĂ© Ă leur content, on fit cercle autour du foyer ; les hommes allumĂšrent leurs pipes, les femmes sâassirent Ă leurs rouets, et une conversation gĂ©nĂ©rale sâengagea. Dâabord, â cela va sans dire, â on devisa des incidents de la journĂ©e qui avait Ă©tĂ© laborieuse. Les gens de Guernoter et ceux des fermes qui leur avaient prĂȘtĂ© bonne aide Ă©taient partis dĂšs trois heures du matin pour Saint-Michel-en-GrĂšve, â un voyage de cinq lieues, un long voyage, lorsquâil sâagit de le faire au retour avec des tombereaux chargĂ©s de sable humide par-dessus bord. Ă ce propos, on parla harnais ; on vanta lâĂ©talon gris de Rocâh-Laz, le plus fier limonier quâil y eĂ»t Ă la ronde ; puis on en vint Ă dire un mot des bourgs que lâon avait traversĂ©s. Chacun fut dâavis que le meilleur cidre dâauberge se buvait chez les Moullek, Ă Ploumilliau. â Oui, appuya Maudez Merrien, un des gars », et si lâon mâen donnait seulement par jour une douzaine de chopines Ă boire, jâirais volontiers remplacer lâAnkou de Ploumilliau[138] pendant une semaine ou deux. â Ne plaisantez pas ainsi, Maudez, dit la maĂźtresse de Guernoter. Vous aurez peut-ĂȘtre affaire Ă lâAnkou plus tĂŽt que vous ne voudrez. Cette rĂ©flexion de Marie Louarn suffit pour incliner la conversation vers les choses de la mort. Une servante cita lâexemple de quelquâun qui sâĂ©tait moquĂ© dâErvoanic Plouillo et quâon avait trouvĂ© noyĂ© le soir mĂȘme. â Tout ça, câest des histoires de bonnes femmes, ricana un des assistants. â Les morts sont morts, ajouta un autre ; un mort ne peut rien contre un vivant. â NâempĂȘche, reprit la servante, que, si on vous proposait de passer la nuit dans le charnier, vous ne parleriez pas si haut. Tous les gars de se rĂ©crier en chĆur. Quand les hommes ont de la boisson sous le nez, ils sont prĂȘts Ă manger le diable et ses cornes. Oui, en paroles ! Car Ă lâaction ils ne sont pas si braves. Câest ce que lâon vit bien ce soir-lĂ , Ă Guernoter. Yvon Louarn, le maĂźtre, nâavait bu que modĂ©rĂ©ment, afin de mieux griser son monde. Il sâĂ©tait fourrĂ© dans le coin de lâĂątre, et de lĂ il Ă©coutait, plus quâil ne parlait. En entendant les gars se rĂ©crier de la sorte, au propos tenu par la servante, il intervint. â Eh bien ! prononça-t-il, feignant un grand sĂ©rieux, il ne sera pas dit que jâaurai perdu une si belle occasion de mettre au dĂ©fi des gaillards de votre valeur. Je donne demain matin un Ă©cu de six francs Ă celui dâentre vous qui aura le courage de passer toute cette nuit dans le charnier. Les gars sâentre regardĂšrent, riant dâun rire forcĂ©, faisant mine de tourner la chose en simple jeu. Deux ou trois gagnĂšrent la porte, comme pour satisfaire un besoin. â Allons ! insista Yvon Louarn, tĂątez-vous ! Jâai dit un Ă©cu de six livres. Un Ă©cu de six livres Ă gagner en une seule nuit ! Vous nâaurez pas souvent pareille aubaine. Qui se dĂ©cide ? Personne ne se dĂ©cidait. Tous cherchaient une dĂ©faite. Ce fut Maudez Merrien qui la trouva le premier. â Jâaccepterais la gageure, dit-il, si la journĂ©e nâavait Ă©tĂ© si rude et si longue. Mais ce soir, Yvon Louarn, je ne donnerais pas pour vingt Ă©cus de six livres mon lit de balle dâavoine dans lâĂ©curie du Mezou-Meur. Et lĂ -dessus, il se leva. Les autres appuyĂšrent son dire et se disposĂšrent Ă imiter son exemple. Le maĂźtre de Guernoter allait sans doute leur dĂ©cocher quelque trait dâironie, lorsque, du milieu des femmes, une petite voix claire se fit entendre â MaĂźtre, disait la petite voix, me donneriez-vous, tout comme Ă lâun de ceux-ci, me donneriez-vous les six francs, si je faisais ce quâils nâosent faire ? Celle qui hasardait cette question Ă©tait une fillette de treize ou quatorze ans, mais si chĂ©tive, si menue quâelle nâavait pas lâair dâen avoir dix. On lâappelait MĂŽnik, tout court. Elle nâavait pas de nom de famille, parce quâelle ne sâĂ©tait jamais connu de parents. CâĂ©tait une enfant de lâaventure. » On lâavait recueillie Ă la ferme, par pitiĂ© ; on lây employait comme vachĂšre. Elle nâavait pour gages que sa nourriture et son vĂȘtement. Dâordinaire, elle nâĂ©levait jamais la voix Ă la veillĂ©e, oĂč on lâoccupait Ă dĂ©vider le fil quâavaient filĂ© les autres servantes ; elle sâacquittait de sa tĂąche, Ă lâĂ©cart, silencieusement tout au plus lâentendait-on chuchoter en travaillant quelque priĂšre, car elle Ă©tait dĂ©votieuse, lâesprit toujours tendu vers les choses de la religion. Grande fut la surprise de Marie la fermiĂšre quand elle vit la langue de MĂŽnik se dĂ©lier si hors de propos. â Ecoutez donc cette mijaurĂ©e ! sâĂ©cria-t-elle. On a bien raison de dire que lâenvie dâargent est la perte des Ăąmes. Voici une malheureuse qui, pour six livres, consentirait Ă se damner si on la laissait faire !⊠Nâavez-vous pas de honte, petite va-nu-pieds que vous ĂȘtes ? â Croyez, maĂźtresse, que si je gagne cet argent, je nâen ferai pas mauvais usage, rĂ©pondit humblement la petite gardeuse de vaches. â Tu en feras lâusage quâil te plaira, dit le fermier, pourvu que tu le gagnes. Je ne suis pas fĂąchĂ© de voir une femmelette comme toi relever un dĂ©fi devant lequel ces hommes reculent. Seulement, nous tâaccompagnerons jusquâau charnier, nous fermerons sur toi la porte, et tu nâen sortiras que demain matin, Ă lâaube, quand nous irons tâouvrir. Ainsi fut fait, malgrĂ© les protestations indignĂ©es de Marie Louarn. Le charnier Ă©tait plein dâossements. Mais dĂšs que MĂŽnik fut entrĂ©e, les ossements se rangĂšrent contre les murs, sâempilant les uns sur les autres, pour lui faire une place oĂč elle pĂ»t sâĂ©tendre comme dans son lit. MĂŽnik commença par sâagenouiller, invoqua la protection des Ăąmes dĂ©funtes, puis sâallongea sans crainte sur le sol de terre humide qui sentait la mort. Ă peine se fut-elle Ă©tendue quâune torpeur dĂ©licieuse envahit tous ses membres, et des musiques douces, lointaines, se prirent Ă murmurer autour dâelle, comme pour la bercer. Elle ne se souvenait plus dâĂȘtre dans un ossuaire. Elle Ă©tait ailleurs, mais elle ne savait pas oĂč, dans un pays tout bleu, tout bleu. Elle ne distinguait rien. Elle essayait dâouvrir les yeux pour voir, mais ses paupiĂšres Ă©taient aussi lourdes que si elles eussent Ă©tĂ© de plomb. Elle dormit ainsi sa pleine nuitĂ©e, dâun sommeil surnaturel. Ă lâaube, elle fut tout Ă©tonnĂ©e de se retrouver dans le charnier. La porte Ă©tait dĂ©close, et le maĂźtre de Guernoter disait Ă la fillette â Voici lâĂ©cu de six livres, MĂŽnik. Il est Ă vous ; vous lâavez bien gagnĂ©. â Je vous remercie, mon maĂźtre, rĂ©pondit lâenfant. Et elle se rendit Ă lâĂ©glise avec la piĂšce blanche. Le recteur Ă©tait Ă son confessionnal elle lây alla trouver, lui conta ce quâelle avait fait, et, lui remettant lâargent, le pria de dire une messe Ă lâintention de lâĂąme du purgatoire qui en avait le plus besoin. â Peut-ĂȘtre est-ce lâun de mes parents inconnus qui en bĂ©nĂ©ficiera, ajouta-t-elle. Câest pour cela que jâai toujours rĂȘvĂ©, depuis que je suis en Ăąge de raison, dâavoir Ă moi quelques sous. Les Ăąmes dĂ©funtes le savaient. Aussi mâont-elles protĂ©gĂ©e cette nuit. â Eh bien, dit le recteur, en lui donnant lâabsolution, vous allez ĂȘtre tout de suite satisfaite. La messe que je vais dire sera vĂŽtre. MĂŽnik y assista pieusement et prit part Ă la communion. La messe finie, comme elle sâapprĂȘtait Ă sortir, lâĂąme lĂ©gĂšre, pour gagner Guernoter, elle se croisa sous le porche avec un homme Ă cheveux blancs ; il semblait vieux comme la terre, et cependant il avait le corps droit, la dĂ©marche aisĂ©e. Il aborda la fillette, avec une profonde rĂ©vĂ©rence. â Jeune demoiselle, porteriez-vous ce billet Ă Kersaliou ? â Oui bien, homme vĂ©nĂ©rable, rĂ©pondit-elle en prenant le billet quâil lui tendait. Le vieillard eut un sourire si bon, un remercĂźment si tendre, que MĂŽnik croyait encore voir le sourire, entendre le remercĂźment, tandis quâelle sâacheminait vers Kersaliou, et jamais elle nâavait eu au cĆur une joie si douce. â Quelle belle figure il avait ! pensait-elle. Kersaliou est un manoir noble dont dĂ©pendait, avant la RĂ©volution, le domaine de Guernoter. Une avenue de grands hĂȘtres y conduit. Lorsque la petite vachĂšre sâengagea dans lâavenue, les feuilles des hĂȘtres se mirent Ă bruire, Ă bruire, et presque Ă chanter, comme si chacune dâelles avait Ă©tĂ© un oiseau. â Je ne sais pas, se disait MĂŽnik, mais il me semble quâil va mâarriver aujourdâhui quelque chose dâextraordinairement heureux. Jâai comme un pressentiment que la rencontre du vieillard me portera bonheur. Elle allait entrer dans la cour de Kersaliou, quand elle se trouva face Ă face avec le propriĂ©taire du manoir. Elle le bonjoura. â OĂč allez-vous ainsi, ma petite ? lui demanda-t-il. â Chez vous, Monsieur de Kersaliou. â Et quâallez-vous faire chez moi ? â Vous apporter ce billet qui mâa Ă©tĂ© remis pour vous. Elle raconta son aventure du porche, et combien le vieillard lui avait paru beau, malgrĂ© son grand Ăąge. â Le reconnaĂźtriez-vous, si on vous faisait voir son portrait ? interrogea le gentilhomme qui, Ă la lecture du billet, Ă©tait subitement devenu tout pĂąle. â Certes oui, je le reconnaĂźtrais. â Venez donc. Il lâemmena au manoir et lui en fit parcourir toutes les chambres. Quoique Kersaliou fĂ»t bien dĂ©chu de son ancienne splendeur, les appartements y avaient gardĂ© fort grand air. Aux murs, dans de vastes cadres enrichis de dorures, Ă©taient suspendus des portraits reprĂ©sentant dâillustres personnages de la maison noble de Kersaliou. Le seigneur actuel promena MĂŽnik de lâun Ă lâautre. Devant chacun, il lui demandait â Est-ce celui-ci ? â Non, rĂ©pondait-elle, ce nâest pas encore celui-lĂ . Ils dĂ©filĂšrent ainsi devant tous. MĂŽnik avait beau regarder avec attention, dans aucun dâeux elle ne reconnaissait lâimposante et vĂ©nĂ©rable figure du vieillard rencontrĂ© sous le porche. Le maĂźtre de Kersaliou demeura un instant sans mot dire, la mine songeuse et dĂ©sappointĂ©e. Tout Ă coup il se frappa le front. â Suivez-moi au grenier ! ordonna-t-il Ă la fillette. Ce grenier Ă©tait plein dâune foule de choses des temps dâautrefois. Il y avait lĂ de vieilles draperies en loques, de vieilles statues mutilĂ©es, de vieux tableaux criblĂ©s de trous. Le gentilhomme se mit Ă fouiller parmi ces tableaux. Ă mesure quâil les dĂ©gageait de tout ce fatras, il les tendait Ă MĂŽnik qui les essuyait avec le revers de son tablier. â Le voilĂ ! sâĂ©cria soudain la petite. Elle avait reconnu les traits du vieillard, quoique la couleur fĂ»t un peu effacĂ©e. â Câest bien, dit le maĂźtre de Kersaliou. Descendons maintenant Ă mon cabinet. LĂ , il ouvrit un gros livre dans lequel Ă©taient inscrits tous les noms des membres de sa famille, et, aprĂšs lâavoir consultĂ© â Ma chĂšre MĂŽnik, prononça-t-il, Ă©coutez-moi. Le vieillard que vous avez rencontrĂ© sous le porche Ă©tait le pĂšre-doux[139] de mon grand-pĂšre. Voici plus de trois cents ans quâil est mort. Depuis trois cents ans il languissait, faute dâune messe, dans les flammes du purgatoire. Cette messe, il fallait quâun pauvre la payĂąt spontanĂ©ment, de ses maigres deniers. Câest ce que vous avez fait, ainsi quâen tĂ©moigne le billet que vous mâavez remis et qui est de lâĂ©criture du dĂ©funt. GrĂące Ă vous, mon ancĂȘtre de la sixiĂšme gĂ©nĂ©ration a Ă©tĂ© sauvĂ©. Il me charge de vous en rĂ©compenser, dâune façon digne de lui et digne de vous. DĂ©sormais, vous ne servirez plus ailleurs quâen ma maison. Je vous promets que vous y serez traitĂ©e avec Ă©gards. Dites seulement si vous consentez Ă ce que je vous propose. La pauvre petite gardeuse de vaches Ă©tait si loin de sâattendre Ă une telle bonne fortune, quâelle resta comme clouĂ©e sur place, incapable de profĂ©rer une parole. Mais le maĂźtre de Kersaliou devina aisĂ©ment que câĂ©tait le saisissement et la joie qui la rendaient muette. Ă partir de ce jour elle vĂ©cut au manoir. Elle y trouva le bonheur, mais, comme disait Yvon Louarn, de Guernoter, pour lâĂ©cu de six livres, elle lâavait bien gagnĂ©[140]. ContĂ© par Marie-Louise Bellec, couturiĂšre. â Port-Blanc. _______ XXXVIILa fille au linceul CâĂ©tait aux environs de Morlaix, dans un endroit dont je ne sais plus le nom. Il y avait lĂ une auberge tenue par un homme et sa femme. Comme domestique, ils nâavaient quâune jeune servante, fille de joyeuse humeur, prompte Ă rire et Ă se moquer. Un soir, deux jeunes hommes de la contrĂ©e vinrent sâattabler Ă lâauberge. Ils invitĂšrent Ă boire avec eux lâhĂŽtelier, sa femme et la servante. On causa dâabord, comme entre gens de connaissance, puis quelquâun proposa une partie de cartes, qui fut acceptĂ©e. Quand on joue, le temps passe vite. Les deux jeunes gens furent dĂ©sagrĂ©ablement surpris dâentendre tout Ă coup sonner onze heures. Ils avaient bien une lieue de chemin Ă faire pour rentrer chez eux, et mauvaise route. â Sapristi ! dit lâun dâeux, nous allons nous trouver dehors Ă une heure peu chrĂ©tienne⊠Quâen penses-tu, Jacques ? â Oui, Fanch, rĂ©pondit lâautre, il nâest pas bon de battre les sentiers, Ă pareille heure. Pour ma part, je ne suis pas rassurĂ© du tout. â Eh bien ! intervint lâaubergiste, pourquoi ne restez-vous pas coucher ? La servante de se rĂ©crier aussitĂŽt. Elle ne se souciait probablement pas dâavoir encore Ă dresser un lit, avant de gagner le sien. â Je voudrais bien voir pareille chose ! dit-elle, sur un ton de moquerie acerbe. Comment ! vous ĂȘtes Ă deux, vous ĂȘtes lâun et lâautre Ă la fleur de lâĂąge, vous avez la mine prospĂšre, le poing robuste, et vous nâosez voyager de nuit !⊠En vĂ©ritĂ©, vous avez eu, jusquâĂ ce jour, la rĂ©putation dâĂȘtre les plus fiers du pays Ă la lutte, mais je vois bien maintenant que vous nâen avez que la rĂ©putation. â Ă la lutte, repartit Jacques, on se mesure avec des vivants. Ceux-lĂ , je ne les crains pas. â Câest donc des morts que vous avez peur ? Vous nous la baillez belle ! Soyez tranquilles ! Les morts sont bien oĂč ils sont. Ce nâest pas eux qui viendront vous chercher chicane. â Cela sâest vu plus dâune fois, dit Fanch. â Oui, dans les histoires de commĂšres ! â Ne parlez pas ainsi, Katic, prononça la cabaretiĂšre, que lâincrĂ©dulitĂ© de sa servante scandalisait. Vous nous porteriez malheur. â Moi ! reprit la jeune fille, grĂące Ă Dieu, je nâai pas de ces peurs stupides. Je marcherais dans un cimetiĂšre avec autant dâassurance que sur un grand chemin, et Ă toute heure de nuit aussi bien que de jour. Les deux jeunes hommes sâexclamĂšrent dâune commune voix â Cela se dit, mais quand il sâagit de le faire !⊠â Tout de suite, si vous voulez ! riposta Katic dont lâamour-propre Ă©tait piquĂ©. Tenez, le cimetiĂšre nâest pas loin, puisquâil nây a que la route Ă traverser. Gageons que je fais trois fois le tour de lâĂ©glise, en chantant et sans presser le pas. â Malheureuse ! dit la cabaretiĂšre, vous voulez donc tenter lâAnkou ? â Non, je veux simplement montrer Ă ces deux imbĂ©ciles que moi, qui ne suis quâune femme, jâai plus de tempĂ©rament » quâeux. â Nous tenons le pari, rĂ©pondirent Jacques et Fanch, peu flattĂ©s de se voir traiter ainsi dâimbĂ©ciles. Nous tenons le pari, quoi quâil advienne. â Suivez-moi donc, tous. Vous resterez sur les marches de lâĂ©chalier du cimetiĂšre. De lĂ , vous jugerez, et il nây aura pas de tricherie possible. â Pour moi, je ne sortirai point, dit la cabaretiĂšre. Ce que vous allez faire est contre la loi de Dieu. Son mari, lui, accompagna les deux jeunes hommes. Tous trois grimpĂšrent les marches de lâĂ©chalier qui menait au cimetiĂšre, et ils demeurĂšrent lĂ , en dehors, tandis que Katic la servante franchissait lâĂ©chalier et sâacheminait vers lâĂ©glise par lâallĂ©e de sable, entre les tombes. Dans la nuit claire, la lune montait. ArrivĂ©e prĂšs de lâĂ©glise, Katic se mit Ă en faire le tour, en marchant du pas des gens dans une procession. On entendait sa voix, pure et fraĂźche comme une eau de source, qui chantait le joli cantique Ni ho salud, RouanĂšs ann EleâŠNous vous saluons, Reine des Anges. Elle fit ainsi le tour de lâĂ©glise une premiĂšre fois, puis une seconde. Lâaubergiste dit aux jeunes hommes â Elle a dĂ©sormais gagnĂ© son pari. Allons boire une chopine, en attendant quâelle revienne. Ils rentrĂšrent Ă lâauberge. Katic cependant commençait le troisiĂšme tour. Comme elle passait devant le porche, elle vit la porte de front[141] large ouverte. Elle glissa un coup dâĆil dans lâintĂ©rieur de lâĂ©glise. Le catafalque Ă©tait au milieu de la nef, ainsi quâaux jours dâenterrement ou de messe funĂšbre, et sur le catafalque un linceul Ă©tait Ă©tendu. Ă lâentour, les cierges brĂ»laient, dans les grands chandeliers dâargent. Katic pensa aussitĂŽt â Jacques et Fanch, dĂ©pitĂ©s, ont imaginĂ© de me faire peur. Ils ont allumĂ© les cierges et jetĂ© un drap blanc sur le catafalque. La voilĂ de prendre le drap, dâachever son tour, et de revenir Ă lâauberge. â Tenez, dit-elle, je vous rapporte votre drap. Je ne suis pas aussi facile Ă Ă©pouvanter quâun moineau. Lâaubergiste et les deux jeunes hommes se regardĂšrent entre eux, persuadĂ©s que Katic avait perdu la tĂȘte. â Oh ! ne faites pas les Ă©tonnĂ©s, reprit-elle. Câest vous qui avez jetĂ© ce drap sur le catafalque et câest vous aussi qui avez allumĂ© les cierges. On ne mâattrape pas avec de la glu. â Katic, dit lâaubergiste, non seulement nous nâavons pas Ă©tĂ© Ă lâĂ©glise, mais nous ne sommes mĂȘme pas entrĂ©s au cimetiĂšre. â Vous verrez que ceci tournera mal ! fit, de son lit, la maĂźtresse de la maison qui Ă©tait allĂ©e se coucher. Couchez-vous prĂšs de moi, Katic, et demain, si vous mâen croyez, vous vous rendrez au confessionnal. Lâaubergiste emmena les deux jeunes hommes dans sa chambre ; Katic partagea le lit de sa maĂźtresse. Elles ne dormirent ni lâune, ni lâautre. Chaque fois que Katic essayait de tirer les draps Ă elle, des mains invisibles la dĂ©couvraient. Elle commençait Ă regretter son Ă©quipĂ©e. Elle attendait le jour avec impatience. DĂšs quâil parut, elle se leva et courut Ă lâĂ©glise. Le recteur Ă©tait dans la sacristie, en train de revĂȘtir son aube pour la premiĂšre messe. â Monsieur le recteur, supplia-t-elle, veuillez me confesser sur-le-champ. Le prĂȘtre la fit agenouiller dans la sacristie mĂȘme. Elle lui confia, sans omettre aucun dĂ©tail, tous les Ă©vĂ©nements de la nuit. â Ă quelle heure, ma fille, demanda-t-il, avez-vous remarquĂ© que le porche Ă©tait ouvert ? â Il pouvait ĂȘtre minuit, ou proche. â Trouvez-vous donc au mĂȘme lieu, ce soir, Ă minuit. Vous rapporterez le linceul, et vous aurez soin de vous munir dâune aiguille et dâune pelote de gros fil. Vous Ă©tendrez le linceul sur le catafalque⊠â Je nâoserai jamais, monsieur le recteur. â Il le faut, ma fille. Vous verrez un mort sâallonger sur le linceul⊠â Oh ! â Vous lây envelopperez aussitĂŽt et vous lây coudrez. â Je nâoserai jamais, Monsieur le recteur. Jâaime mieux mourir. â Ne dites pas cela, Katic. Si vous mouriez maintenant, vous seriez damnĂ©e. Il ne fallait pas oser hier, vous nâauriez pas Ă oser aujourdâhui. Dâailleurs, prenez courage, vous ne serez pas seule, je vous assisterai. â Merci, monsieur le recteur ! â Vous tĂącherez de coudre trĂšs vite, trĂšs vite. Quand il ne vous restera plus que trois ou quatre coutures Ă faire, vous direz assez haut pour que je vous entende Jâai fini ! » Nâoubliez pas cette recommandation, câest essentiel. â Je vous obĂ©irai de point en point, Monsieur le recteur. Un peu avant minuit, Katic Ă©tait dans lâĂ©glise. Comme la veille, le catafalque occupait le milieu de la nef, et, dans les grands chandeliers dâargent, les cierges se consumaient. â Mm Dieu ! mon Dieu ! murmura la pauvre fille, donnez-moi force et courage. Elle dĂ©plia le drap quâelle rapportait et le disposa proprement sur le catafalque. Alors seulement elle sâaperçut que ce drap Ă©tait vieux, quâil sentait le moisi et que des vers serpentaient en guise de fils dans la trame. Il ne fut pas plutĂŽt dĂ©ployĂ© que Katic vit venir un cadavre Ă demi pourri. Elle le vit se hisser jusquâĂ la plate-forme du catafalque et se coucher dans le linceul. Katic de relever les coins de la toile, et de coudre, de coudre. Le recteur Ă©tait lĂ , enfermĂ© dans son confessionnal, qui attendait. Il demandait de temps en temps â Approchez-vous de la fin, Katic ? â Pas encore, rĂ©pondait-elle. Tout Ă coup elle sâĂ©cria â Jâai fini ! â Dieu vous fasse paix ! prononça le prĂȘtre. Et il sâesquiva de lâĂ©glise. Sur le seuil, il se retourna et dit â Maintenant câest Ă vous et au mort de vous expliquer seule Ă seul. Il est dans lâordre que le jour se lĂšve, mĂȘme sur les pires choses. Lorsque, le lendemain matin, le bedeau vint sonner lâAngĂ©lus, il trouva le catafalque au milieu de la nef, quoiquâil fĂ»t certain de lâavoir rangĂ© la veille, dans un des bas-cĂŽtĂ©s. Ă lâentour gisaient Ă©pars les membres en lambeaux dâun pauvre jeune corps. Les dalles Ă©taient maculĂ©es de sang. Il en avait jailli des Ă©claboussures jusque sur les chapiteaux des piliers. Le bedeau courut au presbytĂšre. Il conta au recteur ce quâil venait de voir. â Dieu soit louĂ© ! dit le prĂȘtre. Allez annoncer Ă ses patrons que Katic est morte, mais en mĂȘme temps affirmez-leur de ma part quâelle est sauvĂ©e[142]. ContĂ© par Marie-Louise Bellec. â Port-Blanc. _______ XXXVIIILa coiffe de la morte Je ne saurais vous dire au juste combien il y a de temps de ceci. Toujours est-il que Louis, fils de mon oncle Jean, sâĂ©tait engagĂ© Ă fournir quelques mille de paille Ă un hĂŽtelier de Pontrieux. Cette paille, il lâavait lui-mĂȘme achetĂ©e au manoir du Guern, en Servel. Il sâentendit avec les jeunes gens du manoir pour faire le charroi, qui se composa de quatre charrettes. La route est longue de Servel Ă Pontrieux. Mais les auberges sont nombreuses ; partant, les Ă©tapes sont courtes. Nos convoyeurs de paille ne manquĂšrent pas de chopiner gaiement. Tous jeunes, ils avaient bonne tĂȘte et le gosier large. Ă Pontrieux, livraison faite, on acheva la noce ; et si, au retour, les charrettes Ă©taient vides, les conducteurs, en revanche, Ă©taient quelque peu pleins Tant que dura le jour, ils dirent des folies et chantĂšrent des chansons. La nuit venant, ils se turent, cheminant silencieux Ă cĂŽtĂ© de leurs bĂȘtes. Mais vous savez quâil nâest pire ivresse que celle qui couve en dedans. Comme nos gens traversaient le bourg de Pommerit, passĂ© la onziĂšme heure, mon cousin Louis sâĂ©cria â DamnĂ© serai-je ! Les filles de Pommerit avaient jadis la rĂ©putation dâĂȘtre de fines danseuses de nuit. Est-ce quâelles se coucheraient maintenant avec les poules ? â Gars, tu en as menti, repartit le fils aĂźnĂ© du Guern, car en voici une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, qui dansent, ma foi, fort gentiment au clair de lune ! Il montrait du doigt, dans lâenclos du cimetiĂšre qui surplombait la route, des formes noires qui semblaient, en effet, onduler doucement comme des Bretonnes en danse. â HĂ© ! lui dit un de ses frĂšres, ce que tu prends pour des danseuses, ce sont les croix des tombes. Tu ne les vois bouger que parce que tu titubes. â Ă moins que ce ne soient des touffes de cyprĂšs qui se balancent sur des sĂ©pultures de nobles ! dit un autre. â Câest ce que nous allons savoir ! hurla le fils aĂźnĂ© du Guern, en se prĂ©cipitant sur les marches de lâĂ©chalier quâil enjamba dâun bond. Quand il reparut, un instant aprĂšs, il froissait une coiffe blanche dans sa main. â Qui est-ce qui avait raison ? clama-t-il⊠seulement, voilĂ lâoccasion est perdue ; les jolis oiseaux de nuit se sont envolĂ©s. Ce disant, il fourrait la coiffe dans sa poche. Tout le long de la route, ensuite, on lâentendit qui se rĂ©pĂ©tait Ă lui-mĂȘme â Petite coiffe de toile fine, quâil Ă©tait donc gracieux, le visage que tu encadrais !⊠La jolie fille, en vĂ©ritĂ© !⊠Je ne souhaite quâune chose câest quâelle vienne te rĂ©clamer au Guern. Quand les bĂȘtes furent dĂ©telĂ©es et les charrettes calĂ©es dans la cour du manoir, le premier soin de chacun fut de sâaller coucher. On Ă©tait abruti de boisson et harassĂ© de fatigue. Le fils aĂźnĂ© lui-mĂȘme dormait debout. Cependant il ne gagna son lit quâaprĂšs avoir religieusement pliĂ© la coiffe dans un coin de son armoire. Au rĂ©veil, ce fut encore Ă elle quâil pensa tout dâabord. En faisant tourner la clef de lâarmoire, il disait, reprenant son refrain de la veille â Petite coiffe de toile fine, quâil Ă©tait donc gracieux, le visage que tu encadrais !⊠Mais le battant ne fut pas plus tĂŽt ouvert, quâil poussa un cri⊠un cri de stupeur, dâangoisse, dâĂ©pouvante, Ă vous faire dresser les cheveux sur la tĂȘte ! Tous ceux qui Ă©taient dans le logis accoururent. Ă la place de la blanche coiffe en toile fine, il y avait une tĂȘte de mort. Et sur la tĂȘte, il restait des cheveux, de longs et souples cheveux, qui prouvaient que câĂ©tait la tĂȘte dâune fille. Le fils aĂźnĂ© Ă©tait si pĂąle quâil en paraissait vert. Tout Ă coup, il dit avec colĂšre, tout en faisant mine de rire â Ăa, câest un vilain tour que quelquâun a voulu me jouer. Au diable, cette hure ! DĂ©jĂ il avançait la main pour saisir la tĂȘte et la lancer au dehors. Mais, Ă ce moment, les mĂąchoires sâentrâouvrirent hideusement, et lâon entendit une voix qui ricanait â Jâai fait selon ton dĂ©sir, jeune homme je suis venue au Guern te rĂ©clamer ma coiffe. Ce nâest pas ma faute si tu as changĂ© dâavis, depuis hier. Je vous promets que le fils aĂźnĂ© du Guern ne riait plus, et que la colĂšre lui avait passĂ©, comme sâabat un coup de vent, quand la pluie crĂšve. Sa mĂšre, qui se tenait derriĂšre lui, le prit par la manche de sa veste. â Jozon, murmura-t-elle, tu tâes comportĂ© comme un fripon. Tu vas, sâil te plaĂźt, te rendre de ce pas au presbytĂšre. Il nây a que le vieux recteur qui puisse arranger tout ceci. Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois. Il nâĂ©tait que trop pressĂ© de sortir de ce mauvais cas. Une demi-heure aprĂšs, il amenait le recteur. Le digne prĂȘtre esquissa quelques signes de croix, marmonna quelques paroles latines, puis, prenant la tĂȘte de mort, il la mit entre les mains du jeune homme. â Tu vas, commanda-t-il, la rapporter au charnier de Pommerit, dâoĂč elle est venue. Tu lây dĂ©poseras au coup de minuit. Seulement tu auras soin de te faire accompagner dâun enfant non baptisĂ© encore. Gaud Keraudrenn, du hameau voisin, est prĂ©cisĂ©ment accouchĂ©e la nuit derniĂšre. Rends-toi dâabord chez elle, et prie-la de ma part quâelle te confie son nouveau-nĂ©. Dieu te donne la grĂące de rĂ©parer ta faute ! Le soir du mĂȘme jour, Jozon du Guern repartait pour Pommerit, une tĂȘte de mort dans une main, un nouveau-nĂ© sur lâautre bras. Par exemple, il ne fredonnait plus â Petite coiffe de toile fine⊠Comme on dit, il nâen menait pas large. Il marchait vite, nĂ©anmoins, et, Ă minuit sonnant, il rĂ©intĂ©grait la tĂȘte de mort dans le charnier dâoĂč elle Ă©tait venue. Sur son bras, le tout petit enfant gĂ©missait, Ă cause de la fraĂźcheur, bien quâil sâefforçùt de le bien abriter avec le pan de sa veste. â Ah ! criĂšrent en chĆur tous les ossements du charnier, tu as eu une fiĂšre idĂ©e de te faire accompagner de cet enfant ! sinon que nous nâavons pas le droit de le priver du baptĂȘme, tes os et les siens, Jozon du Guern, seraient dĂ©jĂ dispersĂ©s parmi les nĂŽtres ! Le lendemain, le jeune homme assista, en qualitĂ© de parrain, le nouveau-nĂ© de Gaud Keraudrenn sur les fonts baptismaux de Servel. Mais, rentrĂ© chez lui, il ne fit que dĂ©pĂ©rir. La mort lâavait regardĂ© de trop prĂšs. Il ne passa pas lâannĂ©e[143]. ContĂ© par Pierre Simon. â PenvĂ©nan, 1889. _______ XXXIXLe linceul de Marie-Jeanne Marie-Jeanne HĂ©lary vivait seule, depuis de longues annĂ©es, dans une petite maison au bord de la grĂšve. Elle passait le temps Ă filer sur le pas de sa porte. Elle nâavait pas de plus chĂšre jouissance que de voir de beau linge filĂ© par elle et tissĂ© par le tisserand du bourg sâempiler sur les planches de son armoire. Un soir, elle tomba malade, se coucha, et ne se releva plus. Comme voisins, elle nâavait que les Rojou, dont la ferme Ă©tait situĂ©e Ă un quart de lieue de lĂ dans les terres. La pauvre vieille dut mourir seule, comme elle avait vĂ©cu. Le lendemain, le fermier GonĂ©ri Rojou, Ă©tant allĂ© prendre du goĂ©mon Ă la grĂšve, sâĂ©tonna de voir fermĂ©e la porte de Marie-Jeanne. â Elle sera peut-ĂȘtre partie en pĂšlerinage, pensa-t-il. Il dit la chose Ă sa femme, en rentrant. Deux jours se passĂšrent. Le troisiĂšme jour, la femme Rojou dit Ă son homme â Je vais faire un tour du cĂŽtĂ© de chez Marie-Jeanne, pour voir si elle est revenue. Quand elle arriva Ă la maison de la vieille, elle trouva la porte encore fermĂ©e. LâidĂ©e lui vint de regarder par la fenĂȘtre. Elle vit alors une chose bien triste. La moitiĂ© du corps de Marie-Jeanne HĂ©lary pendait hors du lit, et sa tĂȘte posait sur le banc-tossel. La femme Rojou courut dâune haleine Ă la ferme. â Prends un levier, dit-elle tout essoufflĂ©e Ă son homme, et suis-moi. Le levier servit Ă jeter la porte dans la maison. Lâodeur de la morte infectait, sa chair tombait dĂ©jĂ en pourriture. Rojou et sa femme la tirĂšrent cependant du lit et lâĂ©tendirent sur la table. â Nous allons toujours lâensevelir, dit lâhomme. Vois donc si tu ne trouveras pas dans lâarmoire quelque piĂšce de toile propre, car les draps du lit sont sales et presque en lambeaux. La femme Rojou nâeut pas plus tĂŽt ouvert lâarmoire quâelle demeura Ă©merveillĂ©e, comme en extase. Lâarmoire Ă©tait comble de linge tout neuf, qui sentait bon la lavande, et qui Ă©tait blanc comme neige et fin au toucher comme de la soie. â Oh ! la belle armoirĂ©e ! sâĂ©cria la femme Rojou. Et le malin esprit lui souffla aussitĂŽt une vilenie dans lâoreille. Vous nâĂȘtes pas sans savoir combien les mĂ©nagĂšres aiment le beau linge et comme elles sâenorgueillissent, Ă chaque lessive, de lâentendre claquer au vent, sur lâherbe des prĂ©s, puis de le voir se disposer en hautes piles sur les Ă©tagĂšres, dans les armoires de chĂȘne. Le rĂȘve de la femme Rojou avait toujours Ă©tĂ© de pouvoir, comme la vieille Marie-Jeanne, passer ses journĂ©es Ă filer de fin lin quâelle verrait ensuite se transformer en fine toile. Mais la pauvre » nâavait, hĂ©las ! que trop Ă faire dans son mĂ©nage, autour de son homme, de ses quatre enfants, et des bĂȘtes quâil faut soigner Ă lâinstar des gens. Depuis douze ans quâelle Ă©tait mariĂ©e, son rouet chĂŽmait dans un coin de la cuisine, et, en fait de toile, il nây avait guĂšre chez elle que de la toile dâaraignĂ©e. Donc le malin esprit lui disait â Femme Rojou, tu es seule avec ton mari dans la maison de la dĂ©funte. Personne encore, dans la contrĂ©e, ne sait que la vieille a trĂ©passĂ©. Personne non plus ne sait au juste ce que renferme son armoire. Nul ne sera surpris quâon lâait trouvĂ©e vide. Pas un hĂ©ritier ne rĂ©clamera, puisque Marie-Jeanne HĂ©lary vivait solitaire et racontait elle-mĂȘme quâelle avait perdu toute sa parentĂ©. Ce quâelle laisse sâen ira Ă vau lâeau, deviendra la proie de lâĂtat, du gouvernement », qui est Ă lui seul plus riche que tout le monde, et qui nâa jamais fait quoi que ce soit pour Marie-Jeanne HĂ©lary. Toi, au contraire, tu tâes toujours montrĂ©e serviable envers elle, tu vas tout Ă lâheure tâoccuper de lui rendre les derniers devoirs. Nâest-il pas juste que tu prennes ta part de ce quâil y a dans sa maison et dont elle nâa dĂ©sormais que faire ? Ainsi parla le diable, le tentateur Ă©ternel. LĂ©nan Rojou Ă©tait une honnĂȘte femme, mais elle Ă©tait la fille de sa mĂšre, et sa mĂšre Ă©tait la fille dâĂve. Elle Ă©couta les propos du dĂ©mon. â Ho ! ho ! GonĂ©ri, dit-elle, ce nâest pas les linceuls qui manquent. Il y a ici de quoi ensevelir cent cadavres. Regarde plutĂŽt ! Comme sa femme, GonĂ©ri Rojou sâextasia. â Si tu voulais, reprit celle-ci, nous aurions Ă nous tout ce linge, sauf ce quâil en est besoin pour faire un drap de mort » Ă la vieille Marie-Jeanne. â AprĂšs tout, observa Rojou, pourquoi dâautres, et non pas nous ? â Il y a lĂ de quoi faire six douzaines de beaux draps de lit, autant de nappes pour envelopper le pain[144], et au moins quatre-vingts chemises dâhomme, de femmes et dâenfant. Ne le crois-tu pas, GonĂ©ri ? â Si, ma foi !⊠Ăcoute, tu vas rester ici garder la vieille. Moi, je vais dĂ©loger les piĂšces de toile et les transporter chez nous. Cela ne sera ni vu, ni entendu. Je tâen laisserai seulement une, dans laquelle, pendant que je ferai ma tournĂ©e, tu tailleras le linceul. Et GonĂ©ri Rojou de partir, chargĂ© comme un Ăąne. Encore ne sentait-il pas le poids de son pĂ©chĂ© qui aurait dĂ» peser Ă ses Ă©paules plus que tout le reste. Au bout dâune demi-heure, il Ă©tait de retour. Le cadavre de Marie-Jeanne HĂ©lary attendait toujours son linceul. LĂ©nan Rojou, Ă genoux sur une piĂšce de toile dĂ©ployĂ©e Ă terre, tenait une paire de ciseaux dans sa main droite, mais ne se dĂ©cidait pas Ă en faire usage. â Damen ! sâĂ©cria GonĂ©ri, dĂšs le seuil, il ne semble pas que tu aies beaucoup avancĂ© la besogne. â Aussi bien, rĂ©pondit LĂ©nan, ce serait grand dommage dâentamer une toile si blanche pour un pauvre corps qui tombe en pourriture. Ne penses-tu pas que la vieille Marie-Jeanne aimerait autant dormir, une fois morte, dans les draps oĂč elle couchait de son vivant ? â Tu as peut-ĂȘtre raison, dit Rojou qui, comme beaucoup de maris, occupĂ©s aux durs travaux des champs, laissait Ă sa femme le soin de penser pour elle et pour lui. Il fut entendu quâon nâentamerait pas la piĂšce de toile neuve et quâon ensevelirait la vieille dans ses vieux draps. Ce qui fut fait. Le soir mĂȘme, le glas tinta pour le dĂ©cĂšs Ă lâĂ©glise du bourg. Un menuisier apporta le cercueil ; Marie-Jeanne HĂ©lary y fut couchĂ©e Ă demi-nue, et en grande hĂąte, car elle puait Ă force. GonĂ©ri Rojou sâĂ©tait chargĂ© de tous les frais dâenterrement et de sĂ©pulture. Dans tout le pays, on loua sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Le dimanche dâaprĂšs, M. le recteur le prĂŽna en chaire, lui et sa femme, en les recommandant tous deux en exemple Ă lâassistance, comme de parfaits enfants de JĂ©sus-Christ. Ils ne se montrĂšrent nullement vains de ces Ă©loges. De quoi on leur sut encore plus de grĂ©. Au fond, ils nâavaient pas la conscience tranquille. LĂ©nan, elle, se consolait assez facilement de ses remords. Il lui suffisait de contempler la belle ordonnance que prĂ©sentait, dans son armoire naguĂšre si vide, le linge de Marie-Jeanne HĂ©lary. Mais, de GonĂ©ri Rojou, il nâen Ă©tait pas de mĂȘme. Le pauvre cher homme nâavait plus goĂ»t au travail, mangeait du bout des dents et ne pouvait dormir que dâun Ćil. Une nuit quâil somnolait ainsi, il se dressa tout Ă coup sur son sĂ©ant. On cognait Ă la porte. â Qui est lĂ ? demanda-t-il. Pas de rĂ©ponse. Il pensa que câĂ©tait quelque ivrogne attardĂ©, quoiquâil nây eĂ»t pas grand passage par lâaire de sa mĂ©tairie. â Qui est lĂ ? rĂ©pĂ©ta-t-il une seconde fois, puis une troisiĂšme. Toujours pas de rĂ©ponse. â DamnĂ© sois-je ! sâĂ©cria-t-il dâun ton dâautant plus furieux quâil avait lâesprit plus malade, je mâen vais tout Ă lâheure vous faire confesser votre nom, que vous veniez de la part de Dieu ou de la part du diable ! Il fit mine de se lever, mais il nâeut pas plus tĂŽt la tĂȘte hors du lit quâil sentit ses cheveux se hĂ©risser dâĂ©pouvante. La porte du logis Ă©tait grande ouverte. Il Ă©tait cependant bien sĂ»r dâen avoir solidement poussĂ© le verrou, avant de se coucher. Ce nâĂ©tait rien encore. La nappe qui enveloppait le pain, sur la table de la cuisine, se dĂ©ployait, se dĂ©ployait. On eĂ»t dit un drap repoussĂ© peu Ă peu par les pieds dâun dormeur qui a trop chaud. Puis, sur la nappe, se dessina la forme rigide dâun cadavre. La tourte de pain, Ă peine entamĂ©e, servait dâoreiller Ă la tĂȘte. Cette tĂȘte, GonĂ©ri Rojou la vit se soulever lentement. Il referma les yeux, bien dĂ©cidĂ© Ă ne rien voir de plus. Mais il oublia de se boucher les oreilles. Il ne put sâempĂȘcher dâentendre un petit pas menu de vieille qui trottinait, trottinait Ă travers la maison. Puis ce fut le bruit que font en sâĂ©cartant les battants mal graissĂ©s dâune armoire. Puis ce fut une voix cassĂ©e, chevrotante, qui ricanait, en imitant par moquerie lâexclamation jaillie naguĂšre des lĂšvres de LĂ©nan devant le linge de Marie-Jeanne HĂ©lary â Oh ! la belle armoirĂ©e ! la belle armoirĂ©e ! GonĂ©ri Rojou entrâouvrit les paupiĂšres. Il Ă©prouvait un besoin de voir, qui Ă©tait plus fort que sa volontĂ© dâhomme. Lâoblique clair de lune, entrant par le cadre de la porte, dĂ©coupait sur le sol de terre battue un carrĂ© de lumiĂšre blanche tout pareil Ă une toile Ă©tendue en long et en large. Ă lâune des extrĂ©mitĂ©s Ă©tait agenouillĂ©e une vieille femme. Elle tenait une paire de ciseaux dans sa main droite. GonĂ©ri la reconnut Ă son profil. CâĂ©tait Marie-Jeanne, la morte ! â Câest pourtant dommage, disait-elle, continuant dâimiter le ton de LĂ©nan, câest pourtant dommage dâentamer une toile si blanche pour un pauvre corps qui tombe en pourriture⊠La vieille Marie-Jeanne aimerait autant, une fois morte, dormir dans les draps oĂč elle couchait de son vivant⊠GonĂ©ri Rojou sentit une sueur froide ruisseler le long de ses membres. La vieille fit une pause, puis reprit â Eh bien ! non ! non ! non ! Je veux ĂȘtre ensevelie dans le lin que jâai filĂ© ! Par trois fois, elle rĂ©pĂ©ta avec insistance â Il me faut mon linceul ! Il me faut mon linceul !! Il me faut mon linceul !!! LĂ -dessus, elle disparut. Par amitiĂ© pour sa femme, GonĂ©ri Rojou ne lâavait point rĂ©veillĂ©e. Ă lâaube, elle se rĂ©veilla dâelle-mĂȘme. GonĂ©ri lui dit alors â Femme, sais-tu quel est le premier travail que tu vas faire Ă ton lever ? â Oui, mon homme, je vais piler de lâajonc vert pour les bĂȘtes, puis je dĂ©barbouillerai les enfants. â Non, dit GonĂ©ri, tu te mettras sur ton trente-et-un »[145] ; tu tĂącheras dâĂȘtre Ă lâĂ©glise au moment oĂč M. le recteur reçoit Ă confesse, et tu lui avoueras en confession notre faute. â Y penses-tu, GonĂ©ri ? Et de quoi donc te mĂȘles-tu, sâil te plaĂźt ? â Ce nâest pas tout, poursuivit lâhomme ; je marcherai sur tes pas, emportant sur mes Ă©paules le linge volĂ© qui est lĂ , dans lâarmoire. Nâoublie pas de demander au recteur quel usage nous en devrons faire. â Quel usage⊠quel usage !!⊠rĂ©partit la femme, en colĂšre. Si quelquâun doit le savoir, câest moi, et non le recteur ! Ne tâinquiĂšte donc pas de ce linge. â Jâai mes raisons pour mâen inquiĂ©ter, dit GonĂ©ri. Il y va de ta paix et de la mienne, en ce monde et dans lâautre. Il raconta Ă sa femme sa vision de la nuit. LĂ©nan, dĂšs lors, ne fit plus dâobjection. Elle disposa elle-mĂȘme le faix de linge sur les Ă©paules de son mari et le prĂ©cĂ©da au bourg. ArrivĂ©e Ă lâĂ©glise, elle se blottit dans le confessionnal du recteur, pendant que GonĂ©ri lâattendait, avec sa charge, prĂšs des fonts baptismaux. Le recteur dit Ă LĂ©nan, quand elle lui eut tout avouĂ© â Revenez cette nuit, ma fille, accompagnĂ©e de votre homme. Quant au linge, vous le dĂ©poserez Ă la sacristie, oĂč je lâexorciserai. JâespĂšre en avoir fait sortir avant ce soir lâĂąme funeste qui est en lui et qui nâest autre que votre pĂ©chĂ© Ă tous deux. LĂ©nan et GonĂ©ri sâen retournĂšrent Ă la ferme, mais le soir de ce jour les retrouva en priĂšre, dans lâĂ©glise, avec le recteur. Quand sonna lâheure de minuit, celui-ci fit signe Ă LĂ©nan. â Voici lâheure, dit-il. Prenez dans la sacristie les piĂšces de toile ; ne vous Ă©tonnez point de les sentir aussi lĂ©gĂšres que plume, et allez les Ă©tendre une Ă une, sur la tombe encore fraĂźche de Marie-Jeanne. Ayez surtout bien soin dâattendre quâune ait disparu avant de dĂ©plier lâautre. Nous prierons ici, pendant ce temps, votre mari et moi. Quand tout sera fini, vous viendrez nous rendre compte, et vous nous direz ce que vous aurez vu. LĂ©nan Rojou nâĂ©tait pas fiĂšre, en sâen allant, Ă lâheure de minuit, accomplir cette restitution, dans le cimetiĂšre de la paroisse. GonĂ©ri Rojou non plus nâĂ©tait pas fier, dans le chĆur de lâĂ©glise, oĂč il priait cĂŽte Ă cĂŽte avec le recteur pour le retour heureux de sa femme. Il fut soulagĂ© dâun grand poids en la voyant reparaĂźtre par la porte de la sacristie, saine et sauve. Elle tremblait pourtant de tous ses membres. â Eh bien ? LĂ©nan, demanda le recteur. â Oh ! rĂ©pondit-elle, jâai vu des choses que nul autre ne verra. â Expliquez-vous, LĂ©nan ! â Dâabord, monsieur le recteur, jâai dĂ©pliĂ© une premiĂšre piĂšce de toile sur la tombe. Un vent sâest Ă©levĂ© aussitĂŽt, et la piĂšce de toile sâest envolĂ©e en gĂ©missant. Jâen ai dĂ©pliĂ© une seconde. Le mĂȘme vent sâest Ă©levĂ© de nouveau, et la seconde piĂšce de toile sâest envolĂ©e comme la premiĂšre, mais sans gĂ©mir. Jâen ai dĂ©pliĂ© une troisiĂšme. Celle-ci a fait un bruissement lĂ©ger comme lâhaleine du printemps Ă travers les feuilles nouvelles. Puis elle sâest gonflĂ©e comme une voile, et sâen est allĂ©e au loin, par le chemin de Saint-Jacques[146] tout au fond du ciel. La terre de la tombe alors sâest crevassĂ©e ; jâai vu Marie-Jeanne HĂ©lary allongĂ©e, toute nue, dans le creux noir de la fosse. Jâai dĂ©pliĂ© la quatriĂšme piĂšce de toile. Au lieu de sâenvoler, celle-ci sâest engouffrĂ©e en terre, et la morte sâest roulĂ©e dedans, en faisant brr ! brr ! comme quelquâun qui a trĂšs froid. Restait la cinquiĂšme et derniĂšre piĂšce. Jâallais la dĂ©plier et lâĂ©tendre, lorsque quatre anges descendus du paradis me lâont arrachĂ©e des mains. Jâai entendu une voix mĂ©lodieuse qui disait Vous ĂȘtes pardonnĂ©s ! » Et câest tout. â Câest assez ! prononça le recteur. Ton mari et toi, LĂ©nan Rojou, vous pouvez aller en paix. Souvenez-vous seulement que sâil est mauvais de voler les vivants, il est odieux de voler les morts ! Quant Ă Marie-Jeanne HĂ©lary, soyez certains quâelle ne vous tourmentera plus[147] ! ContĂ© par Baptiste Geffroy, dit JavrĂ©. â PenvĂ©nan, 1886. _______ XLLa bague du capitaine Il y a quelque cinquante ans, un navire Ă©tranger fit naufrage sur la cĂŽte de BuguĂ©lĂšs, en PenvĂ©nan. On recueillit une dizaine de cadavres. Comme on ignorait sâils Ă©taient chrĂ©tiens, on les enterra dans le sable, Ă lâendroit oĂč on les avait trouvĂ©s. Parmi eux Ă©tait le corps dâun grand et beau jeune homme, plus richement vĂȘtu que ses compagnons, et que, pour cette raison, on jugea ĂȘtre le capitaine. Ă lâannulaire de la main gauche, il portait une grosse bague en or sur laquelle Ă©taient gravĂ©es des lettres dâune Ă©criture inconnue. BuguĂ©lĂšs est habitĂ© par une population dâhonnĂȘtes gens. On enterra, ou plutĂŽt on ensabla le beau jeune homme, sans le dĂ©pouiller de sa bague. Des annĂ©es se passĂšrent. Le souvenir du naufrage sâĂ©tait peu Ă peu effacĂ©. Cependant, Ă la veillĂ©e, quelquefois, en attendant le retour des hommes partis en mer, les femmes devisaient encore de celui quâelles appelaient le capitaine Ă©tranger », et de la grosse alliance en or pur quâil portait au doigt. La premiĂšre fois que MĂŽn ParanthoĂ«n, une jeune couturiĂšre des environs, entendit raconter cette histoire, elle ne fit que rĂȘver toute la nuit de cette alliance quâon disait si belle. Le lendemain, elle y songea encore, et le surlendemain, et tous les jours suivants. Cela devint chez elle une hantise. Elle Ă©tait passablement coquette, comme le sont toutes les jeunes couturiĂšres, et elle se disait quâun bijou est fait pour briller Ă la lumiĂšre du soleil bĂ©ni, non pour sâencrasser dans les tĂ©nĂšbres de la tombe. Longtemps nĂ©anmoins, je dois lâavouer, elle repoussa la tentation. Mais son mĂ©tier mĂȘme lây exposait sans cesse. Quand elle causait dans les maisons de BuguĂ©lĂšs, ce qui advenait presque journellement, elle Ă©tait obligĂ©e de sâinstaller sur la table, prĂšs de la fenĂȘtre, et toutes les fenĂȘtres de ce pays regardent du cĂŽtĂ© de la grĂšve. Ă la fin, la malheureuse nây tint plus. Un soir, sa journĂ©e close, elle fit mine de retourner chez elle, puis, quand elle fut bien sĂ»re de nâĂȘtre pas vue, elle descendit Ă pas de loup vers la plage. Le lieu de la sĂ©pulture des noyĂ©s Ă©tait marquĂ© par une croix grossiĂšre, faite de bois badigeonnĂ© de goudron, quâon avait eu soin de planter juste au-dessus du cadavre du beau capitaine. Ă tout seigneur, tout honneur. Nuit pleine, et tous les pĂȘcheurs rentrĂ©s, MĂŽn ParanthoĂ«n nâavait pas Ă craindre dâĂȘtre dĂ©rangĂ©e. Elle sâagenouilla, se mit Ă gratter le sable avec ses ongles, furieusement. BientĂŽt, elle parvint Ă tirer Ă elle une des mains du cadavre, la gauche. Lâanneau y Ă©tait toujours. Elle tenta de le faire glisser sur le doigt, mais la peau racornie formait de gros bourrelets. Elle essaya de ses ciseaux. Peine perdue les ciseaux ne mordaient pas dans ce cuir tannĂ© par lâeau de la mer. Alors, exaspĂ©rĂ©e, elle saisit le doigt entre ses dents et le trancha dâun coup. Puis, lâavant recrachĂ© dans la fosse, elle y fit de mĂȘme rentrer la main, nivela le sable, Ă©pousseta son tablier, en se relevant, et sâenfuit, emportant la bague. Le lendemain, elle vint Ă son ouvrage, comme Ă lâordinaire. Seulement, elle avait la tĂȘte enveloppĂ©e dâun fichu de laine, par-dessus sa coiffe, et elle Ă©tait toute pĂąle. â Quâavez-vous donc, MĂŽna ? lui demanda la mĂ©nagĂšre. â Oh ! rien, fit-elle, un peu mal aux dents. Cela va passer. Et elle entama sa couture. Mais, au lieu de passer, le mal ne fit que croĂźtre, au point de forcer MĂŽn ParanthoĂ«n Ă quitter son travail. Elle sâen alla, en gĂ©missant. Elle disparaissait Ă peine au tournant du sentier, quâil sâĂ©leva un grand tumulte dans le village. Des gamins qui jouaient dans la grĂšve Ă©taient subitement remontĂ©s, criant Ă tue-tĂȘte â Venez voir ! venez voir ! â Quoi ? â Ce quâil y a au cimetiĂšre des noyĂ©s » ! Tout BuguĂ©lĂšs, hommes et femmes, descendit derriĂšre eux jusquâĂ la mer. Quand on fut arrivĂ© Ă lâendroit, voici ce quâon vit. Au pied de la croix goudronnĂ©e, une manche de veste sortait du sable, et de la manche sortait une main, et les doigts de cette main Ă©taient affreusement crispĂ©s, sauf un, lâannulaire, qui se dressait, rigide et menaçant. On eĂ»t dit quâil dĂ©signait avec colĂšre quelquâun, tout lĂ -haut, dans les landes maigres qui dominent les petites maisons Ă©parses des pĂȘcheurs. Ă sa base, il portait une entaille profonde. Une des femmes qui Ă©taient lĂ parla ainsi â Câest le doigt de la bague on la lui a volĂ©e, et il la rĂ©clame. â RĂ©enfouissons toujours cette main, rĂ©pondit un des hommes. Et il la recouvrit de sable. Lâassistance se dispersa, en Ă©changeant mille commentaires. Quand ceux qui Ă©taient partis en mer rentrĂšrent, le soir, on leur conta la chose. Ils furent de lâavis commun cela sentait le sacrilĂšge. On sâendormit fort tard dans les chaumiĂšres, et lâon dormit mal. Au petit jour, les plus impatients coururent au cimetiĂšre des noyĂ©s. De nouveau, le doigt fatal se dressait sur le sable lisse. â Voyons voir jusquâau bout, dirent-ils. Et ils rĂ©enfouirent le doigt, la main, tout, comme on avait fait la veille. Puis ils allĂšrent quĂ©rir çà et lĂ dâĂ©normes galets et des quartiers de roches quâils entassĂšrent par dessus. Oui, mais deux heures plus tard le doigt reparaissait ; les pierres semblaient sâĂȘtre Ă©cartĂ©es dâelles-mĂȘmes, respectueusement, et formaient cercle Ă distance. Alors, on eut recours Ă dâautres moyens. Le recteur de PenvĂ©nan, accompagnĂ© dâun chantre et dâun enfant de chĆur, vint conjurer le mort, en lâaspergeant dâeau bĂ©nite. Mais le beau capitaine nâĂ©tait probablement pas chrĂ©tien, car il ne se laissa pas conjurer. â Il redemande son alliance ! rĂ©pĂ©ta la femme qui avait parlĂ© la premiĂšre fois. Maintenant, chacun pensait comme elle. Mais oĂč la trouver, cette alliance, oĂč la trouver, pour la rendre ? Lâenfant de chĆur, agenouillĂ© dans le sable, dit â Ce doigt-lĂ a Ă©tĂ© resoudĂ© par la puissance de Dieu ou du diable, aprĂšs avoir Ă©tĂ© coupĂ© avec des dents. Et, certes, ces dents-lĂ Ă©taient aiguisĂ©es et fines. Il nâavait pas achevĂ©, que, par la route goĂ©monneuse qui mĂšne de la mer aux maisons de BuguĂ©lĂšs, apparaissait MĂŽna ParanthoĂ«n, la couturiĂšre. Du moins, les mĂ©nagĂšres la reconnurent Ă sa robe de double-chaĂźne et Ă lâĂ©lĂ©gance fraĂźche de son tablier. Car de son visage on ne voyait rien, tellement il Ă©tait entortillĂ© de linges et de chĂąles. Sur son corps si souple, elle avait lâair de porter une tĂȘte monstrueuse. Elle avançait lentement, exhalant une plainte sourde Ă chaque pas quâelle faisait. Lorsquâelle fut arrivĂ©e au groupe, elle pria, du geste, quâon la laissĂąt passer. Entre le pouce et lâindex, elle tenait une grosse bague dâor⊠Vous devinez le reste !⊠Les hommes voulurent faire un mauvais parti Ă MĂŽn ParanthoĂ«n. Mais elle Ă©carta les linges qui couvraient sa figure et leur montra sa bouche vide de dents, pleine de pus. On se contenta de la fuir, comme une pestifĂ©rĂ©e. Je lâai rencontrĂ©e plus dâune fois, vaguant par les chemins, la tĂȘte toujours enveloppĂ©e de haillons. Elle ne pouvait plus parler, mais elle geignait lugubrement. Quant au capitaine Ă©tranger, depuis lors il repose en paix, sa belle alliance dâor au doigt, et rĂȘvant, jâimagine, de la douce » qui la lui avait donnĂ©e. ContĂ© par Françoise Thomas, journaliĂšre. â PenvĂ©nan, 1881. _______ XLILa mĂšre dĂ©naturĂ©e Yvona CoskĂȘr Ă©tait entrĂ©e vers lâĂąge de dix-huit ans au service du seigneur de Kerham. CâĂ©tait une fille jolie. La beautĂ©, hĂ©las ! est souvent un don funeste. Le seigneur de Kerham, un jour, ayant trouvĂ© Yvona, seule Ă la cuisine, sâapprocha dâelle et lui dit â La comtesse, ma femme, est dĂ©jĂ sur le retour. Si tu consens Ă devenir ma douce maĂźtresse, YvonaĂŻk, je te donnerai Ă ma mort la moitiĂ© de mes biens. La malheureuse se laissa tenter. Elle devint la maĂźtresse du seigneur de Kerham. Elle eut de lui cinq enfants bĂątards. Sur lâordre du seigneur, elle les Ă©touffait Ă mesure, et lui-mĂȘme allait les planter[148] dans un petit bois, non loin du manoir. Elle se trouva enceinte pour la sixiĂšme fois. Sa grossesse fut pĂ©nible. Une nuit quâelle Ă©tait au lit et ne pouvait fermer lâĆil, elle se dressa tout Ă coup sur son sĂ©ant, Ă©pouvantĂ©e. Lâenfant quâelle portait sâĂ©tait mis Ă parler dans son sein[149]. Il disait â Ma pauvre petite mĂšre, je sais que tu me tueras comme tu as tuĂ© mes cinq frĂšres. Du moins, ne me fais pas mourir comme eux sans baptĂȘme. Sinon, ma pauvre petite mĂšre, tu seras damnĂ©e, damnĂ©e pour lâĂ©ternitĂ©. Depuis lors jusquâau moment de sa dĂ©livrance, Yvona CoskĂȘr entendit la voix de lâenfant rĂ©pĂ©ter, chaque nuit, le mĂȘme propos. Quand elle eut accouchĂ©, clandestinement comme toujours, son premier soin fut de baptiser elle-mĂȘme la chĂšre crĂ©ature. Puis, au lieu de lâĂ©trangler, comme elle avait fait pour les autres, elle voulut lui donner Ă tĂ©ter. Mais lâenfant se refusa Ă prendre le sein. â HĂ©las ! mon lait est maudit, pensa-t-elle. Et elle se mit Ă sangloter amĂšrement. Le seigneur arriva sur ces entrefaites. â Comment ! sâĂ©cria-t-il, rouge de colĂšre, vous nâavez pas encore Ă©tranglĂ© cet avorton ! Il arracha lâenfant des bras de la mĂšre, lui tordit le cou, et lâemporta au petit bois, oĂč il lâenfouit au pied du sixiĂšme arbre. Yvona CoskĂȘr cependant ne faisait plus que gĂ©mir. Elle sâĂ©tait prise en horreur. Elle souhaitait dâĂȘtre morte. DĂšs quâelle put se lever, elle alla trouver la chĂątelaine de Kerham et sâagenouilla devant elle pour implorer son pardon. La bonne dame, qui Ă©tait une sainte, lui dit â Ce nâest pas Ă moi quâil faut demander pardon, ma pauvre fille, mais bien Ă Dieu et aux cinq enfants que vous avez privĂ©s de baptĂȘme. Je vais vous donner un sage conseil. Allez de ce pas trouver le recteur de TrĂ©guier. Confessez-vous Ă lui. Il vous dira ce que vous aurez Ă faire. Yvona se mit en route pour TrĂ©guier. Le recteur, aprĂšs lâavoir entendue en confession, secoua tristement la tĂȘte et dit â Je ne puis vous donner lâabsolution, Yvona. Il faudra que vous alliez de paroisse en paroisse et de confessionnal en confessionnal, jusquâĂ ce que vous avez passĂ© entre les mains de quatorze prĂȘtres. Le quatorziĂšme seulement aura pouvoir de vous absoudre. Yvona CoskĂȘr fit ce qui lui Ă©tait recommandĂ©. Elle marcha tant et tant que ses souliers sâusĂšrent. Elle tomba, plutĂŽt quâelle ne sâagenouilla, aux pieds du quatorziĂšme prĂȘtre. CâĂ©tait un tout jeune abbĂ©, frais Ă©moulu du sĂ©minaire, et qui avait une figure de fille, pleine de douceur. Quand elle eut fini de se confesser, il la releva et lui dit â Allez en paix, pauvre femme, et accomplissez de point en point mes instructions. Votre pĂ©nitence vous coĂ»tera cher, mais vous serez sauvĂ©e, si vous avez le courage de la subir jusquâau bout. Donc, vous vous rendrez au petit bois oĂč le seigneur de Kerham a plantĂ© vos enfants. Vous vous y rendrez avant lâheure de minuit et vous attendrez. Quoi quâil vous puisse arriver, demeurez confiante en la misĂ©ricorde de Dieu. Vous aurez dâailleurs un auxiliaire puissant qui vous aidera Ă surmonter cette terrible Ă©preuve. Quel serait cet auxiliaire, le jeune prĂȘtre ne le dit pas. En quoi consisterait la terrible Ă©preuve, il ne le dit pas davantage. Yvona CoskĂȘr se sentit nĂ©anmoins le cĆur soulagĂ©. MalgrĂ© ses jambes enflĂ©es, ses pieds meurtris et saignants, elle se remit vaillamment en route, pour gagner Kerham et le petit bois, prĂšs du manoir. Elle y parvint, Ă la tombĂ©e de la nuit. Elle se prosterna dans lâherbe humide, sous les grands arbres. Son Ăąme Ă©tait tout angoissĂ©e de songer que les six pauvres crĂ©atures Ă©taient enfouies lĂ , et, au souvenir de ses crimes, ses larmes se mirent Ă couler dru. Cependant les douze coups de minuit sonnĂšrent Ă la chapelle du manoir. Yvona leva la tĂȘte. Au-dessus dâelle, dans les branches, elle venait dâentendre un lĂ©ger bruit. Comme elle se demandait ce que ce pouvait ĂȘtre, elle vit une bande dâĂ©cureuils dĂ©gringoler le long des troncs. Et tous fondirent sur elle ; ils la renversĂšrent sur le sol, et commencĂšrent Ă lui labourer le sein avec leurs dents, avec leurs griffes, en criant â Ah ! nous la tenons enfin, la mauvaise mĂšre ! la mauvaise mĂšre ! Elle comprit alors que ces Ă©cureuils Ă©taient les enfants quâelle avait fait mourir si cruellement. Elle murmura â Que la volontĂ© de Dieu soit faite ! Et elle se laissa dĂ©chirer le corps, sans un mouvement, sans une plainte. Toutefois, ayant remarquĂ©, au bout dâun moment, que les Ă©cureuils nâĂ©taient quâau nombre de cinq, elle demanda Vous devriez ĂȘtre six, mes chers enfants. OĂč donc est restĂ© le sixiĂšme ? Les Ă©cureuils ne rĂ©pondirent pas, mais se mirent Ă la dĂ©vorer plus furieusement. Elle se cramponnait aux herbes et aux touffes de genĂȘts, tant la douleur Ă©tait atroce. Ă la fin, les Ă©cureuils, Ă force de fouiller sa chair, arrivĂšrent jusquâĂ son cĆur. Lâun dâeux y mordit avec une telle rage que le sang jaillit puis retomba comme une pluie rouge. Pour le coup, Yvona CoskĂȘr exhala un long gĂ©missement. â Ma DouĂ© ! ma DouĂ© ! Mon Dieu ! mon Dieu !, cria-t-elle. Elle allait sâĂ©vanouir. Mais, soudain, ses yeux, Ă demi clos dĂ©jĂ , virent sâapprocher une grande lumiĂšre. Et cette lumiĂšre enveloppait un enfant beau comme le jour. Il souriait doucement, dâun sourire cĂ©leste. â Courage ! courage, petite mĂšre chĂ©rie ! dit-il. Je suis lâenfant que tu as baptisĂ© de tes propres mains. GrĂące au baptĂȘme, jâai pu aller en paradis. Jâai intercĂ©dĂ© pour toi auprĂšs de Dieu. Il mâa promis que tu serais sauvĂ©e. Mais il est nĂ©cessaire auparavant que mes cinq petits frĂšres morts sans baptĂȘme aient fait jaillir de ton cĆur autant de gouttes de sang quâil eĂ»t fallu de gouttes dâeau pour les baptiser. Câest pourquoi ils tâont mise en cet Ă©tat. Ne faiblis point, petite mĂšre chĂ©rie ! Ta peine touche Ă sa fin. Ces paroles se rĂ©pandirent comme un baume sur la souffrance aiguĂ« dâYvona. Elle garda les yeux fixĂ©s sur la consolante apparition jusquâĂ ce que son sang eĂ»t fini de couler. BientĂŽt, dans la lumiĂšre surnaturelle qui grandissait Ă mesure, elle vit la forme dâun deuxiĂšme enfant, puis celle dâun troisiĂšme. Enfin, elle en put compter six, et alors elle mourut. Le lendemain, des gens du manoir passant dans le petit bois, y trouvĂšrent le cadavre dĂ©chiquetĂ© dâYvona CoskĂȘr. La chĂątelaine ordonna que son ancienne servante fĂ»t inhumĂ©e en terre bĂ©nite. Toutefois, comme elle nâĂ©tait pas trĂšs rassurĂ©e sur son sort dans lâautre monde, elle fit cĂ©lĂ©brer une messe de trentaine pour savoir si Yvona Ă©tait sauvĂ©e. Ce fut le jeune prĂȘtre qui la cĂ©lĂ©bra. Il avait prĂ©venu la chĂątelaine â Remarquez bien ce qui se passera au moment de lâoffertoire. Or, voici ce quâelle vit. Une colombe blanche, aux ailes tachetĂ©es de sang, planait au-dessus de lâofficiant. La dame de Kerham ne douta plus du salut dâYvona CoskĂȘr[150]. ContĂ© par Jeanne-Marie BĂ©nard. â Port-Blanc. _______ XLIILes pĂšlerinages des Ăąmes Il y a deux pĂšlerinages quâil faut avoir faits au moins une fois, dans sa vie. Le premier est celui de Loc-Ronan, le jour de la TromĂ©nie ; il faut faire trois fois le tour de la montagne sainte. Le pĂšlerinage est manquĂ© si lâon tourne la tĂȘte, fĂ»t-ce une seule fois, durant le parcours. Il importe aussi de suivre exactement et pas Ă pas le trajet que faisait saint Ronan, sans omettre un dĂ©tour, sans se laisser rebuter par fossĂ©, broussaille ou fondriĂšre. â Des gens qui accomplissaient la TromĂ©nie, isolĂ©ment, pour leur compte, ont souvent entendu, sans voir personne, des frĂŽlements dans les haies ou des bruits de pas sur les sentiers. CâĂ©taient des Ăąmes sâacquittant, aprĂšs la mort, du pĂšlerinage quâelles nâavaient pas fait de leur vivant. â Il arrive parfois que le mauvais temps empĂȘche la grande procession de la TromĂ©nie de sortir. Mais en ce cas des cloches mystĂ©rieuses se mettent Ă sonner dans le ciel, et lâon voit un long cortĂšge dâombres se profiler sur les nuages. Ce sont des Ăąmes dĂ©funtes qui accomplissent quand mĂȘme la cĂ©rĂ©monie sacrĂ©e. Saint Ronan les guide en personne et marche Ă leur tĂȘte, en agitant sa clochette de fer[151]. Le second pĂšlerinage obligatoire est celui de Saint-Servais en breton Sant Gelvestr-ar-Pihan. Si on ne fait pas, de son vivant, ce pĂšlerinage, on est condamnĂ© Ă lâaccomplir aprĂšs la mort. On emporte en ce cas son cercueil sur les Ă©paules, et on nâavance, chaque jour, que de la longueur de ce cercueil. Dans le mur de lâĂ©glise de Saint-Servais sâouvre une cavitĂ© profonde. Câest par lĂ que, leurs dĂ©votions terminĂ©es, les dĂ©funts rentrent sous terre. Il suffit de passer la tĂȘte dans lâorifice du trou pour entendre le frĂŽlement des cercueils le long des parois et le bruit quâils font en dĂ©gringolant au fond des puits[152]. â Quand on a fait vĆu, pendant sa vie, de visiter un sanctuaire, on est tenu dâaccomplir ce vĆu aprĂšs la mort, si on ne lâa fait de son vivant. Mais un dĂ©funt ne peut aller seul en pĂšlerinage. Il faut quâil se fasse accompagner dâune personne en vie. Il commence donc par se rendre, Ă lâheure des morts, câest-Ă -dire vers minuit, chez lâun quelconque de ses proches. Il le rĂ©veille ou lui parle Ă travers son rĂȘve ».