Plagesdes Saintes-Maries-de-la-Mer: LES SAINTES MARIE DE LA MER - consultez 1 009 avis de voyageurs, 576 photos, les meilleures offres et comparez les prix pour
Vous prĂ©voyez de dĂ©couvrir la Camargue ? Voici la liste des 15 choses incontournables Ă  faire aux Saintes-Maries-de-la-Mer !Sommaire 1. Le village 2. L'Ă©glise des Saintes-Maries-de-la-Mer 3. Le musĂ©e de la Camargue 4. Le parc naturel national de Camargue 5. Le parc ornithologique du Pont de Gau 6. Le chĂąteau d'Avignon 7. Les arĂšnes des Saintes-Maries-de-la-Mer 8. Une cabane de Gardian 9. Une balade en bateau 10. Une manade 11. Le domaine Paul Ricard 12. La plage du Beauduc 13. Le phare de la Gacholle 14. Le marchĂ© hebdomadaire 15. La digue Ă  la mer Comment aller aux Saintes-Maries-de-la-Mer ?- En voiture- En avion- En train- En bus OĂč se loger aux Saintes-Maries-de-la-Mer ? À l’embouchure du Petit-RhĂŽne, lĂ  oĂč le fleuve embrasse la MĂ©diterranĂ©e, se dressent les Saintes-Maries-de-la-Mer. SituĂ© Ă  seulement trente-huit kilomĂštres d’Arles, le village a Ă©tĂ© Ă©rigĂ© aux alentours du 9e siĂšcle, mais ne prendra son nom actuel qu’en 1838. C’est Ă  peu prĂšs Ă  la mĂȘme Ă©poque, que les Saintes-Maries-de-la-Mer deviennent un lieu de pĂšlerinage majeur en France pour les Tziganes, Manouches et Gitans du monde entier. C’est jusqu’ici qu’ils viennent cĂ©lĂ©brer chaque mois de mai, la Vierge noire. De son histoire et de sa situation gĂ©ographique, la capitale de la Camargue conserve un patrimoine culturel, religieux et naturel d’une beautĂ© incomparable. Avec un peu plus de deux mille cinq cents habitants, le village des Saintes-Maries-de-la-Mer attire chaque annĂ©e des milliers de touristes venus se dĂ©lecter de ses ruelles pittoresques, mais Ă©galement de son envoĂ»tante Camargue sauvage, de ses flamants roses, des taureaux, de ses chevaux sauvages et de ses ferias. ÉtĂ© comme hiver, vous tomberez sous le charme de ces paysages brutes et somptueux. Vos bagages sont prĂȘts ? On vous liste ici les 15 choses incontournables Ă  faire aux Saintes-Maries-de-la-Mer. À lire aussi Visiter la Camargue guide complet Location de bateau aux Saintes-Marie-de-la-Mer comment faire et oĂč ? Les 12 choses incontournables Ă  faire en Petite Camargue La Camargue en Camping-Car conseils, aires, itinĂ©raires 1. Le village CrĂ©dit photo Shuttertsock / De kavram Commencez votre dĂ©couverte des Saintes-Maries-de-la-Mer par flĂąner dans les petites ruelles pittoresques du village, bordĂ©es par de jolies maisons blanches. Attablez-vous sur le petit port pour dĂ©jeuner et prendre le soleil. Prolongez votre balade jusqu’au front de mer pour respirer le bon air de la MĂ©diterranĂ©e. 2. L’église des Saintes-Maries-de-la-Mer CrĂ©dit photo Shuttertsock / De kavram Impossible de visiter les Saintes-Maries-de-la-Mer, sans faire un tour dans ce bĂątiment emblĂ©matique du village. Construite au 9e et 11e siĂšcle, Ă  l’embouchure du RhĂŽne, dans un pur style roman, cette Ă©glise fortifiĂ©e avait pour mission de protĂ©ger la ville des pirates Sarrasins et Arabes, qui tentaient alors d’envahir le village. Ne manquez pas la statue de sainte Sara, la Vierge Noire, et les reliques des saintes Marie-JacobĂ© et Marie-SalomĂ©, retrouvĂ©es dans l’église en 1448. Montez sur le toit de l’église et profitez d’une vue Ă  couper le souffle sur la Camargue environnante. 3. Le musĂ©e de la Camargue Si vous vous en savoir plus sur la rĂ©gion, visiter le musĂ©e camarguais est une activitĂ© Ă  faire aux Saintes-Maries-de-la-Mer absolument. SituĂ© Ă  10 kilomĂštres d’Arles sur la route des Saintes-Maries, vous y dĂ©couvrirez notamment la culture et les traditions camarguaises. Passionnant ! 4. Le parc naturel national de Camargue CrĂ©dit photo Shuttertsock / Uhryn Larysa Évidemment le parc naturel national de la Camargue est un incontournable Ă  faire aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Sortez votre appareil photo pour immortaliser la plus vieille rĂ©serve naturelle de France. Vous serez Ă©merveillĂ© par cet Ă©crin de nature sauvage de treize mille deux cents hectares, ses paysages Ă  couper le souffle, ses animaux et ses oiseaux majestueux. Par moment, vous aurez, sans doute, l’impression d’ĂȘtre seul au monde et vous pourrez observer, en toute tranquillitĂ©, des espĂšces rares et protĂ©gĂ©es. Ne ratez pas l’étang du Fangassier oĂč les flamants roses viennent se reproduire ou celui de VaccarĂšs, le plus vaste Ă©tang de la Camargue, puisqu’il s’étend sur six mille cent-cinq hectares. Et pour une visite inoubliable, optez pour une balade Ă  cheval. Pour cela, pas besoin de savoir monter, dĂšs l’ñge de cinq ans, tout le monde peut en profiter. Un rĂ©gal ! 5. Le parc ornithologique du Pont de Gau CrĂ©dit photo Shuttertsock / Jacques VANNI Vous vous demandez que faire aux Saintes-Maries-de-la-Mer en famille ? Sur la route d’Arles, prenez la direction du parc ornithologique du Pont de Gau, Ă  seulement quatre kilomĂštres du village. Ce parc familial a Ă©tĂ© créé en 1949 et propose des promenades Ă  travers Ă©tangs et marais pour admirer colverts, oies, oiseaux de proie, hĂ©rons, oiseaux migrateurs et sĂ©dentaires et autres ragondins. Lors de visites ludiques et pĂ©dagogiques, vous pourrez Ă©galement approcher de trĂšs prĂšs les majestueux flamants roses et dĂ©couvrir les voliĂšres des oiseaux blessĂ©s. 6. Le chĂąteau d’Avignon Une visite du chĂąteau d’Avignon s’impose absolument ! Sur la route qui mĂšne aux Saintes-Maries-de-la-Mer, ce joli chĂąteau, classĂ© monument historique depuis 2003, a Ă©tĂ© entiĂšrement amĂ©nagĂ© par Louis Noilly-Prat, un cĂ©lĂšbre nĂ©gociant en vins, Ă  partir de 1893. 7. Les arĂšnes des Saintes-Maries-de-la-Mer CrĂ©dit photo Shuttertsock / HUANG Zheng Que faire aux Saintes-Maries-de-la-Mer pour profiter pleinement de l’ambiance de la Camargue ? Les arĂšnes bien sĂ»r ! À deux pas du centre-ville et de la mer, ces belles arĂšnes toutes blanches ont Ă©tĂ© Ă©rigĂ©e en 1930 et sont le lieu de nombreuses manifestations locales. Courses camarguaises ou encore spectacles Ă©questres vous plongent dans la culture et l’ambiance locale. À ne surtout pas manquer ! 8. Une cabane de Gardian Cette habitation typique de la Camargue est constituĂ©e, Ă  l’origine, de glaise et d’un toit de roseaux des marais, sur des murs blanchis Ă  la chaux de faible hauteur. Pour dĂ©tourner le mistral qui souffle fort dans la rĂ©gion, l’arriĂšre nord de la maison est arrondi. Le toit est traversĂ© d’un chevron, au bout duquel est attachĂ© une corne de taureau ou une croix, pour Ă©loigner la foudre et amarrer la maison, les jours de grand vent. 9. Une balade en bateau CrĂ©dit photo Shutterstock – Christian Musat Au cour de votre sĂ©jour aux Saintes-Maries de la Mer, vous aurez Ă©galement la possibilitĂ© de profiter d’une superbe aprĂšs-midi dĂ©tente ! En effet, en choisissant la location de bateau, vous pourrez partir pour une croisiĂšre sur le petit RhĂŽne. Ainsi, vous vous dĂ©lecterez du cadre splendide qu’offre le parc rĂ©gional de Camargue. 10. Une manade CrĂ©dit photo Shuttertsock / Lilette17 VoilĂ  l’activitĂ© indispensable Ă  faire aux Saintes-Maries-de-la-Mer ! Vous dĂ©couvrirez le mĂ©tier d’éleveur de taureaux de race et de chevaux, deux animaux indissociables de la Camargue, ainsi que toutes les traditions de la rĂ©gion. 11. Le domaine Paul Ricard Le domaine Paul Ricard est un site incontournable Ă  visiter aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Sur prĂšs de six cents hectares, ce site extraordinaire, mis en valeur par Paul Ricard, grand amoureux de la nature, vous offre des paysages somptueux, une faune et une flore riche et prĂ©servĂ©e, ainsi qu’une multitude d’activitĂ©s animations taurines, dĂ©gustations, spectacle de chevaux. Dans le parc, vous pourrez vous dĂ©placer Ă  pied, Ă  cheval, Ă  vĂ©lo et mĂȘme en petit train. Lors de votre balade, vous serez accompagnĂ© des gardians qui partageront avec vous leur savoir-faire et leur passion pour cette magnifique rĂ©gion. 12. La plage du Beauduc CrĂ©dit photo Shuttertsock / nomadkate Un peu plus loin sur la commune d’Arles, en Grande Camargue, vous pourrez vous dĂ©tendre sur la plus grande plage de sable de MĂ©diterranĂ©e, dominĂ©e par le phare de Beauduc. Cette plage somptueuse vous offre des lagunes et un charmant petit village de cabanons. Amateur de glisse ? C’est aussi le lieu idĂ©al pour pratiquer le kitesurf. 