[153] _______ XLIIILe pĂšlerinage de Marie Sigorel Un matin, comme je me levais, je vis entrer chez moi Marie Sigorel. CâĂ©tait une voisine qui vivait des pĂšlerinages quâon lui faisait faire. â Excusez-moi, dit-elle. Est-ce que je ne vous ai pas entendue dire que vous aviez fait vĆu dâaller Ă Saint-Samson[154] ? â Si bien. â Voulez-vous que nous y allions aujourdâhui ensemble ? Jâai acceptĂ© dây faire un pĂšlerinage pour un enfant quâon avait fait vĆu dây mener et qui est mort avant que le vĆu ait Ă©tĂ© accompli. â Ma foi, rĂ©pondis-je, je ne demande pas mieux. Je terminai quelques prĂ©paratifs, et nous partĂźmes. Au commencement, tout alla bien. Mais quand nous fĂ»mes sorties du territoire de notre paroisse, je crus mâapercevoir que la femme Sigorel traĂźnait la jambe. â Quâest-ce donc ? lui dis-je. Nous avons fait une lieue Ă peine, et vous paraissez dĂ©jĂ fatiguĂ©e. â Oui, câest singulier, je ne sais ce que jâai. Câest comme si jâavais sur les Ă©paules un poids qui devient de plus en plus lourd Ă mesure que jâavance. Nous continuĂąmes tout de mĂȘme de cheminer. Mais Ă chaque instant, jâĂ©tais obligĂ©e dâattendre que Marie mâeĂ»t rejointe. Elle dĂ©tournait la tĂȘte sans cesse, dâun air inquiet. â Que regardez-vous ainsi ? lui demandai-je. Je nâĂ©tais pas trĂšs rassurĂ©e moi-mĂȘme. Il me semblait entendre derriĂšre nous un petit pas menu, comme un pas dâenfant. Nous Ă©tions cependant toutes seules sur la route. â Est-ce que vous nâentendez pas ? fit Marie Sigorel, en rĂ©ponse Ă ma question. â Si, dis-je. Quâest-ce que cela peut bien signifier ? â Je ne sais. Nous ferions peut-ĂȘtre mieux de nous arrĂȘter. Dâailleurs, je nâen puis plus. Il faut que je dĂ©lace mon corsage. Il me semble le sentir aussi lourd que plomb sur mes Ă©paules[155]. Nous nous assĂźmes sur un tas de pierres. Je mĂ©ditais tristement. Tout Ă coup une inspiration me vint â Marie Sigorel, avez-vous Ă©tĂ© prier sur la tombe du mort, avant de vous mettre en route. â En vĂ©ritĂ©, non. Je nâen ai pas eu lâidĂ©e. â Oh ! bien, alors tout sâexplique. Si vous Ă©tiez allĂ©e au cimetiĂšre inviter lâenfant Ă marcher devant vous, nous ne lâaurions pas eu sur nos talons, et vous nâauriez pas eu le poids de son vĆu sur les Ă©paules. â Jâai eu grand tort. Mais maintenant, comment faire ? Jâeusse Ă©tĂ© fort empĂȘchĂ©e de tirer dâembarras la femme Sigorel. Par bonheur, nous vĂźmes Ă ce moment, sur le chemin, une vieille qui paraissait venir de notre cĂŽtĂ©. Jâallai Ă elle, et je lui contai le cas de ma compagne. â Vous ĂȘtes une personne dâĂąge, ajoutai-je ; vous devez avoir lâexpĂ©rience de toutes choses. Donnez-nous, de grĂące, un bon conseil. La vieille se tourna aussitĂŽt vers Marie Sigorel â Avez-vous dans votre poche, lui demanda-t-elle, lâoffrande Ă faire au saint ? â Oui, rĂ©pondit Marie, jâai les cinq sous quâon mâa chargĂ©e de mettre dans le tronc. â Eh bien ! glissez-les dans vos chaussures, sous la plante de vos pieds, et rĂ©citez une priĂšre pour demander Ă Dieu dâaccroĂźtre la bĂ©atitude du pauvre ange. Vous pourrez alors continuer votre chemin, sans encombre. Nous souhaitĂąmes Ă la vieille mille bĂ©nĂ©dictions. Ă partir de ce moment, Marie Sigorel chemina librement et notre pĂšlerinage sâaccomplit le mieux du monde[156]. ContĂ© par Lise Bellec, couturiĂšre. â Port-Blanc. â Quand on prie pour un mort dans une chapelle votive ou quâon assiste Ă une messe recommandĂ©e Ă son intention, on voit le mort agenouillĂ© dans le chĆur. Dâabord il est tout noir, puis il devient gris, et Ă la fin de lâoraison ou de lâoffice, il apparaĂźt tout blanc, dâune blancheur lumineuse. _______ CHAPITRE V Morts violentes et Morts volontaires NoyĂ©s et pendus. â Les villes englouties Moyens dâappeler la mort sur quelquâun XLIVMoyens dâappeler la mort sur quelquâun Quand on veut appeler la mort sur quelquâun que lâon hait, il suffit de sâadresser Ă une personne expĂ©rimentĂ©e. Il y en a au moins une dans chaque paroisse. Elle vous remet un petit sac contenant une mixture oĂč il entre 1o Quelques grains de sel ; 2o Un peu de terre prise au cimetiĂšre ; 3o De la cire vierge ; 4o Une araignĂ©e quâon a soi-mĂȘme attrapĂ©e en un coin de sa maison ; 5o De la rognure dâongles, pour se la procurer, on ronge ses propres ongles avec les dents. On doit porter ce petit sac, suspendu au cou, pendant neuf jours consĂ©cutifs. Ce temps Ă©coulĂ©, on le place dans un endroit oĂč lâon prĂ©sume que passera lâindividu dont on veut la mort. Il importe quâil soit bien en Ă©vidence, quâil attire lâattention, quâil tente la curiositĂ©. On le dispose, par exemple, au milieu dâun sentier ou sur lâaire dâune maison. Votre ennemi le ramasse, croyant avoir trouvĂ© une bourse pleine ; il le palpe, lâouvre. Câest assez. Il mourra dans les douze mois[157]. CommuniquĂ© par François le Roux. â Rosporden. Il est un moyen encore plus infaillible. Câest dâaller vouer gwestla celui que lâon hait Ă saint Yves-de-la-VĂ©ritĂ©[158]. On fait saint Yves juge de la querelle. Mais il faut ĂȘtre bien sur dâavoir de son cĂŽtĂ© le bon droit. Si câest vous qui avez le tort, câest vous qui serez frappĂ©. â La personne qui a Ă©tĂ© vouĂ©e justement Ă Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ© sĂšche sur pied pendant neuf mois. Elle ne rend toutefois le dernier soupir que le jour oĂč celui qui lâa vouĂ©e ou fait vouer franchit le seuil de sa maison. Lasse dâĂȘtre si longtemps Ă mourir, il arrive souvent quâelle mande chez elle celui quâelle soupçonne dâĂȘtre son envoĂ»teur, afin dâĂȘtre plus tĂŽt dĂ©livrĂ©e. â Pour vouer quelquâun Ă Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ©, il faut 1o Glisser un liard dans le sabot de la personne dont on souhaite la mort ; 2o Faire Ă jeun trois pĂšlerinages consĂ©cutifs Ă la maison du saint ; le lundi est le jour consacrĂ©. 3o Empoigner le saint par lâĂ©paule et le secouer rudement en disant Tu es le petit saint de la VĂ©ritĂ© Zantik-ar-Wirione. Je te voue un tel. Si le droit est pour lui, condamne-moi. Mais si le droit est pour moi, fais quâil meure dans le dĂ©lai rigoureusement prescrit[159] ; » 4o DĂ©poser comme offrande aux pieds du saint une piĂšce de dix-huit deniers marquĂ©e dâune croix ; 5o RĂ©citer les priĂšres habituelles, en commençant par la fin ; 6o Faire trois fois le tour de lâoratoire, sans tourner la tĂȘte. _______ XLVLâhistoire du marĂ©chal ferrant Il Ă©tait une fois un marĂ©chal-ferrant qui sâappelait Fanchi et qui avait sa forge au bourg de Caouennek[160]. Il cultivait de plus quelques arpents de terre, attenant Ă sa forge, et il trouvait moyen de nourrir deux ou trois vaches. Il aurait dĂ» ĂȘtre Ă lâaise dans ses affaires, car il travaillait avec courage. Malheureusement sa femme Ă©tait un puits de dĂ©penses. Lâargent que Fanchi lui remettait, il ne le revoyait plus, sans quâil pĂ»t savoir Ă quoi il avait Ă©tĂ© employĂ©. Il ne se doutait pas, lâexcellent homme, que Marie BĂ©necâh, sa triste moitiĂ©, tandis quâil peinait Ă lâenclume, passait son temps Ă commĂ©rer dâauberge en auberge, et Ă payer du micamo, câest-Ă -dire du cafĂ© salĂ© avec de lâeau-de-vie », Ă toutes les Jeannettes du voisinage. Fanchi avait un apprenti, nommĂ© Louiz, qui Ă©tait dans sa maison depuis nombre dâannĂ©es et en qui il avait grande confiance. Un soir, il dit Ă lâapprenti â Sois de bonne heure sur pied demain matin. Marie BĂ©necâh prĂ©tend que sa bourse est vide. Nous irons Ă la Roche-Derrien vendre la vache rousse. Câest la foire du chaume » foar-ar-zoul, nous en trouverons peut-ĂȘtre un bon prix. La vache rousse fut, en effet, bien vendue. Trois cents Ă©cus sonnants, sans compter les arrhes. Comme Louiz et Fanchi sâen revenaient vers Caouennek, lâapprenti dit au maĂźtre â Ă votre place, je ne donnerais pas cet argent Ă Marie BĂ©necâh, en une seule fois. Je le ramasserais dans un tiroir et je ne mâen sĂ©parerais quâau fur et Ă mesure des besoins du mĂ©nage. â Câest une heureuse idĂ©e, rĂ©pondit Fanchi, qui nâavait jamais pensĂ© Ă cela. RentrĂ© chez lui, il mit les trois cents Ă©cus, rangĂ©s en plusieurs piles, dans une grosse armoire de chĂȘne dont il fourra la clef sous son traversin. Mais son manĂšge nâavait pas Ă©chappĂ© Ă lâĆil de Marie BĂ©necâh. DĂšs quâelle entendit ronfler son mari que cette journĂ©e de foire avait harassĂ©, elle se leva discrĂštement, dĂ©roba la clef, courut Ă lâarmoire, et fit rĂąfle de lâargent. Qui fut bien attrapĂ© le lendemain ? Ce fut Fanchi, le forgeron. Ses soupçons se portĂšrent aveuglĂ©ment sur son apprenti. â Louiz, sâĂ©cria-t-il, pĂąle de colĂšre, jâai suivi ton conseil. VoilĂ ce qui mâen revient. Rends-moi mes trois cents Ă©cus. â Je ne les ai pas pris. Tu nies ? Soit. Tu vas de ce pas mâaccompagner Ă Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ© ! â Je suis prĂȘt Ă vous accompagner partout oĂč il vous plaira. Ils se mirent en route. Quand ils furent arrivĂ©s Ă la porte de lâoratoire, le marĂ©chal prononça les paroles consacrĂ©es. Le saint inclina la tĂȘte par trois fois, pour montrer quâil avait compris et aussi pour dĂ©clarer quâil allait faire justice. Fanchi regagna Caouennek, soulagĂ©. Quant Ă Louiz, qui avait Ă©tĂ© allĂšgre au dĂ©part, il ne le fut pas moins au retour. Ă lâentrĂ©e du bourg, Fanchi lui dit â Tu penses bien que dâici longtemps nous ne travaillerons plus ensemble. â Ă votre grĂ©, maĂźtre, rĂ©pondit Louiz. Jâestime cependant quâavant peu vous aurez reconnu que ce nâest pas moi le coupable. Ils se sĂ©parĂšrent. Marie BĂ©necâh guettait son mari du seuil de la forge. â OĂč as-tu Ă©tĂ© ? lui demanda-t-elle. â Ă Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ©. â Quoi faire ? â Vouer Ă la mort, dans un dĂ©lai de douze mois, la personne qui mâa volĂ© mes trois cents Ă©cus. â Ah ! malheureux ! malheureux ! sâĂ©cria Marie BĂ©necâh, qui dĂ©jĂ avait au cou la couleur de la mort, si du moins tu mâavais prĂ©venue ! tes trois cents Ă©cus nâont pas Ă©tĂ© volĂ©s. Câest moi qui les ai pris, cette nuit, pendant que tu dormais. Retournons vite dĂ©faire ce que tu as fait. â Il est trop tard, femme. Par trois fois le saint a inclinĂ© la tĂȘte. Ă partir de ce jour, Marie BĂ©necâh ne fit en effet que languir, et, les douze mois Ă©coulĂ©s, elle mourut. ContĂ© par Marie-Hyacinthe Toulouzan. â Port-Blanc. _______ XLVILes morts violentes ou volontaires Lorsquâun enfant naĂźt de nuit, et quâil fait claire lune, la plus ancienne des vieilles femmes qui assistent lâaccouchĂ©e court se poster sur le seuil de la porte pour examiner lâĂ©tat du ciel, au moment prĂ©cis oĂč le nouveau-nĂ© fait son apparition dans la vie. Si les nuages enserrent Ă ce moment la lune, comme pour lâĂ©trangler, ou sâils sâĂ©pandent sur sa face, comme pour la submerger, on en conclut que la pauvre chĂšre petite crĂ©ature finira un jour noyĂ©e ou pendue[161]. â Sur la route de Quimper Ă Douarnenez se trouve la tombe dâun nommĂ© Tanguy. Il pĂ©rit en cet endroit, assassinĂ©. On ne passe jamais devant le tertre de terre sous lequel il est enseveli, sans y planter une petite croix quâon improvise Ă lâaide de quelque branche coupĂ©e aux haies voisines. Qui manque Ă cette pratique risque de faire mauvaise rencontre en route et de mourir, comme Tanguy, de male mort. â Pour retrouver le cadavre dâun noyĂ©, on prend une botte de paille ou une planche, on y assujettit une Ă©cuelle de bois quâon emplit de son, et dans le son, on plante une chandelle bĂ©nite, allumĂ©e. On pose le tout sur lâeau. La chandelle se dirige vers lâendroit oĂč gĂźt le cadavre. Il nây a quâĂ chercher lĂ oĂč elle sâarrĂȘte[162]. â Quand on retire de lâeau le cadavre dâun noyĂ©, il se met Ă saigner du nez, si parmi les personnes prĂ©sentes se trouve quelquâun de ses proches[163]. â Lorsquâun Ă©quipage de barque vient Ă pĂ©rir en mer, câest toujours le corps du patron que lâon retrouve en dernier lieu[164]. â Quand il y a des naufrages dans la baie de Douarnenez, la mer transporte les noyĂ©s dans la grotte de lâAutel, prĂšs de Morgat. Leurs Ăąmes sĂ©journent en ce lieu pendant huit jours, avant de partir dĂ©finitivement pour lâautre monde. Malheur Ă qui troublerait leur pĂ©nitence, en sâaventurant dans la grotte durant ces huit jours ! il y pĂ©rirait de male mort[165]. â Les nuits de tourmente, on entend tout le long de la cĂŽte les noyĂ©s qui sâappellent entre eux. â Quand un pĂȘcheur pĂ©rit en mer, les goĂ©lands et les courlis viennent siffler et battre de lâaile aux vitres de sa maison. â Ă Gueltraz Ăźle Saint-Gildas, prĂšs de Port-Blanc, on voit souvent dĂ©barquer des noyĂ©s qui viennent faire provision dâeau douce. Ils cheminent silencieux, en une longue procession quâune femme conduit. Quelquefois cependant on les entend chuchoter entre eux Ă voix basse. Mais de leur conversation on ne distingue jamais quâun mot ia !.. ia !⊠oui !.. oui !⊠La silhouette de leur navire sâaperçoit au loin, comme perdue dans les nuages. â Quand les pĂȘcheurs de TrĂ©vou-TrĂ©guignec sâembarquent la nuit pour la pĂȘche, ils voient souvent des mains de cadavres se cramponner au bordage des bateaux. Les femmes ne sâaccrochent pas ainsi avec les mains, mais elles laissent flotter sur les eaux leurs cheveux oĂč les rames sâembarrassent. â Mon pĂšre, Yves Le Flem, avait coutume dâaller la nuit chercher des Ă©paves le long de la grĂšve. Cette nuit-lĂ , il avait emportĂ© son filet sur ses Ă©paules ; il comptait le poser aux environs de Bruk et il sâacheminait de ce cĂŽtĂ©, tout en flĂąnant. Tout Ă coup son pied heurta quelque chose qui sonna creux et se mit Ă rouler avec bruit dans les galets. â Quâest-ce que cela peut ĂȘtre ? se dit-il. Il courut aprĂšs lâobjet qui dĂ©gringolait toujours, car la pente Ă cet endroit Ă©tait rapide. Jugez de son dĂ©sappointement, quand, lâayant saisi, il sâaperçut Ă la lueur de sa lanterne que câĂ©tait une tĂȘte de mort. Il nâeut rien de plus pressĂ© que de lancer au loin cette Ă©pave humaine. Mais aussitĂŽt une grande clameur sâĂ©leva de la mer. Mon pĂšre Ă©pouvantĂ© crut voir des milliers de bras qui sâagitaient hors de lâeau. En mĂȘme temps des mains invisibles sâefforçaient de lui arracher son filet. Il comprit quâil avait mal agi en manquant de respect Ă la tĂȘte de mort. Il savait dâautre part quâil ne fait pas bon avoir affaire Ă des noyĂ©s. Le voilĂ de se remettre en quĂȘte du crĂąne ; le retrouver ne fut pas chose facile. Mon pĂšre se disait â Si je lâai rejetĂ© dans la mer, je suis un homme perdu. Tous les bras qui sâagitent lĂ -bas si dĂ©sespĂ©rĂ©ment vont mâentraĂźner avec eux dans lâabĂźme. Fort heureusement, la tĂȘte de mort avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e par un rocher. Mon pĂšre la reporta pieusement Ă lâendroit oĂč elle gisait quand son pied lâavait heurtĂ©e tout dâabord. GrĂące Ă quoi il put rentrer chez lui sain et sauf. » ContĂ© par Marie-Yvonne Le Flem. â Port-Blanc. â Qui se fie Ă la mer se fie Ă la mort. Qui meurt en mer, meurt donc toujours par sa faute. Câest pourquoi les noyĂ©s, quâils aient pĂ©ri volontairement ou non, restent faire pĂ©nitence Ă lâendroit oĂč ils ont Ă©tĂ© engloutis, jusquâĂ ce que dâautres viennent se noyer Ă la mĂȘme place. Alors seulement, ils sont dĂ©livrĂ©s. â Vers 1856, trente-deux personnes affrĂ©tĂšrent une gabarre pour se rendre par mer au pardon de Benn-Odet, Ă lâembouchure de la riviĂšre de Quimper. Le temps Ă©tait beau. La traversĂ©e de la baie se fit sans encombre. Mais Ă lâentrĂ©e des Vire-Court[166], en face de Lanroz, la barque chavira, probablement par suite dâune fausse manĆuvre. Ce naufrage fit grand bruit en son temps. Plusieurs annĂ©es aprĂšs, le souvenir en Ă©tait encore prĂ©sent Ă toutes les mĂ©moires, et les bateaux qui descendaient la riviĂšre se garaient avec soin des parages oĂč lâaccident avait eu lieu. Ils avaient souvent grand peine Ă sâen Ă©carter. Une sorte de fascination sinistre les y attirait. Plusieurs mĂȘme y sombrĂšrent par la suite. Ă chaque disparition de ce genre, les marins de Quimper se murmuraient entre eux, Ă voix basse, sur le port â Ah ! vous voyez,⊠vous voyez !⊠Les anciens se sont fait remplacer⊠Câest des nouveaux quâil faut se dĂ©fier maintenant. ContĂ© par RenĂ© Alain. â Quimper, 1889. __________ XLVIIIannic-an-ĂŽd Les noyĂ©s, dont le corps nâa pas Ă©tĂ© retrouvĂ© et enseveli en terre sacrĂ©e, errent Ă©ternellement le long des cĂŽtes. Il nâest pas rare quâon les entende crier, dans la nuit, lugubrement â Iou ! Iou ! On dit alors, dans le pays de Cornouailles â E-man-Iannic-ann-ĂŽd o iouall ! VoilĂ Iannic ann-ĂŽd, â Petit-Jean de la grĂšve, â qui hurle ! Tous ces noyĂ©s hurleurs sont instinctivement appelĂ©s Iannic-ann-ĂŽd. Iannic-ann-ĂŽd nâest pas mĂ©chant, pourvu quâon ne sâamuse pas Ă lui renvoyer sa plainte sinistre. Mais, malheur Ă lâimprudent qui se risque Ă ce jeu ! si vous rĂ©pondez une premiĂšre fois, Iannic-ann-ĂŽd franchit dâun bon la moitiĂ© de la distance qui le sĂ©pare de vous ; si vous rĂ©pondez une deuxiĂšme fois, il franchit la moitiĂ© de cette moitiĂ© ; si vous rĂ©pondez une troisiĂšme fois, il vous rompt le cou. Un domestique de ferme revenait de conduire les bĂȘtes aux champs, un soir dâĂ©tĂ©, dans le temps oĂč lâon commence Ă leur faire passer les nuits dehors. Comme il cheminait par un sentier de grĂšve, il entendit sonner sur les galets les sabots de Iannic-ann-ĂŽd. Le domestique Ă©tait un luron. Il savait toutes les histoires qui se dĂ©bitent, aux veillĂ©es dâhiver, sur le compte de Iannic-ann-ĂŽd, et il sâĂ©tait promis de les vĂ©rifier Ă la premiĂšre occasion. â Ma foi, se dit-il, je vais en avoir le cĆur net. En garçon avisĂ© toutefois, il attendit dâĂȘtre assez prĂšs de la ferme, avant de rĂ©pondre aux Iou » stridents, que poussait derriĂšre lui le rĂŽdeur de plages. Alors seulement, il poussa Ă son tour un Iou » sonore. Iannic-ann-ĂŽd fut sans doute interdit de tant dâaudace, car il se tut subitement. Le domestique constata quâen revanche il sâĂ©tait fort rapprochĂ©. Sa silhouette apparaissait maintenant lĂ -bas, Ă lâautre bout du sentier, toute noire dans le clair de lune. Voici les cris de reprendre de plus belle. Cette fois, le domestique nây fit Ă©cho quâarrivĂ© au milieu de la cour de la ferme. Iannic-ann-ĂŽd touchait Ă ce moment Ă la barriĂšre. Il hurlait avec une rage croissante â Iou ! Iou ! Iou ! Il y avait de la provocation dans sa plainte. Le domestique sâĂ©tait mis Ă courir vite, vite, aussi vite que sâil avait eu des ailes aux talons. Parvenu au seuil du manoir, il cria le troisiĂšme Iou », en mĂȘme temps quâil refermait le lourd battant de chĂȘne. Un formidable coup sâabattit du dehors sur la porte ; on eĂ»t jurĂ© quâelle volait en Ă©clats. Et la voix du hurleur sâĂ©leva menaçante â Passe pour une fois mais si tu y reviens, je ferai de toi un homme ! Le domestique se lâest tenu pour dit. ContĂ© par RenĂ© Alain. â Quimper 1889. __________ XLVIIILes cinq trĂ©passĂ©s de la Baie CâĂ©taient deux marins de Quimper. Ils sâĂ©taient chargĂ©s de transporter dans leur chaloupe des fĂ»ts de cidre Ă destination de Benn-Odet[167]. Peut-ĂȘtre sâattardĂšrent-ils chez lâaubergiste Ă qui ils avaient Ă livrer la cargaison. Toujours est-il quâils laissĂšrent passer lâheure de la marĂ©e. Parvenus Ă lâendroit quâon nomme la Baie, » ils nâeurent plus assez dâeau et durent Ă©chouer piteusement dans les vases..... Six heures Ă attendre avant la prochaine marĂ©e, et cela en pleine nuit !.. Ils firent contre mauvaise fortune bon cĆur. Tous deux se roulĂšrent dans les plis de la voile quâils avaient amenĂ©e. DĂ©jĂ ils fermaient lâĆil, quand une voix trĂšs forte les appela lâun et lâautre par leurs prĂ©noms respectifs. â OhĂ© ! Yann !⊠OhĂ© ! Caourantinn. â OhĂ© ! rĂ©pondirent Caourantinn et Yann. Câest de la sorte que les marins ont coutume de se hĂ©ler entre eux. â Venez nous chercher ! reprit la voix. La nuit Ă©tait si noire quâon nây voyait plus Ă deux brasses. La voix, quoique trĂšs forte, semblait venir de trĂšs loin. Puis, elle avait en vĂ©ritĂ© quelque chose dâĂ©trange. Yann et Caourantinn se touchĂšrent du coude. â Je crois bien, dit Yann, que câest la voix de mon vilain patron, de Yannic-ann-ĂŽd. â Je le crois aussi, murmura Caourantinn. Tenons-nous coi. Ce nâest pas le moment de lever le nez. Et ils sâentortillĂšrent plus Ă©troitement dans la voile. Mais ils avaient encore plus de curiositĂ© que de peur. Yann, le premier, se haussa, pour regarder au-dessus du bordage. â Vois donc ! dit-il Ă son compagnon. Le fond de la baie, Ă leur gauche, venait de sâĂ©clairer subitement dâune lumiĂšre qui semblait sortir des eaux. Et dans cette lumiĂšre se profilait une barque toute blanche, et dans la barque cinq hommes Ă©taient debout, les bras tendus en avant. Ces cinq hommes Ă©taient vĂȘtus pareillement de cirĂ©s blancs parsemĂ©s de larmes noires. â Ce nâest pas Yannic-ann-ĂŽd, dit Yann, ce sont des Ăąmes en dĂ©tresse. Parle-leur, Caourantinn, toi qui cette annĂ©e as fait tes PĂąques. Caourantinn se fit un porte-voix de ses mains, et cria â Nous ne pouvons aller vous chercher ; nous sommes Ă©chouĂ©s ici. Venez Ă nous vous-mĂȘmes ou dites-nous ce quâil vous faut. Ce que nous pourrons, nous le ferons. Les deux marins virent alors les cinq fantĂŽmes sâasseoir chacun Ă son banc. Lâun prit le gouvernail, les autres se mirent Ă ramer. Mais, comme ils ramaient tous du mĂȘme cĂŽtĂ©, lâembarcation, au lieu dâavancer, virait sur place. â Sont-ils bĂȘtes ! grogna Yann ; en voilĂ des matelots dâeau douce !⊠Jâai bien envie dâaller leur montrer la manĆuvre. Câest peut-ĂȘtre ça quâil leur faut. Quâen dis-tu, Caourantinn ? si tu restais garder le bateau ? â Non pas ! si tu y vas, je tâaccompagne. â AprĂšs tout, il nây a pas de risque. Nous pouvons laisser le bateau lĂ oĂč il est. Il y en a encore pour une bonne heure avant le premier flot. Viens ça, camarade, Ă la grĂące de Dieu ! Câest Ă peine sâils eurent de lâeau jusquâĂ mi-jambes. Ils sâacheminĂšrent sur le fond de vase dans la direction de la barque blanche. Plus ils approchaient, plus les matelots surnaturels faisaient force rames, et plus aussi la barque blanche virait, virait, virait. Quand les deux compagnons furent tout prĂšs dâelle, elle sombra soudain, et avec elle disparut la lumiĂšre qui Ă©clairait le coin de la Baie. La nuit et la mer un instant se confondirent. Puis, Ă la place oĂč Ă©taient les quatre rameurs, sâallumĂšrent quatre cierges. Ă leur clartĂ© douteuse, Yann et Caourantinn sâaperçurent que le cinquiĂšme fantĂŽme, celui qui tenait tout Ă lâheure le gouvernail, dressait encore au-dessus de lâeau la tĂȘte et les Ă©paules. Ils sâarrĂȘtĂšrent, saisis dâĂ©pouvante. Ă vrai dire, ils eussent prĂ©fĂ©rĂ© ĂȘtre ailleurs. Mais comme ils sâĂ©taient tant avancĂ©s, ils nâosaient plus rebrousser chemin. Lâhomme avait, du reste, une figure si triste, si triste, quâil eĂ»t fallu ĂȘtre mauvais chrĂ©tien pour nâen avoir point pitiĂ©. â Ătes-vous de la part de Dieu ou de la part du diable ? demanda Yann. Comme sâil eĂ»t devinĂ© leur pensĂ©e et les sentiments qui les agitaient, lâhomme leur dit â Nâayez aucune crainte. Nous sommes ici cinq Ăąmes qui souffrons cruellement, et mes quatre compagnons souffrent encore plus que moi. La tristesse que vous voyez sur mon visage nâest rien auprĂšs de la leur. VoilĂ plus de cent ans que nous attendons en ce lieu le passage dâun homme de bonne volontĂ©. â Sâil nâest que de bien vouloir, nous sommes Ă votre disposition, rĂ©pondirent Yann et Caourantinn. â Vous irez, sâil vous plaĂźt, trouver le recteur de Plomelin, et vous le prierez de faire dire pour nous, au maĂźtre-autel de lâĂ©glise, cinq messes mortuaires pendant cinq jours de suite. Puis vous aurez soin que, pendant ces cinq jours, Ă ces cinq messes, assistent rĂ©guliĂšrement trente-trois personnes, vieilles ou jeunes, hommes, femmes ou enfants. â Doue da bardono ann Anaon ! Dieu pardonne aux dĂ©funts ! murmurĂšrent les deux marins, en faisant le signe de la croix. Nous vous satisferons de notre mieux. â Le lendemain, Yann et Caourantinn allĂšrent trouver le recteur de Plomelin. Ils lui payĂšrent dâavance les vingt-cinq messes. Ils assistĂšrent eux-mĂȘmes Ă toutes ; pour ĂȘtre sĂ»rs des trente-trois assistants exigĂ©s, ils emmenaient chaque jour de Quimper leurs femmes, leurs enfants, leurs proches et leurs amis. Jamais on ne vit tant de monde Ă la fois aux messes basses de Plomelin. Le sixiĂšme jour, Yann dit Ă Caourantinn â Si tu veux, nous nous rendrons Ă la Baie, cette nuit, pour savoir si ce que nous avons fait est bien fait ?.. â Soit, rĂ©pondit Caourantinn Ă Yann. Et la nuit venue, ils descendirent la riviĂšre dans leur chaloupe. Ils mouillĂšrent Ă lâendroit oĂč ils avaient Ă©chouĂ© six jours auparavant. Et ils attendirent. BientĂŽt la lumiĂšre quâils avaient dĂ©jĂ vue, commença de monter au-dessus des flots. Puis, la barque blanche se dessina, et dans la barque rĂ©apparurent les cinq fantĂŽmes. Ils avaient toujours leurs cirĂ©s blancs, mais les larmes noires nây Ă©taient plus. Leurs bras, au lieu dâĂȘtre tendus en avant, Ă©taient croisĂ©s sur leur poitrine. Leur face rayonnait. Et, tout Ă coup, sonna une musique dĂ©licieuse, si attendrissante que Caourantinn et Yann en eussent volontiers pleurĂ© de bonheur. Les cinq fantĂŽmes sâinclinĂšrent tous Ă la fois, et les deux marins les entendirent qui disaient avec une voix douce â TrugarĂš ! TrugarĂš ! TrugarĂš ! Merci ! merci ! merci ! ContĂ© par Marie Manchec, couturiĂšre. â Quimper, 1891. __________ XLIXLes naufragĂ©s de Gueltraz Ile Saint-Gildas En face de Port-Blanc, sur la cĂŽte trĂ©corroise, est un Ăźlot fait de quelques masses de rochers et plantĂ© dâun bois de pins. On lâappelle Gueltraz. Il est habitĂ© par un fermier et sa famille, qui vivent plus encore du goĂ©mon quâils ramassent que des pommes de terre quâils rĂ©coltent. Leur meilleure aubaine, ce sont les Ă©paves que la mer leur jette quelquefois, car ces parages sont hĂ©rissĂ©s dâĂ©cueils. Un matin, aprĂšs une nuit de tempĂȘte, ils trouvĂšrent dâĂ©normes madriers que les vagues avaient roulĂ©s sur le galet. Ils les eussent volontiers traĂźnĂ©s jusquâĂ la ferme, mais leurs forces rĂ©unies nâauraient pas suffi Ă les remuer. Ils durent se contenter de faire bonne garde autour des piĂšces de bois ; ils avaient Ă craindre que la marĂ©e suivante ne les remportĂąt. Ils restĂšrent lĂ toute lâaprĂšs-midi. La nuit tomba quâils y Ă©taient encore. Pour se rĂ©chauffer, ils avaient allumĂ© un grand feu sur la plage. Tout Ă coup, ils sentirent passer sur eux un souffle glacial, et leur feu sâĂ©teignit brusquement. En mĂȘme temps, dans lâombre, ils virent venir Ă eux cinq matelots qui semblaient sortir de la mer, car leurs cirĂ©s » Ă©taient ruisselants. Chacun de ces matelots marchait courbĂ© sous un faix de planches, de vieilles planches Ă demi pourries, qui dĂ©gouttaient pareillement, et tous les cinq disaient en cĆur dâune voix sĂ©pulcrale â Il nous en manque !⊠Il nous en manque !⊠Le fermier et ses gens prirent peur. Toutefois, son fils aĂźnĂ©, qui avait naviguĂ© Ă lâĂtat, sâenhardit Ă demander â Quâest-ce qui vous manque, les garçons ? Mais il nâeĂ»t pas plus tĂŽt parlĂ©, quâil tomba Ă la renverse, sans que personne lâeĂ»t touchĂ©, et des coups invisibles se mirent Ă pleuvoir dru comme grĂȘle sur lui et sur ses compagnons. Ils se jetĂšrent tous la face contre terre, en hurlant de douleur et dâĂ©pouvante⊠Ce nâest que longtemps aprĂšs que les coups eurent cessĂ©, quâils se hasardĂšrent Ă se relever, pour sâenfuir. Ils virent alors que la mer battait son plein, et que les madriers flottaient dĂ©jĂ Ă quelque distance du rivage. Quant aux cinq matelots, ils avaient disparu. Mais on entendait leurs voix qui chantaient, en sâĂ©loignant. Ce quâils chantaient et en quelle langue, on nâaurait su le dire, quoique le fils aĂźnĂ© du fermier prĂ©tendit que câĂ©tait de lâespagnol. » ContĂ© par Françoise Thomas, dite Ann hini Rouzla Rousse. â PenvĂ©nan. _______ LĂ bord de la Jeune Mathilde » JâĂ©tais en ce temps-lĂ matelot Ă bord de la Jeune-Mathilde du port de TrĂ©guier. Nous faisions les campagnes dâIslande. Mon frĂšre Ă©tait aussi de lâĂ©quipage. Une nuit que nous Ă©tions de quart tous deux, lui Ă lâavant, moi Ă lâarriĂšre du navire, je le vis accourir Ă moi tout effarĂ©. â Laur, me dit-il Ă voix basse, viens vite ! Il y a lĂ -bas quelquâun qui gĂ©mit, accrochĂ© Ă lâĂ©trave, sous le bout-dehors le beau-prĂ©. Je me dirigeai vers lâavant, Ă pas lĂ©gers, en prĂȘtant lâoreille. JâĂ©tais un peu Ă©mu, je lâavoue des frissons dĂ©sagrĂ©ables me couraient sous la peau. Jâeus beau Ă©couter, je nâentendis rien. â Avance encore, me chuchota mon frĂšre. Pousse jusquâĂ la cloche et penche-toi sur le bordage. Jâeusse prĂ©fĂ©rĂ© revenir sur mes pas, mais je ne voulais pas ĂȘtre pris pour un lĂąche. Jâallai jusquâĂ la cloche, je me penchai au-dessus des flots. Alors jâentendis⊠Voyez-vous, il me semble les avoir encore dans lâoreille, ces cris, ces longs gĂ©missements de dĂ©tresse. Ă moitiĂ© fou de terreur, je courus rĂ©veiller le capitaine. DĂšs les premiers mots il mâimposa silence. â Ne parlez de ceci Ă personne de lâĂ©quipage. Ce que vous mâannoncez nâest pas nouveau pour moi. Câest probablement lâĂąme de quelquâun de nos anciens camarades, pĂ©ris en mer, qui fait sa pĂ©nitence autour de la Jeune-Mathilde. Ne vous occupez pas dâelle ; gardez-vous de la troubler. Surtout ne vous penchez plus au-dessus du bordage. Le mort vous attirerait. Le capitaine se tut. Je me disposais Ă remonter sur le pont. Il me rappela. â Laur, reprit-il, retenez ce conseil pour votre gouverne. Les morts de la mer nâaiment pas quâon ait lâair de les voir ou de les entendre. LĂ -dessus, il me raconta une aventure qui lui Ă©tait arrivĂ©e dans la prĂ©cĂ©dente campagne. La Jeune-Mathilde Ă©tait mouillĂ©e sur les lieux de pĂȘche. Il faisait grande brume. Ă deux pas de soi, on ne distinguait rien. La mĂąture mĂȘme Ă©tait devenue invisible, en sorte que le navire semblait rasĂ© comme un ponton. Tout Ă coup, le capitaine avait vu le pont se couvrir de femmes. Elles Ă©taient vĂȘtues de noir et portaient des manteaux de deuil, le capuchon rabattu sur le visage. Leur nombre Ă©tait si grand quâil nâaurait pu les compter. Il y en avait vingt fois plus quâil nây en a le dimanche de PĂąques Ă la grand messe. Elles tournaient la tĂȘte de cĂŽtĂ© et dâautre, avaient lâair de chercher quelque chose ou quelquâun. Le capitaine me demanda â Sais-tu qui Ă©taient ces femmes ? â Des Ăąmes dĂ©funtes, sans doute. â Oui des Ăąmes de mĂšres, dâĂ©pouses, de fiancĂ©es, en quĂȘte de leurs proches ou de leurs galants noyĂ©s Ă Islande[168]. Elles cherchaient leurs cadavres pour les pousser au rivage et leur faire donner la sĂ©pulture en terre bĂ©nite⊠Je demeurai bien coi. Si jâavais ouvert la bouche ou fait un geste, je ne serais pas ici Ă lâheure quâil est. Imite mon exemple, Laur, chaque fois que tu te trouveras en des passes analogues. Câest le plus sĂ»r. ⊠Le lendemain matin, le capitaine rĂ©unit lâĂ©quipage et lui dĂ©fendit de sâapprocher Ă lâavant, sauf le cas de nĂ©cessitĂ© absolue. Les hommes parurent surpris de cet ordre. Mon frĂšre et moi nous savions Ă quoi nous en tenir. ContĂ© par Laur Menguy. â Port-Blanc. ______ â Qui meurt de mort violente doit rester entre vie et mort, jusquâĂ ce que ce soit Ă©coulĂ© le temps quâil avait naturellement Ă vivre. LICelle qui sâĂ©tait noyĂ©e Marie Kerfant, la fille de mon parrain, se noya volontairement Ă Servel. Quand on retrouva le cadavre, les yeux avaient Ă©tĂ© mangĂ©s par les crabes. Les parents furent fort affligĂ©s de cette mort. Ils aimaient beaucoup leur fille et lâavaient mariĂ©e avantageusement Ă un brave homme. Du vivant de Marie, ils nâavaient eu quâun reproche Ă lui faire, celui dâĂȘtre trop ambitieuse. Quelque temps avant de se noyer, elle Ă©tait venue trouver son pĂšre. â Mon pĂšre, lui avait-elle dit, mon mari nâest pas Ă sa place dans la petite mĂ©tairie que nous occupons. Il lui faudrait une ferme plus importante. Celle du BaillorĂ© est libre. PrĂȘtez-nous mille Ă©cus, et nous la pourrons louer. â Non, rĂ©pondit mon parrain, je ne te prĂȘterai pas ces mille Ă©cus. Ton mari ne tient nullement Ă quitter la ferme oĂč vous ĂȘtes et oĂč vous vivez trĂšs Ă lâaise. Câest toi qui as toujours dans la tĂȘte mille projets ruineux. Je ne veux pas tâencourager dans cette voie qui te mĂšnerait promptement Ă la mendicitĂ©. Marie Kerfant ne rĂ©pliqua mot, mais elle sâen alla toute pĂąle, tant elle Ă©tait vexĂ©e de ce refus et de cette rĂ©primande. Quinze jours aprĂšs on apprenait sa mort. Ses parents nâosĂšrent mĂȘme pas recommander des messes pour son Ăąme, craignant quâelle ne fĂ»t damnĂ©e. Or, une nuit que la vieille Macâharit, la femme de mon parrain, tardait Ă sâendormir, elle entendit sur le banc-tossel, prĂšs du lit, une voix qui demandait â Ma mĂšre, dormez-vous ? â Non, en vĂ©ritĂ©, rĂ©pondit Macâharit. Est-ce bien toi, ma fille, qui me parles ? â Oui, câest moi. â Pourquoi, malheureuse, as-tu fait ce que tu as fait ? â Parce que le pĂšre nâa pas voulu mâaider Ă mâĂ©tablir au BaillorĂ©. â Nous lâavons pensĂ© depuis. Tu avais grand tort aussi dâĂȘtre si exigeante⊠â Ne parlons plus de cela. â Puisque tu reviens, câest que tu nâes pas damnĂ©e. Dis-moi comme vont tes affaires dans lâautre monde. â Ma foi, jusquâĂ prĂ©sent je nâai pas trop Ă me plaindre, grĂące Ă deux baisers que jâai reçus de la Vierge, aprĂšs avoir Ă©tĂ© noyĂ©e. Toutefois la justice de Dieu est encore Ă venir. Elle ne dit point ce que signifiaient ces paroles, et sa mĂšre se donna garde de la questionner lĂ -dessus. La morte cependant ajouta â Priez mon homme, de ma part, de ne point se remarier avant six ans. Dâici lĂ , il ne sera pas entiĂšrement veuf. Sâil nâattend pas que ce dĂ©lai soit expirĂ©, il fera croĂźtre ma pĂ©nitence. â Je le lui dirai, prononça Macâharit. Et moi, ne puis-je rien pour toi ? â Si, vous pouvez supplier en mon nom Notre-Dame de Bon-Secours de Guingamp afin quâelle continue Ă mâĂȘtre favorable. â Câest bien. Mais de ce qui est dans la maison nây a-t-il rien qui te convienne ? â Je nâai besoin de rien. â Tu vis, cependant. Explique-moi donc comment tu fais pour vivre ? â Vous voyez, je suis vĂȘtue de haillons. Ce sont les vĂȘtements que vous donnez aux pauvres. Je me nourris de mĂȘme du pain que vous leur distribuez. Ce disant, elle disparut. On ne la revit plus. Elle est sans doute sauvĂ©e, car sa mĂšre accomplit son vĆu Ă Notre-Dame de Bon-Secours, et son mari attendit sept ans pour reprendre femme. ContĂ© par Fantic OmnĂšs. â BĂ©gard, 1887. _______ LIILa ville dâIs Des marins de Douarnenez pĂȘchaient une nuit dans la baie, au mouillage. La pĂȘche terminĂ©e, ils voulurent lever lâancre. Mais tous leurs efforts rĂ©unis ne purent la ramener. Elle Ă©tait accrochĂ©e quelque part. Pour la dĂ©gager, lâun dâeux, hardi plongeur, se laissa couler le long de la chaĂźne. Quand il remonta, il dit Ă ses compagnons â Devinez en quoi Ă©tait engagĂ©e notre ancre ? â HĂ© ! parbleu ! dans quelque roche. â Non. Dans les barreaux dâune fenĂȘtre. Les pĂȘcheurs crurent quâil Ă©tait devenu fou. â Oui, poursuivit-il, et cette fenĂȘtre Ă©tait une fenĂȘtre dâĂ©glise. Elle Ă©tait illuminĂ©e. La lumiĂšre qui venait dâelle Ă©clairait au loin la mer profonde. Jâai regardĂ© par le vitrail. Il y avait foule dans lâĂ©glise. Beaucoup dâhommes et de femmes avec de riches costumes. Un prĂȘtre se tenait Ă lâautel. Jâai entendu quâil demandait un enfant de chĆur pour lui rĂ©pondre la messe. â Ce nâest pas possible ! sâĂ©criĂšrent les pĂȘcheurs. â Je vous le jure sur mon Ăąme ! Il fut convenu quâon irait conter la chose au recteur. Ils y allĂšrent, en effet. Le recteur dit au marin qui avait plongĂ© â Vous avez vu la cathĂ©drale dâIs. Si vous vous Ă©tiez proposĂ© au prĂȘtre pour lui rĂ©pondre sa messe, la ville dâIs tout entiĂšre serait ressuscitĂ©e des flots et la France aurait changĂ© de capitale. ContĂ© par Prosper Pierre. â Douarnenez, 1887. â La ville dâIs sâĂ©tendait de Douarnenez Ă Port-Blanc. Les Sept-Ăles en sont des ruines. La plus belle Ă©glise de la ville sâĂ©levait Ă lâendroit oĂč sont aujourdâhui les rĂ©cifs des Triagoz. Câest pourquoi on les appelle encore Trew-gĂȘr[169]. Dans les rochers de Saint-Gildas, quand les nuits sont claires et douces, on entend chanter une sirĂšne, et cette sirĂšne, câest AhĂšs, la fille du roi Gralon. Quelquefois aussi des cloches tintent au large. Il est impossible dâouĂŻr un carillon plus mĂ©lodieux. Câest le carillon des cloches dâIs. â Un des quartiers de la ville sâappelait Lexobie. Il y avait dans Is cent cathĂ©drales, et, dans chacune dâelles, câĂ©tait un Ă©vĂȘque qui officiait. Quand la ville fut engloutie, chacun garda lâattitude quâil avait et continua de faire ce quâil faisait au moment de la catastrophe. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la mĂȘme piĂšce dâĂ©toffe aux mĂȘmes acheteurs⊠Et cela durera ainsi jusquâĂ ce que la ville ressuscite et que ses habitants soient dĂ©livrĂ©s. â Un patron de barque et son mousse Ă©taient allĂ©s tous deux Ă la pĂȘche. Ă mi-chemin de la cĂŽte aux Sept-Ăles, ils jetĂšrent lâancre. Il faisait si chaud quâau bout dâune heure le patron sâendormit. CâĂ©tait le moment du reflux. La mer baissa tellement que la barque finit par se trouver Ă sec. Grande fut la surprise du mousse en voyant tout Ă lâentour non pas des goĂ©mons, mais un champ de petits pois. Il laissa dormir le patron, sauta Ă terre et se mit Ă cueillir le plus quâil put de cosses vertes. Il en emplit la barque. Quand le patron se rĂ©veilla, la mer avait montĂ©. Il fut tout Ă©tonnĂ© de voir la barque pleine de petits pois et le mousse qui sâen rĂ©galait. â Quâest-ce que cela signifie ? demanda-t-il en se frottant les yeux, persuadĂ© quâil avait la berlue. Lâenfant conta la chose. Le patron comprit alors quâils avaient mouillĂ© dans la banlieue de Ker-Is, lĂ oĂč les maraĂźchers de la grande ville avaient autrefois leurs cultures. ContĂ© par Jeanne-Marie BĂ©nard. â Port-Blanc. _______ â Ma mĂšre a vu la ville dâIs sâĂ©lever au-dessus des eaux. Ce nâĂ©taient que chĂąteaux et tourelles. Dans les façades sâouvraient des milliers de fenĂȘtres. Les toits Ă©taient luisants et clairs, comme sâils avaient Ă©tĂ© de cristal. Elle entendait distinctement les cloches sonner dans les Ă©glises et le murmure de la foule dans les rues. ContĂ© par Jeanne-Marie BĂ©nard. â Port-Blanc. â Une femme de Pleumeur-Bodou, Ă©tant descendue Ă la grĂšve puiser de lâeau de mer pour faire cuire son repas, vit tout Ă coup surgir devant elle un portique immense. Elle le franchit et se trouva dans une citĂ© splendide. Les rues Ă©taient bordĂ©es de magasins illuminĂ©s. Aux devantures sâĂ©talaient des Ă©toffes magnifiques. Elle en avait les yeux Ă©blouis et cheminait, la bouche bĂ©ante dâadmiration, au milieu de toutes ces richesses. Les marchands Ă©taient debout sur le seuil de leur porte. Ă mesure quâelle passait prĂšs dâeux, ils lui criaient â Achetez-nous quelque chose ! Achetez-nous quelque chose ! Elle en Ă©tait abasourdie, affolĂ©e. Ă la fin, elle finit par rĂ©pondre Ă lâun dâeux â Comment voulez-vous que je vous achĂšte quoi que ce soit ? Je nâai pas un liard en poche. â Eh bien ! câest grand dommage, dit le marchand. En prenant ne fĂ»t-ce que pour un sou de marchandise vous nous eussiez dĂ©livrĂ© tous. Ă peine eut-il parlĂ©, la ville disparut. La femme se retrouva seule sur la grĂšve. Elle fut si fort Ă©mue de cette aventure quâelle sâĂ©vanouit. Des douaniers qui faisaient leur ronde la transportĂšrent chez elle. Ă quinze jours de lĂ , elle mourut. ContĂ© par Lise Bellec. â Port-Blanc. â Deux jeunes hommes de BuguĂ©lĂšs Ă©taient allĂ©s nuitamment couper du goĂ©mon Ă Gueltraz, ce qui est sĂ©vĂšrement prohibĂ©, comme chacun sait. Ils Ă©taient tout occupĂ©s Ă leur besogne, quand une vieille, trĂšs vieille, vint Ă eux. Elle pliait sous le faix de bois mort. â Jeunes gens, dit-elle dâune voix suppliante, vous seriez bien gentils de me porter ce fardeau jusquâĂ ma demeure. Ce nâest pas loin, et vous rendriez grand service Ă une pauvre femme. â Oh bien ! rĂ©pondit lâun dâeux, nous avons mieux Ă faire. â Sans compter, ajouta lâautre, que tu serais capable de nous dĂ©noncer Ă la douane. â Maudits soyez-vous ! sâĂ©cria alors la vieille. Si vous mâaviez rĂ©pondu oui, vous auriez ressuscitĂ© la ville dâIs. Et, sur ces mots, elle disparut. ContĂ© par Françoise Thomas. â PenvĂ©nan, 1886. â La montagne du Rocâh-KarlĂšs, entre Saint-Michel-en-GrĂšve et Saint-Efflam, sert de tombe Ă une ville magnifique. Tous les sept ans, pendant la nuit de NoĂ«l, la montagne sâentrâouvre, et par la fente, on entrevoit les rues splendidement illuminĂ©es de la ville morte. La ville ressusciterait, sâil se trouvait quelquâun dâassez hardi pour sâaventurer dans les profondeurs de la montagne, au premier coup sonnant de minuit, et dâassez agile pour en ĂȘtre sorti, au moment oĂč retentirait le douziĂšme coup[170]. LIIILe pendu CâĂ©taient deux jeunes hommes. Lâun sâappelait KadĂŽ Vraz, lâautre Fulupik Ann DĂ». Tous deux Ă©taient de la mĂȘme paroisse, sâĂ©taient assis, au catĂ©chisme, sur le mĂȘme banc, avaient fait ensemble leurs premiĂšres PĂąques, et depuis lors ils Ă©taient restĂ©s les meilleurs amis du monde. Lorsquâaux pardons, on voyait paraĂźtre lâun dâeux, les jeunes filles se poussaient du coude et chuchotaient en riant â Parions que lâautre nâest pas loin ! Il eĂ»t fallu marcher longtemps avant de trouver une amitiĂ© plus parfaite que la leur. Ils sâĂ©taient jurĂ© que le premier dâentre eux qui se marierait prendrait lâautre pour garçon de noce ». â DamnĂ© sois-je, avait dit chacun dâeux, si je ne suis pas de parole. Le temps vint quâils tombĂšrent amoureux, et le malheur voulut que ce fĂ»t de la mĂȘme hĂ©ritiĂšre. Leur amitiĂ© toutefois nâen souffrit point dans les dĂ©buts. Ils firent leur cour loyalement Ă la belle Marguerite OmnĂšs, ne mĂ©disant jamais lâun de lâautre, frĂ©quentant mĂȘme de compagnie chez OmnĂšs le vieux et se portant des santĂ©s rĂ©ciproques avec les pleines Ă©cuellĂ©es de cidre que MargaĂŻdik leur versait. â Choisis de nous celui qui te plaira le plus, disaient-ils Ă la jeune fille. Tu feras un heureux, sans faire un mauvais jaloux. Marguerite ne laissait pas que dâĂȘtre fort embarrassĂ©e, en dĂ©pit de toutes ces belles assurances. Elle dut pourtant se dĂ©cider. Un jour que KadĂŽ Vraz vint seul, elle le fit asseoir Ă la table de la cuisine, et, sâinstallant en face de lui, elle lui dit â KadĂŽ, jâai pour vous une grande estime et une franche amitiĂ©. Vous serez toujours le bienvenu dans ma maison ; mais, ne vous en dĂ©plaise, nous ne serons jamais mari et femme. â Ah ! rĂ©pondit-il un peu interloquĂ©, câest donc de Fulupik que vous avez fait choix⊠Je ne vous en veux pas, ni Ă lui non plus ! Il tĂąchait de faire bonne contenance, sâefforçait de dissimuler son Ă©motion, mais le coup Ă©tait inattendu et le frappait en plein cĆur. AprĂšs quelques paroles banales, il partit en vacillant comme un homme ivre, bien quâil eĂ»t Ă peine portĂ© les lĂšvres au verre que Marguerite lui avait rempli. Quand il fut sorti de la cour des OmnĂšs et quâil se trouva seul avec son infortune dans le chemin creux qui menait Ă sa demeure, il se mit Ă sangloter comme un enfant Ă qui lâon a fait mal. Il se dit Ă quoi bon vivre, dĂ©sormais ? » Et il rĂ©solut de mourir. Auparavant toutefois, il voulut serrer la main de Fulup Ann DĂ» et ĂȘtre le premier Ă lui annoncer son bonheur. Au lieu de continuer vers KerberennĂšs, qui Ă©tait sa maison familiale, il prit donc un sentier Ă gauche pour aller Ă Kervaz oĂč habitait Fulupik. La vieille Ann DĂ» Ă©pluchait des pommes de terre pour le repas du soir. Elle fut Ă©tonnĂ©e de la mine si pĂąle, si douloureuse de Kado Vraz. â Quâas-tu ? lui demanda-t-elle. Tu es blanc comme un linge. â Câest que vous me voyez Ă la brume de nuit, gentille marraine. Je suis venu mâinformer de ce que Fulup compte faire demain dimanche. â En vĂ©ritĂ©, je ne saurais te le dire. Imagine-toi que Fulupik tient Ă cette heure un nouveau-nĂ© sur les fonts baptismaux ! â Bah ! â Oui. Câest encore cette fille NanĂšs qui est accouchĂ©e dâun enfant bĂątard. On est allĂ© frapper Ă trois portes pour trouver un parrain. En dĂ©sespoir de cause, on sâest adressĂ© Ă Fulupik, qui a acceptĂ©. JâĂ©tais dâavis quâil refusĂąt comme les trois autres, mais câest un entĂȘtĂ© qui ne veut rien entendre. Jâai eu beau lui objecter quâauprĂšs des mauvaises langues il risquait de passer pour le pĂšre de lâenfant, il sâest tout de mĂȘme habillĂ© et il est parti au bourg. Il jurait mĂȘme en partant quâil ferait sonner les cloches[171]. La vieille nâavait pas fini de parler quâune sonnerie joyeuse retentissait au loin. â Quand je vous le disais !⊠sâĂ©cria MĂŽn Ann DĂč, en prĂȘtant lâoreille. Elle reprit â Mon fils est un Ă©cervelĂ©. Tu devrais le morigĂ©ner, Kado. Tu es plus sĂ©rieux que lui, toi. Je tremble souvent que son Ă©tourderie ne lui porte malheur. â Soyez tranquille, rĂ©pondit KadĂŽ Vraz ; je vous affirme au contraire quâil a dĂ» naĂźtre sous une bonne Ă©toile. Et, souhaitant le bonsoir, il tourna les talons. Sur le seuil, il fit halte, un instant. â Bonne marraine, dit-il, priez donc Fulupik de me venir joindre demain, dĂšs lâaube, au carrefour de la Lande-Haute. La Lande-Haute est un dos de colline, semĂ© dâherbe maigre et plantĂ© de quelques ajoncs, oĂč paissent des vaches de pauvres. Deux chemins, deux sentiers plutĂŽt sây croisent au pied dâun calvaire. Câest Ă ce calvaire que se rendit KadĂŽ Vraz. Il avait dâabord Ă©tĂ© chez lui prendre un licol, sous prĂ©texte de ramener des champs la jument grise. Il attacha ce licol Ă lâune des branches de la croix et se pendit. Quand, Ă lâaube du lendemain, Fulupik se trouva au rendez-vous, ce fut pour voir le corps de son ami se balancer entre terre et ciel. En ce temps-lĂ , pour rien au monde on ne se fĂ»t permis de toucher Ă un homme qui sâĂ©tait volontairement donnĂ© la mort. Fulup Ann DĂ», fort marri, descendit dans la plaine raconter le malheur qui Ă©tait arrivĂ©. Lorsquâil dit la chose chez les OmnĂšs, Marguerite se mit Ă pleurer abondamment. â Ah ! sâĂ©cria le jeune homme, câest lui que vous aimiez ! â Tu fais erreur, camarade, rĂ©pondit OmnĂšs le vieux, qui fumait sa pipe dans lâĂątre. MargaĂŻdik, dans lâaprĂšs-midi dâhier, a annoncĂ© Ă KadĂŽ Vraz que, quelque amitiĂ© quâelle eĂ»t pour lui, câĂ©tait toi quâelle Ă©pouserait. Ce fut un grand baume pour le cĆur de Fulup Ann DĂ». SĂ©ance tenante, le jour des noces fut fixĂ©. Par exemple, il fut convenu quâon ne danserait pas, et quâil y aurait simplement un repas Ă lâauberge, Ă cause de la triste mort de KadĂŽ Vraz. La semaine dâaprĂšs, le fiancĂ© se mit en route, accompagnĂ© dâun autre jeune homme, pour faire la tournĂ©e dâinvitations ». Comme ils passaient au pied de la Lande Haute, le soir, Fulup se frappa le front tout Ă coup. â Jâai jurĂ© Ă KadĂŽ Vraz que je nâaurais pas Ă mon mariage dâautre garçon dâhonneur que lui. Il faut que je lâinvite. Câest une formalitĂ© superflue, je le sais. Du moins aurai-je tenu mon serment. Il y va de mon salut dans lâautre monde. Et il se mit Ă gravir la pente. Le cadavre, dĂ©jĂ trĂšs endommagĂ©, du pendu oscillait toujours au bout de la corde. Ă lâapproche de Fulupik, des nuĂ©es de corbeaux sâenvolĂšrent. â KadĂŽ, dit-il, je me marie mercredi matin. Je tâavais jurĂ© de te prendre pour garçon dâhonneur. Je viens tâinviter, afin que tu saches que je suis fidĂšle Ă ma parole. Ton couvert sera mis, Ă lâauberge du Soleil levant. Cela dit, Fulupik rejoignit son compagnon qui lâattendait Ă quelque distance, et les corbeaux, un moment effarouchĂ©s, achevĂšrent de dĂ©pecer en paix les restes mortels de KadĂŽ Vraz. Fulupik eĂ»t encore volontiers invitĂ© son filleul, mais le pauvre petit ĂȘtre Ă©tait mort dans lâintervalle⊠Le jour de la noce arriva. Le nouveau mariĂ©, tout Ă son bonheur, nâavait dâyeux que pour sa jeune femme qui, sous sa coiffe de fine dentelle, Ă©tait, il faut lâavouer, la plus jolie fille quâon pĂ»t voir. Certes, Fulup ne pensait plus Ă KadĂŽ. Au reste, nâavait-il pas mis sa conscience en rĂšgle de ce cĂŽtĂ© lĂ ?⊠Donc, la fĂȘte allait bon train. Les mets Ă©taient succulents. Le cidre dans les verres avait une belle couleur dâor jaune. Les invitĂ©s commençaient Ă bavarder bruyamment. DĂ©jĂ on portait les santĂ©s et Fulupik sâapprĂȘtait Ă rĂ©pondre Ă ses hĂŽtes, quand tout Ă coup, en face de lui, il vit se lever un bras de squelette, tandis quâune voix sinistre ricanait â Ă mon meilleur ami ! Horreur ! Ă la place qui lui avait Ă©tĂ© rĂ©servĂ©e, le fantĂŽme de KadĂŽ Vraz Ă©tait assis. Le mariĂ© devint pĂąle. Son verre lui tomba des mains et se brisa sur la nappe en mille morceaux. MargaĂŻdik, la jeune Ă©pousĂ©e, Ă©tait, elle aussi, plus blanche que cire. Un silence pĂ©nible se fit dans toute la salle. Lâaubergiste, surpris de voir quâon ne mangeait ni ne buvait plus, bougonna dâun ton mĂ©content â Libre Ă vous ! Mais les choses sont prĂ©parĂ©es. Ce qui nâaura pas Ă©tĂ© consommĂ© sera payĂ© tout de mĂȘme. Personne ne rĂ©pondit mot. Seul, KadĂŽ Vraz, sâĂ©tant levĂ©, dit en sâadressant Ă Fulup Ann DĂ» â DâoĂč vient que je parais ĂȘtre de trop ici ? Ne mâas-tu pas invitĂ© ? Ne suis-je pas ton garçon dâhonneur ? Et, comme Fulup gardait le silence, le nez dans son assiette â Je nâai rien Ă faire avec ceux qui sont ici, continua le mort. Je ne veux pas gĂąter leur plaisir plus longtemps. Je mâen vais. Mais toi, Fulupik, jâai le droit de te demander raison. Je te donne de nouveau rendez-vous Ă la Lande-Haute, pour cette nuit, Ă la douziĂšme heure. Sois exact. Si tu manques, je ne te manquerai pas ! La seconde dâaprĂšs, le squelette avait disparu. Son dĂ©part soulagea lâassistance, mais la noce finit tout de mĂȘme tristement. Les invitĂ©s se retirĂšrent au plus vite. Fulup resta seul avec sa jeune femme. Il ne sâen rĂ©jouit nullement ; comme on dit, il avait des puces dans les bras. â GaĂŻdik, prononça-t-il, tu as entendu lâombre de KadĂŽ Vraz. Que me conseilles-tu de faire ? Elle pencha la tĂȘte et rĂ©pondit, aprĂšs rĂ©flexion â Câest un vilain moment Ă passer. Mais mieux savoir tout de suite Ă quoi sâen tenir. Va au rendez-vous, Fulup, et que Dieu te conduise ! Le mariĂ© embrassa longuement sa femme neuve », et, comme lâheure Ă©tait avancĂ©e, sâen alla, dans la claire nuit. Il faisait lune blanche. Fulupik Ann DĂ» marchait, le cĆur navrĂ©, lâĂąme pleine dâun pressentiment sinistre. Il pensait Câest pour la derniĂšre fois que je parcours ce chemin. Avant quâil soit longtemps Marguerite OmnĂšs se remariera, veuve et vierge. » Il sâabandonnait de la sorte Ă de pĂ©nibles songeries, lorsque, arrivĂ© au pied de la Lande-Haute, il se trouva nez Ă nez avec un cavalier vĂȘtu de blanc. â Bonsoir, Fulup ! dit le cavalier. â Ă vous de mĂȘme, repartit le jeune homme, quoique je ne vous connaisse pas aussi bien que je suis connu de vous. â Ne vous Ă©tonnez pas si je sais votre nom. Je pourrais vous dire encore oĂč vous allez. â DĂ©cidĂ©ment, câest que sur toutes choses vous en savez plus long que moi. Car je vais je ne sais oĂč. â Vous allez en tout cas au rendez-vous que vous a donnĂ© KadĂŽ Vraz. Montez en croupe. Ma bĂȘte est solide. Elle portera sans peine double faix. Et au rendez-vous oĂč vous allez, il vaut mieux ĂȘtre Ă deux que seul. Tout ceci paraissait bien Ă©trange Ă Fulupik Ann DĂ». Mais il avait la tĂȘte si perdue ! Et puis, le cavalier parlait dâune voix si tendre !⊠Il se laissa persuader, sauta sur le cheval, et, pour sây maintenir, saisit lâinconnu Ă bras le corps. En un clin dâĆil, ils furent au sommet de la colline. Devant eux la potence se dĂ©coupait en noir sur le ciel couleur dâargent, et le cadavre du pendu, qui nâĂ©tait plus quâun squelette, se balançait au vent lĂ©ger de la nuit. â Descends maintenant, dit Ă Fulup le cavalier, tout de blanc vĂȘtu. Va sans peur au squelette de KadĂŽ Vraz, et touche-lui le pied droit avec la main droite, en lui disant KadĂŽ, tu mâas appelĂ©, je suis venu. Parle, sâil te plaĂźt. Que veux-tu de moi ? » Fulup fit ce qui lui venait dâĂȘtre commandĂ©, et profĂ©ra les paroles sacramentelles. Le squelette de KadĂŽ Vraz se mit aussitĂŽt Ă gigoter avec un bruit dâossements qui sâentre-choquent, et une voix sĂ©pulcrale hurla â Je donne ma malĂ©diction Ă celui qui tâa enseignĂ©. Si tu ne lâavais trouvĂ© sur ta route, je serais Ă cette heure sur le sentier du paradis, et tu aurais pris ma place Ă ce gibet ! Fulupik sâen retourna sain et sauf vers le cavalier, et lui rapporta lâimprĂ©cation de KadĂŽ Vraz. â Câest bien, rĂ©pondit lâhomme blanc. Remonte Ă cheval. Ils dĂ©valĂšrent la pente au galop. â Câest ici que je tâai rencontrĂ©, reprit lâinconnu, ici je te laisse. Va rejoindre ton Ă©pousĂ©e. Vis avec elle en bonne intelligence, et ne refuse jamais ton aide aux pauvres gens qui recourront Ă toi. Je suis lâenfant que tu as tenu sur les fonts baptismaux. Tu vois quâavec un bĂątard, le bon Dieu peut faire un ange. Tu me rendis un grand service en consentant Ă ĂȘtre mon parrain, au refus de trois personnes. Je viens de te rendre un service Ă©gal. Nous sommes quittes. Au revoir, dans les gloires cĂ©lestes[172] ! ContĂ© par Lise Bellec. â Port-Blanc. _______ CHAPITRE VILâAnaon Le peuple immense des Ăąmes en peine sâappelle lâAnaon. â Lorsquâon nâa plus Ă se servir du trĂ©pied, il est[173] mauvais de lâoublier au feu. Pa chomm ann trebe war ann tĂąn,Ann Anaon paour a ve en poan. Quand reste le trĂ©pied sur le feu, Les pauvres Ăąmes sont en peine. Si le trĂ©pied reste au feu, alors quâon nâen a plus besoin, il faut avoir soin de placer dessus un tison allumĂ©, afin dâavertir les morts, qui voudraient sây asseoir, que le trĂ©pied est encore brĂ»lant. Les morts ont toujours froid et cherchent constamment Ă se glisser jusquâau foyer, oĂč ils sâassoient sur le premier objet venu. Il importe de leur Ă©viter des mĂ©prises douloureuses. â Il nâest pas bon de balayer la maison, aprĂšs le coucher du soleil. On risquerait de balayer, avec la poussiĂšre, les Ăąmes des morts qui, Ă cette heure-lĂ , obtiennent souvent la permission de rentrer dans leur ancien logis. Surtout, si le vent fait rentrer la poussiĂšre, il faut se donner bien garde de la rejeter dehors une seconde fois. Les gens qui manquent Ă ces prescriptions ne peuvent dormir, sans ĂȘtre, Ă tout moment, rĂ©veillĂ©s en sursaut par les Ăąmes dĂ©funtes. Quand on balaye le soir, on chasse la sainte Vierge qui fait sa tournĂ©e pour savoir dans quelles maisons elle peut laisser rentrer ses Ăąmes prĂ©fĂ©rĂ©es. Comte de Villiers de lâIsle-Adam, recteur de Ploumilliau, CĂŽtes-du-Nord. â Les enfants morts sans baptĂȘme errent dans lâair sous la forme dâoiseaux. Ils ont un petit cri plaintif comme un vagissement. On les prend souvent pour des oiseaux vĂ©ritables ; mais les vieilles gens ne sây trompent point. Ils attendent ainsi, dissĂ©minĂ©s dans lâespace, que vienne la fin du monde. Saint Jean le Baptiseur leur administrera alors le sacrement qui leur manque aprĂšs quoi, ils voleront tout droit au ciel. Les saintes avant dâentrer au Paradis peuvent passer par les limbes pour voir leurs enfants, morts sans baptĂȘme, les saintes surtout qui ont beaucoup priĂ© pour les Ăąmes abandonnĂ©es. â Certaines Ăąmes sont condamnĂ©es Ă faire pĂ©nitence jusquâĂ ce quâun gland, ramassĂ© le jour de leur mort, soit devenu un plant de chĂȘne propre Ă quelque usage. â Tel fut le cas de Jouan CaĂŻnec. Mais Jouan CaĂŻnec avait Ă©tĂ©, de son vivant, un homme avisĂ©, et il lui en Ă©tait restĂ© quelque chose aprĂšs sa mort. Le gland, semĂ© le jour de son trĂ©pas, ne fut pas plus tĂŽt hors de terre quâil coupa la jeune pousse et en fabriqua une cheville de voiture ». GrĂące Ă ce stratagĂšme, il nâeut pas longtemps Ă rĂŽtir dans les flammes. â Dâautres Ăąmes sont condamnĂ©es Ă faire des mottes de tourbe, en quantitĂ© suffisante pour chauffer trois ans durant le purgatoire ; dâautres encore Ă couper de lâajonc, pendant un nombre fixĂ© dâannĂ©es, pour chauffer le feu du purgatoire. Celles qui autrefois Ă©courtaient leurs priĂšres du matin ou du soir et allaient Ă leur ouvrage ou gagnaient leur lit sans prendre le temps de dire lâAmen final, errent par les chemins abandonnĂ©s, en murmurant des patenĂŽtres. ArrivĂ©es Ă la derniĂšre phrase, elles sâinterrompent tout Ă coup et ne parviennent jamais Ă trouver le mot qui achĂšve la priĂšre. Par exemple, on les entend qui rĂ©pĂštent dĂ©sespĂ©rĂ©ment â Sed libera nos a malo !.⊠sed libera nos a malo ! ⊠Elles ne seront dĂ©livrĂ©es que le jour oĂč quelque vivant aura assez de courage et de prĂ©sence dâesprit pour leur rĂ©pondre â Amen ! Si on dit cependant ses priĂšres par les chemins et que le mot que cherche lâĂąme en peine, on le dise, lâĂąme est sauvĂ©e. â Il en est dâautres, parmi les Ăąmes, qui accomplissent leur pĂ©nitence sous la forme dâune vache ou celle dâun taureau, suivant le sexe quâelles avaient de leur vivant. Les Ăąmes de riches sont parquĂ©es dans des champs stĂ©riles oĂč ne poussent que des cailloux et quelques herbes maigres. Les Ăąmes de pauvres trouvent Ă brouter abondamment dans des pĂątures opulentes oĂč il ne manque ni trĂšfle, ni luzerne. Elles ne sont sĂ©parĂ©es les unes des autres que par un muret en pierres sĂšches. La vue des pauvres si libĂ©ralement traitĂ©s, ajoute encore Ă lâamertume des riches, de mĂȘme que la misĂšre de ceux-ci rend plus savoureuse la joie de ceux-lĂ . En vĂ©ritĂ©, Ă quoi servirait lâautre monde, sâil nâĂ©tait pas lâopposĂ© du nĂŽtre[174] ? CommuniquĂ© par Henri BarrĂ©. â Pont-lâAbbĂ©, 1887. â Quand on va pour franchir un talus plantĂ© dâajonc, il faut avoir soin, au prĂ©alable, de faire quelque bruit, de tousser par exemple, pour avertir les Ăąmes qui y font peut-ĂȘtre pĂ©nitence et leur permettre de sâĂ©loigner. Avant de commencer Ă couper un champ de blĂ©, on doit dire Si lâAnaon est lĂ , paix Ă son Ăąme. M. Dollo[175] se promenait un jour Ă la campagne, en compagnie dâun monsieur de la ville. Le chemin quâils suivaient Ă©tait bordĂ© dâune double haie dâajoncs. Le monsieur, tout en marchant, sâamusait Ă Ă©tĂȘter Ă coups de canne les pousses qui dĂ©passaient les autres. Le vĂ©nĂ©rable Dollo lui prit brusquement le bras et lui dit â Cessez ce jeu, songez que des milliers dâĂąmes accomplissent leur purgatoire, parmi les ajoncs et que vous les troublez dans leur pĂ©nitence⊠â Aussi pressĂ©es que les brins dâherbe dans les champs ou que les gouttes dâeau dans lâaverse sont les Ăąmes qui font sur terre leur purgatoire. â Tant quâil fait jour, la terre est aux vivants ; le soir venu, elle appartient aux Ăąmes dĂ©funtes. Les honnĂȘtes gens font en sorte de dormir, toutes portes closes, Ă lâheure des revenants. â Il est bon de laisser couver un peu de feu sous la cendre, pour le cas oĂč le mort voudrait revenir se chauffer au foyer de son ancienne demeure. â Il est, dans lâannĂ©e, trois circonstances, trois fĂȘtes solennelles oĂč tous les morts de chaque rĂ©gion se donnent rendez-vous 1o La veille de NoĂ«l[176] ; 2o La nuit de la Saint-Jean ; 3o Le soir de la Toussaint. La nuit de NoĂ«l, on les voit dĂ©filer par les routes en longues processions. Ils chantent avec des voix douces et lĂ©gĂšres le cantique de la NativitĂ©. On croirait, Ă les entendre, que ce sont les feuilles des peupliers qui bruissent, si, Ă cette Ă©poque de lâannĂ©e, les peupliers avaient des feuilles. Ă leur tĂȘte marche le fantĂŽme dâun vieux prĂȘtre, aux cheveux bouclĂ©s, blancs comme neige, au corps un peu voĂ»tĂ©. Entre ses mains dĂ©charnĂ©es, il porte le ciboire. DerriĂšre le prĂȘtre vient un petit enfant de chĆur qui fait tinter une minuscule clochette. La foule suit, sur deux rangs. Chaque mort tient un cierge allumĂ© dont la flamme ne vacille mĂȘme pas au vent. On sâachemine de la sorte vers quelque chapelle abandonnĂ©e et en ruines, oĂč ne se cĂ©lĂšbrent plus dâautres messes que celles des Ăąmes dĂ©funtes. _______ LIVLa messe des Ăąmes Mon grand-pĂšre, le vieux Chatton, sâen revenait un soir de Paimpol, oĂč il avait Ă©tĂ© toucher des rentes. CâĂ©tait la veille de NoĂ«l. Tout le jour, il avait neigĂ©, en sorte que la route Ă©tait toute blanche ; blancs aussi Ă©taient les champs et les talus. Craignant de perdre son chemin dans toute cette neige, mon grand-pĂšre faisait marcher son cheval au pas. Comme il arrivait prĂšs de la vieille chapelle en ruines qui est en contre-bas de la route, sur le bord du Trieux, il entendit sonner minuit. Et aussitĂŽt une cloche aux sons grĂȘles se mit Ă tinter, comme pour la messe. â Tiens, pensa mon grand-pĂšre, on a donc restaurĂ© la chapelle de Saint Christophe. Je ne mâen suis pas aperçu ce matin, Ă mon passage. Il est vrai que je nâai pas regardĂ© de ce cĂŽtĂ©. La cloche tintait toujours. Il rĂ©solut dâaller voir ce que cela signifiait. La chapelle se dressait, comme toute neuve, sous la lumiĂšre de la lune. Ă lâintĂ©rieur Ă©taient allumĂ©s des cierges dont les reflets rougeĂątres Ă©clairaient les vitraux. Grand-pĂšre Chatton mit pied Ă terre, attacha son cheval Ă une barriĂšre qui Ă©tait lĂ , et pĂ©nĂ©tra dans la maison du saint ». Elle Ă©tait pleine de monde. Et tout ce monde Ă©tait dâun recueillement !!⊠Pas mĂȘme un de ces bruits de toux qui rompent Ă tout moment le silence dans les Ă©glises. Le vieux sâagenouilla sur les dalles, Ă lâentrĂ©e du porche. Le prĂȘtre Ă©tait Ă lâautel. Son acolyte allait et venait par le chĆur. Grand-pĂšre se dit â Au moins, je nâaurai pas manquĂ© la messe de minuit. Et il se mit Ă prier, selon lâusage, pour ceux de ses parents quâil avait perdus. Le prĂȘtre cependant venait de se tourner vers lâassistance, comme pour la bĂ©nir. Grand-pĂšre remarqua quâil avait les yeux Ă©trangement brillants. Chose plus Ă©trange, ces yeux semblaient lâavoir distinguĂ©, lui, Chatton, dans toute cette foule, et leur regard restait posĂ© sur lui, fixement. CâĂ©tait au point que grand-pĂšre en Ă©prouva une sorte de gĂȘne. Le prĂȘtre, ayant pris une hostie dans le ciboire et la tenant entre ses doigts, demanda dâune voix sourde â Y a-t-il quelquâun qui puisse recevoir ? Personne ne rĂ©pondit. Par trois fois, le prĂȘtre rĂ©pĂ©ta sa question. MĂȘme silence parmi les fidĂšles. Alors, grand-pĂšre Chatton se leva. Il Ă©tait indignĂ© de voir tout ce monde demeurer comme indiffĂ©rent Ă la parole dâun prĂȘtre. â Ma foi, Monsieur le recteur, sâĂ©cria-t-il, je me suis confessĂ© ce matin avant de me mettre en route, dans lâintention de communier demain, jour de NoĂ«l. Mais si cela peut vous faire plaisir, je suis prĂȘt Ă recevoir, dĂšs maintenant, le corps et le sang de Notre-Seigneur JĂ©sus-Christ. Le prĂȘtre aussitĂŽt descendit les marches de lâautel, pendant que grand-pĂšre traversait la foule pour aller sâagenouiller Ă la balustrade du chĆur. â Ma bĂ©nĂ©diction sur toi, Chatton, dit le prĂȘtre, dĂšs que grand-pĂšre eut avalĂ© lâhostie. Une nuit de NoĂ«l quâil neigeait comme ce soir, je refusai dâaller porter le viatique Ă un moribond. VoilĂ trois cents ans de cela. Pour que je fusse dĂ©livrĂ©, il fallait quâun vivant acceptĂąt Ă communier de ma main. Merci Ă toi. Tu me sauves, et tu sauves en mĂȘme temps toutes les Ăąmes dĂ©funtes qui sont ici prĂ©sentes. Au revoir, Chatton, au revoir, Ă bientĂŽt, dans le paradis ! Ă peine achevait-il ces mots, que les cierges sâĂ©teignirent. Grand-pĂšre se retrouva seul dans un Ă©difice en ruines et qui nâavait pour toit que le ciel ; il se retrouva seul, au milieu des grandes ronces et des bouquets dâorties qui avaient envahi toute la nef. Il eut mille peines Ă sâen dĂ©pĂȘtrer. Il remonta Ă cheval et continua son chemin. RentrĂ© chez lui, il dit Ă sa femme â Il faudra te rĂ©signer Ă me perdre, avant quâil soit longtemps. Jâai dĂ©jĂ reçu le viatique. Mais, console-toi. Ce viatique doit me conduire tout droit en paradis. Quinze jours aprĂšs, il mourut[177]. ContĂ© par Charles Corre, dit Charlo Bipi. â PenvĂ©nan, 1885. â La nuit de la Saint-Jean, dans tous les bourgs, dans tous les hameaux de la Basse-Bretagne, sâallument les tantad on bĂ»chers[178]. Quand le feu a fini de flamber, lâassistance sâagenouille en cercle autour du monceau de braise. Et lâon commence Ă rĂ©citer les grĂąces. Câest toujours un ancien » qui se charge de ce soin. La priĂšre terminĂ©e, lâancien se lĂšve, chacun en fait autant, et tout le monde, rangĂ© sur une file, se met Ă marcher en silence autour du tantad. Au troisiĂšme tour, on sâarrĂȘte. Chacun ramasse Ă terre un caillou, et le jette dans le feu. Ce caillou sâappelle dĂšs lors Anaon. Ce rite accompli, la foule se disperse. DĂšs que les vivants ont disparu, les morts accourent, car le feu attire les morts, les morts qui ont toujours froid[179], mĂȘme dans les belles nuits tiĂšdes du mois de juin. Ils sont heureux de pouvoir se chauffer Ă ce qui reste du tantad. Ils sâasseyent sur les pierres, sur les anaon qui ont Ă©tĂ© mis lĂ Ă leur intention. Et jusquâau matin ils se chauffent. Le lendemain, les vivants viennent visiter lâemplacement du feu de la veille. Celui dont lâanaon a Ă©tĂ© retournĂ© peut sâattendre Ă mourir dans lâannĂ©e. â Le soir de la Toussaint, veille de la fĂȘte des Morts GoĂ«l ann Anaon, les dĂ©funts viennent tous visiter les vivants. Les vivants ont fait, aprĂšs vĂȘpres, la procession du charnier ». Les prĂȘtres et les chantres ont entonnĂ© devant lâossuaire la complainte qui porte son nom gwerz ar Garnel. Voici cette gwerz Venons au charnier, chrĂ©tiens, voyons les ossements De nos frĂšres, sĆurs, pĂšres et mĂšres, De nos voisins, de nos amis les plus chers ; Voyons lâĂ©tat pitoyable oĂč ils sont rĂ©duits. Vous les voyez cassĂ©s, Ă©miettĂ©s ; MĂȘme la plupart sont en poussiĂšre tombĂ©s. Ici plus de noblesse, plus de fortune, plus de beautĂ© ! La mort et la terre ont tout confondu. Entre le pauvre et le riche, le maĂźtre et le valet, Plus de diffĂ©rence ; tous sont semblables. Il ne reste dâeux que des os, de la poussiĂšre et de la pourriture. Ils nous dĂ©goĂ»teraient, si nous nâen avions pitiĂ©. Eh bien ! en ce pitoyable Ă©tat oĂč ils sont rĂ©duits, Ils parlent, et leur parole muette est dâune singuliĂšre Ă©loquence. Ils nous font la leçon, et câest Ă nous dâen profiter, Tant quâil plaira Ă Dieu de nous laisser en ce monde. Ăcoutez donc leur enseignement, Ă©coutez-le bien, Avec un cĆur dĂ©sireux dâen tirer bon profit. Ils vous disent clairement quâeux aussi ont Ă©tĂ© de ce monde, Et que vous mourrez comme eux, quand vous y penserez le moins. â Nous avons vĂ©cu sur terre, tout comme vous, Nous avons devisĂ©, marchĂ©, bu, mangĂ©, Et voici maintenant en quel Ă©tat nous sommes rĂ©duits, AprĂšs avoir Ă©tĂ© en terre servir de pĂąture aux vers. â JâĂ©tais un homme robuste et galant ! â Moi, un gentilhomme ! â Moi, un homme riche ! â Moi, un habile homme !⊠â Jâai perdu ma noblesse ! â Jâai perdu ma fortune !⊠â Jâai perdu force et beautĂ© ! â Jâai perdu ma science !⊠Nous nâavons eu que nos personnes et nos bonnes Ćuvres Ă prĂ©senter Ă notre Juge, Ă notre Roi, Ă notre PĂšre ! Laissez donc les biens de la terre, dĂ©testez les vices, Et habillez vos Ăąmes de toutes sortes de vertus. Que si vous demandez oĂč sâen sont allĂ©es nos Ăąmes, Au purgatoire elles sont, loin encore des cieux. Elles sont dans le feu, qui brĂ»lent, pour achever de payer la dette Quâelles ont contractĂ©e sur terre envers le vrai Dieu. TerrifiĂ©es par les flammes, elles sâĂ©poumonent Ă crier, Ă implorer vos priĂšres, pour sâĂ©vader au plus vite Des prisons tĂ©nĂ©breuses oĂč elles sont jetĂ©es. HĂątez, hĂątez-vous de les secourir, et ne diffĂ©rez point ! Ă vous nous nous adressons, parents et amis ! Ayez souvenir de nous ! quand vous allez par le cimetiĂšre, Dites, en passant Dieu pardonne Ă lâAnaon dans le purgatoire ! » Car câest lĂ notre pays. Une aumĂŽne, une priĂšre faite Ă plein cĆur, Un jeĂ»ne, ou une messe, ou une communion Peuvent beaucoup pour nous soulager, pour abrĂ©ger nos peines, Et pour nous arracher dâun coup Ă lâhorreur des flammes. PrĂȘtres aimants, qui nous avez guidĂ©s Dans le chemin du salut, lorsque nous Ă©tions du monde, Continuez encore quelque peu Ă avoir pitiĂ© de nous Et Ă nous donner, par bontĂ© dâĂąme, toutes sortes de biens. Quand vous montez Ă lâautel, pour officier, Quand Dieu descend vers vous, Ă©coutez alors notre cri Du sein des flammes nous vous supplions De nous aider, par le saint sacrifice, Ă faire avec Dieu notre paix. Et quand nous aurons fini dâexpier notre pĂ©chĂ©, Nous adresserons pour vous Ă Dieu notre requĂȘte. Priez. Nous le ferons Ă notre tour. Aidons-nous les uns les autres ; Câest un bon moyen pour empĂȘcher que personne se perde. Comme lâeau Ă©teint le pire incendie, Ainsi, le feu du purgatoire est aussi Ă©teint Par le saint sacrifice Ă©pandu sur lâautel. Demandez notre dĂ©livrance, au nom de Dieu le Sauveur. DĂšs que le soleil lumineux sâĂ©lance hors des nuages, Le monde entier, aussitĂŽt, resplendit de clartĂ©. Nous aussi, nous nous lĂšverons, clairs, comme les Ă©toiles, Par la vertu du saint sacrifice, quand seront terminĂ©es nos peines. Adieu, pĂšres et mĂšres, frĂšres et sĆurs ! Adieu, parents, amis ! Adieu, vous, les vivants du monde ! Nous vous faisons maintenant nos derniers adieux. Adieu, tous ! Au revoir dans la vallĂ©e de Josaphat Donnez le durable repos, JĂ©sus, notre MaĂźtre, Au bon Anaon trĂ©passĂ© qui est dans les flammes ! Envoyez-le au paradis pour vous louer Ă jamais Avec les saints, avec tous les anges[180] ! La gwerz chantĂ©e, chacun rentre chez soi. Puis on sâinstalle au coin du feu, pour causer de ceux qui sont morts. La maĂźtresse de la maison recouvre dâune nappe blanche la table de la cuisine, et, sur cette nappe, dispose du cidre, du lait caillĂ©, des crĂȘpes chaudes[181]. Ces prĂ©paratifs terminĂ©s, tout le monde se couche. Le feu est entretenu dans lâĂątre par une Ă©norme bĂ»che, la bĂ»che des dĂ©funts kef ann Anaon. Vers les neuf heures, neuf heures et demie, des voix lamentables sâĂ©lĂšvent dans la nuit. Ce sont les chanteurs de la mort » qui se promĂšnent par les routes et viennent, au nom des dĂ©funts, interpeller sur le seuil des maisons les vivants prĂšs de sâendormir. Ils disent la complainte des Ăąmes »[182]. I Mes pauvres gens, ne vous Ă©tonnez point, Si au seuil de votre porte nous survenons ; Câest JĂ©sus qui nous a envoyĂ©s Vous rĂ©veiller, si vous ĂȘtes endormis. II Câest JĂ©sus qui nous a envoyĂ©s Vous rĂ©veiller, si vous ĂȘtes endormis, Vous rĂ©veiller de votre premier somme, Afin que vous priiez Dieu pour les Ăąmes. III Vous ĂȘtes dans votre lit bien Ă lâaise, Les pauvres Ăąmes sont en peine. Vous ĂȘtes dans votre lit doucement Ă©tendus, Les pauvres Ăąmes sont en dĂ©tresse. IV Un drap blanc, cinq planches, Un bouchon de paille sous notre tĂȘte, Cinq pieds de terre par-dessus, VoilĂ tous nos biens en ce monde oĂč nous sommes. V Vierge Marie, mĂšre de JĂ©sus, Câest ici la triste complainte, Câest ici la triste complainte Qui vient du ciel, de la part de JĂ©sus ! VI Peut-ĂȘtre votre pĂšre et votre mĂšre Sont-ils au purgatoire dans le feu flambant ! Peut-ĂȘtre votre frĂšre et votre sĆur Sont-ils dans le feu flambant du purgatoire ! VII Ils sont lĂ , sur leur bouche, Feu au-dessus, feu au dessous, Feu au-dessus, feu au-dessous, Criant, implorant vos priĂšres. VIII Par ceux que nous avons nourris Voici beau temps que nous sommes dĂ©laissĂ©s. Priez, parents et amis, Car nos enfants ne le font pas ! IX Priez, parents et amis, Car nos enfants ne le font pas ; Priez, parents et amis, Car les enfants sont des ingrats. X Allons ! sautez de votre lit, Sautez pieds-nus sur la terre, Ă moins que vous ne soyez malades Ou dĂ©jĂ surpris par la mort[183] !⊠Les gens qui vont ainsi chanter de porte en porte la complainte des Ăąmes » durant la nuit de la Toussaint, ont souvent senti passer sur leur cou lâhaleine froide de lâAnaon qui se pressait en foule derriĂšre eux. Souvent aussi on a entendu, cette nuit-lĂ , les feuilles mortes bruire dans les sentiers, comme sous les pas dâĂȘtres invisibles. Les morts passent toute la nuit qui prĂ©cĂšde leur fĂȘte Ă se chauffer et Ă se rĂ©galer dans leur ancienne demeure. Il nâest pas rare que les gens de la maison entendent remuer les escabeaux. Le lendemain, on constate parfois que les visiteurs nocturnes ont changĂ© de place les assiettes dans le vaisselier. Au point du jour, les morts se rendent en mĂȘme temps que les vivants Ă la messe qui se cĂ©lĂšbre Ă leur intention dans lâĂ©glise de la paroisse. Une annĂ©e que mon pĂšre se rendait seul Ă la messe des morts, il sâentendit hĂ©ler soudain par quelquâun qui paraissait vouloir le rejoindre â HĂ© ! Iouenn, attends-moi ! Il se retourna et ne vit personne. Mais il avait distinctement reconnu la voix de sa mĂšre, morte lâannĂ©e dâavant. » ContĂ© par Marie Hostiou. â Quimper, 1887. _______ LVIl ne faut point trop pleurer lâAnaon ⊠En ce temps-lĂ , il y avait Ă Coray une jeune fille dont la mĂšre venait de mourir et qui ne pouvait se consoler de cette perte. Elle ne faisait que pleurer, jour et nuit. Tout ce que les voisines pitoyables lui disaient pour tĂącher dâapaiser sa douleur ne contribuait quâĂ lâaviver encore. Souvent elle se dĂ©menait comme une folle, en criant â Je voudrais revoir ma mĂšre ! Je voudrais revoir ma mĂšre ! En dĂ©sespoir de cause, les voisines eurent recours au recteur qui Ă©tait un saint homme. Celui-ci se rendit auprĂšs de la jeune fille, et, au lieu de lui faire reproche de ses lamentations, se mit Ă la plaindre doucement. Puis, aprĂšs lâavoir un peu calmĂ©e de la sorte, il lui dit â Vous seriez bien aise de revoir votre mĂšre, nâest-ce pas, mon enfant ? â Oh ! Monsieur le recteur, il nây a pas un instant dans la journĂ©e oĂč je ne supplie Dieu de mâaccorder cette faveur. â Eh bien ! mon enfant, il va ĂȘtre fait selon votre dĂ©sir. Venez me trouver, ce soir, au confessionnal. Elle fut exacte au rendez-vous. Le recteur la confessa et lui donna lâabsolution. â Maintenant, ajouta-t-il, restez agenouillĂ©e ici, en priĂšres, jusquâĂ ce que vous entendiez sonner minuit Ă lâhorloge de lâĂ©glise. Vous nâaurez quâĂ Ă©carter lĂ©gĂšrement le rideau du confessionnal, et vous verrez passer votre mĂšre. Cela dit, le recteur sâen alla. La jeune fille demeura en oraison, le temps prescrit. Minuit sonna. Elle Ă©carta le pan du rideau, et voici ce quâelle vit. Une procession dâĂąmes dĂ©funtes sâavançait, par le milieu de la nef, vers le chĆur. Toutes marchaient dâun pas mystĂ©rieux, et ne faisaient pas plus de bruit que ne font les nuages dâĂ©tĂ©, un jour de calme, en traversant le ciel. Une dâelles cependant, la derniĂšre, semblait se traĂźner pĂ©niblement, et son corps Ă©tait dĂ©jetĂ©, parce quâelle portait un seau plein dâune eau noire qui dĂ©bordait. La jeune fille reconnut en elle sa mĂšre et fut frappĂ©e de lâexpression de courroux qui se peignait sur son visage. Aussi, rentrĂ©e au logis, pleura-t-elle plus abondamment encore, persuadĂ©e que sa mĂšre nâĂ©tait pas heureuse dans lâautre monde. Puis, ce seau et cette eau noire lâintriguaient. DĂšs lâaube, elle courut sâen ouvrir au vieux recteur. â Retournez encore ce soir Ă votre poste, rĂ©pondit le prĂȘtre. Vous serez peut-ĂȘtre renseignĂ©e sur ce que vous dĂ©sirez savoir. ⊠à minuit, les Ăąmes dĂ©funtes dĂ©filĂšrent silencieusement comme la veille. La jeune fille, par lâentre-bĂąillement du rideau, regardait. Sa mĂšre ne vint encore que la derniĂšre ; cette fois, elle Ă©tait toute voĂ»tĂ©e, car, au lieu dâun seau, elle avait Ă en porter deux ; elle pliait sous le faix, et son visage Ă©tait presque noir de colĂšre. Pour le coup, la jeune fille ne put se retenir dâinterpeller la morte. â Mamm ! Mamm ! quâavez-vous que vous paraissiez si sombre[184] ? Elle nâavait pas fini que sa mĂšre se prĂ©cipitait sur elle furieuse, et lui criait, secouant son tablier jusquâĂ lâarracher â Ce que jâai ? malheureuse !⊠Cesseras-tu bientĂŽt de me pleurer ? Ne vois-tu pas que tu me forces, Ă mon Ăąge, Ă faire le mĂ©tier dâune porteuse dâeau ? Ces deux seaux sont pleins de tes larmes, et si tu ne te consoles dĂšs Ă prĂ©sent, je les devrai traĂźner jusquâau jour du jugement. Souviens-toi quâil ne faut point pleurer lâAnaon. Si les Ăąmes sont heureuses, on trouble leur bĂ©atitude ; si elles attendent dâĂȘtre sauvĂ©es, on retarde leur salut ; si elles sont damnĂ©es, lâeau des yeux qui les pleurent retombe sur elles en une pluie de feu qui redouble leur torture en renouvelant leurs regrets. » Ainsi parla la morte. Quand, le lendemain, la jeune fille rapporta ces paroles au recteur, celui-ci lui demanda â Avez-vous pleurĂ© depuis, mon enfant ? â Certes non, et dorĂ©navant point ne le ferai. â Retournez donc ce soir encore Ă lâĂ©glise. Je pense que vous aurez lieu de vous rĂ©jouir⊠La jeune fille se rĂ©jouit, en effet, car sa mĂšre marchait en tĂȘte de la procession des Ăąmes dĂ©funtes, la figure toute claire, toute rayonnante dâune fĂ©licitĂ© cĂ©leste[185]. ContĂ© par Mme Hostiou. â Quimper, 1889. _______ LVILa mĂšre qui pleurait trop son fils Grida Lenn avait un fils unique quâelle adorait. Son rĂȘve Ă©tait dâen faire un prĂȘtre. Ă ce dessein, elle lâavait envoyĂ© Ă©tudier au petit sĂ©minaire de Pont-Croix. Tous les dimanches, pour lâaller voir, elle faisait le trajet de DinĂ©ault Ă Pont-Croix, qui est bien dâune dizaine de lieues. Un jour quâelle dĂ©barquait de voiture Ă la porte du collĂšge, on lui apprit que NoĂ«lik câĂ©tait le nom de ce fils tant aimĂ© Ă©tait tombĂ© trĂšs malade et que le mĂ©decin dĂ©sespĂ©rait de le sauver. Grida devint blanche comme une feuille de papier. Trois jours et trois nuits, elle veilla au chevet de son enfant, sans vouloir prendre aucune nourriture. Il mourut. Grida emmena son cadavre Ă DinĂ©ault, dans sa propre voiture quâelle conduisit elle-mĂȘme. Elle lui fit faire, dans le cimetiĂšre, une belle tombe de pierre polie, avec beaucoup dâĂ©criture dessus. Et, Ă partir de ce moment, elle passa presque tout son temps, agenouillĂ©e sur cette tombe, Ă pleurer, Ă sangloter, Ă supplier Dieu de lui rendre son fils, son pauvre cher fils. Les prĂȘtres de la paroisse essayĂšrent de calmer sa douleur. Mais leurs efforts rĂ©unis demeurĂšrent impuissants. On avait beau la sermonner, lui remontrer que câest blasphĂ©mer contre les morts que de ne se rĂ©signer pas Ă leur perte, rien nây faisait. On crut dans le pays quâelle en deviendrait innocente. Parfois, en effet, au milieu de ses sanglots, elle se mettait Ă chanter, Ă fredonner les berceuses avec lesquelles elle endormait NoĂ«lik naguĂšre, lorsquâil Ă©tait un tout petit enfant. Ă la fin le recteur la prit Ă part et lui dit â Ăcoutez, Grida cela ne peut pas durer de la sorte. Vous rĂ©clamez votre fils Ă cor et Ă cris. Eh bien ! rĂ©pondez-moi auriez-vous le courage de supporter sa vue, si vous vous retrouviez avec lui face Ă face ? â Oh ! monsieur le recteur, sâĂ©cria Grida dont les yeux brillĂšrent, si vous pouviez seulement mâobtenir de le revoir, ne fĂ»t-ce quâun instant !⊠â Je vous lâobtiendrai. Mais, Ă votre tour, promettez-moi que vous vous comporterez ensuite comme une vraie chrĂ©tienne, comme une chrĂ©tienne rĂ©signĂ©e Ă la volontĂ© de Dieu. â Je promets tout ce que vous voudrez ! Vous pensez bien que le recteur de DinĂ©ault savait ce quâil faisait. Il donna rendez-vous Ă sa paroissienne dans le cimetiĂšre, sur la tombe du jeune clerc, au premier coup de minuit. â Un mot encore, ajouta-t-il. Non seulement vous verrez votre fils, mais vous pourrez mĂȘme lui parler, et il vous parlera. Jurez-moi dĂšs Ă prĂ©sent que, quoi quâil exige de vous, vous vous y soumettrez de point en point. â Je le jure par les sept douleurs de la Vierge-MĂšre ! Avant le premier coup de minuit, Grida Ă©tait au rendez-vous. Elle y trouva le recteur, qui lisait dans son livre noir, Ă la clartĂ© de la lune. Lâheure sonna. Le prĂȘtre ferma son livre, fit le signe de la croix, et appela par trois fois NoĂ«lik Lenn. Au troisiĂšme appel, la tombe sâentrâouvrit NoĂ«lik apparut, debout. Il Ă©tait tel que de son vivant, si ce nâest que sa figure Ă©tait toute triste et que sa peau Ă©tait couleur de la terre. â Voici votre fils, Grida, dit le recteur. Grida sâĂ©tait prosternĂ©e, pour attendre, derriĂšre un genĂȘt quâelle avait fait planter au pied de la tombe. Ă la voix du prĂȘtre, elle se releva et alla vers son fils lui tendant les bras. Mais il lâĂ©carta du geste. â Ma mĂšre, prononça-t-il, nous ne devons plus nous embrasser, avant le jour du dernier jugement. Il se pencha pour cueillir une branche Ă la touffe de genĂȘt. â Quoi que jâexige de vous, vous avez jurĂ© de vous y soumettre. â Câest vrai, jâai jurĂ©, rĂ©pondit Grida. â Prenez donc cette branche de genĂȘt et fouettez-moi de toutes vos forces. La pauvre femme se recula, suffoquĂ©e dâĂ©tonnement et aussi dâindignation. â Te fouetter, moi !⊠Fouetter mon fils, mon NoĂ«lik tant aimĂ© ! Ah ! non, par exemple, jamais !!! Le mort reprit â Câest parce que vous mâavez trop aimĂ© autrefois, câest parce que vous ne mâavez jamais fouettĂ©, quâil faut que vous le fassiez maintenant. Je ne serai sauvĂ© quâĂ ce prix. â Sâil le faut pour ton salut, soit ! dit Grida Lenn. Elle se mit Ă le fouetter, mais si doucement quâelle effleurait Ă peine le cadavre. â Plus fort ! plus fort ! cria celui-ci. Elle frappa plus rudement. â Plus fort ! plus fort encore ! ou je suis perdu, perdu Ă tout jamais ! criait toujours NoĂ«lik. Elle frappa avec emportement, avec fureur. Le sang jaillissait du corps de son fils. Mais toujours NoĂ«lik criait â Hardi ! ma mĂšre ! Encore donc ! Encore ! Sur ces entrefaites, les douze coups de minuit achevĂšrent de sonner Ă lâhorloge de la tour. â Câest fini, pour ce soir, dit le mort Ă Grida, mais si vous tenez Ă moi, vous reviendrez demain Ă la mĂȘme heure. Et il disparut dans la tombe qui se referma sur lui. Grida sâen retourna chez elle, en compagnie du recteur. Pendant le trajet, celui-ci demanda â Nâavez-vous rien remarquĂ© de particulier ? â Si, dit-elle. Il mâa semblĂ© que le corps de NoĂ«lik devenait plus blanc, Ă mesure que je le battais davantage. â Câest bien cela, dit le recteur. Il ajouta â Maintenant que je vous ai mise en rapport avec votre fils, vous pouvez vous passer de mon ministĂšre. TĂąchez seulement dâavoir la force dâaller jusquâau bout. Donc, le lendemain, Grida Lenn se rendit seule au tombeau du clerc. Les choses se passĂšrent exactement comme la veille, sauf que la mĂšre ne se fit plus prier pour fouetter son enfant, et quâelle fouetta, fouetta, jusquâĂ nâen pouvoir plus. â Ce nâest pas encore assez, lui dit NoĂ«lik, lorsque le douziĂšme coup sonna. Il faudra que vous reveniez une troisiĂšme fois. Elle revint. â Surtout, ma mĂšre, supplia le jeune homme, allez-y cette fois de tout votre cĆur et de toutes vos forces ! Elle se mit Ă le battre avec tant dâacharnement que la sueur tombait dâelle comme une pluie dâorage et que le sang jaillissait du corps de NoĂ«lik comme lâeau jaillit dâune pomme dâarrosoir. Ă la fin, sentant son bras se raidir et lâhaleine lui manquer, elle cria â Je nâen puis plus, mon pauvre enfant ! Je nâen puis plus ! â Si ! Si ! Encore ! MĂšre, je vous en conjure ! disait la voix de son enfant, et cela avec un tel accent dâangoisse que Grida retrouva une seconde dâĂ©nergie. MalgrĂ© ses tempes qui bourdonnaient, malgrĂ© ses jambes qui flĂ©chissaient sous elle, elle fit un effort suprĂȘme. Mais aussitĂŽt elle tomba Ă la renverse. GrĂące Ă Dieu, son dernier effort avait suffi. CouchĂ©e sur le dos dans lâherbe du cimetiĂšre, elle vit le corps de son fils, devenu blanc comme neige, sâĂ©lever doucement dans le ciel, comme une colombe qui prend son vol. Quand il fut Ă quelque hauteur au-dessus dâelle, il lui dit â Ma mĂšre, en mâaimant trop pendant ma vie, en me pleurant trop aprĂšs ma mort, vous aviez retardĂ© ma bĂ©atitude Ă©ternelle. Il fallait, pour que je fusse sauvĂ©, que vous fissiez sortir de moi autant de gouttes de sang que vous aviez versĂ© sur moi de larmes. DĂ©sormais, nous sommes quittes. Merci ! Sur ce mot, il sâĂ©vanouit dans lâair. Ă partir de cette nuit, Grida Lenn ne pleura plus. Elle avait compris que son fils Ă©tait mieux lĂ oĂč il Ă©tait quâil ne lâaurait jamais Ă©tĂ© sur terre. ContĂ© par un vieux sonneur de biniou Ar zoner coz. â DinĂ©ault, 1887. _______ LVIILe laboureur et sa mĂ©nagĂšre Le vieux Fanchi, de Kermaria-Sulard, Ă©tant mort sans laisser dâenfants, sa ferme Ă©chut Ă des parents Ă©loignĂ©s qui nâeurent rien de plus pressĂ© que de la vendre. Elle fut achetĂ©e par la veuve Salliou. Ne pouvant lâexploiter elle-mĂȘme, celle-ci y plaça deux de ses domestiques, un garçon et une servante. Le garçon, qui sâappelait Jobic, dit un matin Ă la servante qui sâappelait Monna â Je vais aller faire un tour par les champs, afin de me rendre compte de ce que jây devrai semer. NâapprĂȘte pas mon dĂźner de trop bonne heure. â Cela se trouve bien, rĂ©pondit la servante, jâemployerai ce temps Ă visiter la maison, afin de savoir oĂč se trouve chaque chose. Jobic se mit en route. Il traversa le courtil, inspecta le verger, puis sâengagea dans les friches. Il sâĂ©tait Ă©coulĂ© environ deux mois depuis le dĂ©cĂšs de Fanchi. Durant ces deux mois les mauvaises herbes avaient poussĂ© dru. â Tout de mĂȘme, pensait Jobic, il est aisĂ© de voir que le maĂźtre nâest plus lĂ . Fanchi passait pour le laboureur le plus soigneux de toute la rĂ©gion. De son vivant, ses terres Ă©taient les mieux tenues, de Louannec Ă Minihy, sur un parcours de quatre lieues. â Il ne les reconnaĂźtrait plus Ă cette heure, continuait Jobic, en se parlant Ă lui-mĂȘme. Et je ne puis guĂšre espĂ©rer les remettre Ă moi seul en lâĂ©tat oĂč elles Ă©taient. Câest grand dommage, vraiment ! Comme il achevait ces mots, il sâarrĂȘta tout surpris. De lâendroit oĂč il se trouvait, ses yeux embrassaient la partie la plus grasse du domaine. Or, lĂ -bas, dans le terroir en pente douce, un homme, appuyĂ© sur le manche dâune charrue sans attelage, creusait un sillon dâune merveilleuse rectitude. Il avait la figure ombragĂ©e par un feutre Ă larges bords, dont les rubans de velours lui pendaient dans le dos, mĂȘlĂ©s Ă ses longs cheveux gris. Il labourait silencieusement, et les glĂšbes se retournaient comme dâelles-mĂȘmes. Jobic le hĂ©la, mais il ne parut point entendre. Jobic se mit alors Ă le considĂ©rer avec attention. Ă la taille, Ă lâallure, aux vĂȘtements quâil portait, il vit Ă nâen pas douter que câĂ©tait Fanchi. Cela lui ĂŽta toute envie de poursuivre sa promenade. Il rentra Ă la ferme. Il paraĂźt que Monna nâavait pas tenu grand compte de la recommandation quâil lui avait faite au dĂ©part, car, bien quâil fĂ»t de retour plus tĂŽt quâil nâavait dit, le dĂźner lâattendait. Son Ă©cuellĂ©e de soupe et celle de Monna fumaient lâune en face de lâautre, de chaque cĂŽtĂ© de la table. â HĂ© ! sâĂ©cria-t-il, dĂšs le seuil, tu prĂ©voyais donc que je ne serais pas longtemps dehors ? â Non, rĂ©pondit la servante, si tu trouves le dĂźner prĂȘt, ce nâest pas Ă moi quâil faut en savoir grĂ©. Elle Ă©tait assise sur le banc du lit, prĂšs de lâĂątre. En sâapprochant dâelle, Jobic sâaperçut quâelle avait au cou la couleur de la mort. â Il tâest donc arrivĂ© quelque chose, Ă toi aussi ? demanda-t-il. â Pourquoi Ă moi aussi ? â Câest queâŠ, commença le jeune homme, câest que je viens de rencontrer Fanchi, charruant ses champs. â Ă merveille ! Moi, je viens de passer la matinĂ©e en compagnie de sa dĂ©funte femme. Elle est entrĂ©e paisiblement, comme chez elle. Jâai cru dâabord que câĂ©tait quelque voisine. Elle tenait une brassĂ©e dâajonc sec quâelle a jetĂ©e sur lâĂątre. Elle a montĂ© dâun cran la marmite que jâavais sans doute suspendue trop bas Ă la crĂ©maillĂšre. Alors, je lui ai parlĂ©. Elle nâa mĂȘme pas fait mine de mâentendre. Jâai regardĂ© sa figure de plus prĂšs, sous sa vieille coiffe jaunie. Jâai reconnu la dĂ©funte de Fanchi. Cela mâa glacĂ© les sangs. Je suis tombĂ©e sur ce banc et je nâen ai plus bougĂ©. Si tu avais tardĂ© une heure encore, je crois que la peur mâaurait mangĂ©e toute. Jobic et Monna se rendirent, dâun commun accord, au presbytĂšre du bourg et contĂšrent au curĂ© leur double cas. â Avez-vous touchĂ© aux Ă©cuellĂ©es de soupe ? demanda celui-ci. Ils sâen Ă©taient donnĂ© garde, â Vous avez agi sagement, dit le curĂ©. Nây eussiez-vous touchĂ© que du bout des lĂšvres, vous seriez morts Ă lâheure quâil est[186]. Continuez dâavoir mĂȘme prudence. Le manĂšge de Fanchi et de sa femme pourra durer longtemps encore. Ne vous en inquiĂ©tez point. Nâayez mĂȘme pas lâair de vous en apercevoir. Au jour marquĂ© par Dieu, ils seront sauvĂ©s et vous laisseront tranquilles. Tant que lâĂąme nâa pas accompli sa pĂ©nitence, elle doit faire aprĂšs la mort ce quâelle avait coutume de faire de son vivant. Ne tâĂ©tonne donc point, Jobic, si Fanchi laboure avec toi les champs ; ni vous, Monna, si Gritten, sa femme, persiste Ă sâoccuper avec vous des choses du mĂ©nage. Chacun a son lot, en ce monde et dans lâautre. Qui veut vivre en paix ne cherche pas Ă pĂ©nĂ©trer le secret de Dieu. Ă partir de ce jour, plus ne tremblĂšrent ni Jobic, ni Monna. La vieille de Fanchi put croire que câĂ©tait elle qui menait lâintĂ©rieur de la ferme. Et Fanchi put croire que câĂ©tait lui qui faisait pousser de beau froment vert dans ses champs dâautrefois. Et cela dura ce que Dieu voulut. ContĂ© par Marie-Anne Offret. â Yvias, 1886. _______ LVIIILe vieux fileur dâĂ©toupes CâĂ©tait Ă KĂ©ribot, en PenvĂ©nan, dans une maison composĂ©e dâun rez-de-chaussĂ©e et dâun Ă©tage. Jâoccupais le rez-de-chaussĂ©e, avec ma femme et mes enfants. Ă lâĂ©tage, demeurait un vieux qui Ă©tait de son mĂ©tier fileur dâĂ©toupes. Ce vieux vint Ă mourir. JâĂ©tais alors ce que je suis aujourdâhui un pauvre tailleur de campagne, sauf quâen ce temps-lĂ , jâĂ©tais jeune, actif, et que la besogne ne me faisait jamais dĂ©faut. Jâen avais mĂȘme, la plupart du temps, Ă ne savoir par oĂč commencer. JâĂ©tais obligĂ© de passer la plus grande partie de mes nuits Ă coudre. Ma femme, qui Ă©tait tricoteuse, me tenait compagnie. On couchait les enfants de bonne heure, et nous vaquions Ă notre ouvrage, chacun de son cĂŽtĂ©. Un soir, que nous veillions ainsi, en silence, ma femme SoĂ«z me dit tout Ă coup â Nâentends-tu pas ? Elle me montrait du doigt le plancher, au-dessus de nos tĂȘtes. Je prĂȘtai lâoreille. CâĂ©tait Ă croire que le vieux fileur Ă©tait ressuscitĂ©, et quâil recommençait Ă tourner son rouet, la-haut, dans la chambre. De temps en temps le bruit sâarrĂȘtait, comme si, une fuselĂ©e Ă©tant terminĂ©e, le fileur sâinterrompait pour en apprĂȘter une autre. Puis, le ron-ron reprenait de plus belle. â Charlo, supplia ma femme, toute pĂąle, allons nous coucher. On mâavait bien dit quâil nâĂ©tait pas bon de veiller aprĂšs minuit, le samedi soir. Nous nous couchĂąmes, mais nous ne pĂ»mes fermer lâĆil ; la peur nous tenait Ă©veillĂ©s, et aussi le bruit du rouet qui ne cessa quâaux approches du matin. Le lendemain soir, qui Ă©tait dimanche, il ne pouvait ĂȘtre question de travailler. Nous fĂ»mes au lit presque aussitĂŽt que les enfants, et cette nuit-lĂ , rien ne troubla notre sommeil. Mais la nuit du lundi, celle du mardi, et toutes les nuits de la semaine, jusques et y compris celle du samedi suivant, nous eĂ»mes dans les oreilles lâĂ©ternel ron-ron. Cela devenait intolĂ©rable. Le samedi soir, je dis Ă ma femme, en me couchant â Il faut que ça finisse. Demain, je monterai. Je veux en avoir le cĆur net. Je passai mon aprĂšs-midi du dimanche Ă chopiner dâauberge en auberge, Ă seule fin de me donner du cĆur, en sorte que je rentrai pour souper, un peu bu. Ma soupe mâattendait dans lâĂątre. Je la mangeai trĂšs vite, et je criai â SoĂ«z Chatton, allume-moi une chandelle que jâaille voir ce quâil faut au vieux stoupĂȘr marchand dâĂ©toupes ! â Jamais de la vie, Charlo ! Tu ne feras pas cette chose. Il nous arriverait malheur. Je suis entĂȘtĂ©, quand les verres pleins mâont passĂ© ailleurs que sous le nez. Jâallumai moi-mĂȘme la chandelle, et me voilĂ dans lâescalier⊠Je nâavais pas grimpĂ© six marches que je restai comme clouĂ© sur place. Il venait de lĂ -haut un vent terrible, un vent glacĂ© qui faillit me jeter bas. Du coup, toute ma boisson sâĂ©vapora et, avec elle, mon courage. Je redescendis. â Cela te servira de leçon, me dit ma femme. Vous me croirez, si vous voulez, mais une annĂ©e durant, nous nous rĂ©signĂąmes Ă entendre au-dessus de nous le bruit du rouet, et, au bout dâune annĂ©e, notre patience nâavait pas lassĂ© le mort. Du reste, nous nous Ă©tions faits Ă notre supplice. Le ron-ron ne nous troublait presque plus. Si mĂȘme il tardait parfois Ă se faire entendre, nous en Ă©tions comme inquiets. Il nous manquait quelque chose. Je disais souvent Ă SoĂ«z â Pourvu que le vieux stoupĂȘr ne rĂ©veille pas les enfants câest tout ce quâil faut. Mais, en une annĂ©e, les enfants grandissent. Certain soir, un des nĂŽtres se dressa en sursaut dans son lit â MĂšre, qui est-ce donc qui file ? Ma femme se prĂ©cipita vers lui, lâobligea Ă se recoucher â Personne ne file. Rendors-toi. Et moi, je criai de la table oĂč jâavais coutume de travailler â Ce sont les moutons qui font ce bruit dans lâĂ©table. Lâenfant finit par se rendormir. Tout de mĂȘme, cela ne pouvait plus durer ainsi. Jâallai trouver un fils que le vieux fileur dâĂ©toupes avait laissĂ©, et qui Ă©tait fermier dans la paroisse voisine, Ă Plouguiel. â Ăa, lui dis-je, il se passe chez nous des choses Ă©tranges. Ton pĂšre revient. Il file, file, comme de son vivant, dans son ancienne chambre. Mâest avis quâil a besoin dâune messe. Si tu nâen recommandes pas une Ă son intention, je le ferai moi-mĂȘme. â Il faut que je voie ça, me rĂ©pondit-il. Il mâaccompagna chez nous, entendit ce que nous entendions. CâĂ©tait un honnĂȘte chrĂ©tien. Au point du jour, il se rendit au presbytĂšre de PenvĂ©nan, et recommanda pour son pĂšre une messe de six francs. Ă partir de ce moment-lĂ , nous vĂ©cĂ»mes tranquilles. Par exemple, il ne mâarriva plus de veiller le samedi soir plus tard que minuit. ContĂ© par Charles Corre, dit Charlo Bipi, tailleur Ă PenvĂ©nan. â 1885. _______ LIXLâĂąme dans un tas de pierres Si vous avez Ă©tĂ© au MĂ©nez-Hom, vous avez dĂ» remarquer le tas de pierres[187] » Ar Bern-MeĂŻn. Mais vous ne savez peut-ĂȘtre pas son histoire. Je mâen vais vous la conter. Autrefois, il y avait en Bretagne un roi trĂšs puissant quâon appelait le roi Marcâh[188], parce quâil Ă©tait fort comme un cheval. Samson lui-mĂȘme nâaurait pu jouter avec lui. Le roi Marcâh sâenorgueillissait de sa force ; souvent aussi, il en abusait. CâĂ©tait un terrible batailleur. Malheur Ă qui faisait mine de lui rĂ©sister. Quand il avait envie dâune chose, il ne se gĂȘnait pas pour la prendre, surtout quand cette chose Ă©tait une belle fille qui lui plaisait. Il faut tout dire le roi Marcâh avait aussi ses bons cĂŽtĂ©s. Par exemple, il distribuait volontiers lâaumĂŽne. De plus, quoiquâil ne fĂ»t pas dĂ©vot, il avait une vĂ©nĂ©ration particuliĂšre pour sainte Marie du MĂ©nez-Hom. On prĂ©tend mĂȘme que câest lui qui fit construire la jolie chapelle qui est Ă mi-pente sur le versant de la montagne, et qui, depuis, est restĂ©e dĂ©diĂ©e Ă cette sainte. Quand il mourut notez que câest en pleine orgie quâil trĂ©passa, le bon Dieu parla de le damner. Mais sainte Marie jeta les hauts cris, et plaida si bien la cause de son fidĂšle serviteur, que le bon Dieu se laissa flĂ©chir. â Soit, dit-il, ton roi Marcâh ne sera point damnĂ©. Mais son Ăąme devra demeurer dans la tombe, jusquâĂ ce que cette tombe soit assez haute pour que, de son sommet, le roi Marcâh puisse voir le clocher de ta chapelle. Le roi Marcâh, pour ĂȘtre plus prĂšs de la sainte, son amie, avait ordonnĂ© quâon lâenterrĂąt au MĂ©nez-Hom. On lây avait enterrĂ©, en effet ; seulement, au lieu de creuser sa tombe dans le cimetiĂšre de la chapelle, parmi les morts du commun, on avait jugĂ© plus convenable de lui faire une sĂ©pulture Ă part, sur le versant opposĂ© de la montagne, en sorte quâentre cette sĂ©pulture et la chapelle il y avait un grand dos de lande. Le bon Dieu, en mettant au salut de lâĂąme du roi Marcâh la condition que jâai dite, pensait satisfaire Ă sa justice Ă©ternelle tout en condescendant au dĂ©sir de sainte Marie. Le roi Marcâh ne serait point damnĂ©, il ne serait jamais sauvĂ© non plus. Oui, mais les saintes ont quelquefois plus de finesse que le bon Dieu, tout Dieu quâil est. Ă quelque temps de lĂ , un mendiant, passant prĂšs de lâendroit oĂč avait Ă©tĂ© enterrĂ© le roi Marcâh, rencontra une belle dame qui semblait porter un objet fort lourd dans les plis de sa robe. Il lui demanda lâaumĂŽne. â Volontiers, rĂ©pondit la belle dame, mais dâabord faites comme moi. Prenez une de ces grosses pierres qui sont lĂ , dans la lande, et venez la dĂ©poser sur la tombe oĂč je vais moi-mĂȘme dĂ©poser celle que je porte. Le mendiant obĂ©it. La belle dame lâen rĂ©compensa, en lui glissant dans la main un louis dâor tout neuf. Vous pensez si le mendiant remercia. â Promettez-moi, dit la belle dame, quâĂ chaque fois que vous passerez en ce lieu, vous ne manquerez jamais de faire ce que vous avez fait aujourdâhui. â Je vous le promets. â Je souhaiterais aussi que vous fissiez la mĂȘme recommandation Ă toutes les personnes de votre connaissance qui ont coutume de voyager dans la montagne. â Je le ferai. â Au surplus, je puis vous le confier câest lâĂąme du roi Marcâh qui est enfermĂ©e ici. Elle sera sauvĂ©e le jour oĂč, de ce tas de pierres que nous venons de commencer, elle pourra voir le clocher de la chapelle qui est de lâautre cĂŽtĂ© du mont. Le roi Marcâh a toujours Ă©tĂ© bon pour les gens de votre sorte. Rendez-lui du moins en cailloux ce que vous avez reçu de lui en pain et en menue monnaie. Soyez assurĂ© dâailleurs que sainte Marie vous en saura grĂ©. Vous lâavez devinĂ© dĂ©jĂ la belle dame nâĂ©tait autre que sainte Marie elle-mĂȘme. Le mendiant sâacquitta en conscience de la commission de la sainte. Depuis lors, il sâest Ă©coulĂ© plus de cent ans. DâannĂ©e en annĂ©e, le tas de pierres grandit. Chaque passant y apporte sa pierre. Moi, quand je chemine de ce cĂŽtĂ©, jâai soin, dĂšs le pied de la montagne, dâemplir de cailloux mon tablier. Beaucoup de femmes font de mĂȘme, pour ĂȘtre agrĂ©ables Ă sainte Marie. Avant que le tas soit assez Ă©levĂ©, il faudra sans doute attendre bien des annĂ©es et des annĂ©es encore. Mais aussi le roi Marcâh sera sauvĂ© pour lâĂ©ternitĂ©, et sainte Marie aura jouĂ© au bon Dieu un tour dont certainement il ne se fĂąchera point. VoilĂ lâhistoire du Bern-MeĂŻn[189]. ContĂ© au Port-Launay, par une mendiante connue sous le nom de Katic-coz. _______ CHAPITRE VIILes bons revenants LXLe Vieux » de Tourcâh Ceci se passait au village de Keranniou, en Tourcâh. Le chef de mĂ©nage, le penn-ti sâĂ©tait mariĂ© sur le tard, avait Ă©pousĂ© une toute jeune femme, en avait eu sept enfants, et, brusquement, Ă©tait mort. DâaprĂšs son inscription tumulaire, il avait alors soixante-dix ans. Aussi, lorsquâon Ă©voquait parfois son souvenir dans la maison, ne lâappelait-on jamais que le Vieux, ar pĂŽtr coz. Vivant, il avait lâhumeur gaie, comme câest lâordinaire en Cornouailles. Et la mort ne semblait pas lâavoir attristĂ©. Il avait dĂ» enjĂŽler le bon Dieu pour obtenir de lui la faveur de faire son purgatoire dans son ancienne demeure, Ă Keranniou. On ne lây voyait pas, mais on lâentendait toujours rire dans quelque coin. Il nâĂ©tait pas de malice quâil ne fĂźt. Malices innocentes, dâailleurs, et qui ne tiraient pas Ă consĂ©quence. Il se plaisait surtout Ă taquiner ThĂ©rĂšse, une jeune servante, entrĂ©e dans la maison depuis sa mort, et pour laquelle il sâĂ©tait pris dâaffection, sans doute parce quâelle avait un caractĂšre tout pareil au sien et quâelle riait Ă gorge dĂ©ployĂ©e du matin au soir ; peut-ĂȘtre aussi parce quâelle Ă©tait trĂšs bonne, trĂšs patiente, avec les enfants, les sept enfants quâil avait laissĂ©s et dont les deux derniers Ă©taient encore en bas Ăąge. De son vivant, le Vieux aimait beaucoup le cidre. Maintenant il faisait sa pĂ©nitence de mort, en montant la garde autour des pommes quâon entassait Ă Keranniou, au bas-bout de la maison, derriĂšre des claies de paille tressĂ©e. Vous connaissez le proverbe. Mab e tad eo CadiĂŽ, Cadiou est fils de son pĂšre ». Le Vieux ayant aimĂ© le cidre, ses enfants raffolaient des pommes. Sans cesse, ils criaient, pendus aux jupons de ThĂ©rĂšse â ThĂ©rĂšse, attrape-nous des pommes ! ThĂ©rĂšse faisait semblant de les repousser, mais se dirigeait tout de mĂȘme du cĂŽtĂ© des pommes. â Vieux, disait-elle en riant, laisse mâen prendre une pour chacun des petits. Le Vieux riait aussi, et la laissait prendre. Par exemple, il avait soin de compter Ă mesure â Une ! Deux ! Trois ! Quatre ! Cinq ! Six ! Sept ! AprĂšs la septiĂšme, il mettait le holà ⊠Vous pensez bien que les pommes Ă©taient dĂ©jĂ mangĂ©es et quâon en rĂ©clamait dâautres. ThĂ©rĂšse usait alors dâun stratagĂšme. Elle allait quĂ©rir une gaule munie Ă son extrĂ©mitĂ© dâune Ă©pingle sans tĂȘte. Et avec la gaule elle fourrageait dans le tas de pommes, et elle en amenait une, puis deux, puis vingt autres ; le Vieux faisait mille parades vaines, et rageait, sans pouvoir sâempĂȘcher de rire. â Je te revaudrait cela, ThĂ©rĂšse ! criait-il. Quelquefois il parvenait Ă sâemparer du bout du bĂąton. â Allons ! Vieux, lĂąche donc, disait ThĂ©rĂšse. Câest pour les petits ! Et elle tirait, elle tirait sur lâautre bout. â Oui ! Oui ! ricanait le Vieux. Et il se raidissait si fort que ses vieilles joues flasques et jaunes en devenaient toutes rouges, toutes gonflĂ©es. Puis, brusquement, il lĂąchait tout. ThĂ©rĂšse qui ne sây attendait point, tombait Ă la renverse. Et le Vieux de rire, de sa petite voix flĂ»tĂ©e, de sa petite voix grĂȘle â Hi ! Hi ! Hi ! Hu ! Hu ! Hu ! CâĂ©tait un drĂŽle de vieux. Il arrivait souvent que ThĂ©rĂšse ne retrouvait plus ses vaches dans le champ oĂč elle les avait menĂ©es, le matin, ni ses porcs dans les garennes[190] oĂč elle les avait lĂąchĂ©s. â Allons ! câest encore un tour du Vieux, pensait la petite servante. Elle faisait mine de chercher, pendant quelque temps, grimpait sur les talus pour voir plus au loin, puis sautait Ă bas, dans le champ ou dans le chemin, en criant Ă haute voix, avec une moue de dĂ©pit â Que sont encore devenues ces vilaines bĂȘtes ? Ce manĂšge lui rĂ©ussissait toujours. Un Ă©clat de rire chevrotant sortait soudain dâune touffe de genĂȘts ou dâun buisson de lande. Et la tĂȘte du Vieux apparaissait, Ă©panouie dans une folle grimace. â Vieux, viens mâaider Ă chercher les bĂȘtes, disait alors ThĂ©rĂšse. Le Vieux la plaisantait, la traitait dâĂ©cervelĂ©e, de petite propre-Ă -rien, et finalement la conduisait oĂč Ă©taient les vaches ou les porcs. Il nâavait pas de peine Ă retrouver les animaux perdus, puisque câĂ©tait lui-mĂȘme qui les Ă©garait. Le jeudi soir, on faisait des crĂȘpes Ă Keranniou comme dans la plupart des fermes bretonnes, en vue des deux jours maigres, du vendredi et du samedi. On installait une crĂ©piĂšre dans chaque foyer ; lâune, dans la cuisine, Ă©tait rĂ©servĂ©e Ă la servante principale ; ThĂ©rĂšse vaquait Ă lâautre, dans la piĂšce quâon appelle le bas-bout Ar penn-traon, et qui sert dâordinaire de lieu de dĂ©barras. La servante principale, plus ĂągĂ©e que ThĂ©rĂšse, Ă©tait aussi plus experte. Elle avait une dextĂ©ritĂ© merveilleuse pour Ă©tendre la pĂąte avec la raclette et retourner la crĂȘpe, dĂ©jĂ couleur dâor, avec lâĂ©clisse. On sâĂ©tonnait que le Vieux, grand amateur de crĂȘpes au temps oĂč il en pouvait manger, ne vint pas de prĂ©fĂ©rence sâasseoir auprĂšs dâelle. Mais mĂȘme sur ce chapitre il demeurait obstinĂ©ment fidĂšle Ă ThĂ©rĂšse. Il trouvait, il est vrai, Ă se rĂ©galer Ă sa façon, en plaisantant la fillette sur sa gaucherie. â Encore une de manquĂ©e, belle fille !⊠Voyez donc, elle a plus de trous que le fond de culotte dâun mendiant⊠Câest ça, cousons-y des morceaux⊠Mais tu ne sais pas plus ravauder, je crois, que tu ne sais faire le neuf⊠Câest cela change de mĂ©thode⊠Voici maintenant que la crĂȘpe va ĂȘtre aussi Ă©paisse quâune vilaine bouse de vache⊠Et le Vieux de rire, de rire Ă se tordre â Hu ! Hu ! Hu ! Hi ! Hi ! Hi ! ThĂ©rĂšse aussi riait, avec sa belle humeur inaltĂ©rable. On sâen donnait Ă cĆur joie dans le bas-bout, et ce nâĂ©tait tant pis que pour les crĂȘpes qui, pendant ce temps-lĂ , se faisaient Ă la grĂące de Dieu. â Ăa, disait ThĂ©rĂšse au Vieux, en lui rendant taquinerie pour taquinerie, pour combien de temps vous a-t-on donnĂ© congĂ© dans lâautre monde ? â Tu commences Ă en avoir assez de moi, peut-ĂȘtre. â Oh ! assurĂ©ment. Vous nâĂȘtes pas sĂ©rieux, pour un mort. En vĂ©ritĂ©, pour ce que vous ĂȘtes venu faire ici, vous auriez aussi bien pu rester lĂ -bas. â Tu parles comme une sotte de ce que tu ne sais pas. â Ou, comme une curieuse, de ce que je voudrais savoir. Si vous Ă©tiez bien gentil, Vieux, vous me diriez pourquoi vous ĂȘtes revenu de si loin et jusques Ă quand cela doit durer. Elle parlait ainsi dâun ton moitiĂ© cĂąlin, moitiĂ© comique. Le Vieux rĂ©pondait alors, sentencieusement â Il faut que ce qui doit ĂȘtre soit. Vivant ou mort, on doit remplir sa destinĂ©e. Et, pour changer de conversation, il ajoutait avec sa jovialitĂ© ordinaire â Puisque câest ton lot de faire des crĂȘpes, si tu ne les fais pas bien de ton vivant, crois que tu lâen repentiras, aprĂšs ta mort. Le Vieux avait dâautres amusements. Par exemple, il lui arrivait de passer les aprĂšs-midi Ă jouer Ă la boule. Un soir, un pillawer de La FeuillĂ©e[191], qui Ă©tait en tournĂ©e dans la rĂ©gion, vint demander Ă loger Ă Keranniou. Ce pillawer avait entendu parler du pĂŽtr coz. Les pillawers sont gens habiles, mais ils ont tort de se croire plus dâesprit encore quâils nâen ont. Celui-ci, aprĂšs avoir bourrĂ© de tabac Ă chiquer et allumĂ© au foyer sa petite pipe en terre noire, dit Ă ThĂ©rĂšse quâil ne serait pas fĂąchĂ© de faire un brin connaissance avec ce Vieux dont on parlait tant. â Ma foi, il est en train de jouer Ă la boule, lĂ -haut, dans le grenier. Allez lây voir. Seulement je vous avertis quâil nâaime pas beaucoup quâon le dĂ©range. â Laissez faire, rĂ©partit le pillawer, dâun air dâimportance goguenarde ; jâen ai roulĂ© de plus fins que ce bonhomme. Je vais me proposer Ă lui comme partenaire. â Prenez garde ! Ă votre place, je me tiendrais tranquille. Mais le pillawer Ă©tait dĂ©jĂ dans lâescalier⊠Quand il redescendit, il nâĂ©tait plus quâun paquet de chair meurtrie. On le soigna Ă la ferme. Il fut un mois Ă guĂ©rir. DĂšs quâil fut hors de danger, ThĂ©rĂšse nâeut rien de plus pressĂ© que de se gausser de lui joliment. â Quâest-ce que je vous disais, mon pauvre cher homme !