13. Le phare de la Gacholle CrĂ©dit photo Shuttertsock / Richard Semik Vous ne pourrez pas visiter ce phare, pourtant l’admirer de l’extĂ©rieur est une activitĂ© incontournable Ă  faire aux Saintes-Maries-de-la-Mer. SituĂ© entre les Saintes-Maries et Salin-de-Giraud, ce joli phare carrĂ© de dix-huit mĂštres de haut, a Ă©tĂ© construit en 1882. EntiĂšrement automatisĂ©, il est alimentĂ© par un gĂ©nĂ©rateur solaire. 14. Le marchĂ© hebdomadaire Tous les lundis et vendredis matin, se tient le marchĂ© des Saintes-Maries. Une excellente occasion de se mĂȘler Ă  la population locale et de dĂ©couvrir les produits rĂ©gionaux. AnchoĂŻade, bohĂ©mienne, une spĂ©cialitĂ© de lĂ©gumes, riz et taureau de Camargue, vont titiller vos papilles. Un indispensable Ă  visiter aux Saintes-Maries-de-la-Mer. 15. La digue Ă  la mer À pied ou Ă  vĂ©lo, vous pourrez parcourir les vingt kilomĂštres de ce magnifique sentier Ă  la dĂ©couverte du delta du RhĂŽne, ainsi que de sa faune et sa flore exceptionnelle. La digue, quant Ă  elle, a Ă©tĂ© construite au 20e siĂšcle pour isoler le delta des coups de mer. En voiture Pour vous rendre aux Saintes-Maries en voiture, vous pouvez emprunter l’autoroute du soleil puis l’A 54. Si vous venez de l’Est, prenez l’A 8 puis l’A 7. En provenance de Gap, vous opterez pour l’A 51. La dĂ©partementale 559 vous conduira ensuite jusqu’aux Saintes Maries. Comptez environ quarante minutes depuis la ville d’Arles en voiture, une heure et trente minutes de Marseille, un peu moins de six heures de route de Bordeaux et presque huit heures, au dĂ©part de Paris. Et pour des vacances plus Ă©cologiques, pensez au co-voiturage ! En avion Si vous souhaitez vous rendre aux Saintes-Maries-de-la-Mer en avion, vous pouvez rĂ©server un vol pour l’aĂ©roport NĂźmes-AlĂšs-Camargue-CĂ©vennes. Des vols directs sont proposĂ©s depuis Bruxelles, Londres ou encore Marrakech. De lĂ , vous rejoindrez la gare ferroviaire de NĂźmes grĂące Ă  une navette, et vous emprunterez ensuite le bus agglo 50 ou la ligne 20 pour rejoindre les Saintes-Maries. Comptez environ une heure de trajet. Vous pouvez Ă©galement dĂ©cider d’atterrir Ă  l’aĂ©roport de Montpellier. La ville dispose en effet d’un aĂ©roport bien desservi Ă  partir des principales villes françaises et europĂ©ennes. Vous pourrez ensuite louer une voiture Ă  l’aĂ©roport, emprunter un taxi, un bus ou un train pour vous rendre aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Dans tous les cas, pensez Ă  rĂ©server votre vol suffisamment Ă  l’avance et Ă  comparer les prix sur Ulysse. C’est sans nul doute, l’une des meilleures alternatives pour obtenir vos billets au meilleur tarif. En train Les Saintes-Maries-de-la-Mer ne disposent pas de gare ferroviaire. Si vous souhaitez prendre le train, vous allez donc devoir dans un premier temps vous rendre Ă  la gare TGV d’Avignon ou NĂźmes ou bien aux gares d’Arles ou Aigues Mortes. En bus Depuis la gare d’Arles bus Aglo 50 ou ligne CarTreize 20 Au dĂ©part de la gare TGV Avignon ou NĂźmes prendre un train jusqu’à Arles puis le bus Aglo 50 Depuis la gare d’Aigues-Mortes en taxi ou ligne Plage2 en pĂ©riode estivale OĂč se loger aux Saintes-Maries-de-la-Mer ? Vous pourrez vous loger directement dans la ville ou bien dans les alentours sans trop de difficultĂ©. Vous trouverez en effet, toute sorte de logements. HĂŽtels de luxe au bord de mer, maisons de charme au milieu de la nature, cabanes de Gardians, locations meublĂ©es dans le village, chambres d’hĂŽte ou encore camping
 C’est Ă  vous de voir en fonction de vos envies ou de votre budget ! Attention, en pĂ©riode de pĂšlerinage gitans et de ferias, la ville est prise d’assaut. Il est donc prĂ©fĂ©rable de rĂ©server votre logement bien Ă  l’avance. Comme pour l’avion, pensez Ă  jauger les prix sur un comparateur d’hĂŽtels. En fonction de vos dates de sĂ©jour et de vos prĂ©fĂ©rences, vous y trouverez le logement de votre choix au meilleur prix. À lire aussi Dans quelle ville loger en Camargue ? Et vous, avez-vous dĂ©jĂ  visitĂ© Saintes-Maries-de-la-Mer ? Carte des hĂŽtels et logements - Saintes-marie-de-la-mer
\n \n char Ă  voile saintes maries de la mer
ArlesSaintes-Maries-de-la-Mer Bouches-du-RhĂŽne Site des Ă©tangs et marais des salins de Camargue. RepĂšres 1Ăšre acquisition par le Conservatoire du littoral : 2008 En propriĂ©tĂ© : 6 585 ha Convention de gestion 2011 - 2017 Une dynamique naturelle unique par son ampleur ‱ Reconversion d’un territoire : de la production salicole Ă  une Ă©volution naturelle des espaces ‱
LĂ  oĂč le RhĂŽne finit sa course, la Camargue naĂźt. Ce territoire naturel, coincĂ© entre la MĂ©diterranĂ©e et des Ă©tangs et marais, est unique en France. EnclavĂ© dans les bras du delta du RhĂŽne, il est son petit bĂ©bĂ©. Lorsque le fleuve divague, la Camargue l’accompagne, pour le meilleur et pour le pire. MĂȘme chose avec la MĂ©diterranĂ©e. LĂ  aussi, pour le meilleur et pour le pire. Fascinante, enchanteresse, toujours mouvante
 Au moment oĂč l’on croit la connaĂźtre, elle change, elle se renouvelle, toujours Ă©tonnante. La Camargue grandit et va mĂȘme jusqu’à dĂ©border sur la Crau et le golfe de Fos. Cette vaste zone humide composĂ©e d’étendues d’eau salĂ©es, de terres limoneuses et sableuses, est un vĂ©ritable sanctuaire naturel pour la faune et la flore. C’est une contrĂ©e de migrations pour les oiseaux qui trouvent lĂ  de parfaites rĂ©sidences secondaires. C’est une terre d’élevage de taureaux et de chevaux. Tous en ont fait leur domaine de prĂ©dilection. C’est enfin un berceau de traditions propres qui n’ont pas d’égales dans le monde. Ici, toutes les ressources ont Ă©tĂ© explorĂ©es, comprises, intĂ©grĂ©es par des hommes reconnaissants et conscients de la richesse de leur monde. Le territoire vit en symbiose, en Ă©quilibre avec ses locataires. Chacun respire au mĂȘme rythme et s’adapte Ă  ce qui vient. Ici Ă©galement, le touriste respectueux a sa place, chanceux qu’il est de pouvoir infiltrer ces espaces remarquables et d’en vivre la magie, en solitaire ou guidĂ© par les autochtones. MĂȘme si la Camargue appartient au littoral des Bouches-du-RhĂŽne, elle se prĂ©sente comme un monde Ă  part. Elle est aussi belle, mais son univers n’a rien de commun avec le reste du territoire. Tout est singulier, ici. Tout est singulier ici
 Les focus illustrent la vie dans les territoires. Ce sont des rencontres, des coups de cƓur, des mĂ©tiers, du patrimoine
 Manade Raynaud ‱ Manade du Grand Sauvage ‱ Char Ă  voile ‱ PĂšlerinage des gitans ‱ L’étang de VaccarĂšs ‱ Voiles aux vents ‱ Les tellines ‱ L’étang du Fangassier ‱ La sagne ‱ La salicorne ‱ L’avifaune ‱ Le riz ‱ Plage de PiĂ©manson ‱ Embouchures du RhĂŽne ‱ Domaine de la Palissade ‱ Croix de Camargue ‱ Port-Saint-Louis-du-RhĂŽne ‱ Les belles de Carteau ‱ Portrait Grutier ‱ L’écluse de Barcarin ‱ Le pilote des ports ‱ Terminal Minerai ‱ Gendarmerie Maritime ‱ OpĂ©ration remorquage ‱ L’ancien canal ‱ Ballades littorales ‱ La capitainerie de Fos PARTEZ À LA DÉCOUVERTE DU LITTORAL DES BOUCHES DU RHÔNE Bienvenue sur le littoral des Bouches-du-RhĂŽne 438 Km de cĂŽtes, des Ăźles et une mer intĂ©rieure, qui vous sont intĂ©gralement livrĂ©s suivant un dĂ©roulĂ© de 438 mĂštres. Des plongĂ©es aĂ©riennes mais Ă©galement des focus sur la richesse et la diversitĂ© de ces 5 territoires littoraux. Camargue, Etang de Berre, CĂŽte Bleue, Marseille et ses Ăźles, Cassis-La Ciotat que vous entamiez cette Ă©chappĂ©e belle d’Est en Ouest ou d’Ouest en Est, son dĂ©roulĂ© reste fidĂšle et complet.
AucƓur de la Camargue et de ses traditions : Le Grau du Roi et son village de pĂȘcheurs, Aigues-Mortes (5 km) citĂ© mĂ©diĂ©vale, la Tour de Constance et ses remparts, les Saintes-Maries-de-la-Mer (35 km), la Camargue Ă  pied ou Ă  cheval, NĂźmes et Arles (50km), villes romaines Montpellier aĂ©roport et gare (30 km), NĂźmes aĂ©roport et gare (50 km). Depuis plusieurs annĂ©es, la France est la premiĂšre destination touristique mondiale. En dehors de la tour Eiffel, le Mont-Saint-Michel et autres sites touristiques populaires, il est aussi intĂ©ressant de passer des vacances paisibles dans des paradis de verdure, en profitant des plaisirs de l’eau avec toute la famille. Voici cinq destinations françaises qui mettent Ă  votre disposition, de quoi satisfaire toutes les envies. La Camargue Si vous aimez la nature prĂ©servĂ©e et les grands espaces, alors mettez le cap sur la Camargue et en particulier, Les Saintes-Maries-de-la-Mer. Sur plus de 90 000 hectares et en plein cƓur du Parc de Camargue, taureaux noirs, flamants roses, chevaux blancs et un bon nombre d’espĂšces d’oiseaux, Ă©voluent pour le bonheur des amoureux de la nature. À Saintes-Maries-de-la-Mer, vous pourrez vous adonner Ă  de nombreuses activitĂ©s de loisirs. Les sorties en bateau sur le Petit-RhĂŽne, permettent de dĂ©couvrir les environs sur un autre angle et de bĂ©nĂ©ficier d’une visite guidĂ©e du fleuve. L’endroit est particuliĂšrement adaptĂ© pour des randonnĂ©es Ă  vĂ©lo, le long des Ă©tangs et des plages sauvages. Les plages de sable fin sont idĂ©ales pour des baignades Ă  la mer, mĂȘme pour les petits, car elles sont en pente douce. Vous pourrez aussi pratiquer diffĂ©rentes activitĂ©s nautiques, telles que le canoĂ«, le kayak ou encore les bouĂ©es tractĂ©es. La Loire DeuxiĂšme destination touristique en France, dont une partie est inscrite au Patrimoine Mondial de l’UESCO, la Loire est cĂ©lĂšbre pour ses chĂąteaux qui font le bonheur des sĂ©jours en famille. Bien entendu, il y a d’autres activitĂ©s Ă  faire, comme profiter en famille du lac de Vioreau et de sa base nautique. Plusieurs divertissements vous y attendent, comme le dĂ©riveur, le catamaran, la planche Ă  voile, stand-up paddle, canoĂ«, etc. Qui dit vacances dans la Loire, dit aussi Nantes et ses machines de l’üle, Saint-Nazaire et sa vingtaine de plages, ChĂąteaubriant et GuĂ©rande pour leur patrimoine mĂ©diĂ©val, et enfin Tours avec ses maisons Ă  colombages. L’ArdĂšche Entre Lyon et Avignon, l’ArdĂšche regorge de merveilles touristiques dont vous profiterez tout au long de votre visite, telles que ses petits villages traditionnels pleins de charme, une nature authentique parfaite pour les randonnĂ©es pĂ©destres ou Ă  vĂ©lo, et activitĂ©s nautiques dans la zone de ses gorges. Vous avez la possibilitĂ© de vous adonner Ă  des moments de farniente au bord des riviĂšres la Volane, le Sandron et la Besorgues, le canyoning dans la Besorgues, une descente en canoĂ« de l’ArdĂšche, profiter de la source intermittente de Vals les Bains, etc. Il est aussi agrĂ©able de visiter le chĂąteau d’Aubenas, de se promener autour du chĂąteau de Craux ou encore de participer Ă  la chasse au trĂ©sor d’Antraigues. La VendĂ©e DotĂ©e de 250 km de rivages protĂ©gĂ©s, 40 km de plages, du sable fin et des cĂŽtes sauvages, la VendĂ©e est la destination parfaite pour des vacances sur la cĂŽte. Pour les fans de glisse, Aiguillon-sur-Mer est le lieu oĂč se rendre. Il propose notamment, du wakeboard, du ski nautique et du wakeskate Ă  l’Atlantic Wake Parc et du kayak, du stand-up paddle et des croisiĂšres sur une goĂ©lette au centre nautique UkulaylĂ© Sports Nature. Pour la plage, celles de la Tranche-sur-Mer et de La Faute-sur-Mer, donnent la possibilitĂ© de pratiquer du surf, du kitesurf, du stand-up paddle, du char Ă  voile, de la pirogue hawaĂŻenne, etc. Auvergne Que vous aimiez plutĂŽt les randonnĂ©es ou les baignades, il y a de quoi vous satisfaire en Auvergne. Cinq lacs et Ă©tangs y sont labellisĂ©s Pavillon Bleu, Ă  savoir l’étang de Vieure, le plan d’eau de la Tour d’Auvergne, le lac d’Aydat, le lac du Bouchet et le lac de Lastioulles, des lieux parfaits pour prendre un bain. Vous pourrez aussi pratiquer diverses activitĂ©s nautiques, comme des balades en canoĂ« dans les Gorges de la Sioule ou du rafting dans les Gorges de l’Allier.
Charà voile Camargue. Date: Samedi 16 avril 2022: Heure: 14:00: Heure max d'inscription Limite inscription: Heure de la sortie (jusqu'au 16/04 à 14:00) Durée prévisible de la sortie: Environ 1
Centre de tourisme Ă©questreLe centre d'Ă©quitation des Arnelles propose balades, promenades et randonnĂ©es Ă  cheval, dĂ©couverte du Parc Naturel de Camargue ou vivent taureaux et flamants roses, visite de Manades et de festivals d’ moniteurs diplĂŽmĂ©s BEES1 proposent diverses formules de dĂ©couverte Ă  cheval de la faune et flore sauvages du parc naturel centre Ă©questre et l'hĂŽtel sont deux Ă©tablissements diffĂ©rents. C'est pourquoi, la prise de rĂ©servation est propre Ă  chaque entreprise. Plus d'informations
OĂčFaire de la Voile, de la PlongĂ©e, du Char a Voile, du Kayak ou du CanoĂ« Ă  Saintes Maries de la Mer et Ă  proximitĂ© : 2 Bases Nautiques Port de Plaisance Port Gardian

Char Ă  voile et Flyboard ⟩ Saintes, Nouvelle-Aquitaine, 17100 et Ă  proximitĂ© ⟩ Pertinence 1 - 4 sur 4 rĂ©sultats Saint-Georges-de-Didonne 17110 Latitude Char 2 AllĂ©e de la GrandiĂšre, Nouvelle-Aquitaine, Saint-Georges-de-Didonne17110, France Saint-Georges-de-Didonne 17110 100% Jet-Ski 139 Boulevard de la CĂŽtĂ© de BeautĂ©, Nouvelle-Aquitaine, Saint-Georges-de-Didonne17110, France Saint-Georges-de-Didonne 17110 Saint Georges Voiles 1 Boulevard du GĂ©nĂ©ral Frenal, Nouvelle-Aquitaine, Saint-Georges-de-Didonne17110, France Le Verdon-sur-Mer 33123 FLYJET33 Port-MĂ©doc, Nouvelle-Aquitaine, Le Verdon-sur-Mer33123, France

LesSaintes-Maries-de-la-Mer. Petite ville de pĂȘcheurs en plein coeur de la Camargue. Bouches-du-RhĂŽne. Guide. Photos. Leucate. Un spot pour la pratique du kitesurf, du char Ă  voile et du windsurf ! Aude. Guide. Photos. Mers-les-Bains. Son front de mer est classĂ© secteur sauvegardĂ© . Somme. Guide. Photos. Mimizan-Plage. Perle de la CĂŽte d'Argent. Landes.
Temps de lec­ture 4 minutesDans les pages d’un vieux livre Hen­ri. — Comme c’est amu­sant, toutes ces petites mai­sons, per­chĂ©es sur la pente de la montagne ! — Cette mon­tagne, c’est la mon­tagne amie de Gre­noble, celle qu’on voit au bout de chaque rue le Saint-Eynard. Je sais Ă  son sujet une bien jolie lĂ©gende, cueillie dans un vieux livre qui garde encore le par­fum des Ɠillets roses conser­vĂ©s entre ses pages jaunies. Sachez 1 d’a­bord que jadis, Dieu, la Vierge et les saints fai­saient sur la voĂ»te cĂ©leste de longues pro­me­nades. Quand ils arri­vaient au-des­sus de cette val­lĂ©e, c’é­tait pour leurs yeux un Ă©merveillement. Ils aper­ce­vaient les Sept-Laux, les crĂȘtes du Bel­le­donne toutes blanches de neige
 Au soleil levant, le mas­sif de la Char­treuse et le gla­cier lilial du Mont-Blanc. A leurs pieds, l’IsĂšre cou­lait avec ses flots argen­tĂ©s Ă  tra­vers des clai­riĂšres bor­dĂ©es de chĂȘnes, de chù­tai­gniers et de peu­pliers
 Saint Pierre s’as­seyait pour mieux voir ; la Vierge Marie joi­gnait les mains d’ad­mi­ra­tion
 Dieu souriait
 Mon Dieu ! dit un jour la Vierge Marie, pour­quoi les bords de cette riviĂšre, ces forĂȘts et ces pĂątu­rages sont-ils inha­bi­tĂ©s ! Les hommes y seraient si heureux ! — Il n’y a pas de mai­sons, dit saint Pierre, un peu bour­ru. Et com­ment diable ! vou­lez-vous que les pauvres humains trans­portent des maté­riaux dans ces montagnes ?
 — Eh bien ! saint Pierre, dit le PĂšre Éter­nel, tu vas tout de suite en apporter. — Oh ! dit saint Pierre, des chan­tiers du Para­dis Ă  cette val­lĂ©e, le tra­jet est long. Des mai­sons, c’est lourd. Je ne suis plus jeune
 Que saint Eynard s’en charge !
 Voi­lĂ  donc saint Eynard, muni d’un grand sac et qui puise inlas­sa­ble­ment dans les docks du ciel ; chù­teaux-forts Ă  tou­relles, don­jons cré­ne­lĂ©s, manoirs, chau­miĂšres au toit de paille, clo­chers aux cam­pa­niles aigus s’en­tassent
 Saint Eynard
 charge le sac sur ses Ă©paules ; il part. Mais la route est longue, la charge lourde, la cha­leur accablante. Il arrive, four­bu et assoif­fĂ©, Ă  la crĂȘte de la mon­tagne qui porte son nom. Il avise un ruis­seau qui bruit entre les sapins ; il boit, se repose, contemple la val­lĂ©e et, rafraß­chi, dou­ce­ment las, les membres Ă©ten­dus, saint Eynard s’en­dort, avec le grand sac Ă  son cĂŽté  Alors, le diable, sui­vi d’une lĂ©gion de dia­blo­tins
 s’ap­proche Ă  pas de loup et, sournoisement — Fils de SamaĂ«l, dit Luci­fer, dĂ©couds-moi sans bruit le des­sous de ce sac. Le dia­blo­tin ne se fit pas prier. Alors, ce fut un Ă©crou­le­ment for­mi­dable. Tous les Ă©di­fices du sac glis­sĂšrent les uns sur les autres, rou­lĂšrent en bas pĂȘle-mĂȘle, bon­dis­sant çà et lĂ , Ă©car­tĂ©s par les rocs qu’ils ren­con­traient et allĂšrent se poser sur les pentes, au hasard de leur chute. Un cas­tel s’ac­cro­cha le pre­mier sur l’es­car­pe­ment des Cor­beaux ; un don­jon s’im­plan­ta plus bas, pour deve­nir la Tour des Chiens ; l’église de Corenc dĂ©grin­go­la plus loin avec une dizaine de chau­miĂšres ; un chù­teau-fort se fixa sur la ter­rasse de BouquĂ©ron. 
La Tronche se peu­pla de quelques maçon­ne­ries qui dĂ©va­lĂšrent en s’ébrĂ©chant
 Les dia­blo­tins se tor­daient les cĂŽtes et saint Eynard dor­mait tou­jours. Pour l’é­veiller et jouir de son mĂ©compte, Satan dut l’é­gra­ti­gner du bout de la griffe de son aile de chauve-souris. Saint Eynard se frot­ta les yeux
 Tout effa­rĂ©, il contem­plait son sac Ă©ven­trĂ© et le dĂ©sastre de la vallĂ©e. Il n’o­sa pas ren­trer au Paradis
 — Il est arri­vĂ© sĂ»re­ment quelque mal­heur, dit la Vierge Marie, il est trois heures du matin et saint Eynard n’est pas rentrĂ©. Alors, com­pa­tis­sante, par la nuit bleue constel­lĂ©e d’é­toiles, elle par­tit avec un cor­tĂšge d’anges pour l’al­ler chercher. Quand elle arri­va, le soleil se levait et tein­tait de rose les mai­sons Ă©parses. Saint Eynard racon­ta son aven­ture en pleurant. Mais la Vierge Marie regar­da et dit Comme c’est plus joli ainsi ! » Et, pour que ce fĂ»t encore plus beau, de sa main, elle fit Ă©clore dans les prai­ries, autour des mai­sons, des anco­lies, des nar­cisses, des ané­mones et des sabots de la Vierge. Au CƓur des Grandes Alpes. Dau­phi­nĂ© et Savoie Filloux H Vous aimerez aussi LesSaintes Maries de la Mer, Aigues Mortes. DurĂ©e de votre sĂ©minaire nature en Camargue. 2 jours. Planning d’organisation de votre sĂ©minaire en Camargue Jour 1 . Au cƓur de la Petite Camargue, bienvenue dans un cadre de charme et de verdure pour votre sĂ©minaire au vert.Votre journĂ©e dĂ©bute par un cafĂ© d’accueil et une rĂ©union de travail. DĂ©jeuner Ă  l’hĂŽtel. Puis place Ă 
LA LÉGENDE DE LA MORT EN BASSE-BRETAGNE CROYANCES, TRADITIONS ET USAGES DES BRETONS ARMORICAINS PAR A. LE BRAZ AVEC UNE INTRODUCTION DE L. MARILLIER maĂźtre de confĂ©rences a l’école des hautes Ă©tudes ________ PARIS HONORE CHAMPION, LIBRAIRE 9, quai voltaire, 9 ___ 1893 _______ INTRODUCTION. CHAPITRE PREMIER DĂ©finition de l’intersigne ; sa frĂ©quence ; ceux qui ont le don de voir ; prĂ©sages fournis par les animaux, les cierges, les cloches, les rĂȘves. I — Huit intersignes pour la mĂȘme mort[1] II. — L’intersigne de l’alliance III. — La pipĂ©e de Jozon Briand IV. — La danse des pois V. — La main sur la porte VI. — L’intersigne des bƓufs VII. — L’intersigne du berceau VIII. — L’intersigne de la tĂȘte coupĂ©e IX. — L’intersigne de l’image dans l’eau X. — L’intersigne des Ă©pingles XI. — L’intersigne des rames XIII. — Le moribond extrĂ©misĂ© par un prĂȘtre mort CHAPITRE II La Mort personnifiĂ©e ; le char de l’Ankou ; les pourvoyeuses de l’Ankou la Peste et la Disette, XIV. — L’enterrement de la Gabelle, par la duchesse Anne XV. — Comment le pays de Lannion fut prĂ©servĂ© de la peste XVI. — Le char de la mort XVII. — L’aventure de Gab Lucas XVIII. — La Mort invitĂ©e Ă  un repas XIX. — La vision de Pierre Le RĂ»n XX. — Le chemin de la mort XXI. - La ballade de l’Ankou XXII. — Il n’est pas bon de simuler la mort XXIII. — Qui plaisante avec la mort trouve Ă  qui parlerLes jours oĂč il est bon de mourir. La fin du monde et la lampe des Ă©glises. XXIV. — L’aventure de Jean Cariou CHAPITRE III VEILLÉES FUNÈBRES. — LE DÉPART DE L’AME. — L’ AGRIPPA » ET L’OFERN-DRANTEL PrĂ©cautions Ă  prendre lorsqu’on ensevelit un mort ; pĂ©rils de l’àme au moment de la mort noyade, etc. . XXV. — La veillĂ©e mortuaire XXVI. — La veillĂ©e du prĂȘtre XXVII. - La veillĂ©e de LĂŽn XXVIII. - La porte ouverteL’ñme demeurant au voisinage du corps. XXIX. — L’ñme vue sous la forme d’une souris blanche XXX. — L’ñme vue sous la forme d’un moucheronL’ñme sous la forme d’une fleur. XXXI. — La femme aux deux chiensCoutumes funĂ©raires ; pratiques employĂ©es pour connaĂźtre le sort des Ăąmes dans l’autre vie. XXXII. — L’Agrippa, ou Vif, ou Egremont XXXIII.— L’Ofern-drantel la messe de trentaine CHAPITRE IV LES PÈLERINAGES POUR LES DÉFUNTS Les conversations des ossements la nuit de la Toussaint. XXXIV. — La curiositĂ© de Iouennic Bolloc’h XXXV. — Histoire d’un fossoyeur XXXVI. — Celle qui passa la nuit dans un charnier XXXVII. — La fille au linceul XXXVIII. — La coiffe de la morte XXXIX. — Le linceul de Marie-Jeanne XL. — La bague du capitaine XLI. — La mĂšre dĂ©naturĂ©e XLII. — Les pĂšlerinages des Ăąmes XLIII. — Le pĂšlerinage de Marie Sigorel CHAPITRE V XLIV. — Moyens d’appeler la mort sur quelqu’unSaint-Yves de la VĂ©ritĂ© ; pratiques Ă  employer pour lui vouer ses ennemis. XLV. — L’histoire du marĂ©chal-ferrant XLVI. — Les morts violentes ou volontairesPrĂ©sages Ă  la naissance des enfants ; les noyĂ©s. XLVII. — Iannik-an-Od XLVIII. — Les cinq trĂ©passĂ©s de la baie XLIX. — Les naufragĂ©s de Gueltraz Ile Saint-Gildas L. — A bord de la Jeune-MathildeL’état intermĂ©diaire Ă  la vie et Ă  la mort. LI. — Celle qui s’était noyĂ©e LII. — La ville d’IsLe rocher qui s’ouvre tous les sept ans. LIII. — Le pendu CHAPITRE VI Les Ăąmes en peine. PrĂ©cautions Ă  prendre pour ne point chasser les Ăąmes le trĂ©pied ; le balayage. Les enfants morts sans baptĂȘme. Les pĂ©nitences que les Ăąmes ont Ă  faire sur cette terre ; les pĂ©nitences sous forme animale ; le nombre des Ăąmes qui hantent les champs et les landes ; les trois nuits des Ăąmes ; NoĂ«l, la Saint-Jean et la Toussaint. LIV. — La messe des ĂąmesLes cĂ©rĂ©monies de la nuit de la Saint-Jean ; la nuit de la Toussaint la complainte du charnier ; les repas des morts ; la complainte des Ăąmes. LV. — Il ne faut point trop pleurer l’Anaon LVI. — La mĂšre qui pleurait trop son fils LVII. — Le laboureur et sa mĂ©nagĂšre LVIII. — Le vieux fileur d’étoupes LIX. — L’ñme dans un tas de pierres CHAPITRE VII LX. — Le vieux de Tourc’h LXI. — Jean CarrĂ© LXII. — La pierre de salut CHAPITRE VIII Moyens de se garantir des dangers surnaturels. LXIII. — La fiancĂ©e du mort LXIV. — La rancune du premier mari LXV. — Le crieur de nuit LXVI. — Celle qui lavait de nuit LXVII. — Les trois femmes LXVIII. — Conjurations et conjurĂ©sLes Ăąmes condamnĂ©es Ă  errer ; ceux qui out le pouvoir de conjurer ; les pratiques de conjurations ; l’ñme dĂ©livrĂ©e par la cession qui lui est faite d’une Ɠuvre pie ; conjuration de Mgr Luyer. LXIX. — La conjuration de Trogadek gwerzLes mendiants en Bretagne ; la pĂ©nitente de Lochrist-en-Izelvet. LXX.— La princesse rouge LXXI. — Le conjurĂ© de Tadic-coz CHAPITRE IX LXXII. — Le diable et l’enferLa construction de l’église de TrĂ©guier. LXXIII. — Glaoud-ar-Skanv LXXIV. — Le cheval du diable LXXV. — Le cheval du diable autre version LXXVI. — Jean l’Or LXXVII. — L’homme Ă  la quittance LXXVIII. — L’auberge du paradis LXXIX. — Le voyage de Iannik LXXX. — Le boiteux et son beau-frĂšre, l’ange _______ INTRODUCTION _______ I Les lĂ©gendes contenues dans ce volume ont Ă©tĂ© recueillies dans trois rĂ©gions distinctes du pays breton le TrĂ©cor, le GoĂ«lo et le Quimperrois. Elles proviennent, en grande majoritĂ©, de la premiĂšre de ces trois rĂ©gions et ont Ă©tĂ© principalement recueillies dans les deux communes de BĂ©gard et de PenvĂ©nan. Un hameau de PenvĂ©nan, le Port-Blanc, habitĂ© surtout par des marins et des pĂȘcheurs, a fourni Ă  M. Le Braz une moisson particuliĂšrement abondante. Un grand nombre de ces lĂ©gendes ont pour théùtre le village mĂȘme oĂč elles ont Ă©tĂ© recueillies ou un village voisin ; quelques-unes cependant sont rapportĂ©es Ă  la rĂ©gion montagneuse constituĂ©e par la montagne Noire et les monts d’Arez. Il n’est pas douteux que l’exploration systĂ©matique d’autres parties de la Bretagne n’enrichisse la littĂ©rature populaire de rĂ©cits analogues Ă  ceux que renferme ce recueil. Le LĂ©on, la Haute-Cornouaille, le Vannetais[2] fourniraient sans doute une trĂšs riche moisson de lĂ©gendes, de croyances et de rites de toute espĂšce aux collecteurs de traditions populaires. On aurait Ă©tĂ© tentĂ© de croire que les sept volumes de M. Luzel[3] avaient Ă©puisĂ© la matiĂšre ; le fait mĂȘme que M. Le Braz a pu, en peu d’annĂ©es, recueillir dans une rĂ©gion trĂšs limitĂ©e une centaine de lĂ©gendes, dont un grand nombre n’ont pas de parallĂšles dans les rĂ©cits qu’a publiĂ©s M. Luzel, montre combien cette croyance eĂ»t Ă©tĂ© mal fondĂ©e. Aussi peut-on ĂȘtre assurĂ© qu’il y aura place encore pour un grand nombre de recueils de lĂ©gendes et de contes bretons, comme il y a eu place pour ce livre, Ă  cĂŽtĂ© de l’Ɠuvre si considĂ©rable qu’a Ă©difiĂ©e notre maĂźtre M. Luzel, le Grimm de la Basse-Bretagne. M. Le Braz a volontairement restreint ses recherches Ă  un type particulier de lĂ©gendes les lĂ©gendes qui se rapportent Ă  la destinĂ©e des Ăąmes aprĂšs la mort et Ă  leurs relations avec les vivants. Il a recueilli et publiĂ© en mĂȘme temps les croyances, les usages et les rites qui se rapportent aux morts. Ces croyances et ces rites ont une frappante uniformitĂ©, d’un bout Ă  l’autre de la Basse-Bretagne, et presque partout les croyances sont encore vivantes, et les rites encore pratiquĂ©s. Il en est beaucoup que M. Le Braz, qui a vĂ©cu dĂšs l’enfance en pays breton, a pu voir encore accomplir sous ses yeux. Toutes les lĂ©gendes que contient ce volume sont, autant qu’il semble, de formation rĂ©cente, ou du moins ce sont des formes rajeunies de rĂ©cits plus anciens l’une d’entre elles La Coiffe de la morte a pour origine un Ă©vĂ©nement qui s’est passĂ© vers 1860 ; une autre L’Histoire d’un fossoyeur se rattache Ă  des faits qui ont eu lieu en 1886. La transformation lĂ©gendaire des Ă©vĂ©nements rĂ©els est cependant dĂ©jĂ  complĂšte. C’est qu’en Bretagne aucun mur ne sĂ©pare le monde merveilleux du monde rĂ©el ; les croyances qui ont donnĂ© naissance Ă  ces rĂ©cits, oĂč les acteurs principaux sont les Ăąmes des morts, sont des croyances encore actives et fĂ©condes, et les Bretons n’ont pas besoin de transporter en des temps reculĂ©s ou en un pays lointain un Ă©vĂ©nement surnaturel pour pouvoir aisĂ©ment y ajouter foi. Ils en sont encore Ă  cet Ă©tat d’esprit oĂč l’explication d’un phĂ©nomĂšne naturel, maladie, mort ou tempĂȘte, qui vient tout de suite Ă  l’esprit, est une explication d’ordre surnaturel ; c’est l’Ankou qui frappe de sa faux les vivants et les emporte sur son char Ă  l’essieu grinçant ; c’est le fiancĂ© mort qui est venu, la nuit, chercher, dans la maison de son pĂšre, sa fiancĂ©e qu’on a trouvĂ©e morte au cimetiĂšre. On raconte, avec la mĂȘme bonne foi et la mĂȘme sincĂ©ritĂ©, qu’un homme a Ă©tĂ© tuĂ© par un arbre qui s’est abattu sur lui ou qu’il est mort parce qu’on l’avait vouĂ© Ă  saint Yves de la VĂ©ritĂ©. Aussi ces lĂ©gendes n’ont-elles pas le caractĂšre mythique de bon nombre de contes recueillis par M. Luzel et ne sont-elles pas non plus de ces rĂ©cits merveilleux destinĂ©s Ă  amuser les heures vides des veillĂ©es, qu’on se raconte, au coin d’un feu d’ajoncs secs, en teillant du chanvre sous le manteau des hautes cheminĂ©es des fermes. C’est la relation d’évĂ©nements que l’on croit rĂ©els, qui se sont passĂ©s en un pays que l’on connaĂźt bien, souvent mĂȘme oĂč l’on vit, et oĂč ont Ă©tĂ© mĂȘlĂ©s, comme acteurs ou spectateurs, des gens que l’on a vus, Ă  qui on a parlĂ©, et qui parfois mĂȘme sont des voisins ou des parents. Un grand nombre de ces lĂ©gendes sans doute ont Ă©tĂ© recueillies plus loin de leur lieu d’origine, et elles se sont trĂšs probablement enrichies, en passant de bouche en bouche, d’épisodes nouveaux, mais elles n’ont pas subi d’autres dĂ©formations que celles qu’aurait pu subir le rĂ©cit d’un crime, d’un naufrage ou d’une bataille ; les Ă©lĂ©ments merveilleux qu’elles renferment ne sont pas des Ă©lĂ©ments surajoutĂ©s, c’est d’évĂ©nements surnaturels qu’est tissĂ©e la trame mĂȘme dont elles sont faites. À vrai dire, et nous reviendrons sur cette question, cette distinction entre le naturel et le surnaturel n’existe pas pour les Bretons, au sens du moins qu’elle a pour nous ; les vivants et les morts sont au mĂȘme titre des habitants du monde et ils vivent en perpĂ©tuelle relation les uns avec les autres ; on redoute l’Anaon comme on redoute la tempĂȘte ou la foudre, mais l’on ne s’étonne pas plus d’entendre bruire les Ăąmes dans les ajoncs qui couronnent les fossĂ©s des routes que d’entendre les oiseaux chanteurs chanter dans les haies leurs appels d’amour. Tout le pays breton, des montagnes Ă  la mer, est plein d’ñmes errantes qui pleurent et qui gĂ©missent ; si tous ne les ont point vues, tous du moins, Ă  certains jours solennels, Ă  la Toussaint ou durant la nuit de NoĂ«l, les ont entendues marcher de leur pas muet par les routes silencieuses. Le travail du collecteur de lĂ©gendes est fort diffĂ©rent, Ă  certains Ă©gards, de celui du collecteur de contes. Le conte est essentiellement un tĂ©moin ; en lui survivent souvent des croyances mortes depuis longtemps et qui n’ont pas laissĂ© d’autres traces. Puis, il vient du fond d’un lointain passĂ© ; il dure toujours, semblable Ă  lui-mĂȘme en ses multiples transformations depuis des milliers d’annĂ©es ; il vient aussi parfois d’un pays lointain ; il a voyagĂ© Ă  travers les continents et les Ăźles, Ă  la suite des marchands, des soldats et des matelots. La lĂ©gende, au contraire, est un produit du sol oĂč on la rĂ©colte ; c’est lĂ  qu’elle est nĂ©e, c’est lĂ  sans doute qu’elle mourra. Une lĂ©gende n’est jamais que l’expression passagĂšre, l’expression fortuite d’un ensemble de croyances ; elle ne saurait avoir la durĂ©e, la rĂ©sistance que prĂ©sentent Ă  l’usure du temps, les contes qui renferment, sous une forme qui parfois les rend mĂ©connaissables, des mythes explicatifs de phĂ©nomĂšnes naturels ou de rites. Tandis que les contes ne changent guĂšre, les lĂ©gendes s’effacent assez vite de la mĂ©moire des hommes, aussitĂŽt remplacĂ©es par d’autres lĂ©gendes, dont les hĂ©ros sont plus familiers au conteur et Ă  ceux qui l’écoutent. C’est lĂ  ce qui sĂ©pare nettement Ă  la fois ces lĂ©gendes des contes mythologiques et des rĂ©cits Ă©piques ou historiques, oĂč le nom, la personne, le caractĂšre du hĂ©ros jouent un rĂŽle essentiel. Ici, les personnages que les conteurs mettent en scĂšne sont les premiers venus ; si c’est leur aventure qu’on raconte et non pas celle de tel ou tel autre, c’est parce qu’on est leur voisin, qu’on les connaĂźt, que l’on s’intĂ©resse Ă  eux et aussi parce qu’on est mieux renseignĂ© sur ceux qui vivent auprĂšs de vous. Aussi l’exactitude littĂ©rale serait-elle, Ă  tout prendre, beaucoup moins importante pour un recueil comme celui que nous publions aujourd’hui que pour un recueil de contes ce qui importe ici, Ă  vrai dire, ce sont beaucoup plutĂŽt les thĂšmes des lĂ©gendes que les lĂ©gendes elles-mĂȘmes ; elles ne sont, Ă  tout prendre, qu’une illustration, une sorte de mise en Ɠuvre, animĂ©e et vivante, des croyances et des rites que nous a rĂ©vĂ©lĂ©s l’observation directe. M. Le Braz les a recueillies cependant avec le mĂȘme soin scrupuleux avec lequel il recueillait naguĂšre en compagnie de M. Luzel les chansons populaires de la Cornouaille et du TrĂ©cor[4]. La plupart de ces lĂ©gendes lui ont Ă©tĂ© contĂ©es en breton, quelques-unes en français ; il les a toutes Ă©crites sous la dictĂ©e des conteurs dans la langue mĂȘme oĂč elles lui Ă©taient dites, puis il a ensuite traduit en français celles qui lui avaient Ă©tĂ© contĂ©es en breton. C’est seulement pour ne pas trop grossir le volume et pour le faire accessible Ă  un plus large public, que M. Le Braz n’a pas publiĂ© les originaux bretons. La forme sous laquelle les lĂ©gendes ont Ă©tĂ© contĂ©es a Ă©tĂ© partout respectĂ©e ; c’est Ă  peine si çà et lĂ  on a cru devoir modifier lĂ©gĂšrement quelques phrases obscures ou incorrectes ou couper quelques digressions inutiles Ă  la marche du rĂ©cit ; les traductions sont des traductions presque littĂ©rales. L’allure parfois trĂšs littĂ©raire de ces rĂ©cits pourrait mettre en dĂ©fiance ceux qui jugeraient de la littĂ©rature populaire par les contes souvent trĂšs plats et trĂšs dĂ©colorĂ©s qui ont Ă©tĂ© recueillis dans les pays de langue française, je pourrais citer, par exemple, les contes populaires de Lorraine, qu’a publiĂ©s et si richement commentĂ©s M. Cosquin. Mais il faut se souvenir que les productions de l’imagination populaire ont en pays celtique un caractĂšre plus poĂ©tique qu’en pays roman et on serait tentĂ© de dire qu’en pays germanique ; cette couleur, ce pittoresque du rĂ©cit, ces images vives et frappantes se retrouvent dans les poĂšmes gallois comme dans nos lĂ©gendes bretonnes et il est plus d’une sĂŽne, composĂ©e par un cloarec de Basse-Bretagne, qui figurerait dignement Ă  cĂŽtĂ© des lieder les plus pĂ©nĂ©trants et les plus mĂ©lancoliquement passionnĂ©s des chanteurs allemands. Si on ne retrouve pas dans les contes ce mĂȘme accent d’émotion profonde, ce sens si vivant et si lointain des terreurs secrĂštes de ce monde merveilleux qui s’entrelace Ă  notre monde visible, comme un chĂšvrefeuille Ă  une haie, c’est que les contes sont comme une monnaie qui s’est usĂ©e et effacĂ©e Ă  demi en circulant de main en main. Les conteurs n’ont mis dans ces rĂ©cits que trĂšs peu d’eux-mĂȘmes, et l’histoire de Rhampsinit Le voleur avisĂ© telle qu’on l’a racontĂ©e Ă  M. Luzel en un coin de Bretagne ne diffĂšre guĂšre, ni pour le tour ni pour l’accent, du rĂ©cit mĂȘme d’HĂ©rodote. Il n’en va pas ainsi des lĂ©gendes ; ce sont de petits drames que les conteurs ont vĂ©cus ou qu’ils ont vu vivre auprĂšs d’eux ; les personnages sentent ce qu’eux-mĂȘmes ils sentent ; le cadre, c’est le pays oĂč ils habitent, la lande d’ajonc qui s’étend le long de la mer brumeuse ou le cimetiĂšre oĂč se pressent les tombes entre l’église que gardent les saints de pierre fruste et le charnier rempli d’ossements. Les cloarec ont Ă©tĂ© au premier rang des chanteurs de Bretagne, aussi trouve-t-on sans cesse dans les sĂŽniou, Ă  cĂŽtĂ© d’une image fraĂźche et douce comme l’aubĂ©pine des haies, un vers qui porte l’indĂ©lĂ©bile empreinte du style prĂ©tentieux et gonflĂ© des sĂ©minaires ; c’est, au contraire, sur les lĂšvres mĂȘmes du peuple qu’on a cueilli ces lĂ©gendes, sur les lĂšvres des femmes ; et ce sont des femmes, des paysans, des marins qui les ont créées sans savoir qu’ils les crĂ©aient ; ils ont cru naĂŻvement conter ce qu’ils avaient vu. On retrouve dans ces rĂ©cits tout frissonnants de l’angoisse des tombes, la large et simple allure de la gwerz, que chantent les mendiants au seuil des portes ; mais jamais presque on n’y rencontre ces grossiĂšretĂ©s, ces brutalitĂ©s de langage qui dĂ©parent maintes chansons bretonnes et font un si Ă©trange contraste avec la silencieuse et discrĂšte puretĂ© des dialogues d’amour du clerc et de sa douce. C’est que les Bretons ont le respect attendri des morts ; ils Ă©prouvent pour l’Anaon un sentiment pĂ©nĂ©trant et fort, fait de terreur, de tendresse et de pitiĂ©, et ce n’est qu’en tremblant qu’ils parlent des Ăąmes et de ceux qui ne sont plus. Les lĂ©gendes chrĂ©tiennes qu’a publiĂ©es M. Luzel sont marquĂ©es du mĂȘme caractĂšre, mais elles en sont moins profondĂ©ment empreintes ; c’est que beaucoup de ces lĂ©gendes sont des lĂ©gendes d’édification, des fictions pieuses pour l’instruction des fidĂšles, qui portent l’ineffaçable trace de leur origine ecclĂ©siastique ; et que beaucoup d’autres sont de vĂ©ritables contes, qui ne diffĂšrent des contes mythologiques qui figurent dans son nouveau recueil que par l’introduction dans la fable du merveilleux chrĂ©tien. Les lĂ©gendes de cette espĂšce sont rares au contraire dans ce livre ; presque toutes se rapportent Ă  des Ă©vĂ©nements trĂšs prĂ©cisĂ©ment localisĂ©s et presque datĂ©s, les personnages qui y figurent ne sont presque jamais anonymes et il est rare qu’on puisse leur trouver parmi les contes profanes des parallĂšles exacts. Jean l’Or, Jean de Calais, Le Voyage de Iannig font presque seuls exception Ă  cette rĂšgle et ce sont des rĂ©cits qui ressemblent trĂšs peu aux autres ; M. Le Braz les a prĂ©cisĂ©ment compris dans ce recueil pour fournir des exemples de ces types intermĂ©diaires entre les contes vĂ©ritables MĂ€rchen et les vĂ©ritables lĂ©gendes populaires, si diffĂ©rentes des lĂ©gendes des hagiographes. Un autre caractĂšre en effet qu’il faut noter, c’est qu’il est impossible de tirer, de la plupart des rĂ©cits que renferme ce volume, aucune morale ; ce ne sont pas des lĂ©gendes pieuses, des lĂ©gendes Ă©difiantes ; on ne les raconte pas pour inspirer l’horreur du pĂ©chĂ© ou la crainte de Dieu, aussi n’y a-t-il rien en elles de factice ni d’apprĂȘtĂ©. Ces Ă©vĂ©nements surnaturels sont contĂ©s avec la mĂȘme simplicitĂ©, la mĂȘme bonne foi naĂŻve que les aventures des marins Ă  Terre-Neuve ou en Islande, et si tous ces rĂ©cits sont empreints cependant d’une sorte d’horreur tragique, c’est que les conteurs ont fait, sans presque le chercher, passer dans leur parole un peu de la terreur qui les courbait vers les cailloux du chemin lorsqu’ils entendaient gĂ©mir par les bruyĂšres le buguel-noz, le petit enfant de la nuit, ou qu’ils voyaient passer dans les sillons des vagues la lente procession des noyĂ©s blĂȘmes. La terreur des morts, le sentiment aussi de leur continuelle prĂ©sence, c’est lĂ  ce qui se dĂ©gage le plus nettement de tout cet ensemble de lĂ©gendes et d’anecdotes ; rien lĂ  qui ressemble aux paraboles et aux exemples qui Ă©maillaient les sermons du moyen Ăąge et qui remplissent encore les livres de piĂ©tĂ©. Il est fort rare que l’on trouve quelque conseil moral, quelque exhortation Ă  la piĂ©tĂ© ou Ă  l’observance de la loi divine au cours de ces rĂ©cits, qui parfois sont fort longs ; ce que l’on vous signale, ce sont bien plutĂŽt des dangers Ă  Ă©viter que des fautes. Ce n’est pas tant contre des tentations qu’il faut nous tenir en garde que contre des pĂ©rils surnaturels ; lorsque le hĂ©ros de la lĂ©gende meurt frappĂ© par un mort ou un dĂ©mon, la plupart du temps, il pĂ©rit, victime d’une imprudence, il n’a point commis de faute morale pour laquelle il importe qu’il soit chĂątiĂ©. II Les lĂ©gendes, au reste, que M. Le Braz a recueillies n’apparaissent dans leur vrai jour et ne prennent tout leur sens que si on les rapproche de tout cet ensemble de croyances, de traditions et d’usages qu’il publie en mĂȘme temps et qui en forment l’indispensable commentaire. Elles ne sont pas les tĂ©moins d’un passĂ© mort, mais l’expression de croyances vivantes auxquelles aujourd’hui encore sont fermement attachĂ©s les Bretons des campagnes et des cĂŽtes. Les personnages que ces rĂ©cits mettent en scĂšne ne se conduisent pas autrement que ne se conduiraient le paysan, le pĂȘcheur ou la fileuse qui racontent l’histoire. Les conteurs ne s’étonnent point qu’un mort vienne rĂ©clamer les piĂšces de toile qui Ă©taient destinĂ©es Ă  l’ensevelir et qu’on lui a volĂ©es, et, le cas Ă©chĂ©ant, ils n’hĂ©siteraient pas plus que la mĂ©nagĂšre de la lĂ©gende, Ă  suivre les conseils du recteur et Ă  reporter au cimetiĂšre le linceul blanc dont ils auraient privĂ© le cadavre. Une inconnue propose un soir Ă  une laveuse attardĂ©e de l’aider Ă  laver son linge ; lorsqu’elle rentrera dans son Ă©troite maison, son mari la gourmandera de son imprudence, si elle a acceptĂ© l’offre dangereuse que lui faisait l’inconnue ; c’était sans doute une maouĂšs-noz, une laveuse de nuit ; la femme bientĂŽt n’en doute plus, elle clĂŽt sa porte en hĂąte, elle retourne le balai, elle suspend le trĂ©pied, elle jette sur le sol l’eau oĂč elle s’est lavĂ© les pieds et quand un grand coup s’abat sur la porte, c’est, elle en est bien sĂ»re, la mauvaise visiteuse qui vient rĂ©clamer le prix funeste de ses services. Ainsi se passent les choses dans la lĂ©gende, ainsi se passent-elles dans la vie rĂ©elle. Toutes ces histoires que content les Bretons aux veillĂ©es, non seulement ils les croient mais ils les vivent. Aujourd’hui encore la vie bretonne est toute remplie d’usages qui paraissent Ă©tranges parce qu’ailleurs ils ont pĂ©ri, mais qui Ă©taient naguĂšre des usages universels. Il est peu de circonstances de la vie qui ne soient marquĂ©es par quelque cĂ©rĂ©monie symbolique qui a revĂȘtu maintenant des apparences chrĂ©tiennes, mais qui porte les marques indĂ©niables de maniĂšres de sentir et de penser bien antĂ©rieures au christianisme. Il est peut-ĂȘtre mĂȘme inexact de parler ici de symboles ; beaucoup de gens attribuent encore, en effet, Ă  certaines de ces cĂ©rĂ©monies une efficacitĂ© rĂ©elle ; elles ont, Ă  vrai dire, un caractĂšre magique ; ce ne sont pas des priĂšres en actes destinĂ©es Ă  forcer en quelque sorte l’attention de Dieu et Ă  l’obliger Ă  abaisser ses yeux vers la terre, mais des procĂ©dĂ©s pour contraindre sa volontĂ© ou