⊠VoilĂ votre tournĂ©e perdue maintenant. Vous rentrerez chez vous, le sac vide et le corps en piteux Ă©tat. Ne racontez pas votre histoire aux gars de La FeuillĂ©e ils vous trouveraient la mine dâun sot. Mais, dites-moi du moins comment les choses se sont passĂ©es. Le pillawer lui fit ce rĂ©cit dâun ton geignard. Ah ! il sâen souviendrait, de cette leçon ! Il avait donc proposĂ© au Vieux de jouer Ă deux. Fort bien, avait rĂ©pondu le Vieux, je serai le joueur, toi, la boule. » Et de vous empoigner mon pillawer, et de vous le pĂ©trir, en quelques tours de mains, comme une simple boulette, et de le lancer dâun bout de la piĂšce Ă lâautre. Roule, pillawer ! » Heureusement que la porte du grenier Ă©tait restĂ©e ouverte, et que le pillawer avait eu la chance de lâenfiler. On le ramassa en bas, dans lâĂ©tat que lâon sait. LâannĂ©e suivante, il reparut Ă Keranniou, qui Ă©tait une maison hospitaliĂšre. Naturellement, il ne souffla mot du pĂŽtr-coz. Il ne demandait pas mieux, cette fois, que de rester bien coi, sur le banc de lâĂątre, Ă fumer sa petite pipe en terre noire. Mais il ne fut pas plus tĂŽt assis quâil fut bousculĂ© dans le feu. Il sâen fallut de peu quâil nây rĂŽtĂźt. Il se releva, alla sâasseoir prĂšs de la table. Mais alors des mains invisibles lui pincĂšrent les cuisses jusquâau sang et des paires de gifles se mirent Ă pleuvoir sur ses joues, au point quâelles en Ă©taient toutes marbrĂ©es. Il dut sâenfuir au plus vite. Depuis il nâosa mĂȘme plus passer sur les terres de la ferme. Le Vieux fit longtemps des gorges chaudes de cette aventure. CâĂ©tait vraiment un farceur que ce Vieux. La nuit venue et les priĂšres dites en commun, je vous assure que câĂ©tait Ă qui se fourrerait le plus prestement au lit, dans le manoir de Keranniou. Car le dernier couchĂ© recevait sur le derriĂšre une si formidable claque quâil ne pouvait guĂšre ensuite reposer quâĂ plat ventre[192]. Ce terrible Vieux vous imprimait sa paume et ses cinq doigts dans la peau. Lâendroit, qui Ă©tait aussi lâenvers, en restait endolori pendant toute une semaine. Sur ces entrefaites, ThĂ©rĂšse, qui Ă©tait devenue une belle et forte fille, quitta la ferme pour se marier. Les enfants ayant grandi et pouvant dĂ©sormais se passer de soins, la veuve de Keranniou ne jugea pas Ă propos de la remplacer. La servante principale, moyennant une faible augmentation de gages, se chargea de toute la besogne. PĂŽtr-coz ne lâaimait pas. Elle Ă©tait grignouse, câest-Ă -dire revĂȘche. Toujours grognant, geignant, rechignant. Ce fut une tout autre chanson. Ou plutĂŽt, ThĂ©rĂšse partie, il nây avait plus de chanson du tout. Adieu le bon temps ! Le Vieux en devint fort maussade. On voyait bien quâil ne cherchait quâune occasion de jouer un mauvais tour Ă la servante principale dĂ©sormais lâunique. Elle la lui fournit elle-mĂȘme. Le Vieux, ai-je dit, prenait grand plaisir Ă regarder faire des crĂȘpes. Comme on nâen faisait plus que dans lâĂątre de la cuisine, câest lĂ quâil vint sâinstaller dĂ©sormais, prĂšs de la servante que nous appellerons, si vous voulez, MĂŽn. Celle-ci, dĂšs la premiĂšre fois, lâaccueillit assez mal. Ă la seconde, elle lui signifia durement quâelle ne tolĂ©rerait plus sa prĂ©sence. Le Vieux nâĂ©tait pas homme Ă se dĂ©concerter. Le troisiĂšme jeudi, il Ă©tait encore Ă son poste. Pour le coup, MĂŽn enragea. Elle grommelait â Il mâennuie, ce Vieux. Il est lĂ qui me regarde tout le temps avec son Ćil en dessous⊠Mais je mâen vais lui faire passer le goĂ»t des crĂȘpes. Comme elle en retournait une, sur son Ă©clisse, elle la retira vivement, et lâappliqua toute brĂ»lante sur ta figure du Vieux. Le pauvre bonhomme hurla de douleur. Il se mit Ă sauter et Ă courir Ă travers la maison comme un chat quâon vient dâĂ©chauder. Puis il enfila la porte et disparut dans les champs. La servante se fĂ©licitait dĂ©jĂ dâavoir pour jamais dĂ©barrassĂ© la ferme de cet hĂŽte inquiĂ©tant. Ă vrai dire, ce soir-lĂ , on put se coucher en paix. Personne ne reçut de tape sur la fesse. MĂŽn jubilait, en sâĂ©tendant entre ses draps. Elle sâendormit toute joyeuse. Tout Ă coup, il lui sembla, dans son sommeil, que ses draps devenaient durs comme des planches, et quâentre celui de dessus et celui de dessous elle Ă©tait pressĂ©e comme un grain de froment entre deux meules. Elle ouvrit les yeux. Quelle ne fut pas sa stupĂ©faction, quand elle se retrouva debout et Ă demi Ă©crasĂ©e entre le pied de son lit et le flanc de lâarmoire voisine ! Elle cria au secours. Les gens de la ferme, rĂ©veillĂ©s en sursaut, accoururent et la dĂ©livrĂšrent. Elle avait tout le corps meurtri ; sa vie durant, elle clocha des hanches. La maĂźtresse de Keranniou, la veuve du Vieux, lui dit, quand son effroi fut un peu passĂ© â Souvenez-vous de ceci, MĂŽn. Il ne faut pas manquer aux morts. Cette veuve, qui se nommait Catherine, Ă©tait une petite femme trĂšs douce, assez timide, et qui Ă©tait restĂ©e faible de santĂ© Ă cause des nombreux enfants quâelle avait eu coup sur coup. On sâĂ©tonnait dans le pays quâelle ne se remariĂąt point. Elle nâĂ©tait pas de taille Ă mener seule une exploitation aussi importante que celle de Keranniou. Dâaucuns prĂ©tendaient que le bon Dieu avait pris pitiĂ© dâelle, et expliquait ainsi le retour du Vieux Ă la ferme, aprĂšs sa mort. Il y avait peut-ĂȘtre de cela, mais ce nâĂ©tait pas la grande raison. On le sut plus tard. Un matin, Catherine se rendit au presbytĂšre de Tourcâh. La gouvernante du recteur, la carabassenn », lui trouva lâair pĂąle, la mine plus souffreteuse quâĂ lâordinaire. â Je voudrais parler Ă M. DĂ©nĂšs, murmura la pauvre femme, en sâaffaissant sur une chaise. M. DĂ©nĂšs, câĂ©tait le recteur, un brave homme de prĂȘtre. Il fit entrer la veuve de Keranniou dans la salle Ă manger et ferma soigneusement la porte. Il pressentait quâelle avait Ă lui faire quelque grave confidence. La veuve ne fut pas plus tĂŽt seule avec lui quâelle fondit en larmes. Le recteur la laissa pleurer, puis lâencouragea doucement. â Dites-moi votre peine, Katic ; cela vous soulagera, jâen suis sĂ»r. â Jamais je nâoserai, monsieur DĂ©nĂšs. Câest si invraisemblable, si surnaturel ! Elle finit par oser. Elle se confessa, non sans rougir de honte. VoilĂ elle se sentait enceinte. Elle pouvait jurer ses grands dieux pourtant que pas homme vivant nâĂ©tait entrĂ© dans son lit, depuis la mort du Vieux. Mais, Ă diverses reprises, elle avait vu le Vieux lui-mĂȘme sâĂ©tendre Ă cĂŽtĂ© dâelle. Elle aurait bien voulu se refuser. Elle lui avait obĂ©i par peur. Il disait que Dieu lâordonnait, quâil nâĂ©tait revenu que pour cela, parce quâil nâavait pas fait son compte dâenfants⊠â Il faut que ce qui doit ĂȘtre soit, prononça le recteur, quand elle eut tout racontĂ©. Allez en paix, ma fille. Vous nâavez fait que votre devoir. â HĂ©las ! monsieur le recteur, comment serais-je en paix ? Les mauvaises langues vont tourner comme des roues de moulin. Je suis une femme perdue. On ne croira pas ce qui est⊠En effet, dĂšs que sa grossesse fut visible, tout le monde la hua. On lâaccusa de sâĂȘtre livrĂ©e au charretier. On la flĂ©trit, on la vilipenda. De guerre lasse, elle retourna au presbytĂšre. â Monsieur le recteur, donnez-moi, je vous prie, lâabsolution finale. Je nâen peux plus. Je suis rĂ©solue de mourir. â Attendez jusquâĂ dimanche, Katic, et venez Ă la grandâmesse. Elle eut le courage dây venir et de gagner son banc, malgrĂ© les yeux hostiles qui la dĂ©visageaient, malgrĂ© les vilaines choses qui se chuchotaient Ă mi-voix sur son passage. AprĂšs lâĂ©vangile, le recteur monte en chaire, pour le prĂŽne. â Paroissiens, dit-il, quiconque juge mal en ce monde sera mal jugĂ© dans lâautre. Il y a ici une femme Ă qui vos calomnies font faire son purgatoire en cette vie. Mais je vous dis, moi, que, si vous nây prenez garde, vous vous damnerez Ă cause de ce que vous racontez dâelle. En vĂ©ritĂ©, vous vous acharnez comme des chiens pleins de rage aprĂšs la jupe dâune honnĂȘte femme⊠Katic de Keranniou, relevez votre front. Câest Ă ceux qui mĂ©disent de vous de baisser la tĂȘte⊠» Ă partir de ce jour, on laissa la veuve tranquille. Elle accoucha dâun enfant chĂ©tif, mais qui ressemblait Ă tous les autres enfants, sauf ce dĂ©tail quâil nâavait pas dâyeux dans ses orbites. Il avait en revanche une intelligence extraordinaire. On le mena baptiser. Quand on le rapporta Ă la ferme, il se mit Ă parler comme un homme et dit Ă sa mĂšre combien de verres et quelles espĂšces de liqueurs les gens du baptĂȘme avaient bus Ă lâauberge du bourg. Les personnes prĂ©sentes en demeurĂšrent tout Ă©baubies. Elles comprirent alors que le recteur avait eu ses raisons pour parler comme il lâavait fait. Il ne fut plus bruit dans la contrĂ©e que du nouveau-nĂ© de Keranniou. Le soir du jour oĂč il naquit, on vit arriver le Vieux qui nâavait plus reparu Ă la ferme depuis lâincident de la crĂȘpe. Non quâil sâen fĂ»t Ă©loignĂ©. On lâavait maintes fois aperçu rĂŽdant aux environs, dans les garennes » abandonnĂ©es. Souvent aussi sa tĂȘte sâĂ©tait montrĂ©e derriĂšre le vitrage de la fenĂȘtre. Mais il nâavait plus franchi le seuil. Ce soir-lĂ , il reprit sa place au foyer, du cĂŽtĂ© oĂč se trouvait le berceau, contre le lit de la mĂšre. Il y passa les journĂ©es et les nuits. DĂšs que lâenfant pleurait, il se prĂ©cipitait pour le bercer. CâĂ©tait une chose quâil nâavait guĂšre faite de son vivant. Aussi avait-il le mouvement un peu brusque. Il appuyait parfois sur le rebord du berceau comme sâil se fĂ»t agi de peser sur un mancheron de charrue. Lâenfant alors le calmait â Doustadic, pĂŽtr-coz, doustadic ! Doucettement, Vieux, doucettement ! Lâenfant vĂ©cut sept mois ; il causait Ă merveille et avait lâair de tout voir, malgrĂ© ses orbites creux. Un matin, on le trouva mort dans sa couchette. Le Vieux lâaccompagna jusquâau cimetiĂšre et, Ă partir de ce moment, ne donna plus de ses nouvelles. Il attendait, dit-on, que lâenfant le conduisĂźt au paradis par la main[193]. ContĂ© par Marie Hostiou. â Quimper. _______ LXIJean CarrĂ© Jean CarrĂ© Ă©tait un pauvre orphelin, restĂ© sans pĂšre ni mĂšre, Ă lâĂąge de trois ou quatre ans. Mais il avait une marraine qui Ă©tait riche et nâĂ©tait pas mariĂ©e. Elle prit son filleul avec elle, et le fit Ă©lever dans sa maison comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© son enfant. Quand il fut en Ăąge de faire ses Ă©tudes, elle le mit au collĂšge. Jean CarrĂ© aurait pu, tout aussi bien quâun autre, devenir prĂȘtre ou notaire. Mais il Ă©tait nĂ© aventurier. Vers sa dix-neuviĂšme annĂ©e, quand il revint en vacances, il dit Ă sa marraine â Si vous mâaimez, vous ne me renverrez plus au collĂšge. â Tu as donc pris les livres en dĂ©goĂ»t ? â Je nâai pas pris les livres en dĂ©goĂ»t, marraine. Ce qui me dĂ©plaĂźt, câest dâĂȘtre toujours assis, dans une salle oĂč je mâennuie. â Quel Ă©tat comptes-tu donc prendre, mon enfant ? â Je voudrais ĂȘtre marin. â TrĂšs bien, Jean CarrĂ©, dit la marraine. Jâeusse prĂ©fĂ©rĂ© te voir Ă©tabli prĂšs de moi. Mais je me suis promis de ne pas contrarier ta vocation. Tu veux ĂȘtre marin sois marin. Je vais de ce pas te faire construire un solide bĂątiment ; car je nâentends pas que mon filleul sâengage en qualitĂ© de simple matelot. Je tiens Ă ce que tu passes dâemblĂ©e capitaine. Tu choisiras toi-mĂȘme ton Ă©quipage. Quoique Jean CarrĂ© nâeĂ»t pas beaucoup travaillĂ© au collĂšge, il en savait cependant assez pour ĂȘtre reçu capitaine. Il prit son brevet, en attendant que le navire fĂ»t lancĂ©. Le jour du lançage, Jean CarrĂ© dit Ă celle qui avait toujours Ă©tĂ© si bonne pour lui â Vous ĂȘtes ma marraine. Soyez aussi la marraine de mon bateau. On inscrivit donc sur lâarriĂšre du bĂątiment le nom de BarbaĂŻka. Car ainsi sâappelait lâexcellente femme. Je ne vous dirai point si le navire Ă©tait une goĂ©lette ou un trois mĂąts. Ce quâil y a de certain, câest quâil faisait honneur au chantier dâoĂč il Ă©tait sorti. De mĂȘme, il pouvait se vanter dâavoir en Jean CarrĂ© un capitaine comme il sâen rencontre peu. VoilĂ les voiles au vent et la BarbaĂŻka en pleine mer. Dieu lui donne heureuse traversĂ©e ! Jean CarrĂ© avait rĂ©solu de faire dans la MĂ©diterranĂ©e une campagne de deux ans. Pendant les seize premiers mois, tout se passa Ă merveille. Beau temps, belle mer, bonne brise. â Ce nâest pas le tout, dit un jour le jeune capitaine Ă son Ă©quipage. Vous devez avoir hĂąte de revoir le pays. Nous allons maintenant mettre le cap sur la Basse-Bretagne. Ainsi fut fait. DĂ©jĂ la terre bretonne sâĂ©levait Ă leurs yeux du fond de lâhorizon. â Ă genoux ! commanda Jean CarrĂ©, et remercions Dieu dâavoir bĂ©ni notre voyage. Mais une voix de matelot lui rĂ©pondit de la vergue du grand mĂąt â Le plus dur est encore Ă passer, capitaine. Je vois venir sur nous un navire qui ne promet rien de bon. Jean CarrĂ© braqua sa longue-vue dans la direction indiquĂ©e. â En effet, dit-il, nous allons avoir affaire Ă un pilleur de mer ». OhĂ© ! les gars, tenons-nous prĂȘts ! La BarbaĂŻka hissa pavillon, mais le pilleur de mer continua de lui courir dessus, sans rĂ©pondre Ă sa politesse. â Câest bon ! gronda Jean CarrĂ©. Celui-ci a besoin quâon lui donne une leçon. Il lâaura, et il la paiera cher. Il avait Ă son bord une douzaine de piĂšces de canon de gros calibre, car la marraine avait bien fait les choses. Les douze piĂšces partirent Ă la fois. Le pilleur de mer, qui se croyait en prĂ©sence dâun simple navire marchand, ne sâattendait pas Ă ĂȘtre bonjourĂ© de la sorte. Il tourna trois fois sur lui-mĂȘme, et coula. Jean CarrĂ© nâĂ©tait pas un mauvais homme. Il ordonna de mettre les chaloupes Ă lâeau, et sauva tout ce quâil y avait de vivant sur le navire ennemi. Or, les pirates avaient avec eux soixante jeunes filles remarquablement belles. â DâoĂč avez-vous eu ces filles ? demanda Jean CarrĂ© au chef des pirates. â Nous les avons enlevĂ©es. â Et oĂč les emmeniez-vous ? â Jâallais les vendre. Parmi ces beautĂ©s, se trouvait une princesse qui paraissait avoir au plus dix-sept ou dix-huit ans. Elle Ă©tait fraĂźche, rosĂ©e, blonde, les yeux aussi limpides que le ciel. Elle avait avec elle sa femme de chambre qui ne la quittait jamais. â Combien me vendriez-vous cette jeune princesse ? demanda Jean CarrĂ©. â Puisque vous nous avez sauvĂ©s, je vous la cĂ©derai pour mille Ă©cus. â Et la femme de chambre ? â Je vous la donnerai par-dessus le marchĂ©. Seulement vous nous dĂ©barquerez sains et saufs au premier port. â MarchĂ© conclu ! dit Jean CarrĂ©, et il paya incontinent les mille Ă©cus. Au premier port, il dĂ©barqua les pirates sains et saufs. Puis il fit voile vers le port oĂč il devait dĂ©sarmer. LĂ , il logea la princesse et sa femme de chambre dans le meilleur hĂŽtel, les recommandant aux bons soins de lâhĂŽtesse. Quant Ă lui, il se fit seller un cheval et piqua droit vers le manoir oĂč demeurait sa marraine. Vous pensez si celle-ci le reçut Ă bras ouverts. â Eh bien ! quoi de nouveau ? lui demanda-t-elle, aprĂšs lâavoir Ă©treint sur son cĆur. â Pas grandâchose, si ce nâest que jâai fait un achat. â Lequel ? â Jâai peur quâil ne soit pas de votre goĂ»t. â Mais encore ? â Accompagnez-moi, et vous verrez. La marraine ne se fĂźt pas prier. ArrivĂ©e Ă lâhĂŽtel, elle vit la princesse et se prit pour elle dâune vive amitiĂ©. â Ă quand la noce ? dit-elle, en se tournant vers Jean CarrĂ©. â Quand il vous plaira, marraine. â En ce cas, le plus tĂŽt possible. Quinze jours aprĂšs, le mariage eut lieu. Croyez que ce fut une belle noce. Au bout de treize mois, la princesse accouchait dâun fils Ă qui lâon donna les noms de Jean-BarbaĂŻk. Le pĂšre, Jean CarrĂ©, vĂ©cut deux ans prĂšs de sa marraine, de sa femme et de son enfant, uniquement occupĂ© de les aimer tous les trois. Mais, dans le cours de la troisiĂšme annĂ©e, il commença Ă prendre un air dâennui. â Il te manque quelque chose, lui dit un jour sa marraine. â Oui, il me manque la mer. â Y songes-tu ? abandonner la femme, ton fils ! Je ne te parle pas de moi qui ne suis que ta marraine. â Que voulez-vous ? Je ne suis pas fait pour vivre les pieds au feu, comme tant dâautres. Laissez-moi accomplir encore un voyage. Je vous reviendrai ensuite, et je ne vous quitterai plus. â Tu jures au moins que ce voyage sera le dernier ? â Je le jure. â Pars donc. Le soir mĂȘme, la marraine annonça Ă la princesse que Jean CarrĂ©, pour la derniĂšre fois, allait reprendre la mer. â Eh bien ! dit la princesse, puisque cependant vous partez, faites peindre mon portrait, celui de notre enfant et celui de ma femme de chambre sur la poupe de votre navire. Il ne vous sera pas difficile, soit Ă lâaller, soit au retour, de relĂącher dans le port de Londres. RelĂąchez-y, pour lâamour de moi. LĂ , vous amarrerez votre bĂątiment au quai, non point par le nez, comme câest lâusage, mais par derriĂšre, de façon que les trois portraits puissent ĂȘtre vus des gens qui seront Ă terre. Câest tout ce que jâexige de vous. Je pense que vous mâaccorderez cette satisfaction en Ă©change du chagrin que vous me causez en partant. â Je vous lâaccorderai, rĂ©pondit Jean CarrĂ©. Et, Ă lâaller, il ordonna en effet Ă ses matelots de relĂącher dans le port de Londres. Le navire y fut amarrĂ© au quai, comme lâavait souhaitĂ© la princesse. Or, le roi et la reine dâAngleterre avaient un grand jardin dont la terrasse dominait le quai, et dâoĂč ils assistaient Ă toutes les entrĂ©es comme Ă toutes les sorties de navires. â Hum ! dit, ce matin-lĂ , le roi Ă la reine, vois-tu ce bĂątiment qui vient dâarriver. â Oui !⊠pourquoi ? â Ne remarques-tu pas quâil a le derriĂšre lĂ oĂč il devrait avoir le nez ? â Si bien. â Il faut que ce soit un fameux imbĂ©cile qui le commande. Descendons de la terrasse. Je veux lâaller trouver de ce pas. Il ne sera pas dit quâun navire aura Ă©tĂ© impunĂ©ment amarrĂ© dâaussi sotte façon Ă mon quai de Londres. Le roi Ă©tait trĂšs en colĂšre. â Quel est lâidiot de capitaine qui commande ici ? demanda-t-il, quand il fut prĂšs de la BarbaĂŻka. â Il sâappelle Jean CarrĂ©, rĂ©pondit le mousse. Mais si vous avez Ă lui parler, vous ferez bien de vous montrer plus poli, car il a lâoreille chatouilleuse. Pendant ce colloque, la reine dĂ©visageait, avec curiositĂ© dâabord, puis avec Ă©tonnement, les figures peintes Ă lâarriĂšre du navire. â Au lieu de te fĂącher, dit-elle Ă son mari en le tirant par le bras, regarde donc ces trois portraits. Ne jurerait-on pas que celle-ci est notre fille, et celle-lĂ sa femme de chambre ? Par exemple, je ne mâexplique pas comment cet enfant se trouve entre elles deux. Tout ceci est bien Ă©trange. Informe-toi poliment auprĂšs du capitaine. Si tu tâemportes, nous nâapprendrons rien. Tu devrais savoir que quand tu es en colĂšre, tu ne fais que des bĂȘtises. Justement, Jean CarrĂ© venait de paraĂźtre sur le pont. â Pardon, monsieur le capitaine, dit le roi, en soulevant son chapeau, seriez-vous assez aimable pour me dire comment ces portraits sont tombĂ©s en votre possession ? â Parbleu ! câest moi qui les ai fait faire. â Mais, les originaux, alors ? â Celle-ci est ma lĂ©gitime Ă©pouse, celle-lĂ sa femme de chambre. Quant Ă lâenfant, je me vante dâĂȘtre son pĂšre. â Comment ! celle-ci est votre lĂ©gitime Ă©pouse ! sâĂ©cria la reine ; embrassons-nous donc, car vous ĂȘtes mon gendre. â Embrassez-moi aussi ! sâĂ©cria le roi. â Du diable, fit Jean CarrĂ©, si je mâattendais Ă avoir de la famille dans la ville de Londres ! Il nâen embrassa pas moins le roi et la reine. Puis il leur raconta comment il avait achetĂ© leur fille Ă un pirate, et comme quoi il en avait fait sa femme. â Tout est bien, dit le roi, du moment que notre fille est vivante. Voici plus de deux ans que nous la pleurions comme morte. Ăa, mon gendre, vous allez passer quelque temps auprĂšs de nous, afin que nous fassions plus ample connaissance. Je veux que vous logiez dans mon palais. Votre second vous remplacera dans le commandement du navire. Je me charge de lâentretien de lâĂ©quipage. â Soit ! rĂ©pondit Jean CarrĂ©. Et il suivit au palais ses beaux-parents. Deux mois durant, il mena large vie. Le roi tint Ă honneur de lui faire visiter tout le royaume, et pas Ă pied, je vous le promets. â Un jour quâils arrivaient dans une grosse bourgade, ils trouvĂšrent les rues pleines de monde. â Que signifie tout ce rassemblement de peuple ? demanda Jean CarrĂ©. Ils sâavancĂšrent jusquâau cĆur de la foule. Un spectacle horrible sâoffrit Ă eux. Deux robustes gaillards traĂźnaient un cadavre, en le tirant chacun par une jambe. La tĂȘte du suppliciĂ© sonnait sur le pavĂ©, sourdement. La populace lui jetait de la boue, Ă poignĂ©es. â En quel pays sommes-nous donc ! sâĂ©cria Jean CarrĂ© dâune voix de tonnerre. Est-ce lĂ le respect que lâon doit Ă un mort ? Un des deux hommes qui traĂźnaient le cadavre rĂ©pondit â Celui que voici nâavait pas payĂ© ses dettes avant de mourir. Câest pourquoi nous le traitons de la sorte. Cela sâest toujours fait, parmi nous, et cela se fera toujours. Les mauvais dĂ©biteurs sont comme la mauvaise herbe. Il ne suffit pas quâils meurent. Il faut que leur exemple ne puisse pas porter graine. Ce que vous voyez nâest rien encore. Lorsque nous aurons halĂ© cet homme jusquâĂ une carriĂšre qui est lĂ -bas, nous le couperons en morceaux aussi menu que chair Ă pĂątĂ©, et, ces morceaux, nous les Ă©parpillerons, pour quâils deviennent promptement la pĂąture des animaux sauvages et des oiseaux de proie. â En Basse-Bretagne, grommela Jean CarrĂ©, câest vous que lâon mettrait en piĂšces. Ă combien se montaient donc les dettes que ce malheureux a laissĂ©es aprĂšs lui ? â Ă cent francs. â Eh bien ! les voilĂ , vos cent francs ! Au moins sa dĂ©pouille mâappartient-elle ? â Oui, et libre Ă vous dâen faire ce quâil vous plaira. â Je la ferai enterrer pompeusement, afin de vous montrer, Ă vous autres Anglais, comment les Bretons traitent les morts. Le roi Ă©tait lĂ qui Ă©coutait, mais qui nâosait rien dire, ne voulant pas ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă ses sujets, encore moins Ă son gendre. Jean CarrĂ© fit faire lâenterrement, suivant les usages du pays, et en rĂ©gla tous les frais. Puis il commanda aux tailleurs de pierre les plus renommĂ©s une tombe magnifique sur laquelle furent inscrits le nom du mort et le sien. Le roi, un peu inquiet, lui dit â Nous pourrions peut-ĂȘtre nous en retourner maintenant du cĂŽtĂ© de Londres ? â Ma foi, oui ! rĂ©pondit Jean CarrĂ©. Ce que nous venons de voir ici ne mâengage nullement Ă poursuivre. Ils rebroussĂšrent chemin. De retour Ă Londres, Jean CarrĂ© annonça Ă ses beaux-parents quâil commençait Ă trouver le temps long, depuis si longtemps quâil nâavait vu sa femme. Il avait grande hĂąte aussi de rentrer Ă bord de la BarbaĂŻka. â Vous partirez, lui dit le roi, mais non sur le navire qui vous a amenĂ©. Rappelez-vous que vous ĂȘtes mon gendre. Le gendre du roi dâAngleterre ne saurait voyager sur un navire de trois cents tonneaux, comme un simple maĂźtre au cabotage. Je vais donner lâordre Ă mon escadre de se tenir prĂȘte. Elle sera toute Ă votre disposition. Lâamiral en chef lui-mĂȘme ne sera vis-Ă -vis de vous que comme un matelot par rapport Ă son capitaine. Aux yeux de Jean CarrĂ©, toute lâescadre du roi dâAngleterre, avec ou sans amiral, ne valait point la BarbaĂŻka. Mais, au moment de quitter beau-pĂšre et belle-mĂšre, il ne voulut pas leur causer de chagrin. Il sâembarqua donc sur le vaisseau-amiral. De quoi il eut Ă se repentir amĂšrement. Ă bord de ce vaisseau-amiral, il y avait comme pilote un grand juif, assez bel homme, mais que je nâeusse pas achetĂ© deux liards. Le soir du premier jour de traversĂ©e, Jean CarrĂ© ne fut pas peu surpris de voir que les autres bĂątiments de lâescadre gagnaient de vitesse celui quâil montait. CâĂ©tait cependant un fier navire, merveilleusement gréé. â Ăa, dit-il au juif, dâun ton courroucĂ©, dâoĂč vient que nous marchons Ă la traĂźne ? Le bateau a tout ce quâil faut pour aller de lâavant ». Vous ĂȘtes un mauvais pilote ! â Je ne suis pas un mauvais pilote. Comment gouverner, quand le gouvernail nâest pas Ă sa place ? â Vous me ferez quinze jours de fers. Le gouvernail Ă©tait bien Ă sa place, quand nous avons appareillĂ©. â Jugez-en vous mĂȘme ! â Câest ce que nous allons voir. Comme Jean CarrĂ© se penchait pour voir, le juif le saisit par les pieds et lui fit faire la culbute par-dessus bord. â Au secours ! Au secours ! cria le pauvre capitaine. HĂ©las ! il ne lui restait quâĂ pĂ©rir lamentablement. La mer Ă©tait grosse. Il roulait, Ă moitiĂ© enseveli, dans lâentre-deux des lames. Le juif avait si lestement fait son coup que personne, ne sâĂ©tait aperçu de la disparition du gendre du roi. Dâailleurs, lâamiral se fĂ»t assez peu souciĂ© de le repĂȘcher. Il nâĂ©tait dĂ©jĂ que trop vexĂ© dâavoir Ă obĂ©ir Ă un simple capitaine de la marine bretonne. Le vaisseau continua donc sa route, comme si de rien nâĂ©tait. â Il faut mourir ! se dit Jean ; et, en attendant dâĂȘtre englouti, il se mit Ă rĂ©citer une courte priĂšre. En ce moment, une haute vague le souleva. Il jeta autour de lui, sur la grande mer, le regard dĂ©solĂ© de ceux qui sombrent. Et voici quâil vit venir vers lui, marchant sur les flots, la silhouette dâun homme. Et lâhomme lui dit, dâune voix douce â Ne sois plus navrĂ©, mon pauvre Jean ! Sâil y a des gens qui trahissent, il y en dâautres qui se souviennent. â Comment ne serais-je pas navrĂ© ? Je nâembrasserai plus ni ma marraine, ni ma femme, ni mon fils ! Je leur avais promis, en les quittant, que ce voyage serait le dernier. Je ne croyais pas si bien dire ! â Prends courage ! Je viens pour te sauver. Lâhomme surnaturel tendit la main Ă Jean CarrĂ©. â Monte sur mon dos, dit-il. Jean CarrĂ© obĂ©it. Lâhomme se mit de nouveau Ă marcher sur la mer. Il cheminait dans le creux des vagues, comme un laboureur dans un sillon. Il emporta ainsi Jean CarrĂ© jusquâĂ une Ăźle rocheuse, mais verte, dont nul capitaine nâavait jamais eu connaissance. Il lây dĂ©posa Ă lâombre dâun arbre de palmes. â LĂ , camarade, lui dit-il. Ce que tu as de mieux Ă faire pour le moment, câest de sĂ©cher tes habits. Vois, le soleil est chaud. Dans une heure ou deux tu nâauras plus un fil de mouillĂ©, et tu auras pris quelque repos, Nous continuerons alors notre route. â Ă votre grĂ©. Le chemineur-de-mer disparut. Jean CarrĂ©, restĂ© seul sous les hautes palmes quâagitait une brise douce, ne tarda pas Ă sâendormir. Ne troublons pas son sommeil !⊠â Pendant ce temps, lâescadre du roi dâAngleterre voguait Ă pleines voiles vers les cĂŽtes de Basse-Bretagne. Ă mesure quâon en approchait, lâamiral se sentait ennuyĂ© grandement. Que dire Ă la princesse ? Comment lui rĂ©vĂ©ler la chose fatale ? Il y a, mĂȘme pour les amiraux, des passes difficiles. Celui-ci nâĂ©tait pas fĂąchĂ© de la disparition de Jean, mais il dĂ©plorait dâavoir Ă lâannoncer. Quant au juif, il affectait un air navrĂ©. Au fond de son cĆur, il jubilait. Lorsquâon eut abordĂ©, la flotte hissa le drapeau noir. La princesse qui se promenait dans ses domaines, avec son enfant sur les bras, aperçut au loin cette forĂȘt de mĂąts et de vergues, ainsi que les flammes de deuil qui flottaient Ă leurs drisses. Elle tomba Ă genoux, lâĂąme frappĂ©e dâun pressentiment. Ă ce moment, lâamiral sâavançait vers elle, chapeau bas. â Princesse, commença-t-il⊠â Inutile de poursuivre, Jean CarrĂ© est mort, nâest-ce pas ? â Comme vous dites, princesse ! â Retournez donc au pays dâoĂč vous venez. â Sans vous ? â Devant la grande mer, je fais ce serment. Rapportez-le Ă mon pĂšre. Je jure de ne retourner en Angleterre que lorsque la mort mâaura rĂ©unie Ă Jean CarrĂ© ! Ce soir mĂȘme, lâamiral reprenait le large. Mais le juif, lui, avait dĂ©sertĂ©. Ă la trouble-nuit, comme les vaisseaux avaient dĂ©jĂ dĂ©passĂ© la ligne bleue de lâhorizon, il faisait son entrĂ©e au manoir de KerdĂ©val oĂč demeuraient ensemble la marraine de Jean CarrĂ© et sa veuve. Il les trouva qui pleuraient enlacĂ©es. â Faites excuse, dit-il dĂšs le seuil, moi seul, je sais comment celui que vous pleurez a pĂ©ri. Jâai vu lâamiral le jeter par-dessus bord. Et il se prit Ă larmoyer, avec une dĂ©solation en apparence si vraie que sa douleur fit diversion Ă celle des deux femmes. â Approchez-vous du feu ! dirent-elles. Il raconta quâil avait dĂ©sertĂ©, pour ne plus vivre sous les ordres dâun homme aussi criminel que lâamiral. Bref, il sut si bien se concilier les bonnes grĂąces de la marraine et de la veuve, quâon le pria dâaccepter lâhospitalitĂ© dans la maison. Croyez quâil mit Ă profit son sĂ©jour. Ă force de parler de Jean CarrĂ©, sur un ton de douloureuse sympathie, il finit par sâinsinuer dans le cĆur de la pauvre princesse. Elle tolĂ©ra la cour quâil lui faisait, accepta de devenir sa femme. Non quâelle eĂ»t oublie Jean CarrĂ©. Bien au contraire, elle pensait ĂȘtre fidĂšle Ă sa mĂ©moire en lui donnant pour successeur un homme qui avait sans cesse son Ă©loge Ă la bouche. La marraine elle-mĂȘme avait Ă©tĂ© sĂ©duite par ce misĂ©rable juif. Elle fut la premiĂšre Ă encourager la princesse Ă lâĂ©pouser. Le mariage fut dĂ©cidĂ©. Il ne restait plus Ă faire que les derniers prĂ©paratifs. â ⊠â Eh bien ! Jean, tes effets sont-il secs ? demandait Ă Jean CarrĂ©, ce matin-lĂ , lâhomme surnaturel. Jean CarrĂ© ouvrit pĂ©niblement un Ćil, puis lâautre. â Sapristi ! sâĂ©cria-t-il, je viens de faire un bon somme ! Il essaya de se mettre sur son sĂ©ant. Il ne le put. Sa tĂȘte toujours retombait en arriĂšre. â Quâest-ce que jâai donc ? â Tu as que tes cheveux et ta barbe ont tellement poussĂ©, depuis que tu es Ă©tendu lĂ , quâils ont pris racine dans le sol. â Câest, ma foi, vrai ! Comment cela se fait-il ? â Parce quâil y a deux ans que tu dors, rĂ©pondit tranquillement lâĂ©tranger[194]. â Deux ans ! â Pas un jour de plus, pas un jour de moins. Jâaime Ă croire que te voilĂ suffisamment reposĂ©. â Je dois lâĂȘtre. â Il faut que tu le sois, car tu nâes pas au bout de tes peines. Remonte sur mes Ă©paules, que nous nous mettions de nouveau en chemin. Lâun portant lâautre, ils traversĂšrent la mer brumeuse. Lâhomme surnaturel marcha sur les eaux trois jours et trois nuits. Le jour, une colonne dâĂ©cume blanche cheminait devant lui, pour lui montrer la route. La nuit, câĂ©tait une claire Ă©toile. La troisiĂšme nuit, il dit Ă Jean CarrĂ© â Reconnais-tu cette terre ? â Oui, câest celle oĂč je suis nĂ©. â Tu nâas plus besoin de moi. La grĂšve commence ici. Ne tâattarde point. Rends-toi directement Ă KerdĂ©val. Tu y trouveras ta femme en train de se remarier avec le juif qui te jeta naguĂšre Ă la mer. Ne coupe ni tes cheveux, ni ta barbe. Fais-toi embaucher parmi les serviteurs de la maison, pour nâimporte quelle besogne. Je sais que lâon est en quĂȘte dâun fendeur de bois. Tu pourras te proposer comme tel. Et maintenant, avant que je tâabandonne Ă ton sort, dis-moi, Jean CarrĂ©, aurai-je le droit, si on me le demande, dâaffirmer que je tâai rendu service ? â Tu as le droit de le proclamer en tout lieu. Moi-mĂȘme je nây faillirai point. â BĂ©ni sois-tu pour cette parole ! Elle mâouvre le paradis. Je suis le mort dont tu payas jadis les dettes et Ă qui tu fis donner la sĂ©pulture. Ă mon tour, jâavais contractĂ© une dette envers toi. Tu mâas dĂ©livrĂ© quittance. Je suis dĂ©sormais sauvĂ©. Bon voyage, Jean CarrĂ©, et merci ! â Câest Ă moi de te remercier ! sâĂ©cria Jean CarrĂ©, mais il nây avait dĂ©jĂ plus sur la grĂšve que lui et son ombre que la lumiĂšre de la lune dĂ©coupait sur le sable. Pour arriver plus vite Ă KerdĂ©val, il prit un sentier de traverse. La porte du manoir Ă©tait encore close. Il dut attendre, assis sur les marches du seuil, que lâaube se fĂ»t levĂ©e, et, avec lâaube, les servantes. â Excusez-moi, dit-il alors, je suis un homme de bonne volontĂ©. Je suis prĂȘt Ă accepter beaucoup de travail en Ă©change dâun peu de pain. Il sâadressait en ces termes Ă sa marraine. Il la reconnaissait bien, mais elle ne pouvait le reconnaĂźtre, Ă cause de ses cheveux qui lui pendaient dans le dos et de sa barbe qui sâĂ©talait sur sa poitrine. Dâailleurs, la vue de la vieille avait baissĂ©, par lâeffet naturel de lâĂąge et aussi parce quâelle nâavait cessĂ© depuis la prĂ©tendue mort de Jean CarrĂ© de verser sur lui dâamĂšres larmes. â Entrez, brave homme, dit-elle. Savez-vous fendre le bois ? â Vous en jugerez, si vous mâemployez. â Vous allez dâabord manger une Ă©cuellĂ©e de soupe, puis vous vous rendrez Ă la forĂȘt que vous voyez lĂ -haut, sur le penchant de la montagne. Vous y trouverez des troncs abattus. Vous en ferez des bĂ»ches. On signe ce soir le contrat de ma filleule. Je voudrais que vous eussiez fendu assez de bois pour le feu de joie qui doit prĂ©cĂ©der la cĂ©rĂ©monie. â Reposez-vous-en sur votre serviteur. Vous serez satisfaite de lui. VoilĂ Jean CarrĂ© dâavaler sa soupe et de partir pour la forĂȘt. Quand il se fut Ă©loignĂ©, la vieille marraine dit â Ă en juger dâaprĂšs sa longue barbe, ce doit ĂȘtre quelque ermite qui sâest condamnĂ©, par esprit de mortification, Ă aller de porte en porte mendier du travail. Ce fut lâavis de chacun. â La femme de chambre de la princesse avait charge de promener le petit Iannik, tous les jours, entre midi et quatre heures. Elle le conduisait dâordinaire aux champs oĂč lâenfant sâamusait fort Ă regarder travailler les hommes. Ce midi-lĂ , elle lui dit Je vais te faire voir un bel ermite qui fend du bois, pour mĂ©riter le ciel. Ils se rendirent donc Ă la forĂȘt, oĂč Jean ne perdait pas son temps, car on entendait de loin le bruit de sa hache sâenfonçant dans les troncs dâarbres. DĂšs quâil fut en prĂ©sence du prĂ©tendu ermite, lâenfant se mit Ă le dĂ©visager fixement. Puis, cet examen terminĂ©, il dit dâune voix tranquille, avec un air sĂ©rieux â Câest vous, mon pĂšre, qui peinez dur ! Vous abattez Ă vous seul au tant de besogne que trois journaliers ensemble. â Que dis-tu lĂ , mon enfant ? Je ne suis pas ton pĂšre. â Ne parlez pas ainsi les autres ne le savent pas, mais moi je le sais. Jean CarrĂ© se mit Ă rire. â Tenez ! reprit lâenfant, vous avez Ă la joue une fossette toute semblable Ă la mienne. Je la vois bien, malgrĂ© votre barbe. La femme de chambre nâĂ©tait pas intervenue dans ce colloque. Mais la derniĂšre remarque de lâenfant lâavait frappĂ©e. â Maman ! sâĂ©cria le petit Iannik en rentrant au chĂąteau, maman ! jâai vu mon pĂšre. â HĂ©las ! mon enfant, il y a plus de deux ans que ton pĂšre est mort. â Mon pĂšre nâest pas mort. Vous pouvez me croire, quand je vous affirme quâil est bien vivant. â Je lâaffirmerais volontiers moi-mĂȘme, prononça la femme de chambre. Elle raconta Ă sa maĂźtresse ce qui sâĂ©tait passĂ© dans la forĂȘt. La princesse en fut toute troublĂ©e. Elle nâavait pas cessĂ© dâaimer Jean, mais elle avait une peur mortelle que tout ceci ne fĂ»t quâun leurre. Elle alla trouver la marraine et en causa avec elle. â Faisons toujours venir lâermite, dit la marraine. Jean fut mandĂ© au chĂąteau. Il y arriva, les yeux baignĂ©s de larmes. â Pourquoi pleurez-vous ? lui demanda-t-on. â Je pleure de joie. On a bien raison de dire que câest sur les lĂšvres des enfants que Dieu a mis la meilleure des sagesses. Il fit alors le rĂ©cit de son aventure, sans rien omettre, ni la perfidie du juif, ni lâefficace reconnaissance du mort. La femme de chambre courut au village voisin et en ramena barbier et perruquier. Jean CarrĂ© ne tarda pas Ă sortir de leurs mains identiquement pareil Ă ce quâil Ă©tait deux annĂ©es auparavant. On lui fit alors prendre un bain et on le revĂȘtit de son habit de mariage que sa femme avait pieusement conservĂ© dans son armoire en souvenir de lui. Comme bien vous pensez, le juif nâĂ©tait au courant de quoi que ce fĂ»t. Il surveillait dans la cour les apprĂȘts du feu de joie, donnant des ordres Ă chacun, du ton insolent dâun parvenu, et se carrant dĂ©jĂ dans son orgueil de futur maĂźtre de la maison. Sans cesse arrivaient des voitures, bondĂ©es de parents, Ă©loignĂ©s ou proches. Le juif les recevait Ă mesure, sâempressait, faisait lâaimable. Les gendarmes du chef-lieu de canton Ă©taient lĂ aussi ; on les avait convoquĂ©s, un peu pour assurer lâordre, mais surtout pour rehausser lâĂ©clat de la cĂ©rĂ©monie nuptiale qui devait se cĂ©lĂ©brer le lendemain. Soudain, on vit descendre la princesse. Elle prit Ă part le brigadier et lui chuchota quelques mots Ă lâoreille. Câest entendu ! rĂ©pondit le chef des gendarmes. Et il commanda de mettre le feu au bĂ»cher. La flamme sâĂ©leva, pĂ©tillante et claire. Ă ce moment, Jean CarrĂ© apparut, tenant son fils par la main, et suivi de sa marraine. Ce fut un vrai coup de théùtre. Le juif Ă©tait devenu couleur vert-chou. Deux gendarmes lâempoignĂšrent par sa veste et le prĂ©cipitĂšrent dans le brasier. Il y flamba comme une simple allumette. Les invitĂ©s ne perdirent rien Ă cela. Au lieu dâune noce, ce fut un retour de noce. Au lieu dâun repas, il y en eut vingt. Huit jours durant, les broches tournĂšrent, les tonneaux coulĂšrent, les gens mangĂšrent, burent, se vidĂšrent et recommencĂšrent. Il nây eut personne de mĂ©content de voir le vrai maĂźtre remis en possession de sa femme et de ses biens, si ce nâest peut-ĂȘtre le juif, mais celui-lĂ nâest jamais venu se plaindre. Du feu de KerdĂ©val il a dĂ» passer au feu de lâenfer oĂč il continue de cuire, espĂ©rons-le, pour lâĂ©ternitĂ©. La princesse, on sâen souvient, avait jurĂ© de ne retourner en Angleterre que lorsque la mort lâaurait rĂ©unie Ă Jean CarrĂ©. Jean CarrĂ© pensa que la condition exigĂ©e avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© remplie, puisquâen somme câĂ©tait grĂące Ă un mort quâil avait pu rejoindre sa femme. La marraine fut de son avis. Ils sâembarquĂšrent donc tous pour Londres. Mais le roi et la reine de ce pays ayant trĂ©passĂ© peu aprĂšs, Jean CarrĂ©, sa femme et sa marraine, regagnĂšrent leur chĂąteau de Basse-Bretagne oĂč dĂ©sormais ils vĂ©curent heureux. Puissiez-vous avoir bonheur Ă©gal, Ă moins de frais[195]. ContĂ© par Lise Bellec, couturiĂšre. â Port-Blanc. _______ LXIILa pierre de salut Ce jour-lĂ , il y avait un grand repas Ă KerbĂ©rennĂšs, maison riche de la paroisse de Langoat. Le plus jeune des enfants Ă©tant encore en bas Ăąge, on craignit que, par ses pleurs ou par ses cris, il ne gĂȘnĂąt les convives ; on pria donc une des servantes de sortir avec lui et de lâamuser pendant toute la durĂ©e du repas. La fille qui fut chargĂ©e de ce soin ne trouva rien de mieux, pour distraire le poupon, que de se mettre Ă lancer des pierres dans une citerne vaste et profonde, situĂ©e Ă lâun des angles de la cour. Les pierres, en tombant, faisaient plouff ! plouff ! Ce jeu Ă©gayait lâenfant ; la servante ne lâinterrompit que lorsque les invitĂ©s de KerbĂ©rennĂšs se furent levĂ©s de table. On lâappela alors pour venir laver la vaisselle. Elle Ă©tait occupĂ©e Ă cette nouvelle besogne, quand tout Ă coup une grĂȘle de cailloux sâabattit sur la façade de la maison. Il en pleuvait jusque dans lâintĂ©rieur de la cuisine, par la fenĂȘtre et par lâouverture de la porte. La servante sursauta, tout interloquĂ©e. Les cailloux rebondissaient sur les meubles, avec violence. Bon nombre dâassiettes volĂšrent en Ă©clats autour de la jeune fille. Elle abrita sa figure derriĂšre son bras et tĂącha de voir dâoĂč arrivaient toutes ces pierres. Elle constata quâelles jaillissaient de la citerne, et ne douta point que ce ne fussent celles-lĂ mĂȘmes quâelle y avait lancĂ©es tout Ă lâheure. Elle se garda bien dâen rien dire Ă ses maĂźtres, se bornant Ă leur montrer sur le sol les pierres qui avaient occasionnĂ© le dĂ©gĂąt. Le propriĂ©taire de KerbĂ©rennĂšs crut Ă la vengeance dâun voisin quâil nâavait pas jugĂ© Ă propos dâinviter au repas. Quant Ă sa femme, vous pouvez penser quâelle Ă©tait navrĂ©e de voir son mobilier si luisant criblĂ© dâĂ©raflures, et sa meilleure vaisselle en morceaux. On se coucha de fort mauvais humeur, cette nuit-lĂ , Ă KerbĂ©rennĂšs. La jeune servante Ă©tait restĂ©e sur pied la derniĂšre, comme câĂ©tait son devoir. Elle finissait de couvrir le feu de lâĂątre avec la cendre et sâapprĂȘtait Ă sâaller coucher Ă son tour, lorsquâentra, le corps ployĂ© en deux, une misĂ©rable vieille pauvresse dont les haillons dĂ©gouttaient dâeau. Elle grelottait si fort, la pauvre vieille, que la servante en eut grand pitiĂ©, quoique ce ne fĂ»t pas une heure Ă se prĂ©senter chez des chrĂ©tiens. â Vous avez lâair dâavoir bien froid, ma brave femme ? dit la servante. â Oui, rĂ©pondit la groacâh[196] », bien froid, en effet ! â Il pleut donc Ă verse que vos hardes sont trempĂ©es Ă ce point ? Notez quâil faisait nuit dâĂ©toiles, sans un nuage, mais la jeune fille avait la tĂȘte si troublĂ©e depuis son aventure du jour quâelle ne savait mĂȘme plus la couleur du temps. â Approchez-vous du foyer, marraine, reprit-elle, je vais rallumer le feu. La pauvresse sâassit sur un escabeau qui Ă©tait dans le coin de lâĂątre. Mais elle continuait de grelotter, malgrĂ© la flambĂ©e dâajonc sec que venait dâallumer la servante. Et, tout en grelottant, elle gĂ©missait, gĂ©missait â Iaou, ma Doue !.. Iaou⊠Iaou⊠ma Doue, couscoude ! HĂ©las ! mon Dieu !⊠HĂ©las !⊠HĂ©las ! Mon Dieu, cependant ! â Par le Sauveur, supplia la jeune servante, ne vous lamentez pas ainsi ! Le maĂźtre couche dans le lit que voilĂ , et il sâest endormi, ce soir, sur son mĂ©contentement. Si vous le rĂ©veillez, il ne fera pas bon ici pour vous. Elle achevait Ă peine de parler ainsi, Ă voix basse, que le maĂźtre se rĂ©veillait. â Que signifie ce feu ? cria-t-il. Il ne pouvait apercevoir la vieille mendiante qui occupait prĂ©cisĂ©ment le coin de lâĂątre situĂ© Ă la tĂȘte du lit. Il eĂ»t fallu, pour quâil la vĂźt, quâil se penchĂąt au dehors. De quoi il nâavait nulle envie, attendu quâil Ă©tait un peu gourd, ayant festoyĂ© dans la journĂ©e. Il rĂ©pĂ©ta toutefois sa question, mais dĂ©jĂ rendormi Ă moitiĂ© â Que signifie ce feu ? La servante allait rĂ©pondre, lorsque trois coups violents retentirent sur le bank tossel ». Le maĂźtre ne bougea plus. Qui avait frappĂ© ces trois coups ? Câest ce que la servante nâaurait su dire. La groacâh » nâavait pas fait un mouvement ; les mains croisĂ©es sur ses genoux, elle aurait eu lâair dâune morte, nâĂ©tait la plainte ininterrompue qui sâexhalait de ses lĂšvres et le grelottement qui secouait sa vieille peau. La servante sentait sa peur de lâaprĂšs-midi sâaccroĂźtre dâune Ă©pouvante nouvelle. â Chauffez-vous, marraine, dit-elle. Vous nâavez dĂ©sormais quâĂ entretenir la flamme. Et, en grande hĂąte, elle gagna son lit qui Ă©tait Ă lâautre bout de la cuisine. Une fois couchĂ©e, elle fit semblant de dormir, mais ne cessa de veiller dâun Ćil, quoiquâelle fĂ»t bien lasse. Au premier chant du coq, elle vit la pauvresse se lever, et disparaĂźtre. â Câest bien une morte, pensa-t-elle ; elle sâen va, parce que son heure est venue. DĂšs que lâaube colora le ciel, la jeune fille se rhabilla, sans avoir pris son repos, et, dâun pas rapide, sâachemina vers le bourg. Ă lâĂ©glise, elle trouva le recteur qui revĂȘtait son surplis pour la cĂ©lĂ©bration de la premiĂšre messe basse. â Au nom de Dieu, monsieur le recteur, confessez-moi sur-le-champ ! Et elle lui conta tout, lâhistoire de la citerne et celle de la mendiante. Le recteur lui dit â Soyez en paix ! Tout ceci sâĂ©claircira, car tout ceci sâest fait avec le consentement de Dieu. La bonne femme reviendra vous visiter. Attendez-la, et, comme hier, recevez-la du mieux quâil vous sera possible. La pauvrette sâen retourna chez elle, rĂ©confortĂ©e. Le soir mĂȘme, la prĂ©diction du recteur sâaccomplit. La groacâh » reparut. La servante avait eu soin de lui prĂ©parer un grand feu dont tout lâĂątre rayonnait. Comme la veille, la mendiante, Ă peine assise, se mit Ă gĂ©mir, seulement elle ne grelottait plus, ses haillons Ă©taient presque secs, et ses gĂ©missements mĂȘmes Ă©taient moins lugubres Ă entendre. La jeune fille se sentait avec elle plus Ă lâaise ; toutefois elle ne dormit pas plus que la nuit prĂ©cĂ©dente, et, Ă lâaube, elle se rendit de nouveau prĂšs du recteur. â Ce soir, dit celui-ci, vous verrez encore arriver la morte. Ce sera la troisiĂšme fois. Vous aurez acquis le droit de lâinterroger. Demandez-lui pourquoi ses vĂȘtements Ă©taient si trempĂ©s avant-hier. Je suis sĂ»r quâelle vous donnera lâexplication de tout. CâĂ©tait un homme de bon conseil que ce recteur, et qui savait, comme pas un, son mĂ©tier de prĂȘtre. Cette fois, la servante alluma sur le foyer un vrai feu de Saint-Jean. Ă lâheure accoutumĂ©e, elle vit entrer la vieille, et la vieille prit place sur lâescabeau, Ă lâangle de la cheminĂ©e, non seulement sans grelotter, mais encore sans gĂ©mir. La servante entama la conversation â Seigneur Dieu bĂ©ni ! Vous voilĂ en meilleur Ă©tat, marraine. Pourquoi donc vos vĂȘtements Ă©taient-ils trempĂ©s Ă ce point, quand vous ĂȘtes venue ici tout dâabord ? â Je puis te le dire Ă prĂ©sent, ma filleule, rĂ©pondit la pauvresse. Depuis cinquante ans je fais pĂ©nitence au fond de la citerne qui est dans la cour. â En ce cas, je vous ai peut-ĂȘtre blessĂ©e avant-hier, quand jây ai jetĂ© des pierres pour amuser lâenfant ? â Tu mâas sauvĂ©e au contraire. Je ne pouvais sortir de ce trou quâĂ la condition dâavoir une pierre dans la main, une pierre de secours jetĂ©e par un vivant. Ce disant, la vieille fouilla dans la poche de sa jupe. â Cette pierre, la voici, dit-elle. Je te la rends afin quâelle te porte bonheur. â Mais alors, reprit la jeune fille, ce nâest donc pas vous qui avez rejetĂ© contre la maison tous les cailloux que jâavais lancĂ©s dans la citerne ? â Certes, non ! Celui qui faisait cela, câĂ©tait mon mauvais ange. Heureusement, il nâa pas pu les rejeter tous. Je tenais dĂ©jĂ bien serrĂ©e dans ma main la pierre qui devait me sauver. Câest celle que je tâai remise. Garde-la prĂ©cieusement. Je ne saurais te faire un meilleur cadeau, en reconnaissance du service que tu mâas rendu. Mais si tu tâen sĂ©pares, le bonheur sortira de ta maison avec elle. â Je vous remercie, dit la jeune servante. Je veillerai sur cette pierre de salut comme sur la prunelle de mes yeux. Si vous allez maintenant en paradis, faites savoir Ă ma mĂšre que vous mâaurez vue. â Oui, rĂ©pondit la pauvresse, mais jâattends encore de toi une derniĂšre bontĂ©. â Parlez ! je suis Ă vos ordres. â Il me faut deux messes que tu feras dire Ă mon intention, dans la chapelle de Saint-CarrĂ©, par le recteur qui tâa si bien disposĂ©e Ă mon Ă©gard. â Soit. La servante nâeĂ»t pas plus tĂŽt prononcĂ© ce mot que la vieille sâĂ©vanouit en une petite fumĂ©e blanche. Le recteur de Langoat, le dimanche suivant, partit pour Saint-CarrĂ©. Il y cĂ©lĂ©bra les deux messes sollicitĂ©es par la mendiante. La jeune servante assista Ă lâune et Ă lâautre. Comme elle sâen revenait, nu-pieds, elle vit un lĂ©ger nuage de poussiĂšre sâĂ©lever devant elle sur la route ; ce nuage prit peu Ă peu la forme de la pauvresse. Seulement le visage semblait tout jeune et resplendissait dâune clartĂ© surnaturelle. Le vĆu de la morte Ă©tait accompli. contĂ© par Marie Corre. â PenvĂ©nan, 1886. CHAPITRE VIIILes morts malfaisants. â conjurations et conjurĂ©s Le revenant le plus malintentionnĂ© ne peut rien contre trois baptĂȘmes rĂ©unis, câest-Ă -dire contre trois personnes cheminant de compagnie et ayant Ă©tĂ© toutes les trois baptisĂ©es[197]. â Pour se garantir des malĂ©fices dâun fantĂŽme, il nâest que de lui crier â Si tu viens de la part de Dieu, exprime ton dĂ©sir. Si tu viens de la part du diable, va-t-en dans ta route, comme moi dans la mienne. Il importe surtout de le tutoyer. Si on sâoubliait Ă lui dire vous », on serait perdu[198]. â Si vous voulez que les revenants ne puissent rien contre vous, ne cheminez jamais de nuit sans avoir sur vous lâun quelconque de vos instruments de travail. Les instruments de travail sont sacrĂ©s. Aucune espĂšce de malĂ©fices ne peut prĂ©valoir contre eux. Un tailleur, voyant un mort sâavancer sur lui, fit le signe de la croix avec son aiguille. Le mort disparut aussitĂŽt, en criant â Si tu nâavais eu ton aiguille, jâaurai fait de toi un homme je tâaurais broyĂ©[199] ! LXIIILa fiancĂ©e du mort Le plus beau fils de paysan quâil y eĂ»t en BĂ©gard Ă©tait Ă coup sĂ»r RenĂ© Pennek, fils dâErvoann, et la plus jolie fille qui fĂ»t Ă dix lieues Ă la ronde, câĂ©tait Dunvel Karis, la douce » de RenĂ© Pennek. Les deux jeunes gens sâaimaient depuis le temps oĂč ils sâĂ©taient rencontrĂ©s sur les bancs du catĂ©chisme. Tous deux Ă©taient de bonne maison. Seulement les Pennek possĂ©daient le double de la fortune des Karis. Pour cette raison, Ervoann Pennek ne voyait pas sans contrariĂ©tĂ© le penchant de son fils pour Dunvel. De son cĂŽtĂ©, Juluenn Karis, le pĂšre de Dunvel, Ă©tait fier de tempĂ©rament ; pour rien au monde il nâeĂ»t consentit Ă faire les premiĂšres dĂ©marches auprĂšs dâErvoann Pennek quâil traitait dâĂ©gal Ă Ă©gal et peut-ĂȘtre mĂȘme avec quelque hauteur, prĂ©cisĂ©ment parce quâil se savait infĂ©rieur Ă lui sous le rapport de la fortune. Cela nâempĂȘchait pas les deux jeunes gens de se donner assignation » dans tous les lieux de rendez-vous, tels que pardons, aires neuves et frikadek bolcâh[200]. On avait plaisir Ă les voir ensemble, tellement ils paraissaient faits lâun pour lâautre. Souventes fois, par badinage, on leur demandait â Ă quand la noce ? Dunvel alors rougissait sous sa coiffe et rĂ©pondait dâun ton triste â Quand il plaira Ă Mgr Dieu. Mais RenĂ©, lui, se redressait â Ce quâil y a de certain, disait-il, câest quâelle aura lieu, en dĂ©pit de tout et de tous. Les choses en Ă©taient lĂ , lorsquâun matin Ervoann Pennek dit Ă son fils RenĂ© â Jâai fait venir des ouvriers pour abattre les hĂȘtres qui sont sur nos terres du MĂ©zou-Meur. Je te prie de les aller surveiller, afin quâils fassent prompte besogne. RenĂ© Pennek obĂ©it incontinent Ă lâinvitation de son pĂšre. Il se rendit Ă lâĂ©curie, sella lâĂ©talon, qui Ă©tait le meilleur trotteur de la contrĂ©e, et se mit en route. Le MĂ©zou-Meur Ă©tait un domaine situĂ© en Louargat sur lâautre versant du MĂ©nez-BrĂ©[201]. Il appartenait Ă Ervoann Pennek, du chef de sa femme qui Ă©tait de par lĂ . RenĂ©, pour y arriver, avait Ă parcourir quatre bonnes lieues. Et, Ă lâĂ©poque dont je vous parle, les routes ne ressemblaient guĂšre Ă celles dâaujourdâhui. Jusquâau Menez, le chemin nâĂ©tait que fondriĂšres. Il fallait compter ensuite lâescalade du Mont par des sentiers ravinĂ©s comme des lits de torrents, puis la descente du versant opposĂ©, plus dangereuse encore que lâescalade. â Câest toute une journĂ©e Ă passer dehors, sâĂ©tait dit RenĂ© Pennek en sâasseyant en selle. Il entendait par lĂ que câĂ©tait toute une journĂ©e sans voir sa douce ». Pour se mettre le cĆur en repos, il fit un crochet et traversa la cour des Karis. Dunvel Ă©tait en train dâĂ©tendre la lessive sur lâherbe du clos. RenĂ© Pennek la serra dans ses bras et reprit sa route, en sifflant une chanson joyeuse. Quant Ă Dunvel, il paraĂźt quâelle fut triste tout le restant du jour, sans quâelle sĂ»t elle-mĂȘme pourquoi. Le soleil Ă©tait Ă son midi, lorsque RenĂ© Pennek entra sur les terres du MĂ©zou-Meur. Jusque-lĂ son voyage sâĂ©tait accompli sans encombre. LâĂ©talon, durant tout le trajet, sâĂ©tait montrĂ© dâune docilitĂ© parfaite. Il nâen fut pas de mĂȘme, hĂ©las ! jusquâau terme du voyage. Ă mesure quâil approchait du lieu oĂč se faisait lâabatis dâarbres, le jeune homme dut serrer les flancs de sa monture et lui tenir haute la bride. Le bruit des haches sâenfonçant dans le bois faisait dresser les oreilles du cheval. Tout Ă coup un hĂȘtre se coucha juste en travers de la route. LâĂ©talon fit un bond dâĂ©pouvante. RenĂ© Pennek tombaâŠ, il tomba si malheureusement quâil fut tuĂ© du coup. Sa tĂȘte avait portĂ© contre une roche encastrĂ©e dans le talus. Les ouvriers accoururent. Avec des branchages on improvisa une civiĂšre. Le pauvre cher jeune homme fut dĂ©posĂ© dans la loge » des sabotiers, avec qui son pĂšre avait fait marchĂ© pour les troncs abattus. On alla quĂ©rir une charrette Ă la ferme la plus proche, puis on tira au sort pour savoir qui ramĂšnerait le cadavre chez les vieux parents, car personne ne se souciait dâĂȘtre le messager de la sinistre nouvelle. Ce ne fut quâĂ la nuit close que RenĂ© Pennek rentra dans la demeure des siens, les pieds en avant ». Chez les Karis, on se coucha, cette nuit-lĂ , comme Ă lâordinaire. On nây avait pas eu vent du malheur qui Ă©tait survenu. Seule, Dunvel ne dormait point. Elle ne faisait que tourner et retourner dans son lit, comme si elle avait Ă©tĂ© dĂ©vorĂ©e par les puces. Le cĆur des amoureuses a de singuliers pressentiments. Elle se demandait surtout pourquoi RenĂ© nâĂ©tait pas venu lui apporter le bonsoir, Ă son retour, ainsi quâil le lui avait promis le matin. Car, pensait-elle, depuis longtemps dĂ©jĂ il devait ĂȘtre rentrĂ© du MĂ©zou-Meur. Comme elle lui faisait reproche, Ă part soi, de ce manquement Ă sa promesse, elle eut une joie vive. Le pas dâun cheval venait de retentir sur le pavĂ© de la cour ; et, presque aussitĂŽt, trois coups vigoureusement frappĂ©s Ă©branlĂšrent le bois de la porte. Nul doute câĂ©tait lui ! câĂ©tait RenĂ© ! Lâhorloge de la maison, en ce moment mĂȘme, tinta minuit. Dunvel attendit que lâheure eĂ»t fini de faire son vacarme, avant de rĂ©pondre Ă lâappel du voyageur. â Câest toi, RenĂ© ? dit-elle. â Certes, oui, câest moi ! â Tu as bien fait de venir mâapporter le bonsoir. Je commençais Ă penser que tu nâĂ©tais quâun trompeur. Cette idĂ©e mâaigrissait le sang. Maintenant que jâai entendu le son de ta voix, je vais pouvoir dormir Ă lâaise. â Il sâagit bien de dormir. Je viens te chercher pour te conduire chez moi et faire de toi ma femme. â Y songes-tu, RenĂ© ? sais-tu quelle heure il est ? â Quâimporte lâheure ! Toute heure est mon heure. LĂšve-toi vite, Dunvel, et viens tâen ! â Tes parents consentent donc ? â Ils ne peuvent plus refuser, maintenant. DĂ©pĂȘche-toi, si tu ne veux que je me lasse dâattendre. Dunvel se leva, mais une pareille dĂ©marche, Ă une heure si peu chrĂ©tienne, ne laissait pas que de lui sembler Ă©trange. Avant dâouvrir la porte Ă RenĂ© Pennek, elle se rendit pieds-nus auprĂšs du lit de sa mĂšre quâelle Ă©veilla doucement, afin de lui demander conseil. Les mĂšres sont toujours trop heureuses de bien caser leurs filles. La mĂšre de Dunvel dĂ©plorait la fiertĂ© de son mari qui, plus encore que la fortune des Pennek, Ă©tait le grand obstacle au bonheur de son enfant. Elle dit Ă sa fille â Si RenĂ© Pennek tâest venu chercher au milieu de nuit, câest quâil a fini par arracher leur consentement Ă ses vieux » et quâil tient Ă battre le fer pendant quâil est chaud. Suis-le, puisquâil te fait signe. Il nâest pire sottise que de tourner le dos Ă son Ă©toile. â Mais votre prĂ©sence nâest-elle pas indispensable, ainsi que celle de mon pĂšre ? â Ne te mets en peine de rien. Je vais prĂ©parer Juluenn Karis Ă cet Ă©vĂ©nement quâil souhaite autant que moi de voir arriver, quoiquâil sâen taise. Toi, prends les devants, avec ton promis. Dunvel ne se le fit pas rĂ©pĂ©ter deux fois. Les paroles de sa mĂšre lâavaient rassurĂ©e contre ses mauvaises imaginations. Elle passa prestement sa jupe et son corsage, Ă©pingla sa coiffe, saisit ses sabots dâune main et tira le verrou de lâautre. â Enfin ! tu tâes donc dĂ©cidĂ©e ! cria, sur le seuil, la voix de RenĂ© Pennek. La mĂšre de Dunvel attendit que le galop du cheval qui emportait sa fille et le fiancĂ© de sa fille se fĂ»t perdu dans lâĂ©loignement. Puis elle poussa du coude Juluenn Karis qui dormait Ă cĂŽtĂ© dâelle du lourd sommeil de ceux qui, le jour durant, ont durement travaillĂ© aux champs. Juluenn Karis, ne se fit pas trop prier. Sa femme disait vrai lâannonce du mariage de sa fille, avec le fils dâErvoann Pennek, le combla de joie. Il se laissa sans protestation aucune revĂȘtir de ses plus beaux habits et prit, en compagnie de sa vieille », attifĂ©e elle aussi, comme pour un dimanche de PĂąques, le chemin du Quinquiz, oĂč demeuraient les Pennek. Le garçon vacher les prĂ©cĂ©dait avec une lanterne, car la nuit Ă©tait noire comme un pĂ©chĂ© mortel. En arrivant dans lâaire du Quinquiz, ils virent tout le rez-de-chaussĂ©e Ă©clairĂ© dâune vive lumiĂšre. Ă coup sĂ»r il allait y avoir grand rĂ©gal. On nâattendait plus quâeux pour signer le contrat et faire bombance. Ils furent tout surpris, en franchissant le pas de la porte, dâentendre quâon rĂ©citait les litanies de la mort »⊠Sur la table de la cuisine, garnie dâune nappe blanche qui pendait jusquâĂ terre, ils virent Ă©tendu le corps de RenĂ© Pennek. Il avait une fente au milieu du front, et, par cette fente, la cervelle se montrait. Au bas-bout de la table Ă©tait placĂ©e une assiette oĂč trempait un rameau de buis dans lâeau bĂ©nite dont on asperge les dĂ©funts. De chaque cĂŽtĂ© de lâĂątre, le pĂšre et la mĂšre du trĂ©passĂ© pleuraient en silence. Juluenn Karis et sa femme nâosĂšrent questionner. La mĂȘme pensĂ©e leur Ă©tait venue Ă tous deux. RenĂ© Pennek avait dĂ» trouver la mort entre leur manoir et le Quinquiz. Mais quâĂ©tait-il advenu de Dunvel ? En vain ils la cherchaient des yeux parmi les femmes agenouillĂ©es qui rĂ©citaient les priĂšres funĂšbres. Ce quâil Ă©tait advenu dâelle, le voici RenĂ© Pennek, ou, si vous prĂ©fĂ©rez, son fantĂŽme lâavait dâabord assise en croupe derriĂšre lui, puis le cheval Ă©tait parti ventre Ă terre. Il avait la criniĂšre si longue, ce cheval, que, dans la vitesse de la course, elle fouettait jusquâau sang la joue de Dunvel. En sorte quâĂ tout moment Dunvel criait â RenĂ©, mon ami ! Ne trouvez-vous pas que nous allons trop vite ? Mais Ă la plainte de la jeune fille, RenĂ© Pennek ne savait que rĂ©pondre â Il faut aller, ma douce ! Il faut aller ! â RenĂ©, mon ami ! reprenait Dunvel, ĂȘtes-vous bien sĂ»r de la route ? â Tout chemin, ma douce, mĂšne oĂč nous devons aller ! â RenĂ©, mon ami ! est-ce bien au Quinquiz que vous me conduisez par cette route ? â Je vous conduis chez moi, ma douce ! Nâest-ce pas ce que vous souhaitez comme moi-mĂȘme ? Tels Ă©taient les propos quâils Ă©changeaient dans la nuit. Dunvel vit soudain se dresser devant elle, comme une grande chose noire, lâĂ©glise du bourg. La grille du cimetiĂšre Ă©tait large ouverte. Le cheval enfila lâallĂ©e principale, fit un bond par-dessus quatre ou cinq rangĂ©es de tombes et sâabattit au bord dâune fosse toute fraĂźche. Avant quâelle eĂ»t pu se reconnaĂźtre, Dunvel Karis Ă©tait couchĂ©e au fond du trou. â Câest ici notre lit de noce, dit RenĂ© Pennek, et il sâallongea sur elle⊠Le lendemain, quand les fossoyeurs voulurent mettre en terre lâunique hĂ©ritier du Quinquiz, ils reculĂšrent dâĂ©pouvante. Le cadavre aplati et dĂ©figurĂ© de Dunvel Karis gisait dans la fosse[202]. ContĂ© par Françoise OmnĂšs. â BĂ©gard, septembre 1890. _______ LXIVLa rancune du premier mari Mon frĂšre Ă©tait un piqueur de pierres si renommĂ© que tous les grands chantiers de Bretagne se le disputaient. Aussi Ă©tait-il souvent absent, et pour de longs mois. Par exemple, il ne laissait jamais passer une annĂ©e, sans venir voir notre pĂšre⊠Notre pĂšre ! Ah ! que ne lâavez-vous connu ! Câest celui-lĂ qui vous en aurait dĂ©bitĂ©, des histoires ! Et des rouges et des noires, et des grises et des bleues !⊠Tous ses enfants raffolaient de lui. Donc, un beau matin, on entendait cogner Ă la porte, et câĂ©tait mon frĂšre Yvon. De chaque main il tenait une bouteille dâeau-de-vie. â Allons, mon pĂšre, criait-il joyeusement dĂšs le seuil, je sais bien que vous allez me gronder un peu, parce que jâai Ă©tĂ© longtemps sans reparaĂźtre. Mais, sâil vous plaĂźt, nous commencerons par trinquer. Je vous chanterai ensuite les jolies chansons que jâai apprises. On attrape toujours quelque chose en battant du pays. Le pĂšre ne se faisait pas prier. Il Ă©tait lâindulgence mĂȘme. Or, un jour, mon frĂšre arriva ainsi, Ă lâimproviste. Il riait trĂšs fort et cependant avait lâair trĂšs embarrassĂ©. â Mon pĂšre, dit-il, apprĂȘtez-vous Ă me faire un sermon. Jâai rĂ©solu de prendre femme. â Bah ! sâexclama le vieux, et qui donc Ă©pouses-tu ? â NaĂŻc, dâici tout prĂšs. â NaĂŻc la veuve, une soularde ! Je ne tâen fais pas mon compliment, mais je te donne ma bĂ©nĂ©diction. Ă chacun son sort. â Ă la bonne heure ! Il y a toujours moyen de sâentendre avec vous. â Il faut bien que le moulin tourne du cĂŽtĂ© oĂč souffle le vent. â Je sais tout ce quâon dit contre NaĂŻc. Mais voilĂ , elle mâa plu, et je le lui ai prouvĂ©. Je lui ai enveloppĂ© son feu. La crĂ©ature quâelle porte a prĂšs de six mois. â Ce qui est fait nâest plus Ă faire. Ă quand la noce ? â Lundi en quinze. Le contrat fut, en effet, signĂ© au jour indiquĂ©, mais le mariage religieux ne put ĂȘtre cĂ©lĂ©brĂ© ce jour-lĂ , je ne me rappelle plus pour quelle cause. Le repas avait Ă©tĂ© commandĂ© Ă lâauberge. On le mangea, quoiquâil nâeĂ»t pas Ă©tĂ© bĂ©ni par un prĂȘtre. Pour ma part, je le trouvai excellent. Les autres invitĂ© furent de mon avis, et, ma foi ! toutes les tĂȘtes Ă©taient un peu Ă©chauffĂ©es, quand on sâen revint du bourg. Mon frĂšre nâavait pas dâabord lâintention de passer la nuit avec sa femme. Mais, lâayant reconduite chez elle, comme câĂ©tait son devoir, il resta. Cela, il nâaurait pas dĂ» le faire, jusquâĂ ce que son mariage eĂ»t Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ© Ă lâĂ©glise. Las ! que voulez-vous, les hommes sont les hommes, et cette NaĂŻc Ă©tait vraiment une enjĂŽleuse. Il est probable quâils trinquĂšrent Ă la santĂ© lâun de lâautre. Puis ils sâen furent coucher dans le mĂȘme lit. Mon frĂšre ne fut pas plus tĂŽt allongĂ© Ă cĂŽtĂ© dâelle, dans les draps, quâil lui passa dans lâesprit une idĂ©e singuliĂšre. â Hein ! dit-il Ă la nouvelle Ă©pousĂ©e, si Jean-Marie Corre nous voyait ici comme nous sommes !⊠Jean-Marie Corre Ă©tait le nom du premier mari de la veuve. Ă peine eut-il achevĂ© cette phrase, mon frĂšre sursauta. En face de lui, Jean-Marie Corre Ă©tait assis Ă table, devant le verre quâil venait Ă lâinstant de vider lui-mĂȘme. â NaĂŻc, murmura mon frĂšre, regarde donc ! â Quoi ? â Est-ce que tu ne reconnais pas celui qui est lĂ ? â De qui parles-tu ? Je ne vois personne. â Tu ne vois pas Jean-Marie ? â Eh ! laisse-moi tranquille avec Jean-Marie ! Si tu nâas rien de mieux Ă me dire, dormons ! LĂ -dessus, NaĂŻc tourna la tĂȘte du cĂŽtĂ© du mur. Elle avait bu pas mal dans la journĂ©e. Au bout dâun moment elle ronflait. Mon frĂšre nâessaya plus de la rĂ©veiller. Mais il demeura, quant Ă lui, sur son sĂ©ant, les yeux rivĂ©s au spectre de Jean-Marie Corre toujours immobile. Il sentait ses cheveux dressĂ©s sur sa tĂȘte, aussi raides que les dents dâun peigne Ă carder lâĂ©toupe. Le mort ne faisait pas un geste, ne profĂ©rait pas une parole. Ă la fin, mon frĂšre en eut assez de cette situation. â Jean-Marie Corre, dit-il, apprends-moi du moins ce quâil te faut. Ah ! mes amis, nâinterpellez jamais un mort ! Ceci est la franche et pure vĂ©ritĂ© ainsi interpellĂ©, le spectre de Jean-Marie Corre ne fit quâun bond du banc oĂč il Ă©tait assis jusquâau lit oĂč se trouvait mon frĂšre. Le pauvre Yvon se fourra tout entier sous les draps. De la sorte, il ne voyait plus rien. Mais le mort Ă©tait Ă cheval sur sa poitrine ; le mort lui Ă©treignait les flancs entre ses deux genoux pointus. CâĂ©tait une souffrance atroce. Il aurait voulu crier il ne le pouvait. Il nâavait plus de respiration. Il entendait son haleine rĂąler dans sa gorge comme le vent dans un soufflet crevĂ©. Je vous promets que le soleil qui se leva le lendemain de cette nuit-lĂ fut bĂ©ni par quelquâun, et ce quelquâun Ă©tait mon frĂšre, Yvon Le Flem. Au point du jour, nous le vĂźmes entrer chez nous, le visage dĂ©fait, la couleur de la mort au cou. Quand il essaya de parler, un hoquet lui Ă©trangla la voix. Il finit par dire â Je ne coucherai plus dans la maison de NaĂŻc. â Si donc, rĂ©pondit notre pĂšre, sur un ton de plaisanterie. Qui a commencĂ© doit continuer. Yvon lui raconta alors la chose. Le bonhomme devint sĂ©rieux. â Câest quâil manque Ă ton contrat la signature de Dieu, conclut-il. Mon frĂšre ne retourna coucher avec NaĂŻc chez elle que lorsque tout fut en rĂšgle. Il aurait bien mieux fait de nây mettre jamais les pieds. ContĂ© par Marie-Yvonne Le Flem. â Port-Blanc. _______ LXVLe crieur de nuit NoĂ«l Gariez Ă©tait un journalier de BĂ©gard. Il demeurait au bourg, mais partait chaque matin pour aller travailler dans des fermes souvent Ă©loignĂ©es et ne rentrait presque jamais quâĂ des heures tardives. Il lui Ă©tait arrivĂ© plus dâune fois dâentendre hopper[203] le crieur de nuit », mais cela Ă de grandes distances, en sorte quâil ne sâĂ©tait jamais rencontrĂ© avec ce personnage. Pourtant, disait-il parfois, quand on en parlait, il nâeĂ»t pas Ă©tĂ© fĂąchĂ© de le voir de prĂšs, ne fĂ»t-ce que pour se rendre compte comment il Ă©tait bĂąti. Or, une nuit quâil revenait de son travail, comme il passait sur une espĂšce de tertre, couvert de broussailles il entendit hurler, presque Ă son oreille, le ho ! ho ! » du crieur de nuit. NoĂ«l Gariez promena les yeux tout autour de lui, mais nâaperçut rien ni personne. Il continua dâavancer Ă travers la broussaille, sans mot dire. Il savait quâil nâest pas bon de rĂ©pondre Ă lâappel du hopper-noz. Celui-ci, son appel jetĂ©, sâĂ©tait tu, sans doute pour attendre la rĂ©ponse de NoĂ«l. NoĂ«l, lui, hĂątait le pas. Il allait sortir de la lande, quand derriĂšre lui, sur le tertre, la voix du hopper-noz se mit Ă crier dâun ton lamentable â Ma momm ! Ma momm ! Ma mĂšre ! Ma mĂšre ! On eĂ»t dit le cri de dĂ©tresse dâun enfant abandonnĂ©. Ce cri Ă©mut NoĂ«l Gariez jusquâaux entrailles. Il ne put cette fois sâempĂȘcher de rĂ©pondre. â Comment ! buguel-noz[204] enfant de la nuit, tu as donc une mĂšre aussi, toi ? NoĂ«l Garlez dit cette parole, sans penser Ă mal, et parce quâil avait pitiĂ© du pauvre ĂȘtre qui gĂ©missait ainsi aprĂšs sa mĂšre. Mais il ne lâeut pas plus tĂŽt prononcĂ©e quâil vit se dresser prĂšs de lui un homme immense, immense, dâune stature si dĂ©mesurĂ©e que sa tĂȘte semblait se perdre dans les nuages. Cet homme se penchait vers NoĂ«l, et NoĂ«l vit que sa bouche Ă©tait toute grimaçante comme celle dâun poupon qui pleure ; il vit aussi quâelle Ă©tait garnie de quenottes menues, menues, et blanches comme neige. NoĂ«l Gariez eut grand peur Ă tout hasard, il fit un signe de croix. La forme gigantesque sâĂ©vanouit aussitĂŽt, mais lĂ -bas, dans les broussailles, la voix de tout Ă lâheure, la voix dâenfant abandonnĂ©, bĂ©gaya â Oui, oui, oui, jâai une mĂšre aussi[205], Jâai une mĂšre, tout comme toi !Ia, ia, ia, ia, meâm euz eur vomm ive,Meâ m euz eur vomm, coulz ha te ! ContĂ© par Françoise OmnĂšs, â BĂ©gard, aoĂ»t 1890. __________ LXVICelle qui lavait la nuit Fanta Lezoualcâh, de Saint-TrĂ©meur, pour gagner quelques sous, se louait Ă la journĂ©e dans les fermes des environs. Aussi ne pouvait-elle vaquer Ă son propre mĂ©nage que le soir. Or, un soir, elle se dit en rentrant Câest aujourdâhui samedi, demain dimanche. Il faut que jâaille laver la chemise de mon homme et celles de mes deux enfants. Elles auront de temps de sĂ©cher, dâici Ă lâheure de la grand messe, car la nuit promet dâĂȘtre belle. » Il faisait, en effet, un magnifique clair de lune. Fanta prit donc le paquet de linge et sâen alla laver Ă la riviĂšre. Et la voilĂ de savonner, et de frotter, et de taper, Ă tour de bras. Le bruit de son battoir retentissait au loin, dans le silence de la nuit, multipliĂ© par tous les Ă©chos Plie ! Plac ! Ploc ! Elle Ă©tait toute Ă sa besogne. Quel que fĂ»t lâouvrage, elle y allait ainsi, hardiment, des deux mains. Câest sans doute pourquoi elle nâentendit pas arriver une autre lavandiĂšre. Celle-ci Ă©tait une femme mince, svelte comme une biche, et qui portait sur la tĂȘte un Ă©norme faix de linge aussi allĂšgrement que si câeĂ»t Ă©tĂ© un ballot de plume. â Fanta Lezoualcâh, dit-elle, tu as le jour pour toi ; tu ne devrais pas me prendre ma place, la nuit. Fanta, qui se croyait seule, sursauta de frayeur, et ne sut dâabord que rĂ©pondre. Elle finit enfin par balbutier â Je ne tiens pas Ă cette place plus quâĂ une autre. Je vais vous la cĂ©der, si cela peut vous faire plaisir. â Non, repartit la nouvelle venue, câest par badinage que jâai parlĂ© de la sorte. Je ne te veux aucun mal, bien au contraire. La preuve en est que je suis toute disposĂ©e Ă tâaider si tu y consens. Fanta Lezoualcâh, que ces paroles avaient rassurĂ©e, rĂ©pondit Ă la MaonĂšs-noz, Ă la femme de nuit » â Ma foi, ce nâest pas de refus. Seulement je ne voudrais pas abuser de vous, car votre paquet semble plus gros que le mien. â Oh ! moi, rien ne me presse. Et la femme de nuit de jeter lĂ son faix de linge, et toutes deux de frotter, de savonner et de taper avec entrain. Tout en besognant, elles causĂšrent. â Vous avez dure vie, Fanta Lezoualcâh ? â Vous pouvez le dire. En ce moment, surtout. Depuis lâangĂ©lus du matin jusquâĂ la nuit close, aux champs. Et cela doit durer ainsi jusquâĂ la fin de lâaoĂ»t. Tenez, il nâest pas loin de dix heures, et je nâai pas encore soupĂ©. â Oh ! bien, Fanta Lezoualcâh, dit lâĂ©trangĂšre, retournez donc chez vous, et mangez en paix. Vous nâen serez pas Ă la troisiĂšme bouchĂ©e que je vous aurai rapportĂ© votre linge, blanchi comme il faut. â Vous ĂȘtes vraiment une bonne Ăąme, rĂ©pondit Fanta. Et elle courut dâune traite jusquâĂ sa maison. â DĂ©jĂ ! sâĂ©cria son mari, en la voyant entrer, tu vas vite vraiment ! â Oui, grĂące Ă une aimable rencontre que jâai faite. Elle se mit Ă raconter son aventure. Son homme lâĂ©coutait, allongĂ© dans son lit, oĂč il achevait de fumer sa pipe. DĂšs les premiĂšres paroles de Fanta, son visage devint tout soucieux. â Ho ! Ho ! dit-il, quand elle eut fini, câest lĂ ce que tu appelles une aimable rencontre. Dieu te prĂ©serve dâen faire souvent de semblables ! Tu nâas donc pas rĂ©flĂ©chi qui Ă©tait cette femme ? â Tout dâabord, jâai eu un peu peur, mais je me suis vite rassurĂ©e. â Malheureuse ! tu as acceptĂ© lâaide dâune MaouĂšs-noz ! â JĂ©sus, mon Dieu !⊠Jâen avais eu idĂ©e⊠Que faire, maintenant ? Car elle va venir me rapporter le linge. â Achevez de souper, rĂ©pondit lâhomme, puis rangez soigneusement tous les ustensiles qui sont sur lâĂątre. Suspendez surtout le trĂ©pied[206] Ă sa place. Vous balaierez ensuite la maison, de façon Ă ce que lâaire en soit nette ; vous mettrez le balai dans un coin, la tĂȘte en bas. Cela fait, lavez-vous les pieds, jetez lâeau sur les marches du seuil, et couchez-vous. Mais soyez preste. Fanta Lezoualcâh obĂ©it en hĂąte. Elle suivit de point en point les recommandations de son mari. Le trĂ©pied fut bien assujetti Ă son clou, le sol de la maison nettoyĂ© jusque sous les meubles, le balai renversĂ©, le manche en lâair, lâeau qui avait servi Ă laver les pieds de Fanta rĂ©pandue sur les marches du seuil. â VoilĂ ! dit Fanta, en sautant sur le bank-tossel », et en se fourrant au lit, sans mĂȘme prendre le temps de se dĂ©shabiller tout Ă fait. Juste Ă ce moment, la femme de nuit » cognait Ă la porte. â Fanta Lezoualcâh, ouvrez ! Câest moi qui vous rapporte votre linge. Fanta et son mari se tinrent bien coi. Une seconde, une troisiĂšme fois, la femme de nuit rĂ©pĂ©ta sa demande dâouverture ». MĂȘme silence Ă lâintĂ©rieur du logis. Alors on entendit au dehors sâĂ©lever un grand vent. CâĂ©tait la colĂšre de la MaouĂšs-noz. â Puisque chrĂ©tien ne mâouvre, hurla une voix furieuse, trĂ©pied, viens mâouvrir ! â Je ne puis, je suis suspendu Ă mon clou, rĂ©pondit le trĂ©pied. â Viens alors, toi, balai ! â Je ne puis, on mâa mis la tĂȘte en bas. â Viens alors, toi, eau des pieds ! â HĂ©las ! regarde-moi, je ne suis plus que quelques Ă©claboussures sur les marches du seuil. Le grand vent tomba aussitĂŽt. Fanta Lezoualcâh entendit la voix furieuse qui sâĂ©loignait en grommelant â La mauvaise piĂšce » ! Elle peut se fĂ©liciter dâavoir trouvĂ© plus savant quâelle pour lui faire la leçon[207] ! ContĂ© par CrĂ©acâh. â Plougastel-Daoulas, octobre 1890. _______ LXVIILes trois femmes Jâai entendu raconter ceci Ă un charbonnier de lâArgoat. Pendant la belle saison, il allait de bourg en bourg, comme tous ses pareils, vendant son charbon Ă qui voulait en acheter. Il sâarrĂȘtait chez nous, rĂ©guliĂšrement ; on lui donnait le souper et le gĂźte. En retour, il nous faisait le rĂ©cit de ses aventures. Il lui arrivait souvent dâĂȘtre surpris par la nuit en pleine campagne, loin de tout village et de toute habitation. Il Ă©tait rare quâen pareil cas il ne lui advĂźnt pas quelque chose dâextraordinaire. La nuit dont je vous parle, il se trouvait dans la grande lande de Pontmelvez. Un vrai dĂ©sert. Deux lieues de plateau sans un seul arbre. Pas un talus oĂč sâabriter contre le vent. Et justement, cette nuit-lĂ , il soufflait un vent de tous les diables, un vent de montagne, Ăąpre et tenace, qui vous pinçait la peau jusquâau sang. Le ciel, noir comme un four. Pas une Ă©toile. Pour surcroĂźt de malheur, une rafale avait Ă©teint la lanterne du charbonnier. Il menait son cheval par la bride, Ă lâaveuglette. Dans un chemin ordinaire, il eĂ»t Ă©tĂ© averti de la route Ă tenir, par les douves ou par les fossĂ©s. Mais lĂ , dans cette lande rase, il avançait, ma foi, Ă la grĂące de Dieu. Il regrettait bien fort, en ce moment, de sâĂȘtre attardĂ© au bourg de Pontmelvez, Ă boire avec des maçons qui travaillaient Ă lâĂ©glise neuve. Ajoutez quâil nâavait pas pris le temps de souper et que son estomac criait famine. â En vĂ©ritĂ©, se disait-il, je donnerais volontiers deux ou trois sacs de charbon fin pour une botte de paille sous nâimporte quel toit et pour un petit morceau de nâimporte quel pain ! Soudain, il sembla que Dieu voulĂ»t exaucer son souhait. Ă quelque distance il vit scintiller une lumiĂšre qui annonçait une maison habitĂ©e. Le marchand de froment noir[208] » marcha droit sur elle. Il se trouva bientĂŽt devant une misĂ©rable hutte dont le toit de genĂȘt descendait presque jusquâĂ terre. â OhĂ© ! cria-t-il, il y a ici un chrĂ©tien qui demande ouverture au nom de JĂ©sus-Christ, de Notre-Dame la Vierge et de tous les saints de Bretagne. Il rĂ©pĂ©ta par trois fois sa supplique. Trois fois elle demeura sans rĂ©ponse. â Cependant, pensait le charbonnier, lĂ oĂč il y a une lumiĂšre, il y a une Ăąme, morte ou vivante. Et, laissant lĂ son cheval et sa charrette, il se mit Ă faire le tour de la hutte pour tĂącher de dĂ©couvrir la porte. Il finit par la trouver. CâĂ©tait une claie rembourrĂ©e de paille comme celles qui ferment les loges » de sabotiers. Le charbonnier la tira Ă lui et entra. Ă lâintĂ©rieur, pas un meuble, pas mĂȘme une huche, pas mĂȘme un lit. Il y avait pourtant un Ăątre, et dans lâĂątre brĂ»lait un maigre feu, et au-dessus de la petite flamme pĂąle quâil donnait Ă©tait installĂ©e une poĂȘle et avec cette poĂȘle une femme Ă mine livide faisait des crĂȘpes. â Votre feu a lâair bien menu, dit le charbonnier en maniĂšre de salut. Si vous consentez Ă mâaccepter comme hĂŽte jusquâĂ la pointe du jour, je vous ferai cadeau dâun sac de charbon, et je vous parle dâun charbon si lĂ©ger quâil flambera comme de lâĂ©toupe. â Mon feu me suffit, rĂ©pondit la femme sans se dĂ©tourner. â Lâaccueil nâest pas aimable, se dit le charbonnier, mais du moment quâon ne me met pas dehors, ma foi, je reste. Il sâassit par terre, prĂšs du foyer. La femme continuait Ă faire des crĂȘpes sans avoir lâair de sâapercevoir de sa prĂ©sence. Quand elle en avait cuit une, elle la disposait, avec lâĂ©clisse, sur un plat, Ă cĂŽtĂ© dâelle. Mais, chose bizarre ! le charbonnier remarqua que le plat demeurait toujours vide, comme si les crĂȘpes se fussent Ă©vaporĂ©es Ă mesure. Ho ! Ho ! se murmura-t-il Ă lui-mĂȘme, voilĂ qui nâest pas naturel. MĂ©fions-nous ! Il avait commencĂ© Ă bourrer sa pipe, mais il la remit promptement dans la poche de sa veste en peau de chĂšvre. Et il se mit Ă regarder autour de lui. Il vit alors quâil y avait dans la hutte deux autres femmes. Lâune dâelles Ă©tait occupĂ©e Ă avaler un os qui lui sortait aussitĂŽt par la nuque, lâautre comptait de lâargent, se trompait sans cesse dans son compte, et se reprenait Ă compter de plus belle. Maintenant le charbonnier aurait autant aimĂ© se retrouver dans la lande, malgrĂ© le terrible vent qui soufflait. Mais il nâosait pas faire un mouvement, de crainte quâil ne lui arrivĂąt malheur. Il se tenait au contraire bien coi, attendant le jour avec impatience et souhaitant que les coqs chantassent de meilleure heure afin dâĂȘtre plus tĂŽt dĂ©livrĂ©. Comme il se reprochait pour la centiĂšme fois la mauvaise idĂ©e quâil avait eue de se fourvoyer dans ce taudis de sorciĂšres, la femme qui faisait des crĂȘpes se tourna vers lui et lui dit â Si vous en dĂ©sirez, prenez-en ! â Merci ! rĂ©pondit-il, je nâai pas faim. Alors, celle qui avalait un os sâavança vers lui et lui dit â Si vous prĂ©fĂ©rez la viande, prenez-en ! â Merci ! rĂ©pondit-il encore, je suis repu. Celle qui comptait de lâargent sâapprocha Ă son tour â Acceptez au moins de quoi vous dĂ©frayer de vos dĂ©penses Ă venir. â Pas davantage, rĂ©pondit le charbonnier. Mon charbon paie ce que je bois et ce que je mange. Ă peine se fut-il exprimĂ© de la sorte que tout sâĂ©vanouit, les femmes et la hutte. Le charbonnier se retrouva seul, dans la lande immense, seul avec son bidet qui paissait de jeunes pousses dâajonc, Ă cĂŽtĂ© de lui. DerriĂšre les montagnes dâArĂ©, le jour commençait Ă blanchir. Le charbonnier sâaperçut quâil avait fait un crochet hors de la grandâroute. Il se disposait Ă la regagner, en obliquant Ă droite, quand surgit en face de lui un vieillard Ă longue barbe, Ă figure engageante et vĂ©nĂ©rable. â Charbonnier, dit le vieillard, tu tâes conduit en habile homme. â Vous savez donc ce qui sâest passĂ© ? demanda le charbonnier. â Je sais ce qui sâest passĂ©, ce qui se passe et ce qui se passera. â Puisque vous savez tout, pouvez-vous me dire qui Ă©taient ces trois femmes ? â Trois femmes perverses de leur vivant. La premiĂšre ne faisait jamais de crĂȘpes que le dimanche. La seconde, en distribuant les parts, dans le repas, gardait pour elle toute la viande et ne servait Ă ses gens que les os. La troisiĂšme volait chacun afin dâentasser davantage. Tu viens dâassister Ă la pĂ©nitence quâelles accomplissent pour lâĂ©ternitĂ©. Tu nâas acceptĂ© dâelles ni crĂȘpes, ni viande, ni argent. Tu as bien fait. Si tu avais agi autrement, tu ne les aurait pas sauvĂ©es, mais tu aurais Ă©tĂ© condamnĂ© toi-mĂȘme, en revanche, et cela jusquâĂ la fin des temps, Ă manger les crĂȘpes que faisait lâune, Ă grignoter lâos quâavalait lâautre, et Ă aider dans ses calculs la troisiĂšme. ContĂ© par Françoise OmnĂšs, â BĂ©gard, aoĂ»t 1889. _______ LXVIIIConjurations et conjurĂ©s[209] Les personnes quâon est obligĂ© de conjurer sont presque toujours des riches dont les biens ont Ă©tĂ© mal acquis, des tuteurs qui ont accaparĂ© les deniers de leurs pupilles ; bref des gens qui ont volĂ© et qui ont Ă restituer. â Leurs Ăąmes sont condamnĂ©es Ă errer, jusquâĂ ce que le tort quâelles ont fait ait Ă©tĂ© rĂ©parĂ© de quelque façon. Elles sont hargneuses et mĂ©chantes. Elles rĂŽdent sans cesse autour de leur ancienne demeure, et se vengent de leur dĂ©tresse en portant le trouble parmi les vivants. On les conjure, pour les rĂ©duire Ă lâimmobilitĂ© et au silence. â Les prĂȘtres seuls ont le pouvoir de conjurer. Encore tous les prĂȘtres ne le savent-ils pas faire. Il faut un homme habile, dĂ©terminĂ©, sĂ»r de sa science. Câest tout au plus sâil sâen trouve un par rĂ©gion. Il ne suffit pas que lâexorciste connaisse Ă fond son mĂ©tier, il est indispensable aussi quâil ait la poigne solide. â Quand le prĂȘtre est appelĂ© pour une conjuration, il revĂȘt son surplis et tient Ă la main son Ă©tole. ArrivĂ© dans la maison hantĂ©e, il se dĂ©chausse, car il faut quâil soit prĂȘtre jusquâĂ la terre bĂȘlek betek ann douar[210]. » Pour quâil puisse reconnaĂźtre les traces du mort, les gens de la maison ont eu soin, dĂšs la veille, de rĂ©pandre sur le sol de terre battue du sable ou de la cendre fine. Ils en ont rĂ©pandu de mĂȘme dans lâescalier, sur toutes les marches depuis le rez-de-chaussĂ©e jusquâau grenier. Le prĂȘtre suit Ă la piste les traces du mort et sâenferme dans la piĂšce au seuil de laquelle elles paraissent sâarrĂȘter. Câest lĂ quâest gĂźtĂ© le mauvais revenant. LĂ aussi, sâengage entre le prĂȘtre et lui un terrible combat. On a vu des prĂȘtres sortir de ces rencontres extĂ©nuĂ©s, pĂąles, ruisselants de sueur. Tout le temps que dure le sinistre tĂȘte-Ă -tĂȘte, les gens de la maison se tiennent tapis au coin du foyer, muets dâĂ©pouvante. Ils se bouchent les oreilles pour tĂącher de nâentendre point le vacarme effrayant qui se fait lĂ -haut. Chacun se demande avec anxiĂ©tĂ© qui lâemportera, de lâĂąme mĂ©chante ou de lâhomme de Dieu. Le prĂȘtre cependant tantĂŽt multiplie les oraisons spĂ©cifiques, tantĂŽt lutte avec le revenant corps Ă corps ; quelquefois il ruse avec lui, il lui pose des questions embarrassantes et profite du moment oĂč il est occupĂ© Ă chercher la rĂ©ponse, pour lui passer lâĂ©tole au cou. DĂšs lors le revenant est vaincu. Il devient dâune docilitĂ© rampante. Le prĂȘtre prononce sur lui la formule dâexorcisme et le fait entrer dans le corps dâun animal, le plus souvent dâun chien noir. Il le traĂźne hors de la maison, puis le remet Ă un homme de confiance, gĂ©nĂ©ralement le bedeau ou le sacristain, dont il se fait toujours accompagner en semblable occurrence. Tous deux se dirigent alors, le prĂȘtre marchant devant, le bedeau suivant avec la bĂȘte, vers quelque endroit peu frĂ©quentĂ©, comme une lande stĂ©rile, une carriĂšre abandonnĂ©e, une fondriĂšre dans une prairie. Câest ici dĂ©sormais que tu demeureras » dit le prĂȘtre au mort. Et il lui dĂ©limite lâespace dans lequel il se pourra mouvoir. Pour circonscrire cet espace, il se sert habituellement dâun cercle de barrique. On choisit un endroit peu frĂ©quentĂ©, parce que si quelquâun passait Ă portĂ©e du conjurĂ©, il serait sĂ»r dâĂȘtre apprĂ©hendĂ© par les pieds et entraĂźnĂ© sous terre. Dans les marais qui avoisinent lâembouchure du Douron, au Moualâchic lieu du petit merle, en Plestin, il y avait un conjurĂ© qui criait sur un ton lamentable, toutes les nuits â Daouzek dezio Pask ha Nedelek, Re Câhourmikel, ha re ann Drinded, Biskoaz hini, nhe nâam eus grĂȘt !⊠Les quatre-temps en breton les douze jours de PĂąques et de NoĂ«l, â ceux de la Saint Michel et de la TrinitĂ©, â il nây en a pas un que jâaie observĂ© !⊠Quelquâun, passant un jour Ă proximitĂ©, rĂ©pondit au mauvais hurleur â Je les ai observĂ©s tous quatre ; je te fais cadeau dâune de mes observances. â Ma bĂ©nĂ©diction sur toi ! dit lâĂąme, calmĂ©e subitement ; dĂ©sormais, je suis dĂ©livrĂ©e. CommuniquĂ© par Le Braz. â Monseigneur Luyer qui mourut Ă©vĂȘque de Quimper, vers 1757, avait de son vivant, paraĂźt-il, commis bien des passe-droits. Pendant de longues annĂ©es, il hanta son chĂąteau Ă©piscopal de Lanniron. Il se promenait dans son carrosse Ă travers les allĂ©es du parc, lâair absorbĂ©, soucieux. Un jeune prĂȘtre du diocĂšse eut le courage de le conjurer. â HolĂ , monseigneur ! lui cria-t-il, mettez du moins la tĂȘte Ă la portiĂšre, que lâon puisse vous dire un mot. Le mort, interloquĂ©, se pencha en dehors du carrosse. Le prĂȘtre eut le temps de lui passer au cou son Ă©tole. Ă partir de ce jour, Mgr Luyer ne revint plus. CommuniquĂ© par RenĂ© Alain. â Quimper. _______ LXIXLa conjuration de Trogadek GWERZ I Depuis que Trogadek est mort, aux alentours rien ne dure. Seul un jeune prĂȘtre du LĂ©on a eu la hardiesse de le venir conjurer, en apportant avec lui son Ă©tole. Le jeune prĂȘtre demandait Ă Trogadek, en le conjurant â Dites moi, Trogadek, combien y a t-il de temps que vous ĂȘtes dĂ©cĂ©dĂ© ? â Oh ! il y a sept ans passĂ©s, et plus, depuis que je suis en enfer archi-rĂŽti. â Vous faites mensonge, Trogadek. Car, il nây a pas sept jours passĂ©s que votre veuve est en deuil et, nuit et jour, verse des larmes. Dites-moi, Trogadek, quâest-ce qui est cause que vous ĂȘtes damnĂ© ? â Jâai Ă©tĂ© marchand-mercier. Je voudrais bien ne lâavoir jamais Ă©tĂ©. Quand les chalands me demandaient de leur couper trois aunes dâĂ©toffe, je leur en servais une aune et demie, et je touchais le prix de trois. Allez chez moi, dites Ă ma femme de distribuer mes biens mal acquis ; dites-lui de donner aux pauvres tous les biens que je possĂšde en sec et en vert. Si elle ne le fait, en enfer sa place est marquĂ©e. II Le jeune prĂȘtre disait Ă la baronne[211] en la saluant â Par votre mari, il vous est recommandĂ© de distribuer vos biens mal acquis, de les donner aux pauvres en sec et en vert, sinon votre place en enfer est marquĂ©e. â Tout ce qui est entre Brest et Lesneven, je lâai achetĂ© avec ce que mâa rapportĂ© mon aune. Cela nâest rien, mais jâai une maison neuve en Bretagne, la plus jolie qui se puisse voir. Pourvu quâon me laisse ma maison neuve, jâabandonne Ă Dieu son paradis. III Or, peu de temps aprĂšs cela, la baronne dut sâaliter. Le neuviĂšme jour, elle dĂ©cĂ©da. La baronne disait, au moment oĂč elle tombait dans le puits de lâenfer â Si jâavais obĂ©i Ă bon conseil, ce nâest point ici que lâon mâeĂ»t trouvĂ©e. Je voudrais voir le faĂźte de ma maison neuve Ă©crasĂ© sur le foyer, et que mon Ăąme fĂ»t pardonnĂ©e. Je voudrais ma maison neuve rasĂ©e et que mon Ăąme fĂ»t en bon Ă©tat. Au moins mon anaon eĂ»t Ă©tĂ© sauvĂ©, tandis que maintenant, mon mari et moi, nous sommes damnĂ©s tous deux. ChantĂ© par Anna Drulot. â PĂ©dernec, 1887. _______ Cf. la gwerz donnĂ©e par M. Luzel dans le premier volume des Chants populaires de la Basse-Bretagne Gwerziou Breiz-lzel, p. 68, et intitulĂ©e Trogadec tout court. Dans cette version, câest Trogadec qui tient le discours prĂȘtĂ©, dans la nĂŽtre, Ă la baronne. Ce qui paraĂźt dâailleurs plus naturel. La fin est particuliĂšrement intĂ©ressante comme trait de mĆurs Allez chez moi, dit Trogadec au prĂȘtre, et priez ma femme de me venir voir dans lâenfer. Quand elle y sera, elle ne sâen ira plus. Si elle avait voulu, Ă mon insu, donner lâaumĂŽne en ma maison, un de nous deux aurait Ă©tĂ© sauvé⊠â Et comment donner Ă votre insu ? rĂ©pond la femme. Le pain Ă©tait toujours sous clef, et vous faisiez une marque pour savoir combien il y avait de farine dans le pĂ©trin. â Certes, mais je ne visitais pas le blĂ© dans lâarche !⊠» Avare pendant sa vie, Trogadec reproche Ă sa femme, aprĂšs sa mort, de nâavoir pas su ĂȘtre charitable Ă sa place. Cela est dâune psychologie paysanne trĂšs fine. Nos poĂštes populaires ont quelquefois de ces trouvailles. Câest peut-ĂȘtre ici le lieu de faire remarquer quelle importance morale revĂȘt lâaumĂŽne aux yeux des Bretons. Il faut donner aux pauvres ». Câest lĂ un axiome en quelque sorte fondamental. Beaucoup de nos lĂ©gendes nâen sont quâune dĂ©monstration, une paraphrase. TĂ©moin la merveilleuse aventure de la PĂ©nitente de Lochrist en Izelvet, dont nous croyons utile de donner ici une version. On peut dire que les pauvres sont les rois fainĂ©ants de la Basse-Bretagne. Le mot rois » nâest pas aussi mĂ©taphorique quâon pourrait le croire. Certaines familles forment de vĂ©ritables dynasties de mendiants. LâĂ©tat de chercheur de pain » klasker bara est chez nous comme empreint dâun caractĂšre de majestĂ©. Ă nos pardons, les pauvres jouent un rĂŽle plus essentiel que les prĂȘtres. Leur royautĂ© est de droit divin. On les vĂ©nĂšre comme les proches parents de Dieu. On se considĂšre comme tenu de les hĂ©berger, de les nourrir. Ils vous disent Je dĂźnerai chez vous, tel jour. » On se donne bien garde de les mal accueillir. Ils distribuent ainsi leurs journĂ©es entre leurs bienfaiteurs, jâallais dire entre leurs sujets. Ils vous abordent avec une patenĂŽtre, vous quittent, en vous laissant une bĂ©nĂ©diction, et câest vous qui ĂȘtes leur obligĂ©. Partout on fait dâeux grand Ă©tat. Ceux dâentre eux qui ne sont pas des idiots, des innocents » ont souvent une sorte de supĂ©rioritĂ© intellectuelle sur les gens du peuple qui vivent de leur travail. Nâayant pas Ă se prĂ©occuper de la vie matĂ©rielle, ils ont le loisir de cultiver leur esprit, dâorner leur mĂ©moire. Jâen connais qui sont de magnifique discoureurs, dâautres qui philosophent. Tous sont des gazettes vivantes, des journaux ambulants. Il en est quâon peut feuilleter comme un livre, comme une somme de traditions populaires ». Ceux-lĂ font parfois Ă©cole ils lĂšguent Ă des disciples un enseignement oral ; ce sera vraiment grand dommage le jour oĂč aura disparu le dernier dâentre eux. LA PĂNITENTE DE LOCHRIST-EN-IZELVET I Par la grĂące du Seigneur Dieu le PĂšre, â avec lâinspiration du bon Ange, â et le secours de la Vierge, â je voudrais composer une gwerz nouvelle. Sur le sujet dâun lieu saint, â qui est en Basse-Bretagne. â Sâil vous plaĂźt de le venir visiter, â vous nây perdrez pas votre temps. Dans lâancien Ă©vĂȘchĂ© de LĂ©on, â il y a un lieu de dĂ©votion, â en Guinevez, entendez-le, â Ă Lochrist-ann-Izelvet. Autrefois, dans le vieux temps, â Ă Lochrist, il y avait une fontaine, â qui Ă©tait frĂ©quentĂ©e â par des pĂšlerins de tous pays. Or, entendez-le, Bretons, â il y avait lieu de lâaller visiter, â car un miracle par jour Ă©tait accompli â par lâeau de cette fontaine. Dans une auge de pierre qui est lĂ , â sous les yeux du Seigneur Christ, toujours, â on plaçait les gens affligĂ©s dâinfirmitĂ©s, â pour les y laver avec lâeau de la fontaine. De cette fontaine partait, â un joli canal qui dĂ©versait â lâeau dans un seau, quâon allait quĂ©rir â en grande pompe et assistance. Un prĂȘtre vĂȘtu de blanc, â accompagnĂ© du sacristain, et lâĂ©tole au cou, â allait chaque jour aider â Ă laver dans lâauge les malades. Oui, chaque jour, Ă tour de rĂŽle, â on couchait des malades dans cette auge ; â et par la grĂące du Christ bĂ©ni, â tous y recouvraient la santĂ©. Ce ne sont pas des fables que ces choses. â Câest la vĂ©ritĂ© que je dis. â Quiconque Ă©tait affligĂ© dâune infirmitĂ© â Ă Lochrist recouvrait la santĂ©. Ă la fin, le village se trouva comble. â Aux alentours on mĂ©nagea â des logements pour les infirmes. â De tous pays abondaient les pĂšlerins. Ce que voyant, des gens de la contrĂ©e â sâempressĂšrent de couvrir cette fontaine, â de peur que ne survĂźnt la peste â dans le pays et aussi dans la banlieue. Le Seigneur Christ, permit, â par faveur, que la fontaine fĂ»t mise Ă lâabri, â sous terre, dans lâĂ©glise, â lĂ oĂč on le prie chaque jour. Mais, depuis quâelle a Ă©tĂ© ainsi sĂ©questrĂ©e, â par force gens elle a Ă©tĂ© dĂ©laissĂ©e. â Câest cependant un lieu sacrĂ©, â sâil en est en Basse-Bretagne. Dans une auge de pierre qui est lĂ , â beaucoup de malades ont puisĂ© du rĂ©confort. â Ă prier le Christ bĂ©ni, â on trouve soulagement toujours. Quand vous serez en affliction, malade dâesprit ou de corps, â venez Ă Lochrist, dâun cĆur droit ; â lĂ il y a des remĂšdes excellents â pour les maladies de langueur et pour les infirmitĂ©s. Pour avoir Ă©tĂ© dĂ©laissĂ© â de beaucoup de ses pĂšlerins, â ce nâen est pas moins le plus antique â parmi les lieux saints de ce pays. Afin de vous faire entendre quelle profusion de miracles â sây sont accomplis ou continuent de sây accomplir, â sachez que pour les conter et les Ă©crire â un mois entier ne serait rien. Ă vous, Seigneur Christ bĂ©ni, â versez la lumiĂšre Ă mon esprit, â que je puisse divulguer aux Bretons â quelques-uns des prodiges que vous y avez faits. Je vais devant tous les proclamer, â avec la grĂące de la Vierge Marie ; â Mon bon ange mâinspirera. â Quâil vous plaise de les venir Ă©couter ! II Ă Lochrist, un temps fut, â un maĂźtre de maison faisait demeurance. â Sa femme, lâĂ©lue de son cĆur, â se montrait au pauvre charitable. Pourtant, il advint quâun jour, â prĂȘtez votre attention Ă ceci, â car câest une chose horrible Ă ouĂŻr, â il advint quâun pauvre chercheur dâaumĂŽne Se prĂ©senta dans leur mĂ©nage, â en quĂȘte de quelque subsistance. â Au nom de Dieu, il demandait â de quoi prolonger sa vie. Si charitables que fussent les deux Ă©poux, â la femme, en cette occasion, se montra dure â envers ce pauvre cher qui demandait au nom de Dieu lâaumĂŽne. Je suis fort pressĂ©e, dit-elle ; â Jâai Ă prĂ©parer le repas de mes gens. â Une autre fois, je vous viendrai en aide⊠â Pour lâinstant, dĂ©campez ! » Le pauvre cher, malgrĂ© cet accueil, â toujours et toujours insistait Donnez-moi de quoi manger, disait-il, â car jâai bien faim en ce moment. Il y a si longtemps que je nâai mangĂ© morceau ! â Mon cĆur de dĂ©tresse se serre. â Au nom de Dieu, soulagez-moi, â ou je mourrai sur place, Ă coup sĂ»r ! » La femme lui rĂ©pliqua, â avec une colĂšre des plus terribles â Hors de cĂ©ans, ou je vous chasserai, en lĂąchant sur vous le grand chien ! » Elle se laisse entraĂźner par sa colĂšre, â elle lĂąche le chien, aussitĂŽt dit. â Mais la bĂȘte ne fait aucun mal au pauvre ; â elle ne fait que le flairer. Et le pauvre de soupirer ; â et le cĆur de lui manquer, â en se voyant ainsi abandonnĂ©, â sans personne qui lui vienne en aide. Du seuil de la maison il partit, â devant la porte de la cour il mourut. â Deux chiens Ă©taient Ă ses cĂŽtĂ©s, â chose mystĂ©rieuse Ă comprendre ! Avec le chien qui avait Ă©tĂ© lĂąchĂ©, â un autre Ă©tait survenu, â et il se tenait prĂšs du pauvre, lui faisant mille joies, â sans toucher Ă lui, en aucune sorte. Quand rentrĂšrent les gens de la maison, pour le repas, â vieux et jeunes, tous furent Ă©tonnĂ©s â de trouver lĂ cet homme, mort, â sans un seul chrĂ©tien pour le garder. Devant la porte de la cour Ă©tait restĂ© â le corps du pauvre homme dĂ©cĂ©dĂ© ; â seuls les deux chiens veillaient Ă ses cĂŽtĂ©s. â CâĂ©tait lĂ une grande leçon ! Lorsque la femme eut connaissance de la chose, â elle se prit Ă pleurer, Ă se lamenter. â HĂ©las ! câest moi qui suis cause, dit-elle, â de ce malheur, de cet ennui ! Le grand chien, câest moi qui lâai lĂąchĂ© !⊠â Et câest lui qui lâaura Ă©tranglĂ© !⊠â Et cela, parce quâil demandait â un morceau de pain, au nom de Dieu ! »⊠Il vint du monde voir le mort, â sâinformer de ce qui lui Ă©tait arrivĂ©. â Il ne portait pas trace de blessure. â Peu aprĂšs, il fut enseveli. La femme, dans lâespoir dâexpier â sa faute, sans regret, ni tristesse â donna pour lâenlinceuler â chemise, drap, Ă mettre avec lui dans la tombe. Ă la nouvelle dâun malheur si grand, â il se fit nombreux concours de gens â pour le voir dĂ©poser en terre ; â et tous avaient navrement et ennui. Ă Guinevez il fut envoyĂ© â enterrer, avec tous les honneurs possibles. â Ce fut la femme qui paya les prĂȘtres â pour cĂ©lĂ©brer le service et dire les priĂšres dâusage. Quand elle fut de retour chez elle, â elle trouva sur la table â et son argent et son linge. â Ă confesse elle se rendit aussitĂŽt. Mais elle ne trouva aucun prĂȘtre pour lâabsoudre. â Il fallait quâelle partĂźt pour Rome, â quâelle sâadressĂąt au pape et lui confessĂąt â ses pĂ©chĂ©s, sans en rien taire. Cette pĂ©nitence, elle lâaccepta. â Aux siens elle demanda, â le soir mĂȘme, la permission de se mettre en route â Mon mari, je ne puis diffĂ©rer !⊠» Son mari lui parla de la sorte â OĂč vous allez, je vous suivrai. â Si lâun de nous part, nous partirons tous deux. â Je nâai cure des biens que je laisserai derriĂšre moi ! » Elle avait un fils encore Ă la mamelle ; â câest lui quâelle embrassa le premier, â puis vint le tour de sa fille aĂźnĂ©e. â Adieu ! dit-elle, mes enfants ! » Les voilĂ tous deux de partir, â emportant avec eux un double pain. â Ils Ă©taient dĂ©jĂ loin de chez eux, â quand ils se croisĂšrent en route avec des passants. La femme, alors, de dire â devant ces gens-lĂ Ă son mari â Lâargent que vous mâaviez donnĂ© â sur la table, Ă la maison, est restĂ©. Mon pauvre Ă©poux, allez le prendre ; â en cet endroit, je vous attendrai. » â Lâhomme obĂ©it sur lâheure ; â il retourna chez lui chercher lâargent. DĂšs quâils se furent sĂ©parĂ©s, â la femme se remit en marche. â Et, lorsque le mari revint Ă lâendroit convenu, â son Ă©pouse nây Ă©tait plus. Le voilĂ de gĂ©mir, â de pleurer et de se lamenter, â tant son angoisse Ă©tait grande⊠â Ă la maison, alors, il retourna. Ă partir de ce jour, ils furent vingt-cinq ans â sans se rencontrer en nul chemin, â et sans jamais entendre prononcer le nom â lâun de lâautre. Le mari, nâentendant plus parler â de sa femme, et nâayant dâelle aucune nouvelle, â avec le temps, se fiança de nouveau â et prit une seconde Ă©pouse. HĂ©las ! sâil avait pu savoir â que sa premiĂšre femme vivait, â il nâaurait pas fait cette chose. â Il nâen fut plus tard que trop navrĂ©. III La femme, Ă Rome quand elle arriva, â aux pieds du pape se prosterna, â pour implorer de lui une pĂ©nitence â et lâabsolution de son pĂ©chĂ©. Le pape enjoignit de la conduire â en grande hĂąte, pour expier sa faute, â dans la chambre de pĂ©nitence, â oĂč lâon enferme les pires pĂ©cheurs, Et de lui donner, quand elle y serait, â du pain et de lâeau pour trois jours, â ainsi que du lin quâelle aurait Ă filer, â pendant ces trois jours, sans dĂ©mordre. Grande est la misĂ©ricorde dâun Dieu ! â Tout le temps quâelle resta dans cette chambre, â on fit comme si elle nâexistait plus â Quand on se souvint dâelle, on ne douta point quâelle ne fĂ»t morte. Or, lorsquâon alla ouvrir sur elle la porte, â on la trouva qui filait, le corps sain et lâĂąme sereine. â On la tira donc de ce lieu, â et le pape, alors, lui donna lâabsolution. Au sortir de Rome, elle rencontra un vieillard â qui, humblement, lui demanda â DâoĂč venez-vous ? OĂč comptez-vous aller ? â Mon amie, dites-le moi. Jamais je ne vous vis en ces parages ; â vous nâĂȘtes pas de ce pays. » â Je ne vous le cacherai point, brave homme â Je suis de Basse-Bretagne, tenez-le pour certain, â et de Lochrist-ann-Izevelt. â LĂ est mon mari. LĂ est mon mari, lĂ sont mes enfants, â pour qui jâai Ă©tĂ© une cause de peine, â parce que je les ai abandonnĂ©s. â Je crois pourtant quâils auraient dĂ©sir de me revoir. » â Si vous avez dĂ©sir, dit cet homme, â de les aller revoir, vous aussi, â avant quâil soit longtemps, grĂące Ă Dieu, â vous parviendrez en leur contrĂ©e. Votre mari et vos enfants, â bientĂŽt vous les reverrez, â et vous les pourrez consoler â en leur navrement et ennui. Quand vous arriverez en Izelvet, â chez le Seigneur Christ bĂ©ni, â faites-lui tous mes compliments, â et dites Ă Christ que je lâaime. Je suis le charpentier qui a sculptĂ© â le premier ses calvaires. â Vous voyez cette baguette blanche que je tiens â Je vais vous la donner maintenant. â Votre mari et vos enfants, â avant peu vous les reverrez. » VI DĂšs lors, elle marcha dâune telle allure â quâelle arriva dans son pays promptement. â Ă la maison des siens elle se rendit ; â la baguette blanche la conduisit. Chez son mari quand elle fut, â Ă ĂȘtre logĂ©e elle demanda â avec dĂ©fĂ©rence et humilitĂ©. â Nul chrĂ©tien ne la reconnaissait. La maĂźtresse de maison Ă©tait altiĂšre â et lui rĂ©pondit sĂšchement â Ici, vous ne serez pas logĂ©e ; â allez oĂč bon vous semblera ! » Son mari nâĂ©tait pas Ă la maison. â Ses enfants, entendant â leur pauvre mĂšre demander logement â Ă leur marĂątre, si humblement, eurent pitiĂ© dâelle, et elle fut logĂ©e, â grĂące Ă ses enfants, croyez-le bien ; â oui, en dĂ©pit de la marĂątre, â elle fut dignement hĂ©bergĂ©e par eux. La pauvre femme, parvenue au seuil â de sa maison de la maison oĂč demeurait son mari, â sâassit sur le rebord dâune auge de pierre, â et demanda la permission dây coucher. Sa fille, qui allait et venait, â Ă son frĂšre prĂȘtre disait â Cette femme a quelque chose dâĂ©trange ; â Ă la voir, jâai le cĆur serrĂ©. La mĂšre qui nous a enfantĂ©s, â vous et moi, mon frĂšre prĂȘtre, â lui ressemblait fort, je trouve. â Je me sens une tendresse chaude pour elle. » La femme Ă©tait lĂ , sur le pas de la porte. â Son fils lâaborda, plein de dĂ©fĂ©rence. â Avec respect et humilitĂ©, â il la prit par la main. Au foyer elle fut amenĂ©e â par sa fille et par son fils prĂȘtre. â LĂ , son fils la fit asseoir â Ă la place qui lui Ă©tait rĂ©servĂ©e, Ă lui-mĂȘme. Sa fille alors lui lava â les pieds, avec une humilitĂ© grande. â Et, ayant vu quâelle avait Ă la jambe une marque, â elle dit Ă son frĂšre prĂȘtre â Plus que jamais mon cĆur mâaffirme â que câest ici la femme qui nous a enfantĂ©s. â Elle porte Ă la jambe la mĂȘme cicatrice â quâavait notre vĂ©ritable mĂšre. » Le prĂȘtre ne fit mine de rien â jusquâĂ ce que le souper eĂ»t Ă©tĂ© servi. â Mais alors il donna sa part â Ă la femme qui lâavait mis au monde. La marĂątre de se fĂącher â et de prendre Ă partie le prĂȘtre â Ce nâest pas envers moi que vous auriez tant de prĂ©venance, â ni non plus envers votre pĂšre ! » Sans se fĂącher, le prĂȘtre â continua de faire ce quâil jugeait de son devoir. â Il recommanda Ă sa sĆur â dâavoir bien soin de lâĂ©trangĂšre. â Apportez des vĂȘtements, dit-il, â ma sĆur, et donnez-les Ă cette femme â afin quâelle se change et quâelle aille se coucher ; â câest dans mon lit quâon la mettra. Car, cette nuit, point ne me coucherai ; â Je la veux passer en oraison, â pour demander Ă Dieu la faveur â de bien conduire ma vie. » La sĆur eut grande joie de ses paroles ; â Ă son armoire aussitĂŽt elle alla â elle en tira pour sa mĂšre un vĂȘtement â et une chemise tout flambant neuve. Quand la femme fut habillĂ©e â et de bardes propres revĂȘtue, â la sĆur dit Ă son frĂšre â Celle-ci est notre mĂšre, jâen suis sĂ»re. » Le prĂȘtre Ă sa sĆur rĂ©pondit â Jâen suis convaincu, comme vous, â mais ne prĂ©cipitons rien ; â avec le temps, tout sâĂ©claircira. » Dans le lit de son fils, la femme reposa. â Ceci est un grand exemple de tendresse â entre une mĂšre et ses enfants, â au cours de la vie. Cependant, le mari rentra. â Sa seconde femme lui dit â Vous avez, de par le monde, un fils prĂȘtre â qui fera belle fin, jâimagine ! Une femme a Ă©tĂ© ici logĂ©e â par votre fille et votre fils prĂȘtre, â et câest dans son lit quâil lâa mise !⊠â Si vous ne mâen croyez, allez-y voir. » Le pauvre mari, Ă cette nouvelle, â furieux, Ă la chambre monta. Quand il eut constatĂ© que la chose Ă©tait vraie, â lui dâinterpeller son fils prĂȘtre, alors â Dites-moi, mon fils prĂȘtre, â Ă quoi donc pensez-vous ? â Il ne me semble pas que vous ayez agi â dâune façon convenable, pour un homme de votre sorte ! » Par la vertu de son oraison, â le fils amollit le cĆur de son pĂšre. â Taisez-vous, mon pĂšre, dit-il, â câest pour Dieu que je lâai fait. Laissez dire Ă ma marĂątre â ce qui lui fera plaisir. â Celui qui loge sera logĂ©. â Il nâest quâun devoir, câest de faire le bien. » VoilĂ notre homme radouci â par les paroles de son fils prĂȘtre. â Il redescendit au plus vite â sans ajouter un seul mot qui fĂ»t dĂ©placĂ©. V Quand fut venue la prime aube, â la pauvre femme se leva en hĂąte, â et se dĂ©vĂȘtit de ses hardes â pour les rendre Ă sa fille, avec gratitude. Le prĂȘtre Ă sa sĆur dit â Ce ne sont pas les hardes qui vous manquent, je le sais ; â vous pouvez abandonner celles que voici â Ă cette pauvre femme, pour lâamour de Dieu. » La fille qui avait bon cĆur, â tout autant que le fils prĂȘtre, â dit Ă sa mĂšre, alors â Vous pouvez garder les hardes que voilĂ . » Elle, donc, de les remercier â et de demander Ă son fils â sâil aurait la bontĂ© â de faire en sorte quâelle pĂ»t ce jour-lĂ se confesser. â Oui, dit-il, je ferai cela pour vous. â Si jâen avais eu le droit, je vous eusse confessĂ©e moi-mĂȘme. â Quand viendront les prĂȘtres Ă lâĂ©glise, â je vous ferai certainement confesser par lâun dâeux. Vous pourrez vous confesser et communier. â Vous dĂ©jeĂ»nerez ici ensuite, â et, en attendant la grandâmesse, â Ă ma premiĂšre messe vous assisterez. » â Oui, dit-elle, jây assisterai â votre premiĂšre messe, je lâentendrai. â Et je ne communierai pas avant â que vous ayez cĂ©lĂ©brĂ© votre messe. » â Vous auriez trop longtemps Ă rester Ă jeun, dit-il ; â peut-ĂȘtre, aprĂšs, seriez-vous malade. â Communiez et dĂ©jeunez, â car mon office, croyez-moi, sera long. » â Je ne ferai ni lâun ni lâautre. â Câest de votre main que je veux recevoir la communion, â sâil vous plaĂźt, aprĂšs que vous aurez â cĂ©lĂ©brĂ© votre premiĂšre grandâmesse. » LĂ -dessus, nos gens se rendent Ă lâĂ©glise. â Le prĂȘtre fit confesser sa mĂšre â qui dit alors qui elle Ă©tait â au prĂȘtre qui la confessait. Le confesseur qui Ă©tait discret â garda Ă la femme le secret, â jusquâĂ ce que son fils eĂ»t dit la messe â et quâelle eĂ»t communiĂ© de sa main. Quand elle se fut confessĂ©e, â quâelle eut communiĂ© de la main de son fils, â elle se mit en priĂšre â et dit au Seigneur Christ â Jâai des compliments Ă vous faire, dit-elle, â de la part dâun homme qui nâest pas le premier venu. â Vous, Seigneur Christ bĂ©ni, â sâil vous plaĂźt, daignez mâĂ©couter. Câest de la part dâun vieillard de lointain pays. â Il mâa recommandĂ©, Seigneur, â de vous dire en propres termes â que câest lui, le charpentier qui fit votre croix. » Par trois fois, elle rĂ©pĂ©ta sa phrase ; â Ă la troisiĂšme fois, le Christ inclina â sa tĂȘte sur sa poitrine. Câest chose avĂ©rĂ©e. â Et depuis il est restĂ© dans cette posture. Câest pour remercier cette femme â que le Seigneur Christ fit ce geste, â et pour montrer Ă tous, par un effet de sa grĂące, â que cette femme Ă©tait grandement sainte. Son fils, aprĂšs ĂȘtre descendu â de lâautel bĂ©ni, â entra dans la sacristie, pour ĂŽter ses ornements. Pendant quâil les dĂ©pouillait, â le confesseur lui dit â La femme Ă qui vous avez donnĂ© la communion â est la mĂšre qui vous a mis au monde. Ă moi, elle me lâa dĂ©clarĂ©, â mais Ă vous elle ne le voulait dire, â de crainte que vous nâen fussiez chagrinĂ©s, â vous et celle qui est votre propre sĆur. » Avec une grande angoisse de joie, â il courut Ă sa mĂšre â qui faisait sa priĂšre â au Seigneur Christ de tout cĆur. Comme signe de reconnaissance, du double pain â quâelle avait emportĂ© cette femme â avait gardĂ© un morceau, â sans la moindre moisissure, aussi frais quâau dĂ©part. Dans sa main, elle tenait un billet ; personne ne le lui pouvait arracher. â Mais, quand vint son fils prĂȘtre, â il le lui prit sans difficultĂ©. Sur ce billet Ă©tait Ă©crite â sa vie entiĂšre, tout au long. â Son fils se mit Ă le lire, â et chacun de sâextasier. â HĂ©las ! ma pauvre mĂšre, dit-il, â je ne savais rien de tout cela. â Je ne pouvais me douter â que vous fussiez la mĂšre dont je suis nĂ©. Dâamour grande et de navrement â ils moururent tous deux sur place. â Leurs proches nâassistaient pas Ă lâĂ©vĂ©nement ; â on leur fit porter la nouvelle. Ils Ă©taient en train dâapprĂȘter le repas â et de disposer tout ce qui est nĂ©cessaire â pour donner aux gens Ă dĂźner, â lorsque leur parvint cette nouvelle. La fille, dĂšs les premiers mots, â et aussi le mari laissĂšrent lĂ â toutes choses, Ă lâabandon, tant ils avaient de navrement au cĆur. Ils se mirent en route pour lâĂ©glise, â mais ils moururent tous deux, ensemble, â au milieu du chemin, â et ce fut pour tout le monde une stupeur. De les voir le mĂȘme jour. â mourir tous quatre, â le pĂšre, la mĂšre, les enfants. â VoilĂ une aventure bien triste, en vĂ©ritĂ© ! Peu aprĂšs on les ensevelit â pour les mettre en terre ; Ă Guinevez ils furent transportĂ©s, â avec grand honneur et grand respect. Trois dâentre eux demeurĂšrent lĂ â pour y ĂȘtre enterrĂ©s avec grand respect ; â le mari et son fils prĂȘtre â et la fille y furent enterrĂ©s. Mais la charrette oĂč se trouvait la mĂšre aimĂ©e â ne fut pas plutĂŽt arrivĂ©e au cimetiĂšre â que les bĆufs firent un brusque dĂ©tour, â Personne ne les put arrĂȘter. En sorte que les gens dâĂ©glise recommandĂšrent â de les laisser aller Ă leur guise, â lĂ oĂč il plairait Ă Dieu â que fĂ»t enterrĂ©e cette femme. Quand ils furent prĂšs du porche du cimetiĂšre â de Lochrist-ann-Izelvet, â les bĂȘtes sâarrĂȘtĂšrent net ; le chariot resta sur place. On descendit alors le cercueil â du chariot, sans difficultĂ©, â et les gens qui Ă©taient prĂ©sents â Ă lâĂ©glise le portĂšrent. Dans lâĂ©glise quand il entra, â le Seigneur Christ dĂ©signa lui-mĂȘme â le lieu oĂč il fallait lâenterrer, â en le montrant du doigt Ă lâassistance. LĂ fut enseveli le corps de la femme â avec grand honneur et grand respect, â dans la maison du Seigneur Christ bĂ©ni. â Au pied de sa croix on lâenterra. Bien des annĂ©es plus tard, â on ouvrit cette tombe. On y trouva le cercueil â aussi intact quâau premier jour. Le cercueil alors fut tirĂ© â de la tombe, sans dommage aucun, â et, depuis, il est restĂ© â dans la maison du Seigneur Christ bĂ©ni. On ne saurait Ă©couler lâhistoire â que vous venez dâentendre psalmodier, â Ă moins dâavoir lâinsensibilitĂ© du tigre, â sans en ĂȘtre Ă©mu jusquâaux entrailles. Quand viendront les pauvres gens Ă votre porte, â rĂ©pondez-leur avec dĂ©fĂ©rence, â pour lâamour de Dieu ! â Ils sont les membres de JĂ©sus ! Donnez de bon cĆur lâaumĂŽne ; â soyez assidus Ă la messe, â aux bonnes Ćuvres, aux priĂšres, â et JĂ©sus vous rĂ©compensera. Pour conclure et terminer, â du fond du cĆur je vous prie â de venir tous, avec dĂ©votion, â Ă la maison du Seigneur Christ, au pardon. LĂ , tenez-le pour certain, il y a des reliques, â qui sont entre les plus belles du pays, â et qui ont une efficacitĂ© toute spĂ©ciale. â Deux fois par an on les porte en procession. Ă Pont-Christ on les porte dâabord, â dans la maison de Madame Marie. â Ă la fĂȘte de mai, entendez-le bien, â puis Ă la fĂȘte du Christ, on les sort. Ainsi donc, ne manquez pas â de venir Ă Lochrist-ann-Izelvet â gagner des indulgences, â le quatorze du mois de la paille blanche septembre. Ce jour-lĂ se cĂ©lĂšbre la solennitĂ© â du grand pardon, en ce lieu. â Câest pour nous une occasion de prier JĂ©sus â quâil soit Ă notre Ă©gard misĂ©ricordieux. Câest lĂ la traduction, aussi littĂ©rale que possible, dâune vieille gwerz bretonne, jadis trĂšs rĂ©pandue dans le pays de Morlaix. Au pardon de Lochrist-ann-Izelvet, il sâen dĂ©bitait des milliers dâexemplaires imprimĂ©s en feuilles volantes. Au temps oĂč fut composĂ©e notre gwerz, ce pardon ne jouissait dĂ©jĂ plus de son antique faveur dans la dĂ©votion populaire, si lâon en juge par la mĂ©lancolie du dĂ©but, et surtout par la naĂŻve rĂ©clame de la fin. Toutefois il a conservĂ© quelques fidĂšles ; aussi la complainte trouve-t-elle encore Ă se vendre. La preuve en est quâelle se rĂ©imprime. Lâexemplaire que jâai entre les mains a eu pour Ă©diteur LanoĂ«, le successeur actuel de LĂ©dan, Ă Morlaix. Il est donc tout rĂ©cent, malgrĂ© lâair ancien que prennent si vite toutes choses en Bretagne, et en particulier les publications sur papier dâĂ©toupe Ă lâusage du peuple. Il a pour titre exact Autrou Lochrist-ann-Izelvet Seigneur de Lochrist-ann-Izelvet ; au-dessus de cet intitulĂ©, une gravure grossiĂšre reprĂ©sentant un Christ en croix, dans un paysage de roches, sur un fond de ciel sombre, avec cette lĂ©gende au bas Bezit sonch eus ar Vetronet Ayez souvenir des Bretons. Suivant la croyance populaire, bien que la gwerz ne le dise pas explicitement, le mendiant que la femme nĂ©gligea de secourir et le charpentier quâelle rencontra sur le chemin, Ă son dĂ©part de Rome, nâĂ©taient quâun seul et mĂȘme personnage. La moralitĂ© de lâhistoire, câest quâil faut ĂȘtre charitable envers les pauvres. Aussi est-ce sous ce titre que M. Luzel en a donnĂ© une variante contĂ©e, dans ses LĂ©gendes chrĂ©tiennes t. II, p. 201. Il est possible que la conteuse, Marguerite Philippe, ait entendu chanter la gwerz, en ait oubliĂ© la forme rimĂ©e, et ne se soit plus souvenue que du fond du rĂ©cit. Toujours est-il que beaucoup de faits lĂ©gendaires survivent ainsi dans la mĂ©moire du peuple sous une double forme ici, rĂ©cit en prose ; plus loin, ballade, selon les localitĂ©s. Tel est le cas, entre autres, pour la lĂ©gende de La fille qui pleurait trop sa mĂšre » cf. plus haut Il ne faut pas trop pleurer lâAnaon. Elle se retrouve, presque identique, dans les Gwerziou Breiz-Izel, tome I, p. 60. On peut se demander laquelle des deux formes est la plus ancienne, du rĂ©cit en prose ou de la complainte. Est-ce la complainte dont le rythme a disparu ? Est-ce le rĂ©cit en prose que les poĂštes populaires ont exploitĂ© comme une matiĂšre Ă versification ? Il serait bien difficile de se prononcer. Lâune et lâautre thĂšses se peuvent soutenir avec une Ă©gale vraisemblance. Pour ce qui est de la gwerz qui nous occupe, il est certain que lâĂ©pisode de la pĂ©nitente, qui la remplit presque toute, nâa quâun rapport trĂšs indirect avec le sanctuaire de Lochrist et les miracles dont on le glorifie. Il sâadapte tant bien que mal au cadre oĂč on lâa fait entrer. La chapelle de Lochrist commune de PlounĂ©vez, arrondissement de Morlaix est un ancien prieurĂ© de lâabbaye de Saint-Mathieu. Les vieux titres la dĂ©signent sous le nom de priatorus de loco Christi, ou encore humilioris arboris, ce qui traduit exactement an izelvet, corruption de an izel-guez les bas arbres. Le site est gracieux et vert ; la mer, toute proche, sâĂ©tale en une grande nappe miroitante dans lâanse de Goulven, Ă lâouest, et borde, Ă lâest, lâĂ©trange et pittoresque rivage du pays de Plouescat. Le sanctuaire actuel est un Ă©difice sans caractĂšre, reconstruit vers la fin du XVIIIe siĂšcle. Quelques parties plus anciennes ont cependant Ă©tĂ© conservĂ©es, en particulier une tour et un porche qui doivent remonter Ă une date lointaine. Si lâon en croit la tradition, la chapelle primitive aurait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e sur le lieu oĂč Fragan, pĂšre de GuĂ©nolĂ©, dĂ©fit les barbares qui ravageaient Ă cette Ă©poque le littoral du LĂ©on. Elle est placĂ©e en tout cas, au point oĂč finissait lâarchidiaconĂ© de LĂ©on et oĂč commençait celui de KĂ©mĂ©net-Illy. Le ruisseau qui leur servait de ligne de dĂ©marcation coule au pied de Lochrist. La chapelle est entourĂ©e dâun cimetiĂšre oĂč lâon nâenterre plus. On en a extrait naguĂšre des sarcophages en pierre, datant des premiers siĂšcles de lâĂglise. Quant Ă la tombe de la pĂ©nitente dont il est question dans notre gwerz, jâignore si elle existe rĂ©ellement ; les gens du pays le tiennent pour certain, et vous montrent une dalle funĂ©raire, encastrĂ©e dans le pavĂ© de la chapelle aux pieds du crucifix. Non loin du Lochrist, se trouve le sanctuaire en ruines de Pont-Christ dont il est Ă©galement fait mention dans la complainte ci-dessus. On y voit encore un beau calvaire en granit qui porte la date de 1676. â [A. le B.] _______ LXXLa princesse rouge[212] Vous connaissez lâĂźle du ChĂąteau, Ă lâentrĂ©e de Port-Blanc ? Il y a plus de morts dans cette Ăźle quâil nây a de galets de Bruk Ă BuguĂ©lĂšs. Ceci est lâhistoire dâune morte qui fut conjurĂ©e en ce lieu, voici bien longtemps. De son vivant, elle Ă©tait princesse. Vous trouverez mĂȘme des gens qui vous diront quâelle avait nom AhĂšs et que câĂ©tait la propre fille de Gralon, le roi dâIs. Peut-ĂȘtre est-ce vrai ; peut-ĂȘtre est-ce faux. Toujours est-il que, mĂȘme conjurĂ©e, elle avait pouvoir, tous les sept ans, sur sept lieues de terre ou de mer Ă la ronde. Je vais vous conter comment elle fut dĂ©pouillĂ©e de ce pouvoir. Mais sachez dâabord que son pouvoir Ă©tait funeste. Il sâannonçait par une grande brume rouge qui sâĂ©levait de la mer. De lĂ sans doute le nom de la Dame rouge » que les pĂȘcheurs avaient donnĂ© Ă la princesse. Venait ensuite un vent furieux qui dissipait la grande brume et bouleversait les flots jusque dans leurs profondeurs. Ces jours-lĂ , les barques les plus audacieuses nâosaient se risquer au large. MĂȘme calfeutrĂ© chez soi, Ă lâintĂ©rieur des maisons, on tremblait la fiĂšvre dâĂ©pouvante. Comme des mĂšches de cheveux arrachĂ©s, des touffes de chaume sâenvolaient des toits. CâĂ©tait un terrible vent ! Il sâengouffrait par le tuyau des cheminĂ©es, comme une voix de gĂ©ant en colĂšre. On ne comprenait pas trĂšs bien ce quâil disait, mais il avait certainement des mots rudes, pareils Ă ceux dâun homme qui gronde. Pour exorciser la princesse, cause de tout ce vacarme, on avait fait cĂ©lĂ©brer plus dâune messe noire Ă Notre-Dame de Port-Blanc, par les prĂȘtres rĂ©putĂ©s les plus habiles. Peine perdue. Tous les sept ans, câĂ©tait mĂȘme bruit sauvage, mĂȘme fureur dĂ©chaĂźnĂ©e. On avait fini par en conclure quâil nây avait, ni de la part des hommes, ni de la part de Dieu, aucun moyen de tranquilliser la princesse et de la rendre inoffensive. Sur ces entrefaites, une pauvresse de la cĂŽte gagna un soir lâĂźle du ChĂąteau, Ă lâintention dây pĂȘcher des ormeaux haliotides, Ă la basse marĂ©e de nuit. Elle dut attendre quelque temps que les roches fussent dĂ©couvertes. Nâayant rien de mieux Ă faire, elle se mit Ă Ă©grener son chapelet, car câĂ©tait une femme dĂ©vote et quâĂ cause de cela on avait surnommĂ©e dans le pays FantĂšs ar Pedennou Françoise-les-PriĂšres. Elle en Ă©tait au troisiĂšme dizain, quand, tout Ă coup, sâĂ©tant retournĂ©e par hasard, elle vit, Ă la place de lâĂ©norme rocher qui domine lâĂźlot, une chapelle haute et grande comme une Ă©glise de canton, et dont les vitraux Ă©taient splendidement Ă©clairĂ©s. Elle se leva, laissant lĂ ses engins, et courut Ă la porte de la miraculeuse chapelle. Sur les vantaux Ă©tait tracĂ©e en caractĂšres dâor, flamboyante, une inscription bretonne. Or, FantĂšs savait lire le breton[213]. Lâinscription disait â Si, par le trou de la serrure, tu peux regarder sans ĂȘtre vue, il te sera donnĂ© de faire un grand bien Ă toi et Ă tes proches. La femme hĂ©sita dâabord, puis â Ma foi ! pensa-t-elle, regardons toujours ! Et elle appliqua un de ses yeux au trou de la serrure. Elle vit la princesse, qui lui tournait le dos, sâacheminer vers lâautel dressĂ© dans le chĆur au milieu dâune gloire dâor. Elle voulut soulever le loquet de la porte, mais il Ă©tait rivĂ©. Alors, elle se mit Ă faire le tour de la chapelle, en dehors. Elle arriva ainsi Ă une deuxiĂšme porte sur laquelle il Ă©tait Ă©crit â Si tu veux entrer, va cueillir Ă trois pas dâici, dans le buisson, deux brins dâherbe blanche que tu disposeras en croix dans le creux de ta main droite. Elle fit ce qui Ă©tait recommandĂ©, revint Ă la chapelle et lut sur une troisiĂšme porte â Entre maintenant. Tous les trĂ©sors qui sont ici tâappartiennent. De plus, il ne dĂ©pend que de toi de conjurer la princesse et de lâempĂȘcher dĂ©sormais de nuire. FantĂšs entra. La princesse, debout sur les marches de lâautel, se dĂ©tourna au bruit que firent en sonnant sur les dalles les sabots de la pauvresse. â Que me veux-tu ? sâĂ©cria-t-elle dâun ton courroucĂ©. â TâempĂȘcher de nuire, si tel est mon pouvoir, rĂ©pondit FantĂšs avec calme. â Du moment que tu es ici, câest que ta volontĂ© est plus forte que la mienne. Je suis en ta possession. RelĂšgue-moi aussi loin quâil te plaira. OĂč tu me diras dâaller, jâirai. Voici les clefs de lâĂ©tang que jâai fait construire en pierres de taille. Toutes mes victimes sont lĂ . Je te les abandonne. Je tâabandonne aussi mes trĂ©sors. TĂąche dâen faire bon usage. Ce disant, elle tendit Ă FantĂšs-ar-Pedennou un trousseau de clefs Ă©tincelantes. La pauvresse sâessuya les mains dans son tablier Ă plusieurs reprises avant dâoser toucher Ă ces clefs merveilleuses. Elle les prit cependant et fit avec elles le signe de la croix. â OĂč mâenjoins-tu de me rendre ? demanda la princesse. â Plus loin que la terre et plus loin que la mer ! dit FantĂšs. La princesse aussitĂŽt sâĂ©vanouit ans lâair. Depuis, on nâa jamais entendu parler dâelle. En mĂȘme temps sâĂ©croulĂšrent sans bruit et sans laisser de traces les murailles de la chapelle Ă©trange. FantĂšs-ar-PĂ©donnou se trouva devant un Ă©tang construit et pavĂ© en pierres de taille. Lâeau y Ă©tait claire, lumineuse. ĂĂ et lĂ des cadavres flottaient, la face tournĂ©e vers le ciel. Parmi les plus rapprochĂ©s du bord, FantĂšs reconnut deux hommes du pays qui avaient Ă©tĂ© noyĂ©s, un jour de tempĂȘte, lâannĂ©e dâauparavant, sans quâon sĂ»t au juste dans quels parages. Une vanne dâacier fermait lâĂ©tang. Avec une des clefs, la pauvresse ouvrit cette vanne. Lâeau se prĂ©cipita Ă©cumante vers la mer. Les noyĂ©s se levĂšrent comme ressuscitĂ©s, et FantĂšs les vit sâĂ©loigner en chantant des cantiques, par le chemin des flots oĂč ils marchaient paisiblement, comme autrefois JĂ©sus. Quand toute lâeau se fut Ă©coulĂ©e, le fond de lâĂ©tang apparut Ă FantĂšs couvert de piĂšces dâor. Elle en ramassa autant quâelle en put porter et revint Ă sa maison. Le lendemain, dĂšs la premiĂšre heure, elle courut Ă confesse. â Que ferai-je de tout cet or ? demanda-t-elle au prĂȘtre, aprĂšs lui avoir contĂ© son aventure. â Vous ferez dire des messes pour les Ăąmes qui en ont besoin, rĂ©pondit le confesseur, et vous distribuerez lâaumĂŽne aux vivants[214]. ContĂ© par Marie-Hyacinthe Toulouzan. â Port-Blanc. _______ LXXILe conjurĂ© de Tadic-coz Ceci se passait au temps oĂč Tadic-coz Ă©tait recteur de BĂ©gard. Tadic-coz sâappelait de son vrai nom Monsieur Guillermic. » CâĂ©tait un curĂ© Ă la mode dâautrefois, un brave vieux bonhomme quâon rencontrait plus souvent par les chemins et dans les champs quâau presbytĂšre. Des montagnes dâArez Ă la Mer Grande », il Ă©tait connu dâun chacun. Il avait une charitĂ© dâĂąme extraordinaire. Et, comme JĂ©sus-Christ, ceux quâil aimait le plus, câĂ©taient les petites gens, les pauvres paysans, les journaliers, les pĂątres. Moi qui vous parle, je lâai connu. Je lâai connu longtemps, et je ne lâai connu que vieux. Jâai entendu raconter quâil Ă©tait plus vieux que la terre, quâil Ă©tait mort dix fois, et que dix fois il Ă©tait ressuscitĂ©. Je puis vous faire son portrait. Il avait le dos voĂ»tĂ©, les cheveux longs et blancs. On nâaurait su dire si sa figure Ă©tait dâun vieillard ou bien dâun enfant. Il riait toujours, et goguenardait volontiers. Sa soutane Ă©tait faite de piĂšces et de morceaux, comme on dit, mais il y avait encore plus de trous que de morceaux. DĂšs le matin, sa messe dite, il partait en tournĂ©e. On le bonjourait » au passage. Il sâarrĂȘtait, engageait la conversation par une phrase toujours la mĂȘme â Contet dâin ho stad, va bugel. Me eo ho tad, ho tadic-coz ! Contez-moi votre Ă©tat, mon enfant. Câest moi qui suis votre pĂšre, votre vieux petit pĂšre. Câest pour cela quâon avait fini par ne lâappeler plus que Tadic-coz vieux petit pĂšre. On lâaimait et on le vĂ©nĂ©rait. On le craignait aussi. Car, ce nâĂ©tait pas seulement un bon prĂȘtre, câĂ©tait encore un prĂȘtre savant, Ă qui Dieu, disait-on, avait donnĂ© autant de pouvoir quâau pape. Les gens qui connaissent quelque peu les choses de ce monde se croient de grands magiciens. Tadic-coz, lui, possĂ©dait Ă la fois tous les secrets de la vie et tous les secrets de la mort. On prĂ©tend que, de temps en temps, il passait la tĂȘte dans le soupirail de lâenfer, demeurait penchĂ© sur lâabĂźme et conversait avec les diables. Toujours est-il que, pour cĂ©lĂ©brer lâofern drantel, il nâavait pas son pareil. On le venait consulter de tout le pays breton, et mĂȘme du pays gallot. Quand il ne pouvait sauver une Ăąme, au moins lâobligeait-il Ă se tenir en repos. Jamais il nây a eu de prĂȘtre sachant conjurer, comme Tadic-coz. Je vais, Ă ce propos, vous raconter une histoire que je tiens de lâindividu mĂȘme Ă qui elle arriva. â Il Ă©tait soldat de Louis-Philippe, en garnison Ă Lyon-sur-RhĂŽne, bien loin dâici, comme vous voyez ! Ayant obtenu un congĂ© dâun mois, il voulut se montrer en uniforme aux gens de son pays, et prit la diligence de Bretagne dans ce temps-lĂ il nây avait pas encore de chemins de fer. La voiture le dĂ©posa Ă Belle-Isle-en-Terre. De lĂ Ă TrĂ©zĂ©lan, son village, il avait Ă faire encore trois bonnes lieues. Mais quâest-ce que trois lieues pour un soldat qui rentre au pays ? Il se mit en route, dâun pied leste. Comme il passait au MĂ©nez-BrĂ©, il croisa un vieux prĂȘtre qui avançait pĂ©niblement, la taille courbĂ©e en deux, et menait en laisse un chien noir, un affreux barbet. â HĂ© ! mais ! sâĂ©cria le soldat du plus loin quâil le vit venir. Câest Tadic-coz ! câest ce bon Tadic-coz ! Bonjour, Tadic-coz. â Bonjour, mon enfant. â Vous ne me reconnaissez donc pas, Tadic-coz ? â Câest que ma vue baisse, mon enfant. â Je suis Jobic, Jobic Ann DrĂ©z, de la ferme de CoatfĂŽ en TrĂ©zĂ©lan. Câest vous qui mâavez baptisĂ©, Tadic-coz, et qui mâavez fait faire ma premiĂšre communion. â Oui, oui, ta mĂšre est Gaud Ar VrĂąn. Elle sera bien contente de te revoir⊠Et, ajouta le vieux prĂȘtre, aprĂšs une courte hĂ©sitation, tu es sans doute pressĂ© dâarriver Ă CoatfĂŽ ? â Dame, oui, Tadic-coz. Je ne serais pas fĂąchĂ© dâĂȘtre rendu. Mais pourquoi me demandez-vous cela ? â Câest que⊠Si tu avais eu le temps⊠Il y a lĂ ce vilain barbet quâil faut que je conduise au recteur de Louargat⊠Et mes jambes sont si vieilles quâelles branlent sous moi⊠Je ne sais en vĂ©ritĂ© si jâaurai la force dâaller jusquâau bout⊠Mon ami Jobic sentit son cĆur sâattendrir de pitiĂ©. CâĂ©tait pourtant vrai que le pauvre Tadic-coz paraissait extĂ©nuĂ© de fatigue. â Sapristi ! il faut que ce soit pour vous, Tadic-coz ! Donnez-moi la laisse de ce chien. Je le conduirai au recteur de Louargat. Je tourne le dos Ă TrĂ©zĂ©lan, mais nâimporte ! on ne refuse pas un service Ă Tadic-coz. Retournez en paix Ă votre presbytĂšre. Peut-ĂȘtre rencontrerez-vous quelquâun des miens sur la route ; annoncez que je ne rentrerai pas avant la tombĂ©e de la nuit. â Ma bĂ©nĂ©diction sur toi, mon enfant ! Et Tadic-coz de remettre Ă Jobic Ann DrĂ©z la laisse du chien noir. La hideuse bĂȘte voulut grogner dâabord, mais Tadic-coz lui imposa silence, en marmottant quelques paroles latines, et elle ne fit plus difficultĂ© de suivre son nouveau conducteur. Une demi-heure aprĂšs, Jobic frappait Ă la porte du recteur de Louargat. â Sauf votre respect, Monsieur le recteur, voici un chien que Tadic-coz mâa priĂ© de vous ramener. Le recteur regarda Jobic Ann DrĂ©z dâun air tout drĂŽle. â Câest volontairement que tu tâes chargĂ© de cette commission ? â Sans doute. Histoire de faire plaisir Ă Tadic-coz. â Eh bien mon garçon, tu nâes pas au bout de tes peines !⊠â Quâentendez-vous par lĂ ? â Tu verras ça. En attendant, vide-moi ce verre de vin. Il te faut des jambes pour aller jusquâĂ Belle-Isle. â Comment ! jusquâĂ Belle-Isle ? sâĂ©cria Jobic Ann DrĂ©z. Vous moquez-vous de moi ? VoilĂ votre barbet, gardez-le ! Faites-en ce quâil vous plaira ! Moi, je mâen vais Ă TrĂ©zĂ©lan ; sans Tadic-coz, jây serais dĂ©jĂ . Bonjour et bonsoir, Monsieur le recteur ! â Ta, ta, ta ! mon garçon. Des barbets du genre de celui-ci, quand on en a pris la charge, on ne les plante pas ainsi au premier tournant de route. Si par malheur tu lĂąchais ce chien, câen serait fait de toi. Ton Ăąme serait condamnĂ©e Ă prendre la place de lâĂąme mauvaise qui est en lui. Vois si cela te convient. â Ce chien nâest donc pas un chien ? murmura Jobic subitement radouci, et mĂȘme un peu pĂąle. â HĂ© non ! câest quelque revenant malfaisant que Tadic-coz aura conjurĂ©. Regarde comme ses yeux Ă©tincellent. Pour la premiĂšre fois, Jobic examina le chien dâun peu prĂšs ; il remarqua quâen effet il avait des yeux extraordinaires, des yeux de diable. â NâempĂȘche, murmura-t-il, câest un vilain tour que Tadic-coz mâa jouĂ© lĂ ! â Ce que tu as de mieux Ă faire, dĂ©sormais, câest dâen prendre ton parti, dit le recteur de Louargat. â Ainsi, je dois maintenant me rendre Ă Belle-Isle ? â Oui, tu iras trouver mon confrĂšre et tu diras que câest moi qui tâenvoie. â Allons ! soupira Jobic. Puisquâil faut, il faut⊠Et le voilĂ en route pour Belle-Isle, faisant Ă rebours le chemin quâil avait parcouru quelques heures plus tĂŽt. Il chantait gaiement alors, tandis quâĂ prĂ©sent il se sentait plus triste que le bon Dieu de Pleumeur[215]. Le recteur de Belle-Isle le reçut avec une grande affabilitĂ©. â Mon garçon, lui dit-il, la nuit arrive. Tu vas coucher ici ce soir. Demain matin, tu continueras ton voyage. â En vĂ©ritĂ©, sâexclama Jobic-Ann-DrĂ©z, ce nâest donc pas pour vous non plus, le chien ? â Non, mon ami. Jobic eut grande envie de se fĂącher tout rouge, cette fois, mais son regard ayant rencontrĂ© celui de la bĂȘte maudite, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes. â Quand on pense, sanglota-t-il, que jâaurais pu ĂȘtre Ă table maintenant, chez mes vieux », dans la cuisine de CoatfĂŽ. â Console-toi, lui dit le recteur, je nâai pas lâintention de te laisser mourir de faim. Donne-moi la corde de lâanimal, que jâenferme celui-ci dans la cave. Toi, va souper et tĂąche de bien dormir. Nâayant pas mangĂ© de la journĂ©e, Jobic fil honneur au repas, malgrĂ© son chagrin, et, quand il fut au lit, il dormit dâun sommeil de plomb. Le lendemain matin, ce fut le recteur en personne qui le vint rĂ©veiller â Debout, camarade ! Le soleil est dĂ©jĂ levĂ© ! Le barbet se dĂ©mĂšne et hurle ! Allons, en route ! TĂąche dâarriver pour dĂ©jeuner au presbytĂšre de GurnhuĂ«l. Tu diras au recteur que tu viens de ma part ! Et Jobic Ann DrĂ©z de dĂ©guerpir. Que voulez-vous ? Il fallait bien quâil subĂźt ce quâil ne pouvait empĂȘcher. Nous ne le suivrons pas de presbytĂšre en presbytĂšre. Le recteur de GurnhuĂ«l lâadressa au recteur de Callac. Le recteur de Callac au recteur de MaĂ«l-Carhaix ; Le recteur de MaĂ«l-Carhaix Ă celui de TrĂ©brivan⊠etc., etc. En deux jours, il visita une douzaine de maisons de curĂ©s », bien accueilli dâailleurs dans chacune ; partout il trouvait bon vin, bon repas et bon gĂźte. Cela lâennuyait tout de mĂȘme, dâabord parce quâil se demandait avec terreur sâil y aurait jamais un terme Ă ce singulier voyage ; ensuite, parce que câĂ©tait vexant dâĂȘtre un objet de curiositĂ© pour les gens, que son passage attirait sur le seuil des portes et qui paraissaient fort intriguĂ©s de ce que pouvait bien ĂȘtre ce soldat, traĂźnant ce chien. Le troisiĂšme jour, vers midi, il entrait chez le recteur de Commana, tout lĂ -haut, lĂ -haut, dans les monts dâArez. â Sauf votre respect, Monsieur le recteur, voici un chien⊠CâĂ©tait la treiziĂšme ou quinziĂšme fois quâil prononçait cette phrase. Il en Ă©tait arrivĂ© Ă la dĂ©biter du ton piteux dont un mendiant implore lâaumĂŽne. Le recteur de Commana lâinterrompit â Je sais, je sais. Fais-toi servir un verre de cidre Ă la cuisine. Il faudra que tu sois en Ă©tat, ce tantĂŽt, de me donner un bon coup de main, car la bĂȘte nâa pas lâair commode. â Si câest pour me dĂ©barrasser dâelle, enfin, sâĂ©cria Jobic, nâayez pas peur, je vous vaudrai un homme ! â Tiens-toi prĂȘt dĂšs que je te ferai signe. Mais il faut attendre le coucher du soleil⊠â Ă la bonne heure, pensa Jobic Ann DrĂ©z, voilĂ un langage que je comprends. Il nây comprenait pas grandâchose, Ă vrai dire, sinon que le plus dur restait Ă faire, mais aussi que, cela fait, il serait libre. Au coucher du soleil, il sâentendit hĂ©ler par le recteur. Celui-ci avait revĂȘtu son surplis et passĂ© son Ă©tole. â Allons ! dit-il. Surtout, prends garde que lâanimal ne tâĂ©chappe. Nous serions perdus lâun et lâautre ! â Soyez tranquille ! rĂ©pondit Jobic Ann DrĂ©z, en assujettissant la corde Ă son poignet, solidement. Les voilĂ partis tous les trois ; le recteur marchait devant, puis venait Jobic, et, derriĂšre lui, le chien. Ils allaient Ă une grande montagne sombre[216], bien plus haute et plus sauvage que le MĂ©nez-BrĂ©. Tout Ă lâentour la terre Ă©tait noire. Il nây avait lĂ ni herbe, ni lande, ni bruyĂšre. ArrivĂ© au pied de la montagne, le recteur sâarrĂȘta un instant â Nous entrons dans le Ieun Elez le marais des roseaux, dit-il Ă Jobic. Quoi que tu entendes, ne dĂ©tourne pas la tĂȘte. Il y va de ta vie en ce monde et de ton salut dans lâautre. Tu tiens bien lâanimal au moins ? â Oui, oui, Monsieur le recteur. Le lieu oĂč ils cheminaient maintenant Ă©tait triste, triste ! CâĂ©tait la dĂ©solation de la dĂ©solation. Une bouillie de terre noire dĂ©trempĂ©e dans de lâeau noire[217]. â Ceci doit ĂȘtre le vestibule de lâenfer, se disait Jobic-Ann-DrĂ©z. On ne fut pas plus tĂŽt dans ces fondriĂšres que le chien se mit Ă hurler lamentablement et Ă se dĂ©battre avec frĂ©nĂ©sie. Mais Jobic tenait bon. Plus on avançait, plus la maudite bĂȘte faisait de bonds et poussait de iou !⊠iou !. Elle tirait tellement sur la corde que Jobic en avait les poings tout ensanglantĂ©s. Nâimporte ! il tenait bon. Cependant, on avait atteint le milieu du Ieun Elez. â Attention ! murmura le recteur Ă lâoreille de Jobic. Il marcha au chien, et, comme celui-ci se dressait pour le mordre, houp ! avec une dextĂ©ritĂ© merveilleuse il lui passa son Ă©tole au cou. La bĂȘte eut un cri de douleur atroce, Ă©pouvantable. â Vite ! Ă plat ventre et la face contre terre ! commanda le recteur Ă Jobic, en prĂȘchant dâexemple. Ă peine Jobic Ann DrĂ©z sâĂ©tait-il prosternĂ©, quâil entendit le bruit dâun corps qui tombe Ă lâeau. Et aussitĂŽt ce furent des sifflements, des dĂ©tonations, tout un vacarme enfin ! On eĂ»t jurĂ© que le marais Ă©tait en feu. Cela dura bien une demi-heure. Puis tout rentra dans le calme. Le recteur de Commana dit alors Ă Jobic Ann DrĂ©z â Retourne maintenant sur tes pas. Mais ne manque point de tâarrĂȘter dans chacun des presbytĂšres oĂč tu es entrĂ© en venant. Ă chaque recteur tu diras Votre commission est faite. » Cette fois, Jobic ne se fit pas prier pour se remettre en chemin. Tout le long de la route, il chanta, heureux de nâavoir plus de chien Ă traĂźner, heureux aussi dâaller vers TrĂ©zĂ©lan. Il chemina de bourgade en bourgade, de presbytĂšre en presbytĂšre, tant et si bien quâil arriva enfin chez le recteur de Louargat. â Ah ! te voilĂ , mon garçon ! dit le recteur. Eh bien ! va trouver Tadic-coz. Il est impatient de te revoir. Tadic-coz ! Ă ce nom, Jobic Ann DrĂ©z sentit sa colĂšre lui revenir. Certainement, il irait le trouver, ce Tadic-coz, et, par la mĂȘme occasion, il lui apprendraitâŠ!! Ce fut, au contraire, Tadic-coz qui lui apprit une chose qui lâĂ©tonna fort. Ce conjurĂ© que Jobic-Ann-DrĂ©z avait conduit au Ieun Elez, devinez qui câĂ©tait. Son propre grand-pĂšre ! Depuis sa mort, arrivĂ©e quelques mois auparavant, le vieux ne cessait de faire des siennes, Ă CoatfĂŽ et dans la rĂ©gion. Pour venir Ă bout de lui, il avait fallu recourir Ă la science de Tadic-coz. En sorte que Jobic Ann DrĂ©z, aprĂšs avoir Ă©tĂ© mystifiĂ© par le vieux prĂȘtre, se trouvait encore ĂȘtre son obligĂ©. ContĂ© par Baptiste Jeffroy. â PenvĂ©nan, 1886. _______ CHAPITRE IXLâEnfer et le Paradis LXXIILe Diable et lâEnfer Il fut un temps oĂč tous ceux qui mouraient Ă TrĂ©guier, le dimanche, entre messe et vĂȘpres, appartenaient de droit au diable et Ă©taient damnĂ©s. Voici pourquoi. CâĂ©tait Ă lâĂ©poque oĂč lâĂ©glise de TrĂ©guier, encore inachevĂ©e dâailleurs, Ă©tait en construction. La nef Ă©tait terminĂ©e ; mais il ne restait plus dâargent pour la tour. Le clergĂ© rĂ©solut alors dâavoir recours Ă la bourse du diable. PĂŽlic[218] promit son aide, mais en y mettant la condition Ă©noncĂ©e ci-dessus. Les prĂȘtres acceptĂšrent. La tour fut bĂątie, et il nây en a pas dans le pays qui puisse rivaliser avec elle. Toutefois, on ne tarda pas Ă trouver quâon avait fait un marchĂ© onĂ©reux en la payant, si Ă©lĂ©gante fĂ»t-elle, du salut de tant dâĂąmes. On ne pouvait rompre le pacte ; on tĂącha du moins de lâĂ©luder. On sây prit dâune façon bien simple. Ă peine le prĂȘtre officiant avait-il lancĂ© lâIte missa est, quâun des chantres entonnait le premier psaume de vĂȘpres. Le diable, câest le cas de le dire, nây vit que du feu[219]. CommuniquĂ© par Jean-Marie Toulouzan. â Port-Blanc. â Les damnĂ©s sont Ă jamais perdus. On nâentend plus parler dâeux. â Les morts ne reviennent jamais de lâenfer. Mais des vivants y sont allĂ©s, et en sont revenus. On ne sait de lâenfer que ce quâils nous en ont rapportĂ©. LXXIIIGlaoud-ar-Skanv Jâai connu Ă Duault un franc luron quâon appelait Glaoud-ar-Skanv Claude le LĂ©ger. Il passait pour ĂȘtre Ă demi paĂŻen, prĂ©fĂ©rait la messe de lâauberge Ă celle de lâĂ©glise, et ne disait de priĂšre ni le matin, ni le soir. On lâen plaisantait, dans le pays Pa câha da gousked Glaoud-ar-Skanv,He lemm he dok da diwezan. Quand va se coucher Claude le LĂ©ger, â câest son chapeau quâil ĂŽte le dernier. » Un soir quâil Ă©tait soĂ»l et jurait Ă faire crouler le ciel, il eut maille Ă partir avec le diable. PĂŽlic vint Ă lui, lâenleva en croupe et lâemporta en enfer. La vieille mĂšre de Glaoud fut bien dĂ©solĂ©e. Elle aimait son fils qui se conduisait honnĂȘtement envers elle et qui Ă©tait dâailleurs son unique soutien. Elle se mit Ă sa recherche par monts et par vaux. Mais elle eut beau frapper Ă tous les cabarets, Ă six lieues Ă la ronde, personne nâavait vu Glaoud-ar-Skanv. La pauvre femme, dĂ©sespĂ©rĂ©e, rĂ©solut de sâadresser Ă Notre-Dame de LoquĂ©tou, en Locarn, qui est bien la sainte la plus puissante de toute la rĂ©gion. Il nây a guĂšre que Monsieur saint Servais qui ait autant dâinfluence auprĂšs de Dieu. â Voyons, se dit la vieille Maharit, la mĂšre de Glaoud, quâest-ce que je pourrais offrir Ă Notre-Dame de LoquĂ©tou, pour me la rendre favorable ? Elle fit le tour de sa maison, cherchant des yeux quelque objet qui eĂ»t chance de plaire Ă la Vierge de Locarn. HĂ©las ! câĂ©tait une maison de pauvre, qui ne contenait quâun misĂ©rable lit, un bahut, deux bancs et une table boiteuse. La Vierge de Locarn avait mieux que tout cela. VoilĂ Maharit bien en peine. â HĂ© mais ! sâĂ©cria-t-elle soudain, en se frappant le front, jâai encore ma gĂ©nisse ! Elle courut Ă la crĂšche. La gĂ©nisse Ă©tait lĂ , une jolie gĂ©nisse au poil roux, mouchetĂ© de blanc, quâelle avait achetĂ©e Ă la derniĂšre foire de BrĂ©, du fruit de ses longues Ă©conomies. Elle la hĂ©la doucement â Viens, Koantik ! viens, ma chĂšre petite bĂȘte ! Et la gĂ©nisse vint, croyant que câĂ©tait pour recevoir sa provende de chaque matin. Maharit lui passa une longe autour du cou et sâen alla par la grande route, du cĂŽtĂ© de Locarn. Croyez que ce lui Ă©tait un dur crĂšve-cĆur de se sĂ©parer de Koantik. Il fallait quâelle aimĂąt bien son chenapan de fils et quâelle sĂ©chĂąt dâenvie de le revoir ! Elle entra dans la chapelle avec la gĂ©nisse, et, lâayant attachĂ©e Ă la balustrade du chĆur, elle dit Ă Notre-Dame â Notre-Dame de LoquĂ©tou, celle que voici est Koantik, ma gĂ©nisse. Si Dieu la prĂ©serve, ce sera une bonne vache avant peu. Je vous la donne, quoi quâil mâen coĂ»te, Ă la condition que, dans huit jours, par votre intercession, mon fils Glaoud soit de retour chez son maĂźtre, le fermier de KerbĂ©rennĂšs. Maharit rĂ©cita ensuite cinq Pater et cinq Ave, puis sâen retourna vers Duault, laissant Koantik, qui meuglait lamentablement, Ă la garde de Notre-Dame de LoquĂ©tou. Huit jours aprĂšs, comme les gens de KerbĂ©rennĂšs Ă©taient en train de manger la bouillie du soir, dans la cour de la ferme, ils virent arriver un homme Ă la peau brĂ»lĂ©e et qui sentait le roussi terriblement. Tout dâabord, ils ne le reconnurent point. Mais lui salua le fermier par son nom. AussitĂŽt, ce fut un Ă©clat de rire universel. â Câest Glaoud-ar-Skanv ! Câest Glaoud-ar-Skanv ! Glaoud, seul, ne riait pas. â Va prendre ta cuillĂšre[220], lui dit le maĂźtre de KerbĂ©rennĂšs ; tu arrives Ă temps pour le souper. Tout en mangeant, tu nous conteras dâoĂč tu viens. â DâoĂč je viens ? rĂ©pondit Glaoud-ar-Skanv. Dâun lieu oĂč je vous souhaite Ă tous de ne jamais aller⊠de lâenfer ! Sans ma brave femme de mĂšre, jây serais encore. Ă partir de ce moment, personne nâeut plus goĂ»t Ă la bouillie. On entoura Glaoud. On toucha ses vĂȘtements, ses mains, son visage. Pensez donc ! Un homme qui revenait vivant de lâenfer ! La vieille Maharit fut avertie en toute hĂąte. Elle accourut aussi vite que le lui permettaient ses jambes de soixante-dix ans. Glaoud lâembrassa avec effusion, et lui jura que dĂ©sormais il vivrait en chrĂ©tien, dĂ©vot Ă Dieu et Ă ses saints, mais surtout Ă la Vierge de Locarn. Ce fut une scĂšne touchante. Tout le monde pleurait. Cette nuit-lĂ , il y eut grande veillĂ©e Ă KerbĂ©rennĂšs. Glaoud-ar-Skanv raconta son voyage. Il avait retrouvĂ© dans lâenfer des hommes de la paroisse qui lui avaient fait part de leurs tourments. La chose la plus affreuse quâil eĂ»t vue, câĂ©taient des gens dont on cardait la chair comme de lâĂ©toupe entre des peignes aux dents aiguĂ«s et chauffĂ©es au rouge. Son rĂ©cit dura plusieurs nuits. Un poĂšte local mit lâaventure en complainte. MalgrĂ© toutes mes recherches, je nâai malheureusement jamais pu me la procurer. ContĂ© par mon pĂšre, N. M. Le Braz. â TrĂ©guier, 1891. _______ LXXIVLe cheval du diable Jean-RenĂ© Cuzon revenait une nuit de la foire de Landerneau. La route est longue, de Landerneau au Faou. Jean-RenĂ© sifflotait, en marchant, pour se donner des jambes, et aussi pour se tenir compagnie. â Tu siffles Ă merveille ! dit tout Ă coup une voix derriĂšre lui. Jean-RenĂ© se dĂ©tourna et aperçut un homme Ă cheval qui venait tranquillement, au pas de sa bĂȘte, â OĂč vas-tu ? demanda lâhomme, quand il eut rejoint Jean-RenĂ©. â Au Faou. â Je vais aussi de ce cĂŽtĂ©. Nous allons faire route ensemble. Les voilĂ de cheminer cĂŽte Ă cĂŽte. â Votre cheval ne fait pas grand bruit, observa Jean-RenĂ©. On dirait quâil nâest pas ferrĂ©. â Câest quâil est encore jeune, rĂ©pondit lâinconnu, et quâil a le sabot tendre. La conversation continua, sur un ton amical. Ils causĂšrent des gens du Faou. Lâhomme semblait connaĂźtre tout le monde de la ville et des environs, depuis le plus riche jusquâau plus pauvre. Il racontait sur la vie de chacun des anecdotes fort drĂŽles. Un tel est un ivrogne⊠; un tel, un ladre ;⊠tel autre bat sa femme⊠; celui-ci est cornard⊠; celui-lĂ jaloux. » Et Ă chaque nom quâil prononçait, il citait une histoire pour prouver son dire. CâĂ©tait un amusant compagnon. Jean-RenĂ© Ă©tait aux anges de lâavoir rencontrĂ©. Tout en jasant, ils arrivĂšrent Ă lâentrĂ©e dâune avenue, sur la gauche du chemin. â Jâai besoin de mâarrĂȘter ici, dit le cavalier. Jâai une commission Ă faire dans le manoir qui est lĂ -bas derriĂšre les arbres. Aurais-tu la complaisance de tenir la bride de mon cheval pendant ce temps-lĂ ? Dans quelques minutes, je serai de retour. â Volontiers. Mais je crains bien que vous ne fassiez un voyage inutile. Ă pareille heure, il ne doit y avoir personne sur pied au manoir. â Oh ! si. On compte sur moi. â Allez alors. â Prends garde que la bĂȘte ne tâĂ©chappe. â Nâayez pas peur. Jâen ai maintenu de plus fringantes. Le cavalier sauta Ă terre, prit un sac qui Ă©tait amarrĂ© Ă la selle, et sâengagea dans lâavenue. Jean-RenĂ©, lui, passa la bride Ă son bras et, pour plus de prĂ©caution, empoigna solidement la criniĂšre du cheval. â ChrĂ©tien ! chrĂ©tien ! soupira la bĂȘte, tu me fais mal. Par pitiĂ©, ne tire pas tant sur mes crins ! Jean-RenĂ© eut un cri de stupeur. â Comment ! les chevaux se mettent Ă parler maintenant ! â Je suis cheval aujourdâhui !.. Mais, de mon vivant jâĂ©tais une femme. Regarde mes pieds et tu verras. Jean-RenĂ© regarda, et vit en effet que la bĂȘte avait des pieds humains, de jolis pieds fins et menus comme ceux dâune femme. â JĂ©sus, mon Dieu ! fit-il, quelle espĂšce dâhomme est-ce donc qui te monte ? â Ce nâest pas un homme, câest le diable ! â Oh ! â Il sâest arrĂȘtĂ© ici, pour aller quĂ©rir au manoir lâĂąme dâune jeune fille qui vient de trĂ©passer. Il la met, en ce moment, dans le sac que tu lâas vu prendre et tout Ă lâheure il lâemportera en enfer. Tu peux tâattendre Ă semblable destin, si tu nâas dĂ©guerpi avant quâil nous rejoigne⊠Jean-RenĂ© nâen entendit pas davantage. Il avait dĂ©jĂ pris sa course vers le Faou oĂč il arriva hors dâhaleine. Il fut trois jours sans pouvoir parler. Ce nâest que le quatriĂšme soir quâil trouva la force de raconter aux siens son aventure[221]. ContĂ© par Nanna Gostalen. â Le Faou, 1886. _______ LXXVLe cheval du diable autre version Alain Ar Guillou, dâElliant, avait Ă©tĂ© dans sa jeunesse un homme trĂšs pieux, dĂ©vot Ă lâĂ©glise, aimĂ© de son recteur. Il avait fait Ă©riger, de ses deniers, dans un carrefour non loin de sa ferme, un calvaire en granit qui avait bien quinze ou seize pieds de haut et dont le Seigneur Dieu » avait Ă©tĂ© sculptĂ© par le plus habile tailleur de pierre de la Cornouaille. Lorsque Alain Ar Guillou sâen revenait le dimanche de la messe, il ne manquait jamais, en ce temps-lĂ , de sâagenouiller pour dire une priĂšre ou deux au pied de son » calvaire. Il pouvait lire sur le socle ses nom et prĂ©noms, et aussi ceux de sa femme. On dit quelquefois quâil nâest que de vieillir pour sâassagir. Ce fut tout le contraire pour Alain Ar Guillou. En vieillissant, il sâencanailla. Ă mesure que grisonnĂšrent ses cheveux, son nez se prit Ă rougeoyer. On ne le vit plus Ă lâĂ©glise, mais on le trouvait attablĂ© dans tous les cabarets. Quant au calvaire, il ne sâarrĂȘtait plus devant lui que pour lui crier des insultes. Il devenait fou furieux de songer quâil avait payĂ© ce bon Dieu si laid » soixante Ă©cus de trois livres. Que de belle eau-de-vie il eĂ»t pu boire, avec ses soixante Ă©cus ! Tout dâabord, il ne se soĂ»la que le dimanche. Puis ce fut Ă chaque fois que se levait le soleil bĂ©ni. Il ne craignait plus ni Dieu ni gendarmes. Ă minuit passĂ©, il buvait encore dans les auberges de mauvais renom. Lâaube le surprenait souvent en quĂȘte de sa demeure, zigzaguant dâun talus Ă lâautre. Une nuit quâil rentrait Ă sa ferme, ivre comme de coutume, il trĂ©bucha contre les marches du calvaire quâil avait fait dresser. Le choc fut si rude quâil en resta quelque temps Ă©tourdi, abattu Ă plat ventre sur le sol, avec son nez qui saignait. Il essaya de se relever ; impossible. Lâeau-de-vie quâil avait bue lui Ă©tait tombĂ©e dans les jambes. Vous pensez sâil jurait et sacrait. Il lançait les imprĂ©cations les plus atroces contre la croix, contre le Christ mĂȘme. Il alla plus tard jusquâĂ prĂ©tendre que le calvaire avait fait exprĂšs de lui venir barrer le chemin. Pour le moment il Ă©tait fort ennuyĂ© dâĂȘtre couchĂ© lĂ malgrĂ© lui. Et le lit nâĂ©tait pas de balle dâavoine, mais bien de terre dure. â Daonet vÎ⊠DamnĂ© soit !⊠Je vous fais grĂące du reste, sâĂ©cria Alanic, en dĂ©sespoir de cause, puisque Dieu est contre moi, que le diable me vienne en aide ! Ă peine eut-il lĂąchĂ© ce mot impie, quâil entendit sonner derriĂšre lui, sur la route, les quatre fers dâun cheval. Quand la bĂȘte fut arrivĂ©e Ă lâendroit oĂč il gisait, elle sâarrĂȘta, le flaira longuement. Il sentit son haleine sur son cou, et cette haleine Ă©tait terriblement chaude. Alain Ar Guillou sâarc-bouta dâun bras. Il vit que la criniĂšre du cheval, toute rouge, pendait jusquâĂ terre. Il lâempoigna de lâautre bras. Or, si ses jambes Ă©taient faibles, en revanche il avait le poing solide. Tant bien que mal, il parvint Ă se hisser sur le dos de la bĂȘte. â Et hue !!⊠Feu et tonnerre ! Ce ne sont pas les fines montures qui manquent au pays dâElliant, mais la pareille de celle-ci, on lây chercherait en vain jusquâau jugement dernier. Des jambes, non. Des ailes ! Le vent de la course avait un peu rafraĂźchi les idĂ©es dâAlanic. â Quel diable de chemin faisons-nous ? pensa-t-il. Cela descendait, descendait. Il ne reconnaissait pas du tout ni les fossĂ©s, ni les arbres. â Dousic ! dousic ! loĂ«n brao ! Doucettement, jolie bĂȘte !. Ah bien, oui ! On aurait attachĂ© un fagot dâajonc sec au derriĂšre de la jolie bĂȘte », quâelle nâeĂ»t pas filĂ© plus vite. Les Ă©toiles cependant mouraient une Ă une. La nuit commençait Ă blanchir. Dans quelque manoir, au loin, un coq chanta. Le cheval aussitĂŽt sâarrĂȘta net. Alanic, qui ne sây attendait pas, faillit lui passer par-dessus le cou. â Quâest-ce quâil y a ? demanda-t-il. Vous pensez bien quâil ne comptait pas que le cheval lui rĂ©pondĂźt. Cela fut, pourtant. Le cheval dit en propres termes Ă Alain Ar Guillou â Cana âra mab ar iar Voici que chante le fils de la poule. Et en disant cela, il tremblait de tous ses membres. â Ho ! ho ! pensa Alanic, celui-ci a peur du chant du coq. Je nâai plus rien Ă craindre de lui. Et il riposta gaillardement â Mab ar iar A gĂąn pa gar. Le fils de la poule, â chante quand bon lui semble. En mĂȘme temps, il lui talonnait les flancs avec ses sabots Ă clous. Le cheval rebroussa chemin. Alain Ar Guillou vit dĂ©filer Ă rebours les talus et les arbres quâil ne reconnaissait pas. Puis vinrent des arbres et des talus quâil reconnaissait. Enfin, apparut la silhouette du calvaire. ArrivĂ© lĂ , lâĂ©trange monture sâenfonça en terre. Alain Ar Guillou se retrouva debout, les jambes Ă©cartĂ©es, les pieds appuyĂ©s au sol. Il rentra chez lui sans encombre. Cette leçon ne le guĂ©rit point. Au contraire. Il prit de lâorgueil de cette aventure, et se vanta dâavoir appris au diable ce que câest quâun franc gars dâElliant. Dieu veuille quâAlanic mort, le diable nâen ait pas tirĂ© vengeance ! ContĂ© par Marie Hostiou. â Quimper. _______ LXXVIJean lâOr Il Ă©tait une fois un homme qui nâavait au cĆur dâautre passion que celle de la richesse. Aussi lâavait-on surnommĂ© Jean lâOr. Il Ă©tait laboureur de son mĂ©tier, et travaillait jour et nuit Ă seule fin dâavoir, dans un temps Ă venir, son armoire pleine dâĂ©cus de six francs. Mais il avait beau peiner et suer, ce temps-lĂ ne venait pas vite. La Basse-Bretagne, comme vous savez, nourrit son monde, mais ne lâenrichit pas. Jean lâOr se rĂ©solut Ă quitter une si pauvre terre. Il avait entendu parler de contrĂ©es merveilleuses oĂč il suffisait, disait-on, de gratter le sol avec les ongles pour mettre Ă nu de vĂ©ritables rochers dâor. Seulement, ces contrĂ©es-lĂ Ă©taient situĂ©es de lâautre cĂŽtĂ© du pays du bon Dieu, dans le domaine du diable. Jean lâOr avait Ă©tĂ© baptisĂ©, comme vous et moi ; il se souciait assez peu de tomber entre les griffes de Satan. Mais sa passion pour lâargent le tenait si fort, quâil se mit tout de mĂȘme en route. â Aussi bien, se disait-il, il nâest pas prouvĂ© que ces rochers dâor soient la propriĂ©tĂ© du diable. Les gens qui lâont prĂ©tendu voulaient sans doute dĂ©courager les bĂ©nets dây aller voir, afin de garder le magot pour eux seuls. Quand le bon Dieu a partagĂ© le monde entre Satan et lui, il nâa certes pas Ă©tĂ© assez sot pour faire la part si belle Ă son mortel ennemi. Vous voyez que Jean lâOr jugeait Dieu Ă son aune. Il concluait â Allons en tout cas faire un tour de ce cĂŽtĂ©. Je verrai du moins de quoi il retourne. Sâil y a danger, il sera toujours temps de rebrousser chemin. Et le voilĂ de faire lieue sur lieue, tant et si bien quâil arriva Ă la ligne qui sĂ©pare le domaine de Dieu de celui du diable. Il sâagenouilla, en deçà de la ligne, et se mit Ă gratter la terre. Mais il ne rĂ©ussit quâĂ sâensanglanter les ongles contre une pierre aussi dure et dâaussi peu de valeur que celle qui faisait le fond de son champ, en Basse-Bretagne. â Ma foi, maugrĂ©a-t-il, il ne sera pas dit que jâaurai tant cheminĂ© pour rien. Il faut que je sache si vraiment le diable est plus riche que le bon Dieu. Je regarderai et je ne toucherai pas. Il franchit la ligne, sâagenouilla encore, et recommença Ă gratter. Ici, la terre Ă©tait molle comme du sable. Ă peine y eut-il plongĂ© les mains quâil en retira un caillou de la grosseur dâun Ćuf, un caillou en or pur, en bel or blond tout flambant neuf. Puis, ce fut un second caillou, de la grosseur dâun galet de cordonnier[222]. Puis, un troisiĂšme, aussi large quâune meule de moulin. Celui-ci, Jean lâOr nâessaya mĂȘme pas de le soulever ; encore moins ceux quâil mit ensuite Ă dĂ©couvert et qui formaient comme un dallage dâor. â Que câest donc beau ! sâĂ©criait-il, Ă mesure quâil dĂ©blayait toutes ces merveilles. Et comme je serais riche, si je pouvais seulement emporter le dixiĂšme de ce que je vois ! Il se souvint quâil sâĂ©tait jurĂ© de ne toucher Ă rien. â Bah ! se dit-il, vaincu par la cupiditĂ©, je vais mettre celui-ci dans ma poche et cet autre sous mon aisselle. Cela ne tirera pas Ă consĂ©quence. Le diable ne sâen apercevra point. Il mit dans sa poche le caillou qui Ă©tait de la grosseur dâun Ćuf, et sous son aisselle celui qui Ă©tait de la grosseur dâun galet de cordonnier. DĂ©jĂ il dĂ©guerpissait au plus vite, comme bien vous pensez, lorsque PĂŽlic se dressa devant lui. Il faut vous dire que Satan faisait justement ce jour-lĂ sa tournĂ©e sur ses terres. Il avait vu venir Jean lâOr et avait guettĂ© ses moindres gestes, embusquĂ© derriĂšre un buisson. â Ho ! ho ! camarade, ricana-t-il, on ne sâen va pas ainsi sans souhaiter le bonsoir aux gens quâon vient de voler. Jean lâOr aurait bien voulu ĂȘtre ailleurs. Mais il ne pouvait plus songer Ă fuir. Satan lui avait appliquĂ© la main sur lâĂ©paule et cette main Ă©tait terriblement brĂ»lante et lourde, comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© de fer rougi. Jean lâOr cria, se dĂ©battit, supplia. Mais le diable a la poigne solide et le cĆur cuirassĂ©. â Pas tant de façons ! il faut me suivre. Satan siffla son cheval qui paissait Ă quelque distance de lĂ , lâenfourcha, jeta Jean lâOr en travers sur la croupe, comme un simple sac de charbon, et hue dia !! Jean lâOr demandait dâune voix dolente â Quâallez-vous faire de moi, Monsieur le diable ? Et le diable rĂ©pondait â Ta chair sera rĂŽtie pour le dĂźner de mes gens, et tes os calcinĂ©s serviront de pĂąture Ă mes chevaux. Le pauvre Jean lâOr nâen menait pas large. On arriva en enfer. DĂšs le seuil, un dĂ©mon se prĂ©cipita au devant de Satan et lui dit â MaĂźtre, le valet dâĂ©curie a Ă©tĂ© dĂ©vorĂ© par les bĂȘtes. â MalĂ©diction ! sâĂ©cria le diable, dâun ton si effrayant que des damnĂ©s qui se trouvaient non loin de lĂ , dans une mare de poix bouillante, se mirent Ă faire des bonds de carpe, en poussant des hurlements de dĂ©tresse. Mais la colĂšre du diable tomba brusquement. Il venait dâapercevoir Jean lâOr qui sâĂ©tait laissĂ© glisser Ă terre et qui gĂ©missait, accroupi, la tĂȘte dans les mains. â LĂšve-toi, grand nigaud, lui dit-il, et approche ! Jean lâOr obĂ©it en rechignant. â Ăcoute, continua Satan, les choses tournent bien pour toi. JusquâĂ nouvel ordre, ta chair ne sera pas rĂŽtie, et tes os ne seront pas calcinĂ©s. Mais tu penses bien que je ne vais pas te garder ici Ă rien faire. Voici quelle sera ta besogne. Jâai trois chevaux dans mon Ă©curie, y compris celui que je montais tout Ă lâheure. Tu en auras le soin. Tous les matins, tu les Ă©trilleras, tu les laveras, tu les brosseras et tu leur donneras des os calcinĂ©s en guise de fourrage. TĂąche seulement que le travail soit bien fait, sinon tu sais ce qui tâattend. Jean lâOr nâĂ©tait pas prĂ©cisĂ©ment flattĂ© de devenir le valet dâĂ©curie du diable. Mais il nâavait pas le choix, et mieux valait encore soigner les chevaux que de leur ĂȘtre jetĂ© en pĂąture. Tout alla bien pendant une quinzaine de jours. Jean lâOr ne mĂ©nageait pas sa peine et sâefforçait de contenter son terrible maĂźtre. Mais, le soir venu, lorsquâil Ă©tait Ă©tendu dans son lit, Ă lâun des angles de lâĂ©curie, il restait longtemps, avant de sâendormir, Ă dĂ©plorer son sort et Ă regretter sa Basse-Bretagne. Comme il se repentait maintenant de sa maudite cupiditĂ© ! Une nuit quâil se tournait et se retournait ainsi sur sa couchette de paille, il sentit une haleine chaude sur sa figure ; câĂ©tait un des chevaux qui sâĂ©tait dĂ©tachĂ© et qui tendait son mufle vers Jean lâOr. â Que me veut cette bĂȘte de malheur ? pensa-t-il, car câĂ©tait justement la monture sur laquelle il avait Ă©tĂ© transportĂ© en ce lieu de damnation. Il allait lui donner du fouet, quand la bĂȘte lui parla en ces termes â Ne fais pas de bruit, afin de ne pas rĂ©veiller les autres chevaux. Câest dans ton intĂ©rĂȘt que je viens te trouver. Dis-moi, Jean lâOr, est-ce que tu te plais en ce pays ? â Foi de Dieu, non ! â En ce cas, nous sommes tous deux du mĂȘme avis. Comme toi, je voudrais retourner en terre bĂ©nite, car, comme toi, je suis chrĂ©tienne. â Mais comment nous en aller dâici ? â Câest mon affaire. Je te prĂ©viendrai, quand le moment sera venu. En attendant, donne-moi chaque jour double ration, non plus dâos calcinĂ©s, mais de foin et dâavoine. Il faut que je prenne des forces, car le voyage sera long. Ă partir de ce soir-lĂ , Jean lâOr eut pour la bĂȘte des attentions particuliĂšres. Plusieurs semaines sâĂ©coulĂšrent, sans rien amener de nouveau. Mais un matin la bĂȘte dit Ă Jean lâOr â Le moment est venu. Jâai vu tout Ă lâheure Satan qui allait se promener Ă pied. Selle-moi donc solidement, enfourche-moi, et partons. Tu emporteras pour tout bagage le baquet dans lequel tu vas nous puiser de lâeau, ainsi que lâĂ©trille et la brosse. Les voilĂ en route pour la terre bĂ©nite. Le cheval galopait, galopait. Il galopa tout le jour. Le soir arriva. Le cheval tourna la tĂȘte et dit Ă Jean lâOr â Câest lâheure oĂč le diable rentre chez lui. Il sait maintenant notre fuite. Regarde derriĂšre toi. Nâaperçois-tu rien ? â Non, fit Jean lâOr. Et la bĂȘte et lâhomme, dâaller toujours. La nuit se leva, claire. Le cheval dit encore â Regarde derriĂšre toi. Nâaperçois-tu rien ? â Si, rĂ©pondit Jean lâOr, cette fois, je vois venir le diable, et il marche bon train. â Jette donc le baquet, dit la bĂȘte. Ă peine le baquet eut-il touchĂ© le sol quâil en jaillit un torrent ; le torrent devint un fleuve, et le fleuve un Ă©tang immense. Le diable a peur de lâeau. Au lieu de traverser lâĂ©tang, il se mit Ă en faire le tour. CâĂ©tait du temps gagnĂ© pour nos fugitifs. Au bout dâune heure ou deux, le cheval redemanda â Jean lâOr, nâaperçois-tu rien ? â Si, rĂ©pondit Jean lâOr, le diable a tournĂ© lâĂ©tang. â Jette donc la brosse, dit la bĂȘte. Ă peine la brosse eut-elle touchĂ© terre que chacun des poils devint un arbre gigantesque, en sorte que le diable se trouva pris dans une forĂȘt inextricable. Avant quâil fĂ»t parvenu Ă sâen dĂ©pĂȘtrer, Jean lâOr et sa monture lâavaient distancĂ© de beaucoup. Au bout dâune heure ou deux, le cheval, pour la troisiĂšme fois, interpella son cavalier â Nâaperçois-tu rien ? â Si, je vois le diable qui sort du bois. Il se hĂąte, il se hĂąte. â Jette donc lâĂ©trille. LâĂ©trille Ă©tait Ă peine jetĂ©e quâĂ la place oĂč elle venait de tomber sâĂ©levait une montagne Ă©norme, vingt fois plus haute que le MĂ©nez-MikĂȘl. Et elle Ă©tait encore plus large que haute. Le diable prĂ©fĂ©ra la gravir que dâen faire le tour. Pendant ce temps le cheval volait aussi vite que le vent. DĂ©jĂ lâon pouvait voir la terre bĂ©nite verdoyer au loin, avec ses champs, ses prairies et ses landes. â Jean lâOr ! Jean lâOr ! interrogea la bĂȘte, toute haletante, est-ce que le diable nous suit toujours. â Il descend la pente de la montagne, rĂ©pondit Jean lâOr. â En ce cas, demande Ă Dieu quâil nous vienne en aide il ne nous reste plus dâautre moyen de salut. Satan Ă©tait, en effet, Ă leurs trousses. Il Ă©tait presque sur eux quand le cheval fit un dernier bond, un bond dĂ©sespĂ©rĂ©. Ses deux pieds de devant retombĂšrent sur la terre bĂ©nite juste au moment oĂč le diable lâempoignait par la queue. Tout ce que celui-ci put remporter chez lui, ce fut une touffe de crins. Le cheval, qui avait repris forme humaine, dit Ă Jean lâOr â Nous allons nous sĂ©parer ici. Moi, je vais de ce pas au purgatoire ; toi, retourne en Basse-Bretagne, et ne pĂšche plus. Jean lâOr sâen retourna en Basse-Bretagne, content dâavoir ramenĂ© une Ăąme de lâenfer, plus content dâen ĂȘtre sorti lui-mĂȘme, et bien rĂ©solu dâailleurs Ă faire tout son possible pour nây plus revenir, ni de son vivant, ni aprĂšs sa mort[223]. ContĂ© par CrĂ©acâh. â Plougastel-Daoulas. _______ LXXVIILâHomme Ă la quittance Jean Gomper Ă©tait un fermier de DinĂ©ault[224]. Homme trĂšs entendu, il nâavait jamais manquĂ© de payer rĂ©guliĂšrement son terme. La derniĂšre fois quâil alla payer câĂ©tait, je crois, Ă ChĂąteaulin il ne trouva pas le propriĂ©taire Ă la maison. Mais, comme son fils Ă©tait lĂ , Jean Gomper lui remit tout de mĂȘme lâargent Jâaurai occasion de voir votre pĂšre Ă la prochaine foire. Vous lui demanderez de mâapporter alors ma quittance. » â Ă votre grĂ©, rĂ©pondit le fils. Et Jean Gomper rentra chez lui, lâesprit tranquille. Ătant probe lui-mĂȘme, il ne doutait pas de la probitĂ© dâautrui. En quoi il eut tort, cette fois du moins. Car, deux jours plus tard, il apprenait la mort de son propriĂ©taire, et la semaine nâĂ©tait pas finie quâun homme se prĂ©sentait de la part du fils pour rĂ©clamer le terme. â Mais, je lâai payĂ©, sâĂ©cria Jean Gomper. Le fils le sait bien. Câest Ă lui que jâai remis lâargent. â En ce cas, faites voir votre quittance, rĂ©pondit lâhomme. Je suis chargĂ© de liquider la succession. Je dois faire mon mĂ©tier. Jean Gomper voulut raconter comme sâĂ©taient passĂ©es les choses. â Ta, ta, ta ! reprit le sergent »[225], montrez-moi votre papier, si vous en avez un. On ne me paie pas avec des paroles. Naturellement, Jean Gomper ne put pas montrer de papier. â Si dans le courant de la semaine qui vient, dit lâhomme dâaffaires en sortant, vous ne mâavez pas fait tenir, en mon cabinet, la somme de trois cents Ă©cus, je mets immĂ©diatement saisie sur vos biens meubles et immeubles. CâĂ©tait la ruine, la misĂšre noire pour Jean Gomper et pour les siens. â Comment Ă©carter ce malheur de notre tĂȘte ? hurlait-il. Et, de dĂ©sespoir, il arrachait ses cheveux Ă pleines poignĂ©es. â Dieu nâest pas juste ! Non, Dieu nâest pas juste ! â Commence donc par tâadresser Ă lui, lui fit observer sa femme. Ă ta place, jâirais de ce pas trouver le recteur. Je suis sĂ»re quâil te donnerait un bon conseil. â Avec un bon conseil on nâa jamais fait trois cents Ă©cus, grogna Jean Gomper. Il nâen suivit pas moins lâavis de sa mĂ©nagĂšre. Le voilĂ donc de se rendre au presbytĂšre de DinĂ©ault. Le recteur Ă©tait en train de souper. Mais câĂ©tait un brave homme de prĂȘtre qui nâaimait pas Ă faire attendre les gens. Jean Gomper fut introduit dans la salle Ă manger. LĂ , il exposa son cas, du mieux quâil put, non sans Ă©mailler son rĂ©cit de plusieurs jurons. Mais le recteur ne fit attention quâau fond de lâaffaire, et, lorsque le paysan eut fini de parler â Vous ne mentez pas, Jean Gomper ? dit-il. Il est bien vrai que vous avez payĂ© le fermage quâon vous rĂ©clame ? â Aussi vrai que je suis le mari lĂ©gitime de Barba Goff et le lĂ©gitime pĂšre de ses quatre enfants ! â Alors il nây a quâune chose Ă faire câest dâaller trouver votre propriĂ©taire, lĂ oĂč il est, et de lui demander, aprĂšs sa mort, la quittance quâil ne vous a pas remise de son vivant. â Hem ! fit Jean Gomper, je ne sais seulement pas quel chemin il faudrait prendre. â Je vous lâenseignerai, moi. â Je vous entends bien, Monsieur le recteur, repartit le fermier qui croyait Ă une plaisanterie de la part du prĂȘtre. Lâaller nâest pas difficile, mais il nâen est pas de mĂȘme du retour. â Je me charge du second comme du premier. â Parlez-vous sĂ©rieusement ? â Sachez, Jean Gomper, quâun prĂȘtre ne plaisante jamais sur ces choses-lĂ . Le curĂ© avait dit cela dâun ton grave. Le paysan se mit Ă tourner son chapeau entre ses mains, et murmura, tout dĂ©contenancĂ© â Jâirai oĂč il vous plaira de mâenvoyer, Monsieur le recteur. Le recteur ouvrit la porte dâune chambre obscure, en disant â Je vais dâabord mâen informer moi-mĂȘme. â Pourvu que ce soit en paradis, pensait Jean Gomper, mais cela mâĂ©tonnerait fort. Mon gueux de propriĂ©taire ne doit pas ĂȘtre logĂ© Ă si bonne enseigne. Le recteur sâĂ©tait enfermĂ© Ă double tour. Le fermier lâentendit marmonner Ă mi-voix, Ă trĂšs vite, trĂšs vite. â Il consulte son Egremont, se dit-il. Lâoraison terminĂ©e, le prĂȘtre reparut. Câest en enfer quâil faut que vous alliez, dit-il dĂšs le seuil. Jean Gomper eut un soubresaut dâĂ©pouvante. â Acceptez-vous ? demanda le recteur. â Ă Dieu vat ! rĂ©pondit notre homme, aprĂšs une courte hĂ©sitation. Le curĂ© lui imposa les mains, lui traça avec le pouce une croix sur la poitrine, et lui souffla sur le front. Pff ! Jean Gomper Ă©tait dĂ©jĂ chez le diable. Je vous promets quâil nâavait pas eu le temps de regarder si câĂ©taient des landes dâajoncs ou bien des champs de seigle qui bordaient le chemin. Avant de lâexpĂ©dier ainsi, toutefois, le recteur lâavait muni de quelques instructions â Vous aurez bien soin, lui avait-il recommandĂ©, de ne prendre ni la premiĂšre, ni la seconde quittance que vous offrira votre propriĂ©taire. La troisiĂšme seulement sera la bonne. Encore ne la prendrez-vous pas de ses mains. Elle vous brĂ»lerait jusquâaux moelles et vous deviendriez la proie des dĂ©mons. Vous prierez le damnĂ© de la poser Ă terre, puis vous la ramasserez. Vous serez prĂ©servĂ© de la sorte vous aurez mis la terre entre vous et lui. Je vous ai dit que Jean Gomper Ă©tait un homme entendu. Il se donna garde de manquer Ă quoi que ce fĂ»t de ce quâon lui avait prescrit. Tout dâabord il se trouva quelque peu dĂ©paysĂ©. Il ne voyait de toutes parts que dâimmenses roues de feu qui tournaient, tournaient, tournaient. Cela lui Ă©blouissait les yeux. Puis câĂ©tait une insupportable odeur de roussi qui le suffoquait. Il tĂącha nĂ©anmoins de sâorienter lĂ dedans tant bien que mal. Au bout dâune heure de marche, il arriva dans une allĂ©e le long de laquelle Ă©tait rangĂ©s, de cĂŽtĂ© et dâautre, des fauteuils de fer chauffĂ©s au rouge. Dans ces fauteuils Ă©taient assis des damnĂ©s. Leur corps demeurait immobile, mais sur leur figure se succĂ©daient sans interruption les grimaces les plus atroces. Câest parmi eux que Jean Gomper rencontra enfin son propriĂ©taire â Comment vous portez-vous ? dit le fermier, en soulevant son chapeau avec politesse. â Ah ! câest toi ! maudit ! sâĂ©cria le damnĂ©. Câest Ă cause de toi que je suis ici. Tu viens me rĂ©clamer ta quittance, nâest-ce pas ? MisĂ©rable, si tu ne tâĂ©tais pas dessaisi de ton argent si sottement, ni moi ni mon fils nous nâaurions Ă©tĂ© tentĂ©s !⊠Tout en criant ainsi, il avait tirĂ© un papier de sa poche. â Tiens ! la voilĂ , ta quittance ! â Pardonnez-moi, mon maĂźtre, ce nâest pas celle-lĂ . â En ce cas, câest celle-ci, dit le damnĂ©, en exhibant une seconde. â Pas davantage ! â Ah ! tu mâennuies, Ă la fin ! â Essayons de la troisiĂšme. â Prends-la donc, grand nigaud que tu es ! â Avec plaisir. Daignez seulement la poser Ă terre. Le damnĂ© sâexĂ©cuta. â Merci et bonne chance ! dit Jean Gomper, en ramassant le papier et en le pliant soigneusement. â Je nâai que faire de tes remerciements ni de tes souhaits. Veux-tu cependant me rendre un service ? â Certes oui, Ă moins quâil ne sâagisse de me mettre Ă votre place. â Tu vois ce fauteuil vide Ă ma gauche ? PrĂ©viens mon fils quâil lui est rĂ©servĂ©, sâil continue Ă imiter, lĂ -haut, mon exemple. â Je mâacquitterai de la commission. Et Jean Gomper de revenir sur ses pas. Une sueur bouillante ruisselait sur ses membres. Tout Ă coup il sentit un souffle frais lui passer sur la figure, et il se retrouva dans la salle Ă manger du presbytĂšre de DinĂ©ault. â Rentrez chez vous, lui dit le recteur. Ne blasphĂ©mez plus la justice de Dieu, et vivez toujours en homme de bien. Le lendemain, Jean Gomper se rendit chez le fils de son propriĂ©taire, Ă qui il rĂ©pĂ©ta les paroles du damnĂ©, puis chez le sergent » qui ne put que constater que la quittance Ă©tait valable[226]. ContĂ© par HervĂ© BrĂ©livet, de DinĂ©ault. â Quimper, 1888. _______ LXXVIIILâauberge du Paradis Il y a quatre-vingt-dix-neuf auberges de la terre au paradis. Il faut faire une station dans chacune. Quand on nâa pas dâargent pour payer, on rebrousse chemin vers lâEnfer. Lâauberge de mi-route[227] sâappelle BitĂȘklĂš. Le bon Dieu y vient faire sa tournĂ©e une fois par semaine, le samedi soir. Il emmĂšne avec lui en paradis les clients qui ne sont pas trop soĂ»ls. â Il ne manque pas dâivrognes incorrigibles qui sĂ©journent Ă BitĂšklĂȘ plus que de raison. De ce nombre sont, dit-on, Laur Kerrichard et Job Ann ToĂ«r Joseph le couvreur, tous deux de PenvĂ©nan. Depuis cinq ans quâils sont partis », ils nâont pas dĂ©passĂ© BitĂȘklĂš. CâĂ©taient de leur vivant deux francs compagnons, les meilleurs enfants du monde, mais qui auraient bu la mer si elle avait Ă©tĂ© de cidre et non dâeau salĂ©e. Le bon Dieu ne demandait pas mieux que de leur entre-bailler la porte de son paradis. Malheureusement, Ă chaque fois quâil fait lâappel, Ă BitĂȘklĂȘ, et quâil arrive aux noms de Laur Kerrichard et de Job Ann ToĂ«r, câest toujours la mĂȘme histoire. Les deux lurons ont la langue tellement Ă©paisse quâils sont incapables de rĂ©pondre PrĂ©sents ! Le lendemain, ils regrettent lâoccasion manquĂ©e. Pour se consoler, ils se remettent Ă boire. Cela dure depuis cinq ans et il nây a pas de raison pour que cela finisse avant le jugement dernier. ContĂ© par Pierre Simon. â PenvĂ©nan. _______ LXXIXLe voyage de Iannik Vous nâĂȘtes pas sans connaĂźtre le manoir de Kerbeulven[228]. Câest une des plus anciennes et aussi une des plus belles demeures de la paroisse de PenvĂ©nan. Les Ă©vĂȘques de TrĂ©guier en firent jadis leur rĂ©sidence de campagne, au temps oĂč il y avait encore des Ă©vĂȘques Ă TrĂ©guier. Avant que ce manoir ne devĂźnt propriĂ©tĂ© Ă©piscopale, il appartenait Ă un prĂȘtre libre, qui Ă©tait en grande vĂ©nĂ©ration dans la contrĂ©e et quâon appelait Dom Iann. CâĂ©tait le dernier descendant dâune vieille famille noble dont le nom devait sâĂ©teindre avec lui. Il vivait lĂ , en gentilhomme campagnard, et en saint. Il faisait cultiver ses terres par de pauvres gens quâil empĂȘchait ainsi de mourir de faim et Ă qui il abandonnait presque tous les produits du domaine. Quant Ă lui, il passait ses journĂ©es en oraison dans la chapelle du manoir, qui sert aujourdâhui de lieu de dĂ©barras. Un pauvre homme vint, un jour, lây trouver, pour lui demander dâĂȘtre le parrain de son fils. â Volontiers ! rĂ©pondit le saint personnage, et il donna Ă lâenfant, sur les fonts baptismaux, son prĂ©nom de Iann ou de Jean. Puis il fit porter chez lâaccouchĂ©e le meilleur vin de sa cave, auquel, pour son compte, il ne touchait jamais. Au repas de baptĂȘme, il rĂ©cita le bĂ©nĂ©dicitĂ© puis sâen alla, en disant â Lâenfant dont nous cĂ©lĂ©brons la venue verra des choses qui nâont pas encore Ă©tĂ© dĂ©couvertes Ă des yeux de chrĂ©tien. Cet enfant grandit. Lorsque le moment de sa premiĂšre communion fut proche, le prĂȘtre le prit avec lui Ă Kerbeulven, pour lâinstruire. Il lui apprit Ă rĂ©pondre et Ă servir la messe, et ne voulut plus dâautre acolyte. Le garçonnet sâattacha Ă son parrain, de tout cĆur. Tous les matins et tous les soirs, il se rendait Ă Kerbeulven, assistant Dom Iann dans tous ses exercices de dĂ©votion comme dans toutes ses bonnes Ćuvres. On prĂ©tend que les saints ne vivent jamais vieux. Ils sont pressĂ©s de sâen retourner vers le Seigneur, et le Seigneur a hĂąte de les avoir prĂšs de lui. Toujours est-il que dans le cours de sa cinquantiĂšme annĂ©e Dom Iann tomba malade. Il dut sâaliter. Seulement, comme on Ă©tait dans la belle saison, il continua quelque temps de se lever lâaprĂšs-midi, pour aller prier Ă la chapelle. Durant le trajet, il sâappuyait sur lâĂ©paule de son filleul, Iannik. Sa priĂšre dite, il se faisait conduire dans lâavenue. Il y avait lĂ des arbres centenaires, parmi lesquels un chĂątaignier haut de quatre-vingts pieds. Le prĂȘtre aimait Ă sâasseoir Ă son ombre, la figure tournĂ©e du cĂŽtĂ© de la mer quâon voyait bleuir au loin entre BuguĂ©lĂšs et le Port-Blanc. Il y demeurait jusquâaux premiĂšres fraĂźcheurs du soir, conversant avec Dieu, et feuilletant sa conscience, comme un livre, pour voir si tous les comptes y Ă©taient en ordre. Son filleul sâaccroupissait par terre, Ă ses pieds, partagĂ© entre deux dĂ©sirs contraires, celui de conserver son parrain en ce monde et celui de le voir jouir des fĂ©licitĂ©s que promet lâautre Ă ses Ă©lus. Une aprĂšs-midi, comme ils Ă©taient ainsi tous deux assis sous le chĂątaignier, Dom Iann dit Ă Iannik â Que penses-tu de moi, mon enfant ? â Je pense que vous ĂȘtes le plus saint homme quâil y ait eu dans la chrĂ©tientĂ© depuis les apĂŽtres. â Jâai cependant commis le plus grand pĂ©chĂ© quâun homme puisse commettre, mon enfant. â Ce nâest pas possible, mon parrain. â Cela est, te dis-je. Le jour oĂč je fus ordonnĂ© prĂȘtre, je promis dâaller en pĂšlerinage Ă Rome. Or, voici que je touche Ă ma fin, et je nâaurai pas accompli mon vĆu. Ce que je nâai pas fait de mon vivant, je serai tenu de le faire aprĂšs ma mort. Mon salut Ă©ternel sera retardĂ© dâautant. Câest une chose qui attriste mes derniers jours. â Ne pourrais-je adoucir votre tristesse, mon parrain ? â Tu le pourrais, si tu as la foi solide. â Jâai la foi que vous mâavez donnĂ©e. Elle est aussi solide que les calvaires de pierre qui sont Ă nos carrefours, et ceux-lĂ il nây a que le tonnerre de Dieu qui les puisse abattre. â Tu irais donc Ă Rome, Ă ma place ? â Jâirai Ă Rome, jâirai mĂȘme en enfer sans crainte, pourvu que vous mâindiquiez le chemin. Dom Iann mit la main sur la tĂȘte de son filleul. â Tu as un vrai cĆur de Breton, Iannik. Jâaurai recours Ă ton dĂ©vouement. Mais il faudra que jâĂ©prouve au prĂ©alable si tu mâaimes aussi sincĂšrement que tu le dis. Je ne reviendrai plus avec toi sur ce chapitre. Ne parle Ă personne de notre conversation, mais tĂąche de ne la point oublier. Ă quelque temps de lĂ , le saint prĂȘtre mourut. Je ne vous parlerai pas de tous les signes qui annoncĂšrent ou qui accompagnĂšrent sa mort. On lâenterra dans la chapelle oĂč il avait coutume dâofficier. On couvrit sa tombe dâune pierre oĂč furent inscrits son nom et ses vertus. Les gens qui le servaient, une gouvernante et un domestique, sâen allĂšrent vivre ailleurs de la rente quâil leur avait faite. La maison fut abandonnĂ©e, le domaine resta en friche. Quant Ă Iannik, son parrain semblait avoir fait exprĂšs de lâoublier dans son testament. De quoi les parents du garçonnet eurent grand dĂ©pit. Mais quant Ă lui, son affection et sa reconnaissance pour Dom Iann nâen furent point altĂ©rĂ©es. Il demeura aussi fidĂšle au mort quâil lâavait Ă©tĂ© au vivant. Tous les jours que Dieu fit, il alla religieusement sâagenouiller sur sa tombe. Or, Ă chaque fois quâil sây agenouillait, la pierre sĂ©pulcrale se fendait par la moitiĂ©, ainsi que cela se produisit autrefois pour Lazare, lorsque le Christ lui enjoignit de se lever. â Peut-ĂȘtre que mon parrain va se lever aussi, pensait lâenfant. Et il attendait, avec une espĂ©rance mĂȘlĂ©e dâĂ©pouvante. Un matin, il remarqua que la fente Ă©tait beaucoup plus large que dâhabitude et plus profonde. La terre mĂȘme de la fosse Ă©tait crevassĂ©e. Iannik se dit â Ce sera pour aujourdâhui. Et, en effet, comme il gagnait lâavenue pour retourner chez ses parents, il aperçut son parrain assis Ă sa place de prĂ©dilection, Ă lâombre du grand chĂątaignier. Il Ă©tait revĂȘtu des beaux ornements sacerdotaux dont on lâavait revĂȘtu au moment de sa mort, avant de le mettre au cercueil. Ses mains Ă©taient croisĂ©es sur ses genoux ; ses yeux Ă©taient ouverts et pleins de lumiĂšre. Iannik sâapprocha, en marchant sur la pointe du pied. Le prĂȘtre le regardait venir, et ses yeux brillaient Ă mesure dâun plus vif Ă©clat. Quant il fut tout prĂšs, il lui dit, avec douceur â Iannik, mon filleul, maintenant je ne doute plus de ta fidĂ©litĂ©. Tu as vraiment la foi solide. Mais es-tu toujours disposĂ© Ă faire pour moi le pĂšlerinage de Rome ? â Toujours ! mon parrain. â Eh bien, va ce soir Ă confesse, car il faut que tu sois en Ă©tat de grĂące, et demain matin tu te mettras en route. â Mais le chemin, mon parrain ? â Tu nâauras quâĂ suivre la gaule blanche que voici. Elle a Ă©tĂ© coupĂ©e naguĂšre Ă la croix du RĂ©dempteur, alors que cette croix Ă©tait encore un arbre qui portait branches, dans la forĂȘt de JĂ©rusalem. Tu la tiendras dans ta main droite. Prends garde de la perdre, tu te perdrais toi-mĂȘme. Tant que tu lâauras en ta possession, elle te servira de guide et de talisman. Quoi que tu voies, ne tâĂ©pouvante de rien. Elle te protĂ©gera contre tous les malĂ©fices. Note soigneusement en ton esprit tous les dĂ©tails de ton voyage, afin que tu puisses, au retour, mâen rendre un compte exact. Câest pour moi que tu fais ce pĂšlerinage. Il faut que je sois aussi bien renseignĂ© que si je lâavais fait moi-mĂȘme. â Je vous comprends, mon parrain, rĂ©pondit Iannik ; je vous obĂ©irai de point en point scrupuleusement. Le prĂȘtre prit congĂ© du garçonnet, en lui souhaitant bon voyage. Le soir, Iannik alla Ă confesse, et le lendemain matin, sans rien dire Ă ses parents, il se mit en route, tenant dans sa main droite la gaule blanche. Le soleil commençait Ă Ă©clairer le ciel, quand il franchit le seuil de sa maison. Mais dĂšs quâil eut fait dehors les premiers pas, il ne fut pas peu surpris de se retrouver plongĂ© dans la nuit. Cette nuit ne ressemblait pas Ă celle que nous connaissons. Ce nâĂ©tait ni une nuit sombre, avec des nuages, ni une nuit claire, avec des Ă©toiles. CâĂ©tait plutĂŽt une absence de lumiĂšre quâune vĂ©ritable nuit. On y voyait toutes choses, mais Ă©trangement, comme dans un rĂȘve. La premiĂšre chose que vit Iannik fut un ravin encombrĂ© de ronces, dâajoncs et dâarbustes de toute sorte hĂ©rissĂ©s de piquants. Il y marcha tout droit. AussitĂŽt, devant lui, ou plutĂŽt devant la baguette, un chemin sâouvrit dans lâinextricable fourrĂ©. Il sây engagea hardiment. Ă mesure quâil sâenfonçait plus avant, le chemin se refermait par derriĂšre, en sorte, que Iannik Ă©tait comme noyĂ© dans une mer dâĂ©pines, dâĂ©pines aiguĂ«s et tranchantes comme des poignards. Il en sortit sans une Ă©gratignure. Il arriva sur une espĂšce de plateau dĂ©couvert. Et soudain surgirent de ce plateau deux montagnes gigantesques. Elles Ă©taient si hautes, si hautes, que leurs cimes se perdaient dans le ciel. Elles se dressaient chacune Ă une extrĂ©mitĂ© de lâhorizon. Celle de gauche Ă©tait noire, celle de droite Ă©tait blanche. Iannic les vit sâĂ©branler toutes deux et fondre lâune sur lâautre avec une impĂ©tuositĂ© qui donnait le vertige. Elles se heurtĂšrent si violemment quâelles volĂšrent en Ă©clats, avec un fracas immense, et pendant quelques instants, lâair fut obscurci par une grĂȘle de pierres, blanches et noires. On eĂ»t dit une nuĂ©e de corbeaux aux prises avec une nuĂ©e de colombes. CâĂ©tait un spectacle Ă©pouvantable que cette bataille de deux montagnes. Iannik pensait quâelles sâĂ©taient rĂ©duites lâune lâautre en poussiĂšre, tant leur choc avait Ă©tĂ© terrible. Mais il les aperçut, dressĂ©es de nouveau Ă chaque bout de lâhorizon, et qui reprenaient leur Ă©lan sauvage. â HĂątons-nous de passer, se dit-il. Et profitant de lâĂ©cart qui sĂ©parait encore les deux monstres de pierre, il passa. Un sentier Ă pente rapide le conduisit jusquâĂ une grĂšve. Du bas de cette grĂšve, comme dâun entonnoir profond, montait une buĂ©e rouge, une vapeur ensanglantĂ©e. Iannik regarda, et vit que câĂ©tait une mer en fureur qui se dĂ©vorait elle-mĂȘme. Les vagues se soulevaient en Ă©normes paquets dâeau, puis couraient les unes contre les autres, avec des abois dĂ©sespĂ©rĂ©s et des bonds effrayants de bĂȘtes. â Si ma baguette sâachemine par lĂ , se dit Iannic, je suis assurĂ© de nâen pas sortir vivant. Ce fut pourtant par lĂ que sâachemina la baguette. Mais la brume sanglante se dĂ©chira devant elle, et Iannic franchit encore ce mauvais pas, sans autre ennui que dâentendre hurler Ă son oreille les vagues, semblables Ă des chiennes enragĂ©es. Sur lâautre bord de cette mer, il se trouva dans un pays maigre, pitoyablement maigre. Ce nâĂ©taient que landes pierreuses, ravinĂ©es, plantĂ©es seulement de quelques touffes de joncs des marĂ©cages. DĂ©solation et abomination. On ne pouvait rien imaginer de plus pauvre, ni de plus triste. â Pour le coup, pensa Iannik, me voici arrivĂ© de lâautre cĂŽtĂ© du pays du pain ». Nâimporte ! Allons toujours ! Il vit alors une trentaine de vaches qui paissaient au milieu de cette rĂ©gion stĂ©rile. Autant lâherbe quâelles paissaient Ă©tait rare et menue, autant elles Ă©taient grasses, les flancs rebondis, le poil net et luisant. Leurs pis lourds, gonflĂ©s, traĂźnaient presque jusquâĂ terre. Elles avaient lâair enchantĂ© de leur sort. Iannik Ă©tait rĂ©solu Ă ne sâĂ©tonner de rien. Il enjamba un muret de pierres sĂšches et se trouva dans une rĂ©gion nouvelle qui Ă©tait tout le contraire de la prĂ©cĂ©dente. CâĂ©tait un prĂ© si vaste que lâĆil nâen pouvait mesurer lâĂ©tendue. Il y poussait une herbe haute, serrĂ©e, verdoyante Ă plaisir. Elle ne tentait cependant pas cinquante vaches qui Ă©taient lĂ et qui semblaient Ă demi mortes de faim, tant leur peau Ă©tait flasque et ridĂ©e sur leurs os, tant leurs jambes vacillaient sous elles. Au lieu de paĂźtre, elles restaient, le mufle tendu par-dessus le muret de pierres sĂšches, Ă regarder avec des yeux furibonds, leurs compagnes qui se rĂ©galaient dans le pays maigre, tandis quâelles, dans leur pays dâabondance, meuglaient la famine. Iannik passa outre. Il arriva Ă une grande forĂȘt, oĂč il y avait des arbres de toutes essences, de toute taille et de toute dimension. Autour de chaque arbre voltigeaient des bandes dâoiseaux. Iannik observa quâils tournoyaient, tournoyaient sans fin, et jamais ne se perchaient sur aucune branche. Leur vol Ă©tait silencieux et plein de mystĂšre comme celui des oiseaux de nuit. Leur plumage Ă©tait tantĂŽt gris, tantĂŽt noir. Iannik continua dâavancer Ă travers la forĂȘt. BientĂŽt il vit accourir des bandes dâoiseaux blancs. Ceux-ci sâabattirent sur les hautes ramures des arbres et se mirent Ă chanter dâune voix si mĂ©lodieuse que Iannic se crut transportĂ© dans les bois de Kerbeulven, par une jolie matinĂ©e de printemps. â Ă la bonne heure ! murmura-t-il, voilĂ qui vous met le cĆur en joie ! Et il reprit sa route, avec une vaillance nouvelle. Il fit ainsi des lieues et des lieues. Soudain se dressa devant lui un MĂ©nez si grand quâil barrait tout le ciel, comme une immense et sombre muraille. Le pied du mont Ă©tait tapissĂ© de mousse fine, plus douce que le velours. La brise rĂ©pandait dans lâair une odeur suave, Ă©manĂ©e on ne savait dâoĂč. Iannic eut bien envie de sâallonger lĂ , dans la mousse, pour respirer plus longtemps cette odeur. Comme si ce nâeĂ»t pas Ă©tĂ© assez de ce charme, des voix exquises se mirent Ă chanter. Il y en avait des cent mille et des cent mille, et elles chantaient bellement, mais sur un ton un peu triste. Lâenfant serait volontiers demeurĂ© des annĂ©es, immobile, Ă les entendre. Il ne put que sâen dĂ©lecter au passage. La baguette le tirait par la main. Il dut la suivre. Lâescalade du MĂ©nez fut pĂ©nible et longue. Il fallait se raccrocher Ă des buissons, se cramponner Ă des roches. Une fois au sommet, Iannik dĂ©tourna la tĂȘte. Il vit derriĂšre lui, sur la pente, une multitude dâenfants de son Ăąge qui essayaient de grimper, comme il avait fait, en sâaidant des aspĂ©ritĂ©s du sol. Mais ils roulaient en bas Ă mesure quâils sâefforçaient de monter. Les touffes dâherbes ou de genĂȘts auxquelles ils se raccrochaient leur restaient dans les mains ; les pierres oĂč ils se cramponnaient les entraĂźnaient dans leur chute. â Pauvres chers petits ! pensa Iannik, jâaurais bien voulu leur porter secours, mais ils sont trop nombreux. Dâailleurs, la baguette ne lui en eĂ»t pas laissĂ© le loisir. Elle le menait maintenant Ă une chapelle situĂ©e sur la plus haute cime du mont, Ă peu prĂšs comme celle de Saint-HervĂ© sur la croupe du MĂ©nez-BrĂ©. La porte de la chapelle sâouvrit. Ă lâautel, il y avait un prĂȘtre vĂȘtu dâune chasuble noire Ă grande croix dâargent, comme sâil cĂ©lĂ©brait lâOffice des morts. DĂšs que Iannik fut entrĂ©, le prĂȘtre se tourna vers lui â Me rĂ©pondrais-tu la messe, mon enfant ? demanda-t-il. Il sembla Ă Iannik quâil avait dĂ©jĂ entendu cette voix. â Oui certainement, Monsieur ! Iannik nâeut pas plus tĂŽt prononcĂ© ce oui » que la chapelle sâĂ©vanouit et que le prĂȘtre disparut. La gaule blanche de se remettre en marche, toujours suivie du garçonnet. On arriva Ă un carrefour oĂč aboutissaient trois routes. Mais elles Ă©taient si rapprochĂ©es les unes des autres quâelles paraissaient nâen faire quâune seule. Ă lâendroit oĂč elles sâamorçaient, deux hommes Ă©taient armĂ©s de faux quâils tenaient croisĂ©es au-dessus du chemin. â Tout Ă lâheure, se dit Iannik, je vais ĂȘtre pourfendu. Pour franchir lâarche terrible formĂ©e par les faux, il baissa la tĂȘte et prit sa course tout dâune haleine, comme font les enfants au jeu de Passez, passez, Gwennili[229] ! » Il avait grandâpeur, mais grĂące Ă la vertu de sa baguette, il passa encore sans encombre. Ă quelque distance de lĂ , il vit Ă gauche de la route un chĂąteau dont la façade Ă©tait percĂ©e de plus de mille ouvertures. Toutes rougeoyaient dâune vive lumiĂšre. On eĂ»t dit quâĂ lâintĂ©rieur brĂ»lait un immense feu de forge. Les cheminĂ©es crachaient de gros flocons dâune fumĂ©e Ă©paisse qui, au lieu de sâĂ©lever, retombait aussitĂŽt Ă terre en une pluie de cendre. Iannik vit dâĂ©tranges formes se mouvoir dans la clartĂ© des fenĂȘtres. Il entendit des cris stridents, des cris affreux. Une insupportable odeur de soufre le suffoquait Ă moitiĂ©. Il sâĂ©loigna de ce lieu au plus vite. Et le voilĂ de faire encore des lieues, tant et si bien quâil arriva Ă un second chĂąteau. Seulement, celui-ci Ă©tait bien diffĂ©rent de lâautre. Imaginez une forĂȘt de tourelles, et toutes aussi lĂ©gĂšres, aussi Ă©lancĂ©es que la tour de Bulat ou celle du Kreisker. Iannik nâavait jamais rien contemplĂ© dâaussi beau. Des girouettes tournaient au-dessus des tourelles et faisaient entendre, non des grincements, mais une musique dĂ©licieuse. Au seuil de ce chĂąteau, la baguette sâarrĂȘta. Elle frappa trois coups Ă la porte, et la porte sâouvrit. DĂšs lâentrĂ©e, Iannik se trouva au pied dâun escalier magnifique. Il le gravit. Au haut de lâescalier, commençait un corridor qui semblait sâĂ©largir Ă mesure quâon y avançait, et qui Ă©tait Ă©clairĂ© par des Ă©toiles suspendues au plafond. Chacune de ces Ă©toiles brillait comme un feu merveilleux. Le corridor se terminait par un vaste portique dans la baie duquel se balançait une lampe aussi Ă©clatante quâun soleil. Au delĂ , câĂ©tait une enfilade de chambres splendides. Iannik les traversa toutes, les yeux Ă©carquillĂ©s au milieu dâune telle profusion de merveilles, mais notant nĂ©anmoins dans son esprit, avec un soin minutieux, tout ce quâil voyait de droite et de gauche. Dans la premiĂšre chambre, des oiseaux chantaient. Dans la deuxiĂšme, il y avait quatre fauteuils, et sur les quatre fauteuils Ă©taient posĂ©es quatre couronnes et quatre ceintures. Dans la troisiĂšme, deux fauteuils seulement. Sur lâun dâeux, encore une ceinture et une couronne. Dans lâautre, Ă©tait assis un prĂȘtre dont il ne put distinguer les traits. AprĂšs cette chambre, il y en avait dâautres, puis dâautres, indĂ©finiment, mais la petite gaule blanche ne mena pas Iannik plus loin. Le pĂšlerinage Ă©tait sans doute accompli, et la baguette rebroussa chemin vers Kerbeulven. Le retour se fit dans une nuit noire. Si Iannik avait lĂąchĂ© sa baguette, Ă ce moment-lĂ , il nâaurait plus eu quâĂ mourir de dĂ©tresse, comme un aveugle abandonnĂ© dans un pays inconnu. Aussi la serrait-il bien fort dans sa main. Combien de temps marcha-t-il ainsi dans les tĂ©nĂšbres, câest ce quâil nâaurait su dire. BientĂŽt, il lui sembla que la nuit sâĂ©claircissait. Ce nâĂ©tait pas encore le jour, certes, ni mĂȘme le crĂ©puscule du matin ; câĂ©tait toujours un gris trouble, mais oĂč ses yeux sâhabituaient peu Ă peu Ă se reconnaĂźtre. Ă la forme des fossĂ©s, il jugea quâil Ă©tait sur la route de Kerbeulven et quâil nâĂ©tait plus Ă grande distance du manoir. Il ne tarda pas Ă pĂ©nĂ©trer, en effet, dans lâavenue. Sous le chĂątaignier, il vit une lumiĂšre blanche, et dans cette lumiĂšre, son parrain lui apparut, Ă la place oĂč il lâavait quittĂ© pour entreprendre ce voyage. â Eh bien, mon filleul, dit le prĂȘtre, te voilĂ revenu sain et sauf, Ă ce quâil me semble ? â Oui, ma foi ! mon parrain. â As-tu au moins retenu ce que tu as vu et peux-tu mâen donner le dĂ©tail ? â Point par point, mon parrain. â Commence donc. Je tâexpliquerai chaque chose Ă mesure. â Dâabord, mon parrain, jâai dĂ» traverser un ravin qui nâĂ©tait que ronces et Ă©pines. â Câest le premier chemin du paradis, mon enfant. â Ensuite, jâai vu deux montagnes qui se battaient. â Ce sont les gens mĂ©contents de leur sort et jaloux du sort dâautrui. Ils se brisent en cherchant Ă briser. AprĂšs ? â AprĂšs, je suis arrivĂ© devant une brume rouge qui Ă©tait comme lâhaleine sanglante des vagues dâune mer en courroux. â Ces vagues, ce sont les gens mal mariĂ©s ou qui ont Ă©tĂ© unis contre leur grĂ©. Ils se mordent sans cesse jusquâĂ ce quâils se soient entre-tuĂ©s. AprĂšs ? â AprĂšs, jâai vu des vaches grasses qui trouvaient Ă festoyer lĂ oĂč il nây avait rien Ă paĂźtre. â Ce sont les gens qui prennent le temps comme il vient, mon enfant, et qui, au sein de la pire misĂšre, se rĂ©signent, au lieu de se rĂ©pandre en blasphĂšmes contre la providence de Dieu[230]. â Je suis alors arrivĂ© dans un prĂ© oĂč des vaches efflanquĂ©es se mouraient de faim, ayant de lâherbe jusquâau ventre. â Ce sont les avares, mon enfant, qui voudraient amasser le monde dans une coque dâĆuf. Ils ne se trouvent pas rassasiĂ©s, tant quâil reste quelque chose qui nâest pas Ă eux. â Je suis entrĂ© sous le couvert dâune grande forĂȘt. Des oiseaux noirs ou gris tournoyaient au-dessus des arbres sans pouvoir se percher dans leurs branches. â Ce sont ceux qui assistent Ă la messe avec leur corps, non avec leur Ăąme. Ils prient des lĂšvres, mais leur pensĂ©e est ailleurs. Tout en marmottant Hon tad, pehini zo en env[231], ils songent Sâest-on souvenu de donner Ă manger au cochon » ? La servante a-t-elle mis le lard dans la soupe ? » Leur esprit voltige sans cesse, et ne peut sâarrĂȘter Ă la seule prĂ©occupation qui importe celle du salut. â Quand jâai Ă©tĂ© plus avant dans la forĂȘt, jâai rencontrĂ© des nuĂ©es dâoiseaux blancs. Ils se posaient dans les hautes branches et chantaient Ă ravir. â Ce sont ceux qui, sans mĂ©riter le paradis, sont trop purs pour le purgatoire. Ils font entre ciel et terre une douce pĂ©nitence. â Je suis parvenu au pied dâune montagne. Il y avait lĂ du gazon plus agrĂ©able au toucher que le velours. Une brise a passĂ©, semant une odeur suave. Puis des voix se sont mises Ă chanter bellement, mais tristement. Je nâai jamais entendu chant plus frais et plus mĂ©lancolique. â Ce gazon si moelleux, mon filleul, câest la tendre chair des enfants morts sans baptĂȘme. La bonne odeur est celle du baptĂȘme qui les attend au jour du jugement. Ils chantent bellement, parce que, de loin, les anges les instruisent Ă chanter, mais leur voix est triste du regret dâavoir perdu leurs mĂšres sans avoir trouvĂ© Dieu. â Lorsque je suis parvenu au sommet de la montagne, jâai vu, en me dĂ©tournant, une foule de garçonnets de mon Ăąge qui essayaient aussi, mais en vain, de lâescalader. Je vous avoue que cela mâa Ă©tĂ© un grand crĂšve-cĆur, mon parrain. â Ce sont les petits garçons qui sont morts avant dâavoir fait leur premiĂšre communion. Ils ne rĂ©ussiront Ă gravir la montagne que lorsque JĂ©sus-Christ frappera trois fois dans ses mains pour les appeler Ă lui. â Sur le dos du MĂ©nez, mon parrain, il y avait une chapelle. Ă lâautel se tenait un prĂȘtre. Il mâa demandĂ© de lui rĂ©pondre sa messe. Mais Ă peine ai-je eu le temps de dire oui » quâil avait disparu. â Ce prĂȘtre, mon enfant, câest moi. Tous ceux dâentre nous qui ont quelque faute Ă expier attendent, debout sur les marches de cet autel, que lâenfant de chĆur qui leur rĂ©pondait la messe de leur vivant consente Ă la leur rĂ©pondre, quand ils sont morts. â Je suis alors arrivĂ© au carrefour de trois chemins qui semblaient tous prendre la mĂȘme direction. Jâai eu bien peur de deux hommes qui en dĂ©fendaient lâaccĂšs, avec des faux croisĂ©es en lâair. â Ces trois chemins sont ceux du paradis, du purgatoire et de lâenfer. Les deux hommes qui les gardent sont deux diables. Ils essaient dâĂ©pouvanter les gens qui passent afin dâen faire leur proie. â Ensuite, jâai vu un chĂąteau qui paraissait ĂȘtre en feu. â Câest lâenfer, mon filleul. â Puis, un second chĂąteau, mais superbe, cette fois. CâĂ©tait si beau, si beau que jâen ai les yeux encore tout Ă©blouis. Il nây a pas de mots pour peindre de telles magnificences. â Je te crois sans peine, mon filleul. Ce chĂąteau, câest le paradis. Encore nâen as-tu franchi que le vestibule. Dis-moi cependant ce que tu y as remarquĂ©. â Je me rappelle une chambre oĂč des oiseaux chantaient. â Ces oiseaux sont les anges qui sont chargĂ©s de souhaiter la bienvenue aux Ă©lus. Et puis ? â Et puis, jâai vu dans une seconde chambre quatre fauteuils sur lesquels Ă©taient posĂ©es quatre ceintures et quatre couronnes. â Ces fauteuils attendent les quatre premiĂšres personnes qui mourront en Ă©tat de grĂące. Et puis ? â Et puis, dans une troisiĂšme chambre, jâai vu deux autres fauteuils. Lâun dâeux Ă©tait vide ; dans lâautre, un prĂȘtre Ă©tait assis⊠â Oui, mon enfant, et ce prĂȘtre dont la figure restait dans lâombre, câest le mĂȘme que celui de la chapelle, câest ton parrain, qui te remercie de ce que tu as fait pour lui, et qui, pour te rĂ©compenser, tâannonce que, dans six mois, tu prendras place Ă ses cĂŽtĂ©s dans le fauteuil vide. Maintenant, rends-moi la baguette, Iannik ; en Ă©change, je te remets ce livre. Toutes les pages en sont blanches. Tu en rempliras chaque jour un feuillet de ton Ă©criture. Lorsque le dernier feuillet sera rempli, ton temps sera venu. â Et que dirai-je Ă mes parents, sâil vous plaĂźt quand je vais les revoir ? Ils ont dĂ» ĂȘtre passablement inquiets de mon absence, bien que je ne sache guĂšre combien elle a durĂ©. â Elle a durĂ© vingt ans, mon filleul. Tu vas trouver tes parents bien vieillis. Mais nâaie souci de rien. Ils ne te poseront aucune question. Le jour mĂȘme de ton dĂ©part, ton ange gardien te remplaçait au logis. Ni ton pĂšre, ni la mĂšre ne se doutent de ce qui sâest passĂ©. LĂ -dessus, le prĂȘtre et son filleul prirent congĂ© lâun de lâautre, en se donnant rendez-vous au paradis dans six mois. Alors seulement Iannik, qui Ă©tait dĂ©sormais assez ĂągĂ© pour quâon lâappelĂąt Iann tout court, sâaperçut que le soleil Ă©tait haut dans le ciel. Il sâachemina vers sa maison. Et maintenant, si vous le permettez, je vais aussi regagner la mienne[232]. ContĂ© par Marie-Cinte Toulouzan. â Port-Blanc. __________ LXXXLe boiteux et son beau-frĂšre, lâange Il Ă©tait une fois un homme qui avait deux enfants, un garçon et une fille. Le garçon sâappelait Louizik. Il boitait dâune jambe. En revanche, il avait lâĆil fin, et, si son corps Ă©tait infirme, je vous promets que son esprit ne lâĂ©tait pas. La fille, qui sâappelait Marie, venait dâentrer dans sa dix-huitiĂšme annĂ©e. Elle Ă©tait de trois ans plus ĂągĂ©e que son frĂšre. Jolie dâailleurs, comme une sainte ! Les yeux limpides comme de lâeau de source, les joues roses comme une fleur de pommier, la taille aussi svelte que la tige dâun jeune plant. Ce nâĂ©taient pas les prĂ©tendants qui lui manquaient. Elle nâavait pas besoin dâaller au devant dâeux, ni de trotter Ă leur recherche, de pardon en pardon, comme font tant de filles. Ils se pressaient Ă sa porte, aussi nombreux que les buveurs au seuil des auberges, le dimanche, Ă la sortie de la grandâmesse. Son pĂšre les accueillait avec dĂ©fĂ©rence, comme câest lâhabitude ; son petit frĂšre, le boiteux, se gaudissait quelque peu Ă leurs dĂ©pens, parce quâil Ă©tait dâun naturel moqueur ; elle, gracieusement, leur servait Ă manger et Ă boire, de ce quâil y avait dans la maison, mais repoussait toutes leurs avances. Le vieil Efflam câĂ©tait le nom du pĂšre faisait parfois des remontrances Ă la jeune fille. â Marie, lui disait-il, mon dĂ©sir serait de te voir convenablement Ă©tablie, avant de mâen aller rejoindre ta mĂšre dans lâautre monde, oĂč elle mâa prĂ©cĂ©dĂ©. Je crains que tu ne fasses un peu la fiĂšre, en ce moment, et que tu nâaies Ă tâen repentir plus tard. Hier encore, tu as refusĂ© le fils aĂźnĂ© de Camus le riche. Je lui connais cependant prĂšs de cinquante journaux de terre, et son bien sâaccroĂźtra dâau moins autant, lorsque trĂ©passera sa tante Jeanne⊠â Oui, mais il a le nez de travers ! interrompait le petit boiteux, en Ă©clatant de rire. Marie, elle, ne riait pas, car elle Ă©tait aussi grave dâhumeur quâelle Ă©tait jolie de visage. Elle se contentait de rĂ©pondre avec douceur â Si je nâavais jamais vu les beaux anges qui sont sur les images des livres, jâaurais peut-ĂȘtre Ă©pousĂ© le fils de Camus le riche ou quelque autre du quartier ; mais Ă prĂ©sent je ne le saurais faire. Il faut vous dire quâelle Ă©tait trĂšs dĂ©vote. Les rares loisirs que lui laissaient ses occupations de mĂ©nagĂšre, elle les consacrait Ă lire dans un missel enluminĂ© que lui avait prĂȘtĂ© le recteur du bourg. Le soir, Ă son rouet, elle chantait comme font toutes les fileuses, mais, au lieu de complaintes ou de sĂŽnes profanes, câĂ©taient toujours des cantiques spirituels oĂč il nâĂ©tait question que de la Vierge, des saints et des anges du paradis, qui sont beaux Ă voir dans les enluminures des vieux livres. Efflam Ă©tait un brave homme. Pour rien au monde il nâeĂ»t voulu contrarier sa fille dont il reconnaissait dâailleurs la supĂ©rioritĂ© en toute chose. Il croyait de son devoir de la morigĂ©ner sur ce chapitre du mariage, mais il nây mettait jamais dâinsistance. Donc, Mario, la fleur des filles, ne se faisait pas faute de refuser les prĂ©tendants. Plus elle en Ă©vinçait, plus il sâen prĂ©sentait. De quoi le boiteux sâamusait beaucoup. En fin de compte, il sâen prĂ©senta un qui venait assurĂ©ment de fort loin, car il portait un costume tel quâon nâen avait jamais vu dans le pays. Des pieds Ă la tĂȘte, il Ă©tait entiĂšrement vĂȘtu de blanc. Je vous parle dâun blanc Ă©blouissant dont lâĂ©clat mĂȘme de la neige nâaurait pu approcher. Il avait en outre des maniĂšres accortes, des façons de marcher, de saluer et de se tenir qui dĂ©celaient un trĂšs grand seigneur. DĂšs le seuil, il alla droit Ă Marie, qui filait sa quenouillĂ©e, et lui dit dâune voix qui, Ă elle seule, aurait suffi Ă charmer â Je suis venu vous demander pour femme. Je reviendrai dans trois jours chercher votre rĂ©ponse. Il nâajouta rien de plus, tourna sur ses talons et reprit la porte. â Ă la bonne heure ! sâexclama Louizik. En voilĂ un qui ne ressemble pas aux autres. Quant Ă Marie, elle Ă©tait demeurĂ©e toute songeuse. Le troisiĂšme jour, fidĂšle Ă sa promesse, lâĂ©tranger reparut. â Quâavez-vous dĂ©cidĂ© ? demanda-t-il en entrant. La jeune fille lui prit la main et le mena jusquâau vieil Efflam qui fumait paisiblement sa pipe, dans un coin de lâĂątre. â Mon pĂšre, dit-elle, jâai trouvĂ© le mari quâil me faut. Donnez-nous votre consentement. La semaine suivante, le mariage fut cĂ©lĂ©brĂ©. Efflam y avait invitĂ© ses proches, ses amis, ses voisins. Le nouvel Ă©poux, lui, convia tous les pauvres de la paroisse, prĂ©textant que sa vraie parentĂ© demeurait trop loin. â Ceux-ci, disait-il, mâen tiendront lieu. Les noces terminĂ©es, il sâinstalla dans la maison de sa jeune femme. Le lendemain de la premiĂšre nuit, il Ă©tait levĂ© avec lâaube. Efflam, qui avait bu la veille un peu plus que de raison, dormait profondĂ©ment dans son lit clos. Mais Louizik avait lâĆil entrâouvert, et vit sortir son beau-frĂšre. La journĂ©e se passa. Le nouvel Ă©poux ne rentra quâĂ la tombĂ©e du soir. Les jours dâaprĂšs, mĂȘme chose se passa. Le vieil Efflam aurait pu en concevoir quelque inquiĂ©tude. Mais il avait remarquĂ© que tout prospĂ©rait chez lui, depuis que son gendre Ă©tait en sa maison, et, dâautre part, les allures peu ordinaires de ce gendre lui imposaient. Enfin, Marie semblait trĂšs heureuse de son sort. Ă quoi bon dĂšs lors se mettre martel en tĂȘte ? Louizik, lui non plus, nâĂ©tait pas inquiet. En revanche, il Ă©tait fort intriguĂ©. Une aprĂšs-midi, il dit Ă sa sĆur â Ăcoute, Marie, je nâai pas le droit de me mĂȘler de ce qui te regarde. Ton mari est trĂšs gentil pour toi, et je crois que tu es bien tombĂ©e. Mais ne pourrais-tu satisfaire ma curiositĂ©, en me renseignant sur ce quâil fait de ses journĂ©es ? â Mon pauvre petit frĂšre, rĂ©pondit Marie, je ne le sais pas plus que toi. â Que ne le lui demandes-tu ? â Jâen ai eu envie plus dâune fois, mais je ne lâose. â Tu aimerais donc Ă le savoir ? Oh ! bien ! puisque câest ainsi, je vais, dĂšs demain, mâattacher aux pas de mon beau-frĂšre, et, avant quâil soit longtemps, je saurai aussi clairement ce quâil fait de ses journĂ©es que tu dois savoir, toi, ce quâil fait de ses nuits. CâĂ©tait un malin que ce boiteux. De toute la nuit il ne dormit point, afin dâĂȘtre plus sĂ»r de son coup. Ă la premiĂšre lueur dâaube, il fut aussi vite sur pied que son beau-frĂšre. Quand celui-ci dĂ©guerpit, Louizik, quoique boiteux, le suivait de prĂšs. â Tiens, pensa lâenfant, quâest-ce donc que ce chemin quâil prend ? Me voici dans une route qui a dĂ» ĂȘtre ouverte depuis hier soir, car je nâen ai jamais connu de semblable aboutissant Ă notre aire. Il nâeut pas plus tĂŽt fait cette rĂ©flexion que celui quâil appelait son beau-frĂšre se dĂ©tourna et lui dit â Tu as voulu me suivre, petit ; tu es dĂ©sormais obligĂ© de me suivre jusquâau bout. Il ne dĂ©pend plus de toi de rebrousser chemin. Fais, si tu le peux, ce que tu me verras faire. Mais il est inutile que tu me parles, je ne saurais te rĂ©pondre. â Soit ! rĂ©pondit Louizik, tout penaud dâavoir Ă©tĂ© surpris en flagrant dĂ©lit dâespionnage. Les voilĂ de marcher cĂŽte Ă cĂŽte, en silence. Au bout de quelque temps, ils se trouvĂšrent dans une vaste campagne dĂ©couverte. Les champs qui Ă©taient Ă gauche de la route foisonnaient dâherbe, et cependant les vaches qui paissaient cette herbe Ă©taient maigres Ă faire pitiĂ©. Les champs de droite Ă©taient, au contraire, absolument stĂ©riles, et cependant ils Ă©taient peuplĂ©s de belles vaches grasses et luisantes. Plus loin, on rencontra des chiens attachĂ©s par des chaĂźnes de fer et qui semblaient vouloir se dĂ©chirer les uns les autres. En passant auprĂšs dâeux, Louizik eut grandâpeur. On arriva ensuite au bord dâune vaste citerne pleine dâeau. Louizik vit son beau-frĂšre arracher un cheveu de sa tĂȘte, le poser sur lâeau, puis sâen servir comme dâun pont pour franchir la citerne. Il fit de mĂȘme et passa sans encombre. Survint une mer de feu dont les vagues Ă©taient faites de grandes flammes qui ondulaient au vent. Le beau-frĂšre sây engagea. Louizik le suivit. De lâautre cĂŽtĂ© de cette mer se dressait un chĂąteau magnifique, le plus merveilleux quâil fĂ»t possible de voir. Le beau-frĂšre gravit le perron qui menait Ă la porte, et pĂ©nĂ©tra dans le chĂąteau en se glissant par le trou de la serrure. Louizik essaya de lâimiter, mais il en fut cette fois pour sa peine. Il dut sâasseoir sur le seuil, et attendre. Il ne trouva du reste pas le temps bien long, tant ses oreilles Ă©taient charmĂ©es par une musique dĂ©licieuse dont les sons lui arrivaient de lâintĂ©rieur, tant sa vue Ă©tait ravie par les oiseaux au plumage changeant qui voltigeaient Ă lâentour des tourelles. â Tu as dĂ» tâennuyer en mâattendant ? lui dit son beau-frĂšre, quand il revint. â Non vraiment, rĂ©pondit le boiteux. Je ne comptais mĂȘme pas vous revoir si vite. â Si vite ! Depuis combien de temps crois-tu que tu es lĂ ? â Depuis peu de temps, Ă coup sĂ»r. â En effet, il y a tout juste cent ans. â Cent ans ! â Oui. Et je pense que tu tâes suffisamment reposĂ© de la route. Je vais maintenant tâexpliquer ce que tu as vu dans le cours du voyage. Les vaches grasses dans les champs sans herbe, ce sont les pauvres qui, sur terre, ont vĂ©cu de peu, sans se plaindre. Les vaches maigres dans les champs herbeux, ce sont les riches que leur fortune nâa jamais suffi Ă satisfaire. Les chiens attachĂ©s par des chaĂźnes, ce sont les mĂ©chants qui nâont jamais fait quâaboyer aprĂšs le prochain et le mordre. La citerne, câest le puits de lâenfer. La mer de flammes, câest le purgatoire. Quant Ă ce chĂąteau, câest le paradis, et je suis un de ses anges. Dieu mâavait fiancĂ© Ă ta sĆur, parce quâelle menait la vie dâune vierge. Lâange poussa alors la porte qui sâouvrit toute grande. â Viens, Louizik, dit-il, tu vas dĂ©sormais demeurer avec nous. â Oui, mais !⊠repartit lâenfant, et mon pĂšre ?⊠et ma sĆur ?⊠â Entre. Ils tâattendent. Je tâavais laissĂ© sur ce seuil pour y accomplir ta pĂ©nitence. Maintenant quâelle est terminĂ©e, il tâest permis de les rejoindre, Ce disant, lâange emmena le boiteux en paradis. Dieu nous donne la grĂące dây aller Ă notre tour. ContĂ© par Louise Le Bec. â ScaĂ«r. _______ Jâai recueilli plusieurs variantes, de cette lĂ©gende et de celle qui prĂ©cĂšde. Primitivement ce devaient ĂȘtre des contes mythologiques Ă qui lâon a donnĂ© plus tard une signification chrĂ©tienne. Dans une de ces variantes, au lieu du puits et du cheveu dont il est question plus haut, câest une mare eur poull quâil fallait traverser sur un fil de laine. Quant au Voyage de Iannik, il le faut comparer aux deux rĂ©cits analogues que M. Luzel a publiĂ©s dans ses LĂ©gendes chrĂ©tiennes tome I, p. 216 et 225 Le petit pĂątre qui alla porter une lettre en paradis. Dans une variante que jâai recueillie Ă BĂ©gard, le mort, un ancien capucin, remet Ă Iannik une lettre Ă porter en paradis et une baguette blanche aussi pour lây conduire. Lâenfant voit en chemin les mĂȘmes choses extraordinaires ou terribles que dans la version prĂ©cĂ©dente. Seulement, au lieu de deux montagnes, ce sont deux arbres qui se battent ; ils sâentre-choquent avec une telle fureur quâils lancent au loin fragments dâĂ©corce et copeaux de bois. Vient ensuite une grande roue de feu, un treuil enflammĂ© eun trawill-tan qui barre la route. Puis, ce sont deux Ă©normes faulx disposĂ©es en croix, et qui fauchent tout ce qui est Ă leur portĂ©e. Plus loin, Iannik voit, dans de beaux carrosses dorĂ©s, des hommes et des femmes magnifiquement vĂȘtus. Ils sâarrĂȘtent pour boire et manger, avec des chants et des rires, Ă des tables surchargĂ©es de mets exquis, garnies de toute espĂšce de vins. Quand ils sont rassasiĂ©s, ils dansent, au son de mille instruments, sur de vastes pelouses de gazon fleuri. Mais, Ă lâextrĂ©mitĂ© du chemin quâils parcourent si gaĂźment, ils tombent tous dans un gouffre noir dâoĂč jaillissent des flammes et dâoĂč montent sans cesse des cris dâĂ©pouvante ou de malĂ©diction. La baguette blanche conduit alors Iannik dans un chemin tapissĂ© dâherbe aussi douce que le velours, oĂč de grands vieillards, Ă barbe blanche et en longues robes grises, se promĂšnent avec lenteur, tristes et dolents, en baisant et en arrosant de larmes des crucifix dâivoire quâils tiennent Ă la main. Iannik continue sa route. Il arrive dans un champ de terre labourable. Des hommes, en grand nombre, y travaillent. Les uns hersent, les autres bĂȘchent, dâautres charruent. Ceux qui sont au bas du champ se donnent beaucoup de mal, ne prennent aucun repos et cependant nâavancent guĂšre leur besogne. Aussi sont-ils soucieux et tristes. Ceux qui sont au haut du champ vaquent aussi Ă leurs diverses occupations, mais sans se presser ; ils chantent en travaillant, sâinterrompent parfois pour deviser entre eux, et cependant leur besogne se fait comme dâelle-mĂȘme, vite et bien. Iannik passe son chemin. Voici maintenant un colombier au milieu dâune plaine. Tout Ă lâentour voltigent des colombes. Les unes, blanches, sâĂ©lĂšvent dâun faible essor au sommet du colombier. Dâautres, grises, volĂštent jusquâĂ mi-hauteur, mais pour retomber aussitĂŽt. Dâautres enfin, qui sont toutes noires, essaient en vain de prendre leur vol et demeurent les ailes clouĂ©es Ă terre. Lorsque Iannik parvient au Paradis, il demande lâexplication de ces choses au capucin quâil y rencontre. Et le capucin lui dit Les arbres qui se battent, ce sont deux Ă©poux qui, de leur vivant, ne pouvaient sâaccorder. Les deux faulx, ce sont de mauvais riches qui, de leur vivant, voulaient tout faucher, tout moissonner, tout engranger. Les gens que des carrosses dorĂ©s emportent, nâont eu souci que de mener large vie et vont droit en enfer, sans mĂȘme sâen douter. Les vieillards tristes, vĂȘtus de robes grises, sont des gens qui ont fait leur devoir sur la terre, mais qui ont pourtant failli en quelque point. Ils se rendent en purgatoire pour expier leurs fautes. Les laboureurs qui sont au bas du champ ont manquĂ© Ă la loi du dimanche et ont Ă©tĂ© tourmentĂ©s toute leur vie de la passion de sâenrichir. Ceux qui sont au haut du champ ont observĂ© toutes les fĂȘtes ; câest pourquoi ils sont aujourdâhui si joyeux ils savent que le paradis les attend. Les colombes blanches sont les Ăąmes qui, ayant entendu prĂȘcher la parole de Dieu, lui sont toujours demeurĂ©es fidĂšles. Les colombes grises, ce sont les Ăąmes qui nâont pas persistĂ© dans la bonne voie. Les colombes noires, ce sont les Ăąmes qui ont prĂ©fĂ©rĂ© les plaisirs pervers Ă lâaustĂ©ritĂ© chrĂ©tienne. » Je ne donne de cette variante que les parties qui mâont paru prĂ©senter quelque intĂ©rĂȘt. On voit, du reste, que dâune lĂ©gende Ă lâautre les Ă©pisodes varient assez peu. A. le B. Cf. Luzel Contes pop. de Basse-Bretagne, t. I, Les Voyages vers le Soleil, p. 3-140 et spĂ©cialement La fille qui se maria Ă un mort, p. 3 ; La femme du TrĂ©pas, p. 14 ; Le prince turc Frimelgus, p. 25 et Le ChĂąteau de cristal, p. 40. Le rapprochement de ces versions diverses met nettement en lumiĂšre le caractĂšre mythologique de tout ce cycle lĂ©gendaire oĂč les Ă©lĂ©ments chrĂ©tiens semblent bien nâavoir Ă©tĂ© introduits que postĂ©rieurement. â V. aussi les notes que M. Luzel a mises Ă la seconde version de Celui qui alla porter une lettre au Paradis », LĂ©g. chrĂ©t., p. 247 et seq. Les rĂ©cits parallĂšles publiĂ©s dans les Contes populaires de Basse-Bretagne sont plus voisins du Boiteux et son beau-frĂšre lâange » que du Voyage de Iannik » ; cette derniĂšre lĂ©gende est, du reste, bien plus profondĂ©ment pĂ©nĂ©trĂ©e de conceptions et de sentiments chrĂ©tiens et semble avoir subi des remaniements beaucoup plus importants. â [L. M.] Je ne veux point terminer ce volume sans adresser des remerciements pour lâaide prĂ©cieuse quâils mâont fournie, Ă quelques uns de mes Ă©lĂšves du lycĂ©e de Quimper, tout spĂ©cialement Ă MM. Le Corre, BarrĂ©, CrĂ©acâh, GuĂ©rin, dont je tiens Ă citer les noms. Je dois Ă©galement des renseignements qui mâont Ă©tĂ© dâune grande utilitĂ© Ă quelques membres de renseignement primaire, notamment Ă MM. Labous, instituteur Ă Benodet, Joseph Le Braz, instituteur Ă ChĂąteauneuf, Leroux, professeur Ă lâĂ©cole primaire supĂ©rieure de QuimperlĂ©. M. le Dr Colin de Quimper, mâa lui aussi obligeamment aidĂ© dans ma tĂąche de collecteur de coutumes et de lĂ©gendes. Mais jâai puisĂ© le meilleur peut-ĂȘtre de ce livre dans lâinĂ©puisable trĂ©sor de traditions que mon pĂšre porte en sa mĂ©moire. Je tiens enfin Ă remercier du concours quâil mâa prĂȘtĂ© M. L. Marillier, qui a bien voulu se charger de relire le manuscrit et de corriger les Ă©preuves. A. Le Braz. FIN â Les rĂ©cits portent un numĂ©ro dâordre en chiffres romains. â M. Fouquet a publiĂ© autrefois un recueil intitulĂ© LĂ©gendes, contes et chansons populaires du Morbihan, Vannes, 1857. â Contes bretons, QuimperlĂ©, 1870, 1 vol. â VeillĂ©es bretonnes, Morlaix et Paris, 1879, 1 vol. â LĂ©gendes chrĂ©tiennes de la Basse-Bretagne, Paris, 1881, 2 vol. â Contes populaires de la Basse-Bretagne, Paris, 1887, 3 volumes. â Soniou Breiz-Izel, Bouillon, 2 vol., 1890. â G. A. Wilken, De Indische gids, juin 1884, p. 944. ; B. F. Matthes, Bijdragen tĂŽt de Ethnologie van zuid Celebes, p. 33. â Indian Antiquary, 1878, t. VII, p. 273. â C. J. S. F. Forbes, British Burma, p. 99. ; Cf. Shvvay Yoe, The Burman, t. II, p. 102. â Journ. of the Anthrop. Inst., t. X, p. 281. â The Golden Bough, t. II, p. 296-326. â Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. I, p. 427. â The religions System of Amazulus, p. 11. â Speckmann, Die Hermannburger Mission in Afrika, p. 167. â Ralston, Songs of the Russian people, p. 117 et seq. â Birlinger Volksthumliches aus Schwaben, I, 303. â E. GĂ©rard, The Land beyond the forest, t. I, p. 27 et seq. On trouverait, de tous ces faits, dâautres exemples dans le livre de Bastiun Die Seele und ihre Erscheinungwesen in der Ethnographie. â W. Powell, Wanderings in a Wild country, p. 165. Cf. de Rochas, La Nouvelle-CalĂ©donie et ses habitants, 1862, p. 278. â Fison et Howitt, Kamilaroi and Kurnai, p. 244. â Codrington, loc. cit., p. 304. â EncyclopĂŠdia Britannica, verb. New Guinea â A. W. Murray, Missions in Western PolynĂ©sia, p. 37. â Voir, par exemple, pour lâarchipel Banks, Codrington, loc. cit. Cf. de Rochas, La Nouvelle-CalĂ©donie et ses habitants, p. 280 ; Vieillard et A. Deplanche, Essai sur la Nouvelle-CalĂ©donie, 1863, p. 24. â G. Turner, Samoa, p. 257. â Codrington, loc. cit., p. 298 seq. â Revue coloniale, 1855, p. 511. Cf. Ellis, Polynesian Researches, I, ; Radiguet La Reine Blanche » dans les Ăźles Marquises, in Revue des Deux-Mondes, oct. 1859, p. 627, ; Notice sur la Nouvelle-CalĂ©donie, in Annales maritimes, 1847, p. 823. â Revue des Traditions populaires, t. V, VI et VII. Voir aussi F. SauvĂ©, Les villes englouties in MĂ©lusine, t. II, colonne 331. â G. Turner, Samoa, p. 16. â Grey, Polynesian Mythology, p. 61. â MĂ©lusine, t. II, col. 332. â Cf. sur cette question Sidney Hartland,The science of fairy tales, ch. VII-VIII-IX. â Riedel, De sluik-en-kroesharige rassen tusschen Celebes en Papua, p. 440. â Arbousset et Daumas, Voyage dâexploration au nord-est de la colonie du Cap de Bonne-EspĂ©rance, p. 12. â J. G. Frazer, Golden Bough, t. I, p. 330. â W. Murray, Missions in Western Polynesia. â Loc. cit., p. 171 â Notes by a Naturalist on the Challenger », p. 475. â The native tribes of South Australia, p. 24, 195, 275. Cf. Dawson, Australian Aborigines, p. 36 ; Polack, Manners and Customs of the New Zealanders, I, p. 282. â Il semble au premier abord que ce soit en raison de cette puissance du fer et de cette aversion quâil inspire aux esprits, que ses instruments de travail constituent une protection pour le paysan ou le tailleur, attardĂ©s la nuit sur les chemins, mais M. SauvĂ© rapporte quâil nâest pas, pour les lutins et les nains de plus terrible Ă©pouvantail que le carsprenn, la petite fourche dont on se sert pour nettoyer le soc de la charrue, or cette petite fourche est en bois. MĂ©lusine, t. III, 1886-87, c. 358. â Voir Ă ce sujet les textes rĂ©unis par M. J. G. Frazer, Golden Bough, I, p. 172-75, et aussi Hartland, The science of fairy tales, p. 50-57, 126, 164, 306. â V. A. Lang, Myth. ritual and religion, t. I, p. 94 seq. â Voir, sur cette question, S. Hartland, The science of fairy tales, p. 40-48. â LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. I, p. 311. â Callaway, The religious System of Amazulus. â Codrington, The Melanesians, p. 146 ; P. Mathias Gr.***, Lettres sur les Ăźles Marquises, p. 44. Cf. pour les indigĂšnes de New Nursia Australie occidentale, Journal of the anthropological Institute fĂ©vr. 1878. â Cf. Lâhomme juste Luzel, LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. 1, p. 335. â V. Bonet-Maury, G. A. Burger et les origines anglaises de la ballade littĂ©raire en Allemagne, p. 138-154 et 238-274. Lâappendice renferme les divers parallĂšles de la ballade de LĂ©nore, lâun dâeux, le FrĂšre de lait, est empruntĂ© au Barzaz-Breiz. Voir aussi J. Psichari, La ballade de LĂ©nore en GrĂšce, in Revue de lâHistoire des Religions 1884. â V. T. Wright, St Patrickâs Purgatory. â Voir LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. I, le Paradis et lâEnfer, p. 164-311 ; Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. I, Voyages au pays du soleil, p. 1-143. â V. Tylor, La civilisation primitive, t. II, ch. XIII. â Voir A. Lang, Custom and Myth., p. 87, A far travelled tale. â La poĂ©sie des races celtiques in Essais de morale et de critique, p. 375. â Jâai, sur la demande de M. Le Braz, signalĂ© en note quelques rapprochements qui mâont paru utiles. Ces notes sont suivies des initiales L. M. â Le mot intersigne » se rend en breton de diverses maniĂšres suivant les rĂ©gions. Les dĂ©signations les plus frĂ©quentes sont celles de seblanchou, semblants ; de sinaliou, signes avertisseurs ; de traou spont, choses dâĂ©pouvante. â Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 149 ; voir aussi P. SĂ©billot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 267-271. â [L. M.] â Cf. Le Carguet, Superstitions et LĂ©gendes du cap Sizun, in Revue des Traditions populaires, aoĂ»t 1889, t. IV, p. 465. â [L. M.] â Dicton du cap Sizun. Jâen mentionne lâorigine, parce que nulle part ailleurs en Basse-Bretagne je nâai retrouvĂ© semblable croyance. â Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 150. â [L. M.] â Cf. P. SĂ©billot in Revue des Traditions populaires, fĂ©vrier 1892, t. VII, p. 99 Superstitions de la Haute-Bretagne, et Traditions et Superstitions du Bas-Languedoc, ibid., t. VI, p. 549, septembre 1891. â [L. M.] â Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 151. â [L. M.] â Cf. Le Calvez, MĂ©decine superstitieuse in Revue des Traditions populaires, fĂ©vrier 1892, t. VII, p. 90. â [L. M.] â Câest en rĂ©alitĂ© une coutume plus gĂ©nĂ©rale ; dans le pays de GoĂ«lo, on fait Ă Notre-Dame de Bonne-Nouvelle Paimpol, Ă la chapelle de Perros en Ploubazlanec, etc., les mĂȘmes pĂšlerinages quâĂ Saint-Loup-le-Petit. â [L. M.] â Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 150. â [L. M.] â Le Guindy traverse le territoire de Pluzunet. Câest lui qui conflue Ă TrĂ©guier avec le Jaudy. â Le chasse-gueux les Bretons prononcent chasse-de-Dieu nâest autre que le suisse. â Les Ăąmes du Purgatoire. » V. plus loin. â Manoir situĂ© en PenvĂ©nan, Ă un kilomĂštre environ du bourg, et dont lâavenue sâamorce au chemin de Port-Blanc. Toute cette route de PenvĂ©nan Ă la mer est jalonnĂ©e de maisons Ă sinistres souvenirs. â Abondance-de-soleil. â Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 212 et seq. â [L. M.] â FinistĂšre. â La Plaine, ar BlĂ©nenn, » est le nom sous lequel on dĂ©signe un vaste plateau marĂ©cageux, entre Briec et Pleyben. Jâai traversĂ© cette triste rĂ©gion. Il mâen est restĂ© une impression poignante de mĂ©lancolie et de solitude. Cela ressemble Ă une Camargue sans soleil. Rien que des champs de joncs oĂč dorment, çà et lĂ , des mares lugubres. â Ar sacâh-nouenn appelĂ© aussi ar sacâh-dĂ». Câest une sorte de sacoche en velours noir dans laquelle le prĂȘtre met un rochet, une Ă©tole et les saintes huiles, pour aller extrĂ©miser les moribonds. â Le mot rĂȘveur » est usitĂ©, dans le pays de Quimper, aussi bien en breton quâen français, pour dĂ©signer quelquâun qui a des idĂ©es bizarres, saugrenues. â Le banc adossĂ© au lit. â On appelle ainsi les navires qui, dans le courant de mai, vont chercher en Islande les produits de la premiĂšre pĂȘche commencĂ©e depuis mars. Ils rapportent le poisson aux armateurs et des nouvelles aux parents des pĂȘcheurs. â Cf. V. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 268. â [L M] â Kerfeunteun est une commune rurale, presque un faubourg, aux portes de Quimper. â Le Steir conflue avec lâOdet Ă Quimper mĂȘme. Kemper signifie confluent ». â Ar vatĂšs-vraz, la principale domestique. â Le GoĂ«lo ou pays des larmes » comprend toute la partie bretonne de lâarrondissement de Saint-Brieuc. Le Trieux le sĂ©pare du pays de TrĂ©guier. â Câest lâabrĂ©viation gĂ©nĂ©rale en Basse-Bretagne pour le prĂ©nom, trĂšs frĂ©quent en pays trĂ©corrois, de Marie-Hyacinthe. â Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 267. â [ â Le paysage de mer que lâon embrasse du Port-Blanc, est, le soir, lâun des plus fantastiques que je connaisse. Ă droite est lâĂźle de Saint-Gildas, avec sa chapelle de pierres brutes, son petit bois de pins, et la grande traĂźnĂ©e de ses roches Ă©parses. Ă gauche, câest GroaguĂ© lâĂźle aux femmes et, plus au nord, les masses cyclopĂ©ennes du Castel-Nevez et du Castel-Coz du chĂąteau neuf et du chĂąteau vieux. Par derriĂšre, sâaperçoit TomĂ©, en breton TafĂ©ak, longue Ă©chine tourmentĂ©e oĂč la lumiĂšre se joue, suivant le temps et lâheure, en teintes adorables ou sinistres. Enfin, Ă lâextrĂȘme horizon, comme bĂąties aux confins de la mer visible, apparaissent Ar GentilĂšs », les Sept-Iles, Rouzic La Roussote en tĂȘte. VĂ©ritables apparitions, en effet ! FantĂŽmes capricieux, qui, par les jours clairs, semblent sâavancer jusquâĂ toucher presque la cĂŽte, puis, soudain, sâĂ©vanouissent dans la brume, dans la profonde immensitĂ© grise, comme ces demeures enchantĂ©es que lâimagination bretonne croit voir surgir, Ă Ă©poques fixes, du mouvant infini des eaux. â Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 270. â [L. M.] â Câest ainsi quâon appelle, en Basse-Bretagne, le banc adossĂ© au lit. â Cf. M. Blacque, Enterrement vu Ă lâavance, in Revue des Traditions populaires, t. VI, p. 398, juillet 1891. â [L. M.] â LâAnkou est la mort personnifiĂ©e. â On peut voir dans lâĂ©glise de Ploumilliau une curieuse reprĂ©sentation de ce dernier type. Câest une statuette, en bois jadis peinturlurĂ©, mais que le temps a recouvert dâune Ă©paisse couche de poussiĂšre. Elle rappelle Ă certains Ă©gards les Ă©corchĂ©s » qui ornent bizarrement la plupart des cabinets dâhistoire naturelle, mais le ventre se creuse en un trou bĂ©ant. Cet Ankou » a Ă©tĂ© la terreur de mon enfance. Son voisinage troublait toujours mes jeunes priĂšres. Il me souvient dâavoir vu de vieilles femmes sâagenouiller devant lui. On lâa surnommĂ© dans le pays Ervoanik Plouillo, Yves de Ploumilliau avec le diminutif ironique. On ne vient jamais Ă Ploumilliau sans lui faire visite. Il vient de subir Ă peu prĂšs le mĂȘme traitement que saint Yves de VĂ©ritĂ© v. plus bas. Voici Ă la suite de quelles circonstances. Lâhistoire est jolie et mĂ©rite dâĂȘtre contĂ©e, ne fĂ»t-ce que pour montrer combien sont encore vivantes chez les Bas-Bretons les superstitions relatives Ă la mort. Il y a Ă Ploumilliau un fonctionnaire, excellent homme dâailleurs, mais qui a le tort, aux yeux de beaucoup de personnes de lâendroit, dâafficher un mĂ©pris trop bruyant pour des croyances ou, si lâon veut, pour des superstitions qui leur sont chĂšres. Ces personnes lui en savent naturellement mauvais grĂ©. Lâune dâelles, en particulier, lui a vouĂ© une vĂ©ritable haine. Appelons-la Janik, et le fonctionnaire M. K. On comprendra sans peine que je mâabstienne de donner les vrais noms. Toujours est-il que, dĂ©sespĂ©rant de voir M. K. se convertir jamais, Janik en est venue Ă dĂ©sirer sa mort. Nos paysannes de Basse-Bretagne ne sont pas tendres pour les mĂ©crĂ©ants. Pour arriver Ă ses fins, Janik va trouver lâAnkou. Elle lui fait des neuvaines, le supplie, en des oraisons appropriĂ©es, de supprimer un homme qui est un scandale pour la paroisse. Puis, elle attend, confiante. Un mois, deux mois, trois mois se passent. M. K. continue Ă se porter comme un charme. Que fait donc la faux du terrible faucheur ? Serait-elle Ă©moussĂ©e ? Aurait-elle perdu toute vigueur ? Janik sâimpatiente ; Janik sâinquiĂšte. Il ne se peut pas que lâAnkou nâait point entendu â Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 152. â [L. M.] â Dans certaines rĂ©gions de la Cornouaille on peut voir encore de ces charrettes grossiĂšres et toutes primitives. Quand jâĂ©tais enfant, me dit mon pĂšre, on transportait les morts au cimetiĂšre du bourg dans un tombereau au-dessus duquel on avait courbĂ© en forme dâarceaux des branches de saule ou dâosier. Sur ces arceaux on tendait un drap blanc. Des draps de mĂȘme couleur Ă©taient jetĂ©s sur les chevaux de lâattelage, et le drap mortuaire qui enveloppait le cercueil nâĂ©tait lui-mĂȘme quâune piĂšce de grosse toile. En voyant sâavancer par la campagne cet Ă©trange appareil, on ne pouvait se dĂ©fendre dâune sorte de terreur superstitieuse. » â Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 208 et seq. ; Contes populaires de la Haute-Bretagne 3e sĂ©rie, p. 277 et seq. La Charrette moulinoire. â [L. M.] â Il nâest pas en Basse-Bretagne dâancienne demeure seigneuriale qui ne passe pour avoir Ă©tĂ© le chĂąteau de la duchesse Anne. » â Cf. R. F. Le Men, Traditions et Superstitions de la Basse-Bretagne in Revue celtique, I, p. 427 et seq. â [L. M.] â PrĂšs BĂ©gard CĂŽtes-du-Nord. â On dit tantĂŽt kar charrette, tantĂŽt karic petite charrette, tantĂŽt enfin karriguel brouette, pour dĂ©signer le char de la Mort. â EspĂšce de grog au cidre. â Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I Le beau squelette, p. 260-61 ; Lâinvitation imprudente, p. 262 et seq. â [L. M.] â En Basse-Bretagne, le cimetiĂšre entoure gĂ©nĂ©ralement lâĂ©glise, et dans le cimetiĂšre se dresse un calvaire de bois ou le plus souvent de granit, orientĂ© vers la place du bourg, Son piĂ©destal, qui en certains endroits, affecte dâailleurs la forme dâune chaire, sert presque toujours de tribune publique. Câest de lĂ -haut que les orateurs profanes sâadressent au peuple. Monter sur la croix » est synonyme de haranguer. â Câest le sobriquet du cochon, en Basse-Bretagne. â Au pays de TrĂ©guier, les lits clos ont des rideaux au lieu de volets. â Le breton dit, dâun mot expressif eun huannadenn. Il faudrait presque traduire un ahannement. â Il ne manque pas dâendroits en Basse-Bretagne oĂč ce genre de servitudes existe encore. â Les patriarches. â M. Renan, qui fut Ă©lĂšve en ce petit sĂ©minaire de TrĂ©guier et qui lui a conservĂ© un pieux souvenir, trace le portrait suivant des jeunes gens qui le peuplaient, vers 1830 Souvenirs dâenfance et de jeunesse, p. 136 Mes condisciples Ă©taient pour la plupart de jeunes paysans des environs de TrĂ©guier, vigoureux bien portants, braves, et, comme tous les individus placĂ©s Ă un degrĂ© de civilisation infĂ©rieure, portĂ©s Ă une sorte dâaffectation virile, Ă une estime exagĂ©rĂ©e de la force corporelle, Ă un certain mĂ©pris des femmes et de ce qui leur paraĂźt fĂ©minin. Presque tous travaillaient pour ĂȘtre prĂȘtres⊠Le latin produisait sur ces natures fortes des effets Ă©tranges. CâĂ©taient comme des mastodontes faisant leurs humanitĂ©s. » â Câest peut-ĂȘtre en traduisant cette lĂ©gende que jâai le plus vivement senti lâimpossibilitĂ© presque absolue de faire passer dans la phrase française quelque chose de lâhorreur tragique que distille Ă chaque mot le rĂ©cit breton. Catherine Carvennec a la voix mĂ©lodieuse et lente. Elle nous racontait ce qui prĂ©cĂšde avec une aisance tranquille, comme sâil se fĂ»t agi dâun Ă©vĂ©nement trĂšs ordinaire. Tout en Ă©crivant, au grĂ© de sa parole, jâexaminais du coin de lâĆil dâautres conteuses qui Ă©taient lĂ et qui attendaient leur tour. Elles Ă©taient pĂąles, pĂąles de terreur. Jâai rarement vu sur des figures humaines une telle expression dâangoisse. Eh bien, je nâai fait que traduire mot Ă mot le rĂ©cit de Catherine Carvennec dâoĂč vient que le meilleur sâen est Ă©vaporĂ© ? Câest ma faute, sans doute. Je remplis un acte de conscience en mâen accusant ici, et pour ce rĂ©cit, et pour tous les autres. â Entre Pontrieux et ChĂątelaudren, dans les CĂŽtes-du-Nord. â Diminutif dâOllivier. â Il y a trois sonneries, espacĂ©es dâune demi-heure, pour la grandâmesse. â Je travaillais Ă lâĂ©glise de Faouet, au moment oĂč le fait se passa, ajoutait Jean-Marie Toulouzan. Je nâai pas connu les personnages de lâhistoire, mais des ouvriers originaires du pays, qui Ă©taient employĂ©s au mĂȘme chantier, avaient souvent occasion de rencontrer la pauvre folle. Elle mendiait son pain de maison en maison. Elle Ă©clatait de rire, brusquement, et, lâinstant dâaprĂšs, elle sanglotait Ă fendre lâĂąme. » â Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 156. â [M. L.] â Torfado, forfaits. â On peut lire dans les Gwerziou Breiz-Izel tome II, page 293 une version, dâailleurs trĂšs incomplĂšte, de cette ballade du mauvais clerc, qui a joui naguĂšre dâune grande vogue par toute la zone maritime du pays trĂ©gorrois. Le nom dâOlivier Hamon y est restĂ© synonyme de vaurien », de dĂ©bauché», ou mieux de fanfaron de vices. Cet Olivier Hamon, natif du canton » il a soin de ne pas spĂ©cifier, fut destinĂ© par ses parents Ă la prĂȘtrise, tourna bride dĂšs les premiĂšres annĂ©es dâĂ©tude, se fit valet, se maria, mangea la dot de sa femme, battit le pays et mourut dans la peau dâun chien ». â La fontaine de Saint-GonĂ©ry, en Plougrescant, attire nombre de malades. Le sentier qui y mĂšne est tellement frĂ©quentĂ© que le propriĂ©taire du prĂ© oĂč elle se trouve lâa fait paver. La vieille complainte du saint recommande surtout son eau pour la guĂ©rison des maux de tĂȘte ». Mais elle est aussi trĂšs efficace pour la fiĂšvre, moins cependant que les pincĂ©es de terre prises au tombeau du pieux thaumaturge et quâon se suspend au cou, dans un petit sachet de toile. â Je ne sais si ce dicton a cours ailleurs quâen Bretagne. Au dire des Bretons, il faut aller Ă Paris pour apprendre Ă fermer les portes derriĂšre soi. â Cf. A. Orain, La veillĂ©e du mort, in MĂ©lusine, t. IV, c. 44. [L. M.]. â Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 162. Sur les dangers que court lâĂąme lorsquâelle se sĂ©pare du corps, v. aussi H. de Charencey, Traditions populaires du dĂ©partement de lâOrne MĂ©lusine, I, col. 97 et X. Thiriat, Croyances, superstitions, prĂ©jugĂ©s, usages et coutumes dans le dĂ©partement des Vosges MĂ©lusine, F, col. 456. M. Bogros, dans son livre intitulĂ© Ă travers le Morvan ChĂąteau-Chinon, 1873, rapporte des superstitions analogues. â [L. M.]. â Ann troubl-noz, le crĂ©puscule, ou mieux, lâheure dâentre chien et loup, comme disaient nos pĂšres. â Les coqs blancs et les coqs gris, me dit ma conteuse, passent pour des Ă©cervelĂ©s, des volatiles sans jugeotte. Ils ne savent pas distinguer quand point le vrai jour et chantent hors de propos. Aussi ne doit-on pas se fier Ă leur chant. â Je ferai remarquer que câest une femme qui raconte. â Ar blanĂȘdenn la planĂšte, disait ma conteuse. Câest lâexpression consacrĂ©e. â Le seigneur du Quinquiz, dont il est question dans cette lĂ©gende, Ă©tait apparemment un de ces gentilshommes-paysans, jadis nombreux en Basse-Bretagne, qui se rendaient aux champs, lâĂ©pĂ©e au cĂŽtĂ©, et la suspendaient Ă quelque tronc de chĂȘne, pour prendre en main le manche de la charrue. Il y en avait parmi eux qui ne dĂ©daignaient pas de disputer aux simples laboureurs, dans les marradek, la palme du charruage. â Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 151 et 157 ; E. Cosquin, Contes populaires de Lorraine, II, p. 175 Le papillon blanc ; Contis, MĆurs et coutumes de lâĂpire et particuliĂšrement du bourg de Vissani MĂ©l., IV, col. 126. [L. M.]. â Il me souvient dâavoir entendu, dans mon enfance, raconter cette mĂȘme lĂ©gende, mais avec des dĂ©tails beaucoup plus circonstanciĂ©s, Ă Miliau Arzur, le roi des conteurs du pays de Ploumilliau. Jâai fait bien des recherches pour le retrouver sous cette forme plus complĂšte. Je nâai pas abouti. Il y avait, en particulier, un dialogue tout Ă fait saisissant entre lâĂąme du mort, dâune part, et les instruments de labour, puis les bĂȘtes, dâautre part. Ă chacune des bĂȘtes et Ă chacun des instruments, lâĂąme demandait Pe drouk, pe fall am eus grĂȘt ganid ? Est-ce le bien, est-ce le mal que jâai fait avec toi ? Elle avait lâair de les appeler en tĂ©moignage. La phrase que je cite mâest restĂ©e dans la mĂ©moire, sans doute Ă cause de la persistance avec laquelle elle se rĂ©pĂ©tait dans le rĂ©cit. â La Croix de Brabant ?, au carrefour des routes qui vont de PenvĂ©nan Ă la Roche-Derrien, et de TrĂ©guier au TrĂ©vou. â Cf la lutte du corbeau et de la colombe sur le mur du cimetiĂšre. Luzel, LĂ©g. chrĂ©t., 173. V. aussi LĂ©g. chrĂ©t., I, p. 185 et p 202. â [L. M.] â Cf. Luzel, LĂ©g. chrĂ©t., t. II. p. 361 et 371, 374. â [ â De lĂ peut-ĂȘtre ce nom bizarre de Ar Vif » le vif quâon lui donne en Basse-Cornouailles. â FinistĂšre â Des histoires semblables se racontent un peu partout dans la Basse-Bretagne. Jâen ai recueilli plus de vingt variantes, et dans les endroits les plus divers. La lĂ©gende est la mĂȘme le lieu de la scĂšne change seul, ainsi que les noms des personnages en cause. â Cf. L. Decombe, Le diable et la sorcellerie en Haute-Bretagne, in MĂ©lusine, t. III, col. 61. â Je mâaperçois en relisant les bonnes feuilles de lâintroduction que jâai suivi une autre version lĂ©gendaire que celle quâa donnĂ©e M. Le Braz dans le texte ; les deux versions existent tantĂŽt on raconte que lâAgrippa est Ă©crit en lettres rouges sur papier noir, tantĂŽt au contraire quâil est Ă©crit en lettres noires sur papier rouge. â [L. M.] â Le MĂ©nez-BrĂ© la montagne des montagnes est un monticule isolĂ© qui se dresse en avant de la chaĂźne principale de lâArez, moitiĂ© dans la commune de PĂ©dernek, moitiĂ© dans celle de Louargat. Il est pour le pays trĂ©gorrois ce que sont le MĂ©nez-Mikel pour la Haute-Cornouaille et le MĂ©nez-Hom pour la cĂŽte ouest du FinistĂšre, une sorte de montagne sainte ; on ne saurait voyager dans les arrondissements de Lannion ou de Guingamp, sans voir au loin sa grande croupe bleue, et la petite chapelle qui la surmonte. Cette chapelle est placĂ©e sous lâinvocation de saint HervĂ©, patron des poĂštes populaires et des nomades chanteurs de complaintes. Il vĂ©cut aveugle, comme HomĂšre, et dompta les loups. Un escalier de gazon conduit Ă son sanctuaire que la foudre dĂ©truisit partiellement Ă deux reprises diffĂ©rentes. Le porche ne fut jamais atteint. Il passe pour avoir Ă©tĂ© bĂąti par le diable. Est-ce pour ce motif que la tradition a vouĂ© tout lâĂ©dicule Ă la cĂ©lĂ©bration de lâofern drantel, de la messe de trentaine, quâon appelle encore la messe des damnĂ©s ? Ce misĂ©rable porche ne sert guĂšre aujourdâhui quâĂ abriter du vent dâouest les quelques moutons que de petits pĂątres font paĂźtre sur le MĂ©nez. On y sent une vague odeur dâĂ©table, et lâhumble chapelle a tout lâair dâune maison de berger, campĂ©e dans la sauvage solitude. Ă lâentour, pousse une herbe fine et drue. On a de ce haut-lieu une admirable vue. On domine les vallĂ©es du LĂ©guer, du Jaudy, du Trieux, et les longs dos de pays qui sĂ©parent ces riviĂšres, filant, comme elles, vers la Manche. DerriĂšre soi, on a la ligne houleuse de lâArez, lâĂ©chine de la terre bretonne. Qui a contemplĂ© la Bretagne du sommet de BrĂ©, par un jour lumineux, est assurĂ© dâemporter dâelle une merveilleuse image. â V. pour Tadik-coz, chapitre des conjurĂ©s. â Petite commune des CĂŽtes-du-Nord, situĂ©e au pied du Menez-BrĂ©. â Les charniers sont cependant encore trĂšs soigneusement entretenus dans le pays de GoĂ«lo. â [L. M.]. â Il mâa Ă©tĂ© donnĂ© dâassister encore Ă une procession de ce genre, dans quelques bourgs de la Cornouailles. V. au chapitre de lâAnaon, ci-aprĂšs. â Les bĂȘtes aussi conversent entre elles dans le langage des hommes, durant la nuit de NoĂ«l. Un fermier voulut entendre ce que pourraient bien se dire ses bĆufs et se cacha dans le grenier, au-dessus de lâĂ©table. â Que ferons-nous demain ? demanda lâun des bĆufs Ă son compagnon ? â Nous porterons notre maĂźtre en terre. Ce fut en effet le premier travail quâils firent. Le fermier Ă©pouvantĂ© trĂ©passa dans la nuit. â Cf. G. Fouju, Coutumes, croyances et traditions de NoĂ«l, in Revue des traditions populaires, dĂ©c, 1891, t. VI, p. 726, â [L. M.]. â Câest lâexpression consacrĂ©e chez les fossoyeurs bretons Poaz es Il est cuit », câest-Ă -dire pourri. â Le fossoyeur PoĂ«zevara est mort en 1889. La lĂ©gende est de trĂšs rĂ©cente formation, elle a pour point de dĂ©part des faits exacts ; le recteur nâest pas mort le jour oĂč il a dit une messe pour lâĂąme du mort mutilĂ©, mais il a eu une attaque ce jour-lĂ . â [L. M.]. â On appelle grandes journĂ©es » devez braz certaines solennitĂ©s agricoles. Elles ont lieu pour des travaux dâimportance auxquels ne suffisent ni le personnel, ni le matĂ©riel ordinaires de la ferme. On y convoque le ban et lâarriĂšre-ban des voisins et amis. Tels sont, en particulier les charrois de sable et de varech. â V. plus haut, p. 57-60. â Tad-cun, trisaĂŻeul. â Jâai recueilli plusieurs versions de cette lĂ©gende, et dans des rĂ©gions trĂšs diverses. Comme elles sont beaucoup moins complĂštes que celle que jâai rapportĂ©e, comme, dâautre part, elles ne renferment aucun dĂ©tail nouveau, je nâai pas cru devoir les transcrire. Il y en a tout un cycle, mais sans diffĂ©rences notables. Je veux cependant en rĂ©sumer une qui permettra de juger de ce que sont toutes les autres. Elle mâa Ă©tĂ© contĂ©e Ă Quimper, par une fille Kerhoas. Une jeune couturiĂšre des environs de Penmarcâh avait une grande dĂ©votion pour lâAnaon. Un soir quâelle rentrait de son travail Ă une heure tardive, elle entendit un remuement et comme des plaintes Ă©touffĂ©es dans des broussailles qui bordaient le chemin. Elle demanda Qui est lĂ ? ». Personne ne lui rĂ©pondit. Elle en conclut quâil y avait lĂ une Ăąme en peine qui avait besoin de secours. Le lendemain, elle se rendit de bon matin Ă lâĂ©glise et recommanda une messe Ă lâintention de celle des Ăąmes du purgatoire Ă qui il ne manquerait plus quâune messe pour ĂȘtre sauvĂ©e. » Il fut fait selon son dĂ©sir. Elle assista elle-mĂȘme Ă lâoffice. Comme elle quittait lâĂ©glise, elle rencontra dans le cimetiĂšre un jeune homme tout de blanc vĂȘtu. Ce jeune homme lâaccosta et lui dit â Vous ĂȘtes couturiĂšre de votre Ă©tat, nâest-ce pas ? â Oui, monsieur. â Combien gagnez-vous par jour, dans les maisons que vous frĂ©quentez ? â Douze sous. â Eh bien ! si vous voulez en gagner trente, allez Ă Audierne. Vous verrez une maison blanche au coin de la place. Vous frapperez, vous demanderez la dame de la maison et vous lui direz que vous venez de ma part. La jeune fille obĂ©it. La dame de la maison la reçut dâabord assez mal. â Je ne sais de qui vous voulez me parler. Je nâai chargĂ© personne de me chercher une couturiĂšre. La jeune fille cependant tenait les yeux obstinĂ©ment fixĂ©s sur une broche de jais que la dame portait au cou et dans laquelle Ă©tait encadrĂ©e une miniature. â Pardon, madame, dit-elle au bout dâun instant, vous avez au cou le portrait de la personne qui mâa envoyĂ©e ici. â Câest impossible ! Ce portrait est celui de mon fils. Voici dix ans quâil est mort. â Câest donc votre fils que jâai rencontrĂ©. Je le jurerais par JĂ©sus-Christ et par la Vierge ! La vieille dame se fit alors raconter lâaventure par le menu. La jeune fille ne cĂ©la rien, ni le bruit quâelle avait ouĂŻ la veille dans les ajoncs, ni la messe quâelle avait fait dire le matin mĂȘme et au sortir de laquelle elle sâĂ©tait croisĂ©e dans le cimetiĂšre avec le jeune homme vĂȘtu de blanc. La vieille dame comprit quâelle lui devait la dĂ©livrance de son fils. Elle la garda dĂ©sormais prĂšs dâelle et, en mourant, lui laissa tout son bien. â Ann or dĂąl. Elle sâouvre dâordinaire Ă la base du clocher et fait face au chĆur. â Cf. Luzel, Fantic Loho. LĂ©g. chrĂ©t., II, p. 125. â P. SĂ©billot Le drap mortuaire Contes populaires de la Haute-Bretagne, 1re sĂ©rie, p. 303 ; Le linceul promis LittĂ©rature orale de la Haute-Bretagne, p. 195. V. aussi, dans Fouquet, LĂ©gendes, contes et chansons populaires du Morbihan, le conte intitulĂ© Alice de Quinipily. E. Souvestre a donnĂ© dans sa premiĂšre Ă©dition des Derniers Bretons une lĂ©gende analogue Le drap mortuaire, qui a disparu dans les Ă©ditions subsĂ©quentes. â [L. M.]. â Dans ses traits essentiels, lâhistoire est vraie ; câest une histoire dâivrogne ; un garçon pris de boisson rapporta chez lui une tĂȘte de mort quâil avait enlevĂ©e dâun charnier ; dĂ©grisĂ©, il fut saisi de terreur, et demanda conseil au recteur qui lui indiqua pour se tirer dâaffaire le moyen que rapporte la lĂ©gende. La chose sâest passĂ©e vers 1860. Mais il convient dâajouter que câest lĂ un thĂšme lĂ©gendaire fort rĂ©pandu en Bretagne, M. Le Braz a recueilli des rĂ©cits analogues Ă Elliant, dâautres Ă Plougastel. Les Ă©vĂ©nements rĂ©els ne servent jamais que dâoccasion Ă lâapparition de lĂ©gendes dĂ©jĂ toutes prĂȘtes Ă Ă©clore. Cf. in P. SĂ©billot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 255 et seq. La coiffe enlevĂ©e. Cf. aussi in Mme de Cerny, Saint-Suliac et ses traditions Dinan, 1861 Les trois mortes ; La jeune fille du cimetiĂšre. â [L. M.]. â Dans la plupart des fermes bretonnes oĂč se pratiquent encore les anciens usages, le pain demeure constamment sur la table. On lâenveloppe dâune nappe ann doubier. Câest cette nappe que lâon dĂ©ploie devant lâhĂŽte, au moment oĂč il prend place Ă la table commune. â War da bĂ©gĂ©ment, dit lâexpression bretonne, câest-Ă -dire sur ton combien ». â La voie lactĂ©e. â V. les rapprochements indiquĂ©s pour le no XXXVII, et spĂ©cialement Le linceul promis. â [L. M.]. â Le mot enterrer interri ne sâemploie en breton que sâil sâagit dâun ensevelissement en terre bĂ©nite. â [L. M.]. â Cf. pour lâĂ©pisode de lâenfant qui parle avant dâĂȘtre nĂ©. MĂ©lusine, IV, col. 228, 272, 274, 277, 297, 323, 405, 447 ; V. col. 36, 257 ; VI, col. 92. â [L. M.] â Cf. dans les Gwerziou Breiz-Izel, t. II, p. 533, la Mauvaise servante. On trouve dans la complainte les principaux Ă©pisodes de la lĂ©gende. Cf. aussi Luzel, LĂ©g. chrĂ©t., II, p. 163 Quelque compagnie que lâon suive, on en a toujours sa part, p. 207 ; La femme qui ne voulait pas avoir dâenfants ; et Gwerziou Breiz-Izel, t. I, p. 88 Marie Quelen ; â [L. M.]. â Une vision de ce genre a Ă©tĂ© consignĂ©e dans un des registres de la paroisse de Locronan. ⊠Et ont les dits susnommĂ©s unanimement dĂ©clarĂ©s avoir ouĂŻ dire par leurs prĂ©dĂ©cesseurs il sâagit sans doute de fabriciens que lâon avait vu sortir les dictes relicques avec croix et banniĂšres, les cloches sonnantes dâelles-mesmes, et aller faire la dicte procession Ă pareil jour du dict tour⊠» Jâemprunte cette citation Ă lâopuscule de M. lâabbĂ© Thomas, qui ne la donne lui-mĂȘme que sous une forme tronquĂ©e. Quant aux dictons que je relate ci-dessus, ils mâont Ă©tĂ© fournis principalement par une vieille marchande de fruits, de Quimper, que je nâai jamais entendu dĂ©signer que par son prĂ©nom de NaĂŻc. Ils ont du reste cours dans toute la Basse-Cornouaille. â Il y a un troisiĂšme pĂšlerinage obligatoire, celui de Notre-Dame de Bulat, petit bourg de lâarrondissement de Guingamp. â [L. M.]. â Câest ce que nous montre en action, avec une poĂ©sie pleine dâĂ©trangetĂ© et de mystĂšre, la belle gwerz de Dom Jean Derrien cf. Gwerziou Breiz-Izel, t. I, p. 120. Voici le passage. Dom Jean Derrien est couchĂ©. Une voix lui parle, dans la nuit â Dom Jean Derrien, vous dormez sur la plume douce. Moi, je ne dors point. â Qui donc, Ă cette heure de la nuit, vient faire ce train Ă ma porte ? Voici trois nuits que jâai reçu la prĂȘtrise ; depuis, je nâai dormi goutte. Je ne sais si câest le fait du malin esprit ou des Ăąmes dĂ©funtes. â Ce nâest pas le malin esprit ! Câest moi,⊠votre mĂšre,⊠celle qui vous a enfantĂ© ! Câest moi, votre mĂšre, Dom Jean Derrien, qui suis ici Ă faire pĂ©nitence !⊠Je suis vouĂ©e au feu et Ă la flamme, si mon fils Jean ne vient Ă mon aide ! Je suis vouĂ©e au feu pour jamais, si ne vient Ă mon aide Dom Jean Derrien ! â Ma pauvre petite mĂšre, dites-moi, quây a-t-il Ă faire pour vous ? â Autrefois, quand je marchais par le monde, je promis dâaller en Espagne, en Allemagne, dâaller Ă Saint-Jacques dâEspagne, dâaller Ă Saint-Jacques de Turquie. Longue est la route, et câest bien loin dâici ! â Ma pauvre petite mĂšre, dites-moi, pourrais-je y aller moi-mĂȘme efficacement ? â Il serait efficace pour moi que vous y alliez, autant que si jây avais Ă©tĂ© moi-mĂȘme. â Eh bien ! ma pauvre petite mĂšre, je vous viendrai en aide. DussĂ©-je en mourir, jâirai ! Dom Jean Derrien disait Ă sa sĆur, chez elle, quand il arrivait â PrĂ©parez-moi une douzaine de chemises, autant de mouchoirs, ainsi que trois ou quatre tricornes, pour quâon sache que je suis un prĂȘtre. Sa sĆur Marie rĂ©pondit Ă Jean Derrien, quand elle lâentendit â Maintenant que vous nous avez fait dĂ©penser tout notre bien en frais dâĂ©tudes, vous demandez Ă quitter le pays ? â Taisez-vous, ma sĆur, ne vous fĂąchez pas. Câest pour la mĂšre qui nous a enfantĂ©s. Je vais Ă Saint-Jacques de Turquie, pour ma mĂšre et la vĂŽtre. â Taisez-vous, mon frĂšre, restez Ă la maison. Jâenverrai un messager un pĂšlerin par procuration Ă votre place. â Messager Ă ma place ne partira point. Jâai dit que jâirai, il faut que jâaille !⊠â La chapelle de Saint-Samson, en Pleumeur-Bodou CĂŽtes-du-Nord, attire beaucoup de pĂšlerins. â Cf. Luzel, Contes pop. de la Basse-Bretagne, t. III, p. 203 La princesse enchantĂ©e, et P. SĂ©billot Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, I, 231. â [L. M.] â On lit dans la Vie de saint Goulven Dom Lobineau, Vie des saints de Bretagne Un homme, aprĂšs avoir fait vĆu, avec un de ses voisins, dâaller en pĂšlerinage Ă Rome, dans un certain dĂ©lai, avait engagĂ© son voisin Ă diffĂ©rer, contre son grĂ© ; et pendant ce retard, le voisin Ă©tait mort. Saint Goulven ordonna au pĂ©nitent dâaller Ă Rome, et dây porter le corps de son voisin cousu dans un sac de cuir. Ce quâil exĂ©cuta. Mais il fut soulagĂ© par le mĂ©rite de son obĂ©issance, ou plutĂŽt par le mĂ©rite de celui Ă qui il la rendait, le poids devint si lĂ©ger quâil ne sâaperçut presque pas quâil portĂąt rien. » â Le jeteur de sorts peut aussi vous donner une piĂšce de deux liards percĂ©e ; il suffit de la glisser, Ă©tant Ă jeun, le dimanche Ă la messe dans la poche de la personne que lâon veut faire mourir. â La chapelle de Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ©. â En face du quai de TrĂ©guier, de lâautre cĂŽtĂ© du Jaudy, sur une gracieuse Ă©minence tapissĂ©e dâajonc et de bruyĂšre, sâĂ©levait naguĂšre une petite chapelle sous le vocable de saint Sul. Elle appartenait aux seigneurs du Verger, de la famille de Clisson, qui lui adjoignirent vers le XVIIIe siĂšcle un ossuaire en granit destinĂ© Ă leur servir de sĂ©pulture familiale. La chapelle tomba en ruines, mais lâossuaire lui survĂ©cut. On y entassa les statues de saints demeurĂ©es sans abri. Parmi elles se trouvaient deux images de saint Yves, dont lâune, trĂšs ancienne, passait aux yeux du peuple pour ĂȘtre plus particuliĂšrement celle de saint Yves-de-la-VĂ©ritĂ©. Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ© devint peu Ă peu, Ă lâexclusion de tout autre thaumaturge, le patron de cet ossuaire, transformĂ© en oratoire. Câest lĂ quâon alla dĂ©sormais invoquer sa justice. Aujourdâhui lâossuaire mĂȘme a disparu. Il a Ă©tĂ© rasĂ© ; voici Ă quelle occasion un cultivateur, restĂ© cĂ©lĂšbre dans la rĂ©gion sous le nom de crucifiĂ© » de Hengoat, fut trouvĂ© assassinĂ© et suspendu en croix aux brancards dâune charrette. Ses assassins, qui Ă©taient, je crois, ses beaux-frĂšres, avaient tentĂ© dâabord de se dĂ©barrasser de lui sans effusion de sang, en le faisant vouer Ă saint Yves par une vieille femme qui, lors de lâinstruction de lâaffaire, fit des aveux complets. Cela se passait il y a une quinzaine dâannĂ©es. Ă la suite de ce scandale, le recteur de TrĂ©darzec dans la paroisse duquel Ă©tait situĂ© lâoratoire, rĂ©solut de le dĂ©truire. Il le fit dĂ©molir pierre Ă pierre et relĂ©gua la statue du saint dans le grenier de son presbytĂšre. Il espĂ©rait par ce moyen radical couper court Ă la superstition. Il nâen fut rien. On continua dâaller sâagenouiller sur lâemplacement de lâossuaire. Les plus audacieux ne craignirent pas de frapper Ă la porte mĂȘme du recteur, pour lui demander Ă voir le saint. Le recteur les Ă©conduisit dâabord avec des mĂ©nagements ; plus tard, sa patience se lassant, il y mit, dit-on, quelque brutalitĂ©. Des pĂšlerins quâil avait fait jeter hors de sa maison lâassignĂšrent au tribunal de saint Yves. Et, sâil faut en croire la lĂ©gende, ce jour-lĂ mĂȘme qui Ă©tait un dimanche, Ă lâissue de la grandâmesse, il mourut. Quant Ă la superstition, elle est aussi vivace que jamais. Au mois dâaoĂ»t dernier on mâa montrĂ© du doigt une femme atteinte dâune maladie de langueur, en me disant Voyez celle-lĂ ! câest un tel qui lâa vouĂ©e. Elle nâattend plus que son terme. » Ă la moindre contestation qui tourne Ă lâaigre, on menace encore lâadversaire de lâaller vouer Ă saint Yves. Et la menace produit toujours son effet. Les renseignements que je donne sur ce culte homicide sont de provenances diverses. Mais je les ai plus particuliĂšrement recueillis Ă PenvĂ©nan, de la bouche de Pierre Simon et de celle de Perrine Le Moal. â Voici la formule en breton Te eo Zantik ar Wirione. Me a westl dit heman. Mar man ar gwir a du gant-han, condaon acâhanon. MĂšs, mar man ar gwir a du gan-in, gra dâez-han merwel a-berz ann termenn rik. â Entre Pluzunet et TonquĂ©dec. â V. pour tout ce qui concerne les prĂ©sages qui entourent la naissance et les premiĂšres annĂ©es de lâenfant de F. SauvĂ©, Lâenfance et les enfants en Basse-Bretagne in MĂ©lusine, t. III, c. 374. M. SauvĂ© rapporte la superstition relative Ă ceux qui ont passĂ© en terre bĂ©nite et en sont sortis avant dâavoir Ă©tĂ© baptisĂ©s ; cf. supra, p. 2 et 3. â [L. M.] â Cf. MĂ©lusine, t. II, col 252. â [L. M.]. â Cf. MĂ©lusine, t. II, col. 250 et seq. ; III, 72, 141, 215, 333, 453. M. SauvĂ© a consacrĂ© une demi-page II, col. 254 aux noyĂ©s en Basse-Bretagne. â [L. M.] Les pĂȘcheurs de ce hameau marin vous citent mille exemples Ă lâappui. En voici un tout rĂ©cent. Dans le courant dâavril dernier un lougre venant de Cherbourg toucha sur lâun des nombreux Ă©cueils qui avoisinent les Sept-Iles. Il Ă©tait montĂ© par deux hommes dâĂ©quipage et commandĂ© par le patron BĂ©nard. Il y avait en outre Ă bord, comme passagers, deux piqueurs de pierres. Le patron et ses deux matelots sautĂšrent dans le canot, afin dâaller Ă la cĂŽte chercher du secours et sauver ensuite les piqueurs de pierres qui furent laissĂ©s sur lâĂ©pave. Il se trouva que lâĂ©pave fut portĂ©e par la marĂ©e au Port-Blanc, oĂč les piqueurs de pierres furent recueillis sains et saufs, tandis que le canot sombrait corps et biens dans la dangereuse passe des Sept-Iles. Les cadavres des deux matelots furent retrouvĂ©s au bout de quelques jours. Mais câest seulement cinq mois aprĂšs le sinistre, en aoĂ»t, quâon eut des nouvelles du patron BĂ©nard. Des pĂȘcheurs de Port-Blanc, mouillĂ©s au large, ont vu le long de leur bord filer son cadavre. Ils lâont reconnu Ă ses vĂȘtements demeurĂ©s presque intacts. Des goĂ©mons avaient dĂ©jĂ pris racine sur les cĂŽtes du mort et des patelles sâĂ©taient attachĂ©es aux semelles de ses bottes. Quand les pĂȘcheurs ont voulu le saisir, sa chair leur a coulĂ© entre les doigts. â Je ne sais si ce dicton a cours ailleurs quâau Port-Blanc, sur la cĂŽte trĂ©corroise, mais lĂ il passe pour avoir une valeur absolue. â Celui dont je tiens ce renseignement, â Prosper Pierre, de Douarnenez, â le complĂ©tait Ă lâaide de lâhistoire que voici on la raconte encore dans le pays Un brick anglais vint faire cĂŽte sur les rochers de Beg-ar-Gador la pointe de la Chaise. Ăquipage et passagers furent engloutis. Le lendemain du sinistre, des marins, passant devant lâouverture de la grotte de lâAutel, entendirent des cris de dĂ©tresse qui venaient de lâintĂ©rieur. Ce sont les noyĂ©s, » pensĂšrent-ils, et ils se signĂšrent, mais pour sâĂ©loigner au plus vite. Ă quelque distance, ils rencontrĂšrent un douanier de service, Ă qui ils firent part de la chose. Le douanier sauta incontinent dans une barque, et, malgrĂ© les protestations indignĂ©es des marins, il pĂ©nĂ©tra dans la grotte. Il y trouva une jeune Anglaise cramponnĂ©e au rocher en forme dâautel, dâoĂč la grotte a pris son nom. Lâhistoire se termine en idylle. La jolie naufragĂ©e Ă©pousa, dit-on, son sauveur. La grotte de lâautel a une profondeur de 40 mĂštres. Câest une des curiositĂ©s cĂ©lĂšbres de la baie de Douarnenez. Ămile Souvestre en a jadis donnĂ©, dans Les Derniers Bretons, une description quelque peu romantique, mais qui nâa cependant pas trop vieilli. â La riviĂšre de Quimper, formĂ©e par la rĂ©union de lâOdet et du Steir, sâĂ©vase Ă 2 kilomĂštres de la ville, en une sorte de lac salĂ© quâon appelle la Baie. Au sortir de ce lac, elle sâĂ©trangle de nouveau, et coule, rapide, en dĂ©crivant des circuits connus sous le nom significatif de Vire-court ». â Benn-Odet extrĂ©mitĂ© de lâOdet est un hameau marin situĂ© Ă lâembouchure de lâOdet, rive gauche. â Jâai entendu raconter pareille chose, dit Jeanne BĂ©nard qui assistait Ă la veillĂ©e. Seulement les Ăąmes dĂ©funtes Ă©taient celles de femmes lĂ©gĂšres que les matelots avaient embarquĂ©es pour sâamuser dâelles une nuit ou deux, et dont ils sâĂ©taient ensuite dĂ©barrassĂ©s en les prĂ©cipitant Ă la mer. â Les pĂȘcheurs de Port-Blanc sont de hardis Ă©tymologistes. Ils dĂ©composent TrewgĂȘr ou TreogĂȘr, nom breton des Triagoz, en Traou-Ker, mot Ă mot le bas de la ville. â Cf. Melusine, t. I, p. 327 ; II, 331 ; Revue des traditions populaires RenĂ© Basset, Les villes englouties, t. V, VI, VII. â [L. M.] â En Bretagne, il nây a gĂ©nĂ©ralement pas de sonnerie de cloches pour les baptĂȘmes dâenfants illĂ©gitimes. Ces baptĂȘmes sont dits silencieux » ar vadeziant zioul. â Cf. Luzel, LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. II, p. 126 Conte de revenant Lâombre du pendu. Cf. aussi P. SĂ©billot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 243, et E. Cosquin, Contes populaires de Lorraine, t. II, p. 175. â [L. M.]. â Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 274. â [L. M.] â Cf. Luzel, Contes populaires de la Basse-Bretagne, p. 11, 38, 60. â [L. M.] â Recteur de Saint-Michel-en-GrĂšve. V. supra, chap. III. â Cf. E Souvestre, Le foyer breton 1845, p. 233. â [L. M.] â Cf. P. SĂ©billot, LittĂ©rature de la Haute-Bretagne, p. 192 La messe du fantĂŽme ; Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, p. 245 et 216 ; Luzel, VeillĂ©es bretonnes, p. 5 et seq. ; Le Men, Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne Revue celtique, t. I, p, 426, câest lâhistoire de lâĂ©vĂȘque Penarstanc, Ă©vĂȘque de TrĂ©guier, qui revenait chaque nuit essayer de dire sa messe Ă lâĂ©glise de Plougonven ; L. Decombe, Le PrĂȘtre de la Croix BrisĂ©e MĂ©lusine, t. III, c. 76 â [L. M.] â Sur les feux de la Saint-Jean en Basse-Bretagne, v. N. Quellien, Revue dâEthnographie, t. IV, p. 89. â [L. M.] â Ar maro iĂ©n, disent les Bas-Bretons, la mort froide ». â Jâai traduit cette complainte du recueil dâhymnes religieuses, intitulĂ© Kannouennou santel, dilennet ha reizet evit Escopti Kemper. Ce recueil est de lâabbĂ© Henry. Lâauteur a quelque peu modifiĂ© le texte populaire. Mais ces modifications nâont portĂ© que sur certaines expressions auxquelles il a tenu Ă donner une forme plus archaĂŻque, plus scientifiquement bretonne. Encore a-t-il eu la probitĂ© de dresser en tĂȘte de lâouvrage une sorte de lexique des mots anciens quâil a cru devoir substituer aux termes actuellement en gwerz dont je donne ici la traduction est dâun caractĂšre saisissant, mais il la faut entendre chanter en breton par de rudes voix de paysans et dans le cadre funĂšbre quâelle comporte. Je nâoublierai jamais lâeffet quâelle produisit sur moi, un soir de Toussaint, dans le pauvre cimetiĂšre de SpĂ©zet, un bourg perdu de la Montagne-Noire. Toute cette rĂ©gion de la Cornouailles du centre est elle-mĂȘme une sorte de cimetiĂšre prĂ©historique, hĂ©rissĂ© de monticules qui, dans la solitude des landes, semblent un peuple de cairns mystĂ©rieux. Dans ce vaste pays mortuaire, cette mĂ©lopĂ©e puissante, cette lamentation si large, si monotone, avait vraiment une grandeur farouche et vous communiquait un frisson trĂšs particulier. â Ces repas des morts deviennent de plus en plus rares. Mais lâusage nâen est pas entiĂšrement aboli. Cf. Fr. Baudry, Traditions populaires de la Neuville Champ dâOisel, MĂ©lusine, t. I, c. 14. V. aussi pour les cĂ©rĂ©monies de la Nuit des Morts, L. Decombe, MĂ©lusine, t. 111, col. 75. â [L. M.] â Cette complainte des Ăąmes » a dĂ©jĂ Ă©tĂ© publiĂ©e, dâabord par M. Dufilhol, dans Guionvacâh traduction, p. 205 ; â texte, p. 375, puis par M. de la VillemarquĂ©, dans le Barzaz-Breiz, p. 505, sous le titre de Chant des TrĂ©passĂ©s ». La traduction que nous donnons ici, Ă notre tour, est absolument littĂ©rale. Il faut avoir Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© en sursaut, dans le lit clos de quelque ferme isolĂ©e, par cette douloureuse complainte, pour savoir jusquâoĂč peut aller la mĂ©lancolie intense, la poignante et sauvage tristesse des hymnes de la mort en Basse-Bretagne. â On trouve une version du chant des Ăąmes dans E. Souvestre, les Derniers Bretons 1843, p. 163. â [L. M.] â Cf. sur cette idĂ©e que notre chagrin augmente dans lâautre vie la peine de ceux que nous avons perdus Ch. Joret, La Rose 1892, p. 354. V. aussi Luzel VeillĂ©es bretonnes, p. 34 et seq. [L. M.]. â Jâai retrouvĂ© cette lĂ©gende dans la plupart des rĂ©gions bretonnes que jâai explorĂ©es. Câest certainement une des plus rĂ©pandues. Le fond et les dĂ©tails en sont presque partout les mĂȘmes. Une variante recueillie Ă Port-Blanc mĂ©rite cependant une mention spĂ©ciale. Elle mâa Ă©tĂ© contĂ©e par Jeanne-Marie BĂ©nard. Comme la jeune fille assiste, du fond du confessionnal, au dĂ©filĂ© des Ăąmes qui passent silencieusement lâune derriĂšre lâautre, elle entend tout Ă coup un bruit de clochettes, de clochettes grĂȘles au son triste. Et elle voit venir sa mĂšre. Câest elle, câest la mĂšre qui fait sonner, en marchant, ce carillon mĂ©lancolique. Tout Ă lâentour de sa jupe sont superposĂ©es plusieurs rangĂ©es de clochettes. La premiĂšre nuit, il nây en a que jusquâaux genoux ; la troisiĂšme nuit, il y en a jusquâĂ la ceinture. La jupe entiĂšre en est garnie. â Que signifient ces clochettes, ma mĂšre ? â Malheureuse ! Vous lâosez demander. Chaque larme que vous versez sur moi se change en une clochette, aussi lourde que plomb. Sans vous, je serais depuis longtemps en paradis. Mais comment y monterais-je, ayant un tel poids Ă porter ! Voyez, câest Ă peine si je puis mettre un pied devant lâautre. Quand donc cesserez-vous de retarder ma bĂ©atitude Ă©ternelle ? Ce nâest pas sans raison que ces clochettes sonnent si tristement ma peine ! » Nâest-ce pas une Ă©trange et poĂ©tique imagination que ces larmes transformĂ©es en clochettes sonnant un douloureux carillon dâangoisse ? Jâai dit que cette lĂ©gende Ă©tait fort rĂ©pandue. Elle a mĂȘme fourni la matiĂšre dâune complainte quâon peut lire dans les Gwerziou Breiz-Izel, tome I, p. 61. â Sur cette idĂ©e quâil ne faut jamais toucher aux aliments des morts, V. Sidney Hartland, The science of the Fairy tales, p. 41 et seq. â [L. M.] â Ce tas de pierres » est une espĂšce de cairn situĂ© entre les deux principaux sommets du MĂ©nez-hom, au pied de la partie de la montagne qui est connue sous le nom de Menez Kelcâk, et non loin dâune ancienne voie romaine qui se dirigeait sans doute sur Crozon. â Marcâh, cheval. â On trouvera un grand nombre dâexemples de ces interventions de la Vierge dans les Anecdotes historiques, lĂ©gendes et apologues dâĂtienne de Bourbon, Ă©dit. Lecoy de La Marche 1885 p. 93-120. â [L. M.] â Garennes, chemins ruraux gĂ©nĂ©ralement assez mal entretenus et coupĂ©s de mares. â Le bourg de La FeuillĂ©e est situĂ© dans le MĂ©nez-ArĂ©, sur la route de Carhaix Ă Landerneau, non loin du MĂ©nez-Mikel et du funĂšbre marais de Ieun-Elez, vĂ©ritable Stygia palus de la Basse-Bretagne. La colline qui porte le bourg sâĂ©lĂšve Ă 280 mĂštres au-dessus du niveau de la mer. Câest un pays triste, dâune nuditĂ© maigre et dĂ©solĂ©e. Quelques moutons y trouvent Ă paĂźtre, mais la terre nây nourrit point son homme. Aussi le montagnard de cette contrĂ©e a-t-il fait de nĂ©cessitĂ© vertu. PĂ©riodiquement, Ă la belle saison, il se transforme en nomade. Il laisse aux femmes et aux enfants la garde de la maison et celle du troupeau, puis descend, au trot dâun bidet, vers les campagnes plus riches de la Cornouaille mĂ©ridionale. Il chemine de seuil en seuil, occupĂ© de mille trafics, achetant les vieilles choses sordides, vieilles ferrailles, vieux chiffons. Les sonnailles de son bidet tintent le long des routes, tandis que retentit son cri mĂ©lancolique Tamm Pillou ! Tamm ! morceaux de chiffons ! morceaux ! Câest un type trĂšs Ă part que celui du pillawer, et qui prĂȘterait Ă une curieuse monographie. â Il est bon de se rappeler la structure des lits bretons, avec leur bank tossel servant de marchepied et leur volet qui glisse dans une rainure. On y entre nĂ©cessairement la tĂȘte la premiĂšre. â Cf. Luzel, VeillĂ©es bretonnes, p. 79 et Le Men Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Revue celtique, t. I, p. 423. Le rĂŽle donnĂ© ici au Vieux est attribuĂ© dans les rĂ©cits parallĂšles Ă un lutin ou un follet. â [L. M.] â V. sur cet Ă©coulement inconscient des heures ; Sidney Hartland The Science of fairy tales, chap. VII, VIII et IX. â [L. M.] â Quiconque est au courant de la vieille littĂ©rature romanesque française aura reconnu dans cette lĂ©gende, dĂšs les premiĂšres pages, une variante bretonne du cĂ©lĂšbre Jean de Calais ». Mais que de diffĂ©rences entre lâoriginal français et lâadaptation bretonne ! Et je ne parle pas des diffĂ©rences de forme ; jâentends celles qui atteignent le fond mĂȘme du rĂ©cit. Le peuple armoricain ne sâest pas contentĂ© de transporter dans sa langue, avec la tournure dâesprit qui lui est particuliĂšre, le texte qui lui Ă©tait fourni. Il a remaniĂ© ce rĂ©cit de fond en comble ; Ă vrai dire, il lâa recréé. On nous saura peut-ĂȘtre grĂ© de donner ici un rapide rĂ©sumĂ© du roman de France. On pourra ainsi se rendre compte de la façon dont lâimagination bretonne bretonnise, en quelque sorte, les matiĂšres oĂč elle sâapplique ; on pourra discerner quelles combinaisons nouvelles elle y apporte, et aussi quels Ă©lĂ©ments nouveaux elle fait entrer dans ces combinaisons. Câest par de semblables rapprochements quâil sera possible, Ă la longue, de dĂ©terminer ce qui est essentiellement le propre dâune race, dâun milieu, dâun pays. Le petit volume que jâai sous les yeux, en Ă©crivant ce rĂ©sumĂ©, contient, outre lâHistoire de Jean de Calais, nombre dâautres romans dâamour et dâaventures, tels que lâHistoire de Pierre de Provence et de la Belle Maguelonne, celle de Richard sans Peur fils de Robert le Diable, le roman de Jean de Paris, le Jardin dâAmour, etc.. Il sort de lâimprimerie de Corne, Ă Toulouse, et ne porte pas indication de date. Un des principaux nĂ©gociants de Calais avait un fils unique quâil fit Ă©lever en vue dâen faire un maĂźtre dans lâart de naviguer et pour qui il Ă©quipa un vaisseau destinĂ© Ă nettoyer la cĂŽte dâun nombre infini de corsaires ». Jean de Calais battit ces voleurs de mer » en plusieurs rencontres et se concilia ainsi lâestime et la reconnaissance de tous ses concitoyens. On nâattendait que son retour pour lui dĂ©cerner les plus grands honneurs, lorsquâun orage le jeta dans des parages inconnus. Son flair le conduisit Ă une Ăźle quâil fut surpris de trouver habitĂ©e. CâĂ©tait le pays dâOrimanie, dont la capitale avait nom Palmanie de lĂ peut-ĂȘtre lâarbre de palmes, eur wĂ©enn balmĂšs, dont parle la lĂ©gende bretonne. Dans cette Ăźle, Jean de Calais voit livrer un mort en pĂąture Ă des chiens, pour nâavoir pas de son vivant acquittĂ© ses dettes. Il les paie lui-mĂȘme et le fait ensevelir. Un soir quâil se retire Ă son bord, il aperçoit sur le pont dâun vaisseau mouillĂ© prĂšs du sien deux femmes qui fondaient en pleurs. Il apprend que ce sont deux esclaves, appartenant Ă un capitaine corsaire, et quâon doit les vendre le lendemain. Il les achĂšte. La beautĂ© de lâune dâelles frappe Jean de Calais dâun trait quâil ne peut parer ». Ici, deux pages de sentimentalitĂ©s, dans le goĂ»t des romans de chevalerie. La jeune esclave, qui nâest autre quâune princesse dĂ©guisĂ©e, se laisse toucher, et rĂ©pond Ă lâamour du galant aventurier, malgrĂ© les remontrances de sa suivante, Isabelle. On arrive Ă Calais oĂč le hĂ©ros reçoit grand accueil. Jean confesse Ă son pĂšre sa vive affection pour Constance ainsi se nomme la princesse. DĂ©sapprobation du pĂšre qui ne veut pas dâune esclave pour bru. Jean de Calais nâen Ă©pouse pas moins sa belle, qui, au bout dâune annĂ©e, accouche dâun fils. Cependant, des amis se sont interposĂ©s et ont flĂ©chi la colĂšre paternelle. Jean reçoit le commandement dâun second navire. Le jour du dĂ©part venu, Constance se jette aux genoux de son mari, en lui demandant deux faveurs 1o de la faire peindre sur la poupe du vaisseau, avec son fils et sa chĂšre Isabelle ; 2o de tourner la proue du cĂŽtĂ© de Lisbonne et de mouiller le plus prĂšs possible du chĂąteau de cette ville. Ă quoi Jean de Calais dĂ©fĂšre volontiers. LâĂ©lĂ©gance du navire attire lâattention des Portugais. Chacun le vient admirer. Le roi de Portugal lui-mĂȘme se laisse prendre Ă la curiositĂ© commune. DĂšs quâil aperçoit le tableau qui orne la poupe, il est troublĂ©. Dans le portrait de Constance, il a cru reconnaĂźtre sa fille. Il mande le jeune capitaine. Tout sâĂ©claircit. Constance est bien la fille du roi, de mĂȘme quâIsabelle est la fille du duc de CascaĂ«s. Toutes deux avaient Ă©tĂ© enlevĂ©es par des pirates. AprĂšs en avoir dĂ©libĂ©rĂ© avec son conseil, le roi fait dĂ©crĂ©ter que Jean de Calais devra dĂ©sormais ĂȘtre regardĂ© comme son gendre lĂ©gitime. Une seule voix a protestĂ© celle de don Juan, premier prince du sang, neveu du roi et amoureux dĂ©daignĂ© de la princesse Constance. Il est entendu quâon armera une escadre pour aller quĂ©rir celle-ci. Le commandement en est confiĂ© Ă don Juan on remarquera peut-ĂȘtre lâespĂšce de confusion qui a pu se produire dans lâesprit des conteurs bretons entre Juan et Juif ou Jouiz. Lâescadre mouille dans les eaux de Calais. La ville fait Ă Jean une ovation. Son pĂšre mĂȘme lui marque son repentir. Pendant les fĂȘtes qui se donnent Ă cette occasion, don Juan demande Ă la princesse de lui accorder un quart dâheure dâentretien. Constance sây refuse. Fureur dissimulĂ©e de lâamant congĂ©diĂ©. On remet Ă la voile pour Lisbonne. Jean de Calais, sa femme, son fils et la suivante Isabelle sont Ă bord. Un orage terrible Ă©clate. Jean de Calais se multiplie pour sauver ce quâil a de plus prĂ©cieux. Comme il sâest isolĂ© Ă lâavant du navire, pour observer le temps », don Juan se glisse derriĂšre lui et le prĂ©cipite Ă la mer. DĂ©sespoir, cris de Constance, quand on sâaperçoit que son mari a disparu. Don Juan sâefforce de la consoler, mais elle repousse longtemps toute consolation. Ă Lisbonne mĂȘme, elle se renferme dans son deuil de veuve. Don Juan, cependant, toujours perfide, pousse secrĂštement les Algarves Ă la rĂ©volte, afin dâavoir lâoccasion de les rĂ©duire Ă lâobĂ©issance et de marquer son zĂšle pour lâĂtat. Il revient vainqueur, se fait dĂ©signer par le conseil des Grands comme le seul digne dâĂ©pouser la princesse et finit par obtenir sa main du roi, son pĂšre. Constance toutefois rĂ©siste. Deux ans se passent. Jean de Calais nâest pas mort. Il sâest cramponnĂ© Ă quelque Ă©pave, a Ă©tĂ© conduit par les flots dans une Ăźle dĂ©serte oĂč il a trouvĂ© de quoi subsister. Un beau jour, un homme vient Ă lui. Jean de Calais manifeste sa surprise. Les chemins que jâai pris, dit lâĂ©tranger, sont inconnus aux hommes ». Il dĂ©couvre au malheureux les Ă©vĂ©nements qui se sont succĂ©dĂ© depuis son naufrage. Tandis quâils causent, assis au pied dâun arbre, Jean de Calais se sent envahir par un invincible sommeil. Ă son rĂ©veil, il se retrouve dans une des cours du palais de Lisbonne. Mais son embarras est extrĂȘme. Ses habits sont en lambeaux, ses pieds nus, sa barbe dâune longueur excessive. Il se rend aux cuisines. Un officier », touchĂ© de compassion, le charge de porter du bois aux appartements. Par hasard, il rencontre Isabelle. Celle-ci reconnaĂźt le diamant quâil porte au doigt. Elle communique ses soupçons Ă la princesse, et, sous un prĂ©texte quelconque, introduit Jean de Calais dans les appartements de celle qui croit ĂȘtre sa veuve. Reconnaissance Ă©mue. Puis, chĂątiment du traĂźtre don Juan qui, sur lâordre du roi, est enfermĂ© et brĂ»lĂ© dans un Ă©difice de feu, disposĂ© par plusieurs compartiments », lequel avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© en vue de son mariage avec la princesse, et devait offrir aux yeux un spectacle magnifique et nouveau ». Tel est lâabrĂ©gĂ©, aussi succinct mais aussi fidĂšle que possible, du roman de Jean de Calais. Je nâen ferais ressortir quâun dĂ©tail, Ă savoir la part trĂšs restreinte qui y est faite au surnaturel. Il semble que lâauteur ait craint dâĂ©tablir une identification entre le mort dont Jean de Calais paie les dettes et lâhomme qui lui vient en aide dans lâĂźle dĂ©serte oĂč il risque de mourir abandonnĂ©. Dans la variante bretonne, ce mort joue un rĂŽle bien autrement prĂ©cis. LâĂ©pisode oĂč il paraĂźt est, en quelque sorte, le nĆud mĂȘme de lâhistoire. Reste une autre question celle dâantĂ©rioritĂ©. Il est impossible, dans les cas prĂ©sents, de ne la point trancher en faveur du roman français. Le titre mĂȘme de la variante bretonne en est une preuve irrĂ©futable. Jean CarrĂ© est Ă©videmment une corruption de Jean de Calais. Mais il semble aussi que Mme de Gomez, lâauteur de la leçon française, en ait puisĂ© le sujet dans un fonds plus ancien. Ou trouve dans le premier volume des Contes populaires de Basse-Bretagne, de M. Luzel, Ă la page 403, une lĂ©gende intitulĂ©e Iouenn KermĂ©nou, dont la trame gĂ©nĂ©rale est identique Ă celle de notre rĂ©cit, mais qui est cependant empreinte dâun caractĂšre fortement mythologique. Ainsi, la princesse, dont le hĂ©ros fait la rencontre, doit ĂȘtre donnĂ©e en pĂąture Ă un serpent et le navire qui la transporte est tendu de noir lĂ©gende de ThĂ©sĂ©e. Iouenn KermĂ©nou, pour obtenir lâassistance du mort, est obligĂ© de lui promettre la moitiĂ© de tout ce qui appartiendra en commun Ă sa femme et Ă lui. Ce que vient rĂ©clamer le mort, câest la moitiĂ© de lâenfant qui leur est nĂ©. Quâon sâen rĂ©fĂšre du reste Ă lâouvrage ci-dessus, et que lâon compare les trois rĂ©cits. Il y a lĂ matiĂšre Ă une Ă©tude dont nous ne pouvons ici que signaler lâintĂ©rĂȘt. A. le B. Cf. aussi Luzel, Contes populaires de la Basse-Bretagne t. II, p 176. La princesse Marcassa et lâoiseau DrĂ©daine. Id., ibid., p. 207. La princesse de Hongrie ; LĂ©g. chr. de la Basse-Bretagne, 1, p. 75-77 Le fils de Saint-Pierre et les rĂ©fĂ©rences donnĂ©es Ă la suite du conte, p. 90-91. â [L. M.] â Groacâh est pris tour Ă tour en bonne ou en mauvaise part. Il signifie vieille sorciĂšre ou simplement vieille femme. â Cf. SauvĂ© Voyage et Voyageurs. Melusine, III, c. 358 ; Le Men Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Rev. Celtique, t. I, p. 419. â [L. M.] â Ce dernier renseignement mâa Ă©tĂ© communiquĂ© par François Le Roux, de Rosporden. Il mâa du reste Ă©tĂ© confirmĂ© Ă diverses reprises. Or, on aura occasion de remarquer presque constamment, au cours de ce volume, que lĂ oĂč lâon fait converser un vivant avec un mort, le vivant dit vous » au mort, et que câest le mort qui tutoie le vivant. Cela infirme-t-il le prĂ©cepte ? Nullement. Toute conteuse obĂ©it, malgrĂ© elle, Ă un vague instinct de littĂ©rature. Le mort lui apparaĂźt comme un personnage dâune espĂšce supĂ©rieure, comme un ĂȘtre sacrĂ©. Elle ne se rĂ©signe pas, dans le rĂ©cit, Ă le faire tutoyer par son interlocuteur. Telle est, je crois, la vĂ©ritable explication. â Cf. SauvĂ© Voyage et Voyageurs, in MĂ©lusine, III, c. 358 ; E. Souvestre Le foyer breton, p. 182. â [L. M.] â Mot Ă mot Ă©crasement des capsules du lin. CâĂ©tait, il y a peu dâannĂ©es encore, une des grandes rĂ©jouissances agricoles chez les Bas-Bretons. AprĂšs avoir Ă©grugĂ© le lin, on faisait sĂ©cher les capsules soit sur lâaire de la grange, soit sur le plancher du grenier ou mĂȘme des chambres. Quand elles Ă©taient bien sĂšches, on invitait tout le voisinage Ă les venir Ă©craser. On organisait des danses, et câest sous le piĂ©tinement des danseurs que les graines jaillissaient des capsules. Pour musique, on avait le chant, quâun des danseurs entonnait et dont la foule reprenait en chĆur le refrain. La fĂȘte avait lieu le soir, aprĂšs souper, durant les belles nuitĂ©es » de juillet ; quelquefois aussi le dimanche, aprĂšs vĂȘpres. Quant aux aires neuves », elles se faisaient dâordinaire en juin. Il sâagissait de tasser la terre de lâaire et de la bien niveler pour le battage. Câest de quoi sâacquittaient Ă merveille les pieds des garçons et ceux des filles. â V. dans le chapitre AprĂšs la mort » la note sur le MĂ©nez-BrĂ©, Ă propos de la Messe de Trentaine ». PĂ©dernec, oĂč ma conteuse plaçait cette lĂ©gende et Louargat sont deux communes situĂ©es de part et dâautre de la montagne, lâune au sud, lâautre au nord. Disons en passant que ce terroir du MĂ©nez-BrĂ© est lâun des plus fĂ©conds que je connaisse en lĂ©gendes et en chansons. M. Luzel et moi nous avons fait dans cette rĂ©gion de trĂšs fructueux sĂ©jours. Câest lĂ Ă©galement que M. Bourgault-Ducoudray a notĂ© les airs les plus originaux de ses MĂ©lodies populaires de la Basse-Bretagne. â Cf. E. Souvestre. Le Foyer breton, p. 139 La Souris de terre et le Corbeau gris. â [L. M.] â Crier ho ! â Il semble que la conteuse mĂȘle ici deux croyances, celle au hopper-noz ou crieur de nuit, et celle au buguel-noz ou enfant de nuit. Primitivement ces deux ĂȘtres fantastiques devaient sans doute avoir des natures distinctes. â Cf. R. Fr. Le Men. Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Revue celtique, t. I, p. 419-20. Le Men parle du Hopper-noz comme dâun lutin. TrĂšs frĂ©quemment, au reste, on raconte dâun lutin dans une partie de la Bretagne ce que lâon raconte dâune Ăąme en une autre. Il nây a pas de ligne de sĂ©paration bien marquĂ©e entre ces deux groupes dâĂȘtres surnaturels, dâorigine cependant nettement diffĂ©rente. â [L. M.] â Le trĂ©pied tient une grande place dans les lĂ©gendes bretonnes ; câest un ustensile qui a en quelque sorte une valeur ou une puissance magique ; il faut Ă©viter avec grand soin de le laisser sur lâĂątre le soir, une fois que lâon a enlevĂ© la marmite ; un mort pourrait venir sây asseoir et se cruellement brĂ»ler ; en punition, un membre de la famille serait frappĂ© sans doute de quelque malheur. Cf. P. SĂ©billot Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 274 ; F. Marquer Traditions et superstitions du Morbihan Rev. des Trad. pop., t. VII, p. 178. â [L. M.] â Cf. E. Souvestre Le Foyer Breton 1845, p. 69 ; R. F. Le Men, loc. cit., p. 421 ; P. SĂ©billot LittĂ©rature orale de la Haute-Bretagne, p. 202 ; Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne. I, p. 229 et 248-52. Le Men raconte que ces femmes de nuit sont des lavandiĂšres, qui pendant leur vie, ont, par nĂ©gligence ou par avarice, gĂątĂ© le linge ou les vĂȘtements de pauvres gens, qui avaient Ă peine de quoi se vĂȘtir, en les frottant avec des pierres, pour Ă©conomiser leur savon. » E. Souvestre et P. SĂ©billot, comme Le Men, parlent des lavandiĂšres de nuit, comme dâĂąmes pĂ©cheresses qui lavent ainsi la nuit des linges mystĂ©rieux en chĂątiment de leurs fautes. Il semble que dans ce conte au contraire, le caractĂšre humain de la lavandiĂšre de nuit tende Ă sâeffacer, et quâelle devienne comme le Hopper-noz, comme Iannik-an-Nod une sorte dâesprit malfaisant qui nâa jamais Ă©tĂ© incarnĂ© au corps dâun vivant. Ces transformations dâĂąmes en esprits ne sont point au reste un fait trĂšs rare. On retrouve les lavandiĂšres de nuit en plusieurs provinces de France. Je me souviens dâavoir, lorsque jâĂ©tais enfant, entendu raconter souvent dans lâAutunois, lâhistoire des lavandiĂšres qui allaient chaque nuit, dans les ruisseaux des prĂ©s, laver les linceuls des morts, et qui obligeaient les paysans attardĂ©s Ă les tordre avec elles ; on retrouvait au matin lâimprudent Ă©vanoui, sur le prĂ©, les bras tordus ; heureux encore lorsquâil survivait Ă lâaventure. Cf. pour le Berry Rev. des trad. populaires. Nov. 1887. â [L. M.] â Ar marcâhadour gwiniz dĂ». On appelle ainsi, par plaisanterie, les charbonniers. â Cf. Le Men, loc. cit., p. 424. â [L. M.] â Cf. Le Men, loc. cit., p. 425. â [L. M.] â Une baronne veuve dâun mercier, cela peut sembler Ă©trange. La chanson populaire a de ces caprices. Je donne la gwerz telle quâelle est. â Cf. Souvestre Le Foyer breton, p. 77 La Groaâch de lâĂźle du Lok. â [L. M.] â Il nâest pas rare, aujourdâhui encore, de trouver en Basse-Bretagne des paysannes qui lisent couramment la Vie des Saints, en breton, et qui, mises en prĂ©sence dâun livre Ă©crit en français, ne savent plus assembler leurs lettres. â LâĂźle du ChĂąteau commande Ă lâouest lâentrĂ©e du Port-Blanc. On y voit encore les ruines dâanciennes fortifications. Elle est dominĂ©e par des masses de rochers qui peuvent compter parmi les plus imposantes de la cĂŽte trĂ©gorroise. La partie basse forme une sorte de prĂ© marin qui, en plus dâune circonstance, Ă servi de cimetiĂšre Ă des cadavres, Ă des Ă©paves humaines jetĂ©es lĂ par les flots. Les sĂ©pultures y sont marquĂ©es Ă lâaide de quelques pierres grossiĂšrement plantĂ©es dans le sol de maniĂšre Ă figurer une croix. On comprend sans peine que ce soit un sĂ©jour de revenants. Câest de plus une Ăźle Ă trĂ©sors. Les habitants de la rĂ©gion sont convaincus que des barriques dâor y sont enfouies. De lĂ tout un cycle de lĂ©gendes. â Dicton bas-breton. Il y a dans lâĂ©glise de Pleumeur-Gautier un Christ en croix qui a, en effet, la plus piteuse expression qui se puisse voir. â Cette montagne, câest le mont Saint-Michel, en Braspartz FinistĂšre. â Les gens du pays lâappellent Ioudic la petite bouillie. â Nom frĂ©quemment donnĂ© au diable. Il ne figure pas dans la liste dressĂ©e par M. Ernault. MĂ©lusine, t. VI, col. 64, mai-juin 1892, mais on y rencontre les formes voisines Pol, Pol-goz, Paolgornek. â [L. M.] â Cf. R. F. Le Men, loc. cit., p. 433-34. â [L. M.] â Dans nos fermes, chacun a sa cuillĂšre sur laquelle il fait graver son nom. â Cf. A. Orain Le marquis de Coetenfao, in Le Monde surnaturel en Haute-Bretagne, MĂ©lusine, III, c. 472-3. â [L. M.] â Nos cordonniers se servent dâun galet aplati, quâils disposent sur leurs genoux, pour battre leur cuir et le rendre plus souple. â Cf. Luzel Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. II ; Le sabre rouillĂ© ; Le magicien Marcou-Braz ; Les deux grenouilles dâor ; Peronec, p. 3-79. â Cf. aussi Luzel Le Prince Blanc, in Revue des Trad. populaires, 1886, no 9-10 ; La Princesse enchantĂ©e, in Annuaire des Trad. populaires, 1887, p. 53. Marc-Monnier Histoire de Persillette, in Contes populaires de lâItalie, p 122. Voir les versions parallĂšles dans A. Lang Custom and myth, p. 87 A far travelled tale. â [L. M.] â Au pied du MĂ©nez-Hom, sur la riviĂšre dâAulne. â Lâhuissier, lâhomme dâaffaires. â Cf. Luzel Le brigand et son frĂšre lâermite, in LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. I, p. 187. Les deux lĂ©gendes ont un grand nombre de traits communs ; il semble que la version recueillie dans le FinistĂšre soit une version abrĂ©gĂ©e et simplifiĂ©e, mais il se peut faire aussi quâelle soit la version originelle et que la lĂ©gende publiĂ©e par M. Luzel se soit enrichie dâĂ©pisodes empruntĂ©s Ă dâautres voyages en enfer cf. Luzel loc. cit., p. 162 et sq., 175 et sqq. â [L. M.] â Sur presque tous les trajets dâun bourg breton Ă lâautre, il y a une auberge dite de mi-route » ann anter-hent. Les chevaux des voituriers indigĂšnes sây arrĂȘtent dâeux-mĂȘmes. â Le lieu du peul-ven, du pieu de pierre. â Deux des joueurs se tiennent debout en face lâun de lâautre et joignent leurs mains en lâair, de façon Ă former une sorte dâarche sous laquelle les autres joueurs passent en courant, tĂȘte baissĂ©e, Ă la queue leu-leu. Les deux joueurs qui sont debout abaissent les bras au moment oĂč passe le dernier de la file, et sâefforcent de le maintenir captif, jusquâĂ ce quâil ait optĂ© pour le soleil ou pour la lune ». Pendant le dĂ©filĂ©, on chante Passez, passez, Gwennili ! â Mab ar roue zo arri⊠etc. » Passez, passez, hirondelles !.. Le fils du roi est arrivĂ©âŠ, etc⊠â Jâai dĂ» allĂ©ger ce rĂ©cit de toutes les digressions personnelles quây introduisait Ă plaisir ma conteuse. Marie-Cinthe Toulouzan aime Ă conter. Elle nâest jamais pressĂ©e dâarriver Ă la fin de son discours. Elle sâattarde volontiers Ă philosopher en route. En ma qualitĂ© de vieille fille, dit-elle, je suis bavarde. » Mais au rebours de la vieille fille, telle du moins quâon se lâimagine dâordinaire, elle est gaie, dâhumeur joyeuse, dâĂąme sereine. Ă cet endroit de son rĂ©cit, elle sâinterrompit pour me dire avec un accent de bonhomie exquise Parmi ces vaches grasses, Monsieur, soyez sĂ»r quâil y avait au moins une demi-douzaine de Toulouzan. Dans ma famille, nous avons toujours Ă©tĂ© des mangeurs de patelles, autrement dit des meurt-de-faim, mais câest la lĂšvre qui rit, et non le ventre. Qui a cĆur content se moque du reste. Les Bretons de Basse-Bretagne sont ainsi ils paissent en joie une terre qui ne les nourrit point. » â Câest le Pater en langue bretonne. â Voir la note Ă la fin de la lĂ©gende qui suit.
Er2zdX6. gsgbxa5117.pages.dev/324gsgbxa5117.pages.dev/135gsgbxa5117.pages.dev/207gsgbxa5117.pages.dev/390gsgbxa5117.pages.dev/176gsgbxa5117.pages.dev/244gsgbxa5117.pages.dev/135gsgbxa5117.pages.dev/94gsgbxa5117.pages.dev/117
char Ă voile saintes maries de la mer