celle du diable ou bien encore celle des morts. La plupart du temps, et c’est en cela surtout que ces populations bretonnes ne sont encore qu’à demi chrĂ©tiennes, Dieu n’a pas besoin d’intervenir pour que la cĂ©rĂ©monie produise l’effet que l’on attend d’elle. Avec son Agrippa un prĂȘtre Ă©voque les dĂ©mons et les fait rentrer dans l’enfer, devine les secrets de l’avenir, et dĂ©couvre le sort des Ăąmes dans l’autre vie, sans que Dieu lui vienne en aide ni lui rĂ©vĂšle rien de ses dĂ©crets Ă©ternels. Il a puissance sur le monde des esprits et cette puissance, ce n’est pas Dieu qui la lui donne, ni le dĂ©mon, c’est la force des paroles qui sont contenues dans son livre mystĂ©rieux, de ces paroles Ă©crites en lettres sanglantes qui n’apparaissent sur le papier noir qu’aux yeux des seuls initiĂ©s. Certaines actions sont interdites, non pas parce qu’elles attireraient sur vous un chĂątiment divin, mais parce que, en elles-mĂȘmes, directement, elles sont dangereuses c’est ainsi qu’il faut se garder durant la nuit de NoĂ«l d’aller Ă©couter les conversations des ossements dans le charnier ou des bĂȘtes Ă  l’étable, on ne les entend point sans mourir. Bien souvent aussi, ce n’est point par la protection de Dieu que l’on se tire de quelque pĂ©ril surnaturel, mais par quelque artifice magique. On n’a rien Ă  redouter des morts quand on s’en va la nuit par les chemins dĂ©serts, si l’on porte sur soi quelqu’un de ses instruments de travail, aiguille, pelle ou truelle. Les rĂŽdeurs sinistres de la nuit ne peuvent rien contre vous, si vous portez dans vos bras un petit enfant qui n’a pas encore reçu le baptĂȘme. Toutes ces superstitions sont encore enracinĂ©es au cƓur de la plupart des paysans et des marins, et il en est beaucoup qui passeront sans grand remords au cabaret le temps des offices et qui blasphĂ©meront Dieu sans trop craindre qu’il les frappe, mais qui seront affolĂ©s de terreur s’ils s’aperçoivent qu’un dimanche Ă  la messe on a glissĂ© dans leur poche, sans qu’ils l’aient vu, une piĂšce de deux liards percĂ©e d’un trou. Quelques-unes de ces cĂ©rĂ©monies ont entiĂšrement perdu aux yeux mĂȘmes de ceux qui les accomplissent leur vĂ©ritable caractĂšre ; en raison du moment de l’annĂ©e oĂč on les accomplit et de leur Ă©troite liaison avec les rites du culte catholique, ils en sont venus Ă  les mal distinguer des pratiques d’origine toute diffĂ©rente dont la rigoureuse observance est imposĂ©e par l’Église. C’est ainsi, par exemple, qu’à deux Ă©poques de l’annĂ©e on rend aux morts un culte, vĂ©ritable culte d’adoration qui nous reporte bien en arriĂšre, je ne dis point seulement du christianisme, mais du paganisme romano-hellĂ©nique de l’époque impĂ©riale et probablement mĂȘme des cultes druidiques, et, cependant, comme ces deux Ă©poques de l’annĂ©e, c’est la Saint-Jean et la Toussaint, les Bretons s’imaginent de trĂšs bonne foi que les cĂ©rĂ©monies qu’ils accomplissent pendant les nuits claires de la Saint-Jean d’étĂ© autour des bĂ»chers d’ajoncs pĂ©tillants, ou dans la chaumiĂšre close que bat le vent sinistre du mois noir, sont des cĂ©rĂ©monies chrĂ©tiennes ; leur conscience de bons catholiques leur ferait sans doute des reproches, s’ils n’avaient pas, pendant la nuit de la Saint-Jean, rĂ©citĂ© des grĂąces autour du tantad enflammĂ©, ou si, le soir de la Toussaint, ils n’avaient point laissĂ© sur la table de la cuisine des crĂȘpes chaudes et du cidre. Il ne semble pas, au reste, que le clergĂ© soit entrĂ© ouvertement en lutte avec ces cĂ©rĂ©monies traditionnelles ; il y prĂȘte mĂȘme parfois son concours le prĂȘtre bĂ©nit le bĂ»cher et y met le premier le feu. Ce n’est point du reste un fait exceptionnel, on en trouverait des exemples dans plusieurs autres provinces de France, en particulier dans le Languedoc. Il semble bien que ce ne soit point seulement de la part du clergĂ© local le dĂ©sir de ne point froisser les sentiments des fidĂšles attachĂ©s depuis de si longues gĂ©nĂ©rations Ă  ces vieilles coutumes oĂč vit encore tout entier tout le passĂ© de la race celtique il semble que ce ne soit point seulement cette prudence qui bien souvent a fait mettre sur le menhir ou la pierre dressĂ©e qu’on adorait une croix qui les faisait chrĂ©tiens, ou qui a poussĂ© Ă  Ă©difier le sanctuaire d’un saint prĂšs de l’arbre sĂ©culaire ou de la source sacrĂ©e qui Ă©taient dĂ©jĂ  l’objet d’un culte. Les prĂȘtres paraissent en rĂ©alitĂ© partager les sentiments du troupeau qu’ils enseignent ; Ă  eux aussi ces cultes animistes ou magiques semblent pouvoir prendre place dans le rituel catholique, Ă  cĂŽtĂ© du culte orthodoxe de la Vierge ou des saints. C’est prĂ©cisĂ©ment parce que tout cet ensemble de rites et de coutumes a Ă©tĂ© pour ainsi dire assimilĂ© par le christianisme qu’il a survĂ©cu presque intact jusqu’à l’époque contemporaine. Il eĂ»t Ă©tĂ© fort difficile que ces pratiques se conservassent comme une sorte de culte secret, de magie traditionnelle dans des populations aussi Ă©troitement assujetties Ă  la discipline ecclĂ©siastique. Ce n’est pas malgrĂ© le catholicisme, mais par lui qu’elles ont durĂ©. En rĂ©alitĂ© toutes les cĂ©rĂ©monies, tous les usages, que le clergĂ© pour des raisons d’ordre thĂ©ologique ou moral a voulu dĂ©truire, il les a sinon dĂ©truits, du moins rendus plus rares et presque exceptionnels. C’est ainsi que c’est grĂące Ă  l’initiative d’un recteur que l’on ne voue plus Ă  saint Yves la VĂ©ritĂ©. On croit bien encore que si un homme Ă©tait ainsi vouĂ© il mourrait ; il pourra certainement arriver qu’en fait on attribue Ă  cette cause une mort restĂ©e inexpliquĂ©e, mais la cĂ©rĂ©monie magique elle-mĂȘme, on ne l’accomplit plus. Il est, au reste, certains de ces rites qui ne pouvaient se passer de l’intervention active d’un prĂȘtre, les conjurations par exemple. Depuis que les prĂȘtres n’acceptent plus de conjurer les Ăąmes que leurs crimes condamnent Ă  errer autour des demeures des vivants, tout un ensemble de pratiques extrĂȘmement curieuses a disparu, et du mĂȘme coup s’est tarie une source lĂ©gendaire trĂšs abondante. À la place des lĂ©gendes vivantes de conjurations et de conjurĂ©s apparaissent des rĂ©cits oĂč figurent des types traditionnels comme celui de Tadic coz ; ce vĂ©nĂ©rable prĂȘtre a existĂ© rĂ©ellement, mais peu Ă  peu il tend Ă  se transformer dans l’imagination populaire en une sorte de personnage surnaturel et mythique douĂ© de dons merveilleux, et cette transformation deviendra plus complĂšte Ă  mesure que s’effacera de la mĂ©moire des gĂ©nĂ©rations successives de conteurs le souvenir d’une Ă©poque oĂč communĂ©ment les prĂȘtres accomplissaient les conjurations et obligeaient par leurs exorcismes les Ăąmes mĂ©chantes Ă  quitter les lieux qu’elles hantaient. Aussi est-il grand temps de noter et de recueillir toutes ces coutumes, qui seules peuvent nous donner le sens vĂ©ritable des lĂ©gendes et des traditions qui leur survivront longtemps dans la mĂ©moire du peuple. Elles ont durĂ© jusqu’ici presque inaltĂ©rĂ©es, mais elles sont Ă  la veille de disparaĂźtre ; peu Ă  peu l’esprit du clergĂ© se transforme et en mĂȘme temps les Ă©coles se multiplient ; chaque jour le nombre de ceux qui savent lire augmente ; les contacts avec les populations des villes deviennent plus frĂ©quents, autant de causes pour que les vieilles coutumes tombent bientĂŽt en dĂ©suĂ©tude. Si dans un demi-siĂšcle, on les pratique encore, elles se seront survĂ©cu Ă  elles-mĂȘmes, on n’en comprendra plus le sens, et les croyances qui s’exprimeront en elles seront mortes. Ce ne seront plus des rites sacrĂ©s que l’on accomplira avec la pleine conscience de leur importance et de leur valeur, mais des habitudes traditionnelles auxquelles on se conformera sans rĂ©flĂ©chir et par une sorte d’attachement entĂȘtĂ© Ă  un passĂ© lointain ; puis les habitudes pĂ©riront Ă  leur tour et les lĂ©gendes subsisteront seules, tĂ©moins comme les contes d’aujourd’hui d’un Ăąge disparu oĂč vivaient des croyances et des rites que ne comprendront plus ceux mĂȘmes qui conteront ces mystĂ©rieux rĂ©cits. III Ce que M. Le Braz a voulu faire en composant ce livre, c’est avant tout d’écrire un chapitre de la vie religieuse des Bretons actuels, mais en mĂȘme temps et sans l’avoir cherchĂ©, il a fourni Ă  la mythologie gĂ©nĂ©rale, Ă  l’étude comparĂ©e des rites, une trĂšs utile contribution. Un grand nombre des faits qu’il a recueillis prennent un intĂ©rĂȘt beaucoup plus vif et en mĂȘme temps une plus certaine authenticitĂ© par leur frappante analogie avec d’autres coutumes et d’autres croyances qu’ignoraient Ă  coup sĂ»r tous ceux qui lui ont apportĂ© des renseignements et qui ont, Ă  des titres divers, collaborĂ© avec lui. À chaque page presque de ce livre il y aurait place pour de trĂšs intĂ©ressants et trĂšs curieux rapprochements avec les usages funĂ©raires d’un grand nombre de peuples non civilisĂ©s, et les conceptions qu’ils se forment de la nature de l’ñme et de sa destinĂ©e aprĂšs la mort. Nous ne pourrions sans grossir indĂ©finiment ce volume accompagner ainsi tous les rĂ©cits qu’il renferme d’un perpĂ©tuel commentaire, mais nous voulons du moins signaler au passage quelques-uns des points sur lesquels devraient porter ces rapprochements. L’ñme est frĂ©quemment conçue sous la forme d’un animal ; dans un rĂ©cit recueilli au Port-Blanc il est question d’un seigneur dont l’ñme avait la forme ou l’apparence d’une souris blanche ; son domestique la voit s’échapper de ses lĂšvres au moment oĂč il meurt ; la souris s’en va alors avec le domestique quĂ©rir Ă  l’église la croix funĂ©raire, puis elle fait ses adieux aux instruments de labour ; sur tous elle pose les pattes. Elle se laisse enfermer avec le cadavre dans le cercueil, et Ă  peine est-il descendu dans la fosse et aspergĂ© d’eau bĂ©nite, qu’elle s’en Ă©chappe et conduit Ludo le domestique jusque vers un arbre Ă  demi dessĂ©chĂ©, elle s’y glisse par une fente de l’écorce et Ludo voit aussitĂŽt lui apparaĂźtre son maĂźtre. Dans une autre lĂ©gende qui appartient Ă  la mĂȘme rĂ©gion, l’ñme c’est un moucheron qui sort de la bouche du mourant et se met Ă  voleter par la chambre ; comme la souris, il se pose sur le cadavre, se laisse enfermer dans le cercueil et bientĂŽt s’en Ă©chappe pour s’aller poser sur un buisson d’ajoncs oĂč il doit demeurer cinq cents ans en expiation de ses pĂ©chĂ©s. Quelques instants aprĂšs la mort, l’ñme retourne sur le corps dont elle s’est sĂ©parĂ©e et elle reste lĂ  pendant toute la durĂ©e de l’enterrement. En gĂ©nĂ©ral, seul le prĂȘtre qui cĂ©lĂšbre les funĂ©railles rĂ©ussit Ă  la voir, mais il est cependant quelques personnes qui ont reçu ce don. Il est prudent de ne pas balayer le parquet, de ne pas Ă©pousseter les meubles, de ne jeter dehors aucune poussiĂšre ni balayure, tant que le cadavre n’est point sorti de la maison ; on risquerait de jeter dehors, du mĂȘme coup, l’ñme qui vient de le quitter. S’il y a dans la chambre un vase plein d’eau ou de cidre, il faut le couvrir, l’ñme s’y pourrait noyer. Elle ne se noie point dans du lait ; elle vient boire, au contraire, aux jattes pleines et y puiser une force nouvelle. À Java, Ă  CĂ©lĂšbes on se reprĂ©sente les Ăąmes sous la forme d’oiseaux[5]. Les Santals se reprĂ©sentent parfois l’ñme sous la forme d’un lĂ©zard[6]. En Birmanie, on donne Ă  l’ñme le nom de papillon[7]. Codrington raconte qu’aux Ăźles Banks une femme, qui assistait Ă  l’agonie d’un mourant, saisit une mite qui voltigeait dans la hutte, la prenant pour l’ñme qui s’échappait du corps[8]. C’est une croyance trĂšs gĂ©nĂ©rale que celle qui fait de l’ñme un petit homme ou un petit animal enfermĂ© dans le corps et qui lui imprime son mouvement et sa vie ; souvent mĂȘme elle est situĂ©e non plus dans le corps, mais hors du corps et elle l’anime en quelque sorte de l’extĂ©rieur. Les exemples de cette croyance sont trĂšs nombreux ; ils ont Ă©tĂ© recueillis par M. Frazer dans son beau livre sur le meurtre rituel des dieux[9]. L’un des plus frappants a Ă©tĂ© fourni par M. Luzel dans son conte du Corps sans Ăąme[10]. Le chanoine Callaway raconte que, d’aprĂšs les Amazulus, les esprits de leurs ancĂȘtres continuent Ă  vivre sous la forme de serpents dans leurs habitations[11] ; il semble bien que, dĂšs cette vie, les Ăąmes revĂȘtent dĂ©jĂ  cette forme, et que l’ihlozi, le serpent mystĂ©rieux qui accompagne invisible tous les hommes, de leur naissance Ă  leur mort, ce soit leur Ăąme mĂȘme[12]. Les Ăąmes sont frĂ©quemment conçues, en effet, sous la forme de reptiles, et c’est peut-ĂȘtre Ă  un vague ressouvenir de cette croyance qu’il faut rapporter le goĂ»t pour le lait que leur attribuent les lĂ©gendes bretonnes. Il y aurait Ă  faire avec le folk-lore europĂ©en de trĂšs curieux rapprochements, M. Frazer en a rĂ©uni d’assez nombreux exemples. Les Serbes croient que l’ñme d’une sorciĂšre endormie quitte souvent son corps sous la forme d’un papillon[13]. Dans un conte souabe il est question d’une jeune fille dont l’ñme abandonne le corps sous la forme d’une souris blanche[14]. C’est le parallĂšle exact de la lĂ©gende bretonne que nous analysions plus haut. Dans le compte rendu d’un procĂšs de sorcellerie jugĂ© Ă  MĂŒlhbach Transylvanie au siĂšcle dernier, il est question d’une sorciĂšre dont l’ñme avait pris la forme d’une grosse mouche[15]. Le corps garde dans la tombe une sorte de vie qui persiste jusque dans les ossements, tandis que l’ñme souffre en purgatoire ou parmi les landes. Lorsqu’on a l’imprudence de pĂ©nĂ©trer la nuit dans un charnier, ce ne sont pas les Ăąmes qui viennent vous frapper d’un coup mortel, mais les ossements eux-mĂȘmes qui se jettent sur vous et vous dĂ©chirent. L’homme vit ainsi aprĂšs sa mort d’une double existence. Or c’est lĂ  une croyance presque universelle chez les peuples non civilisĂ©s et dont il semble superflu de donner ici des exemples particuliers ; c’est cette croyance qui donne le sens des cĂ©rĂ©monies accomplies sur les tombes ; c’est elle qui explique que l’on dĂ©pose aux lieux oĂč sont enterrĂ©s les morts des aliments et des boissons. Mais la conception la plus rĂ©pandue, c’est que le corps est bien mort, lorsqu’il ne reste plus de lui qu’un squelette, et que seul continue alors Ă  vivre son double, l’ñme qui servait naguĂšre Ă  le mouvoir. On a vu que les Bretons au contraire animent jusqu’aux ossements mĂȘme, et c’est peut-ĂȘtre pour cela qu’ils se reprĂ©sentent familiĂšrement la mort, l’Ankou, sous la forme d’un squelette ; cette reprĂ©sentation de la mort appartient en effet Ă  un ensemble d’idĂ©es beaucoup plus rĂ©centes et n’a dans la plupart des cas qu’une valeur symbolique. Elle ne se rencontre guĂšre chez les peuples non civilisĂ©s oĂč les morts gardent presque toujours l’apparence humaine, quand ils ne revĂȘtent point une forme animale. On retrouve cependant une idĂ©e analogue chez les naturels de la Nouvelle-Irlande, qui font du crĂąne la demeure de l’ñme qui s’est sĂ©parĂ©e du corps[16], et dans certaines tribus australiennes[17]. L’Ankou et les Ăąmes des morts suivent pendant les nuits des chemins qui leur sont rĂ©servĂ©s, d’anciens chemins abandonnĂ©s, des garennes oĂč passent encore les enterrements, dĂ©daigneux des routes nouvelles. Ces chemins des morts existent dans l’archipel Salomon ; ils traversent les champs cultivĂ©s et ne sont frĂ©quentĂ©s que par les Ăąmes[18]. On les retrouve aux Nouvelles-HĂ©brides. En Nouvelle-GuinĂ©e, on entretient un sentier qui va de la tombe Ă  la mer pour que l’esprit du mort puisse, s’il le veut, aller se baigner[19]. Les missionnaires anglais aux Nouvelles-HĂ©brides s’étaient attirĂ© de graves difficultĂ©s avec les indigĂšnes pour avoir barrĂ© le chemin des natmases esprits[20]. De mĂȘme en Bretagne il serait dangereux de dĂ©truire ces sentes sacrĂ©es oĂč dĂ©filent silencieusement les lentes processions des Ăąmes. On courrait risquer d’attirer sur soi quelque vengeance. Une croyance trĂšs habituelle, c’est que les Ăąmes ne partent pas pour un autre monde, immĂ©diatement aprĂšs la mort, mais que celles mĂȘmes qui sont destinĂ©es Ă  s’éloigner, demeurent quelque temps au voisinage des lieux oĂč ont vĂ©cu les corps qu’elles animaient et qu’elles se rĂ©unissent ensuite en un coin de grĂšve ou de forĂȘt d’oĂč elles partent, toutes ensemble, pour le long voyage qu’elles entreprennent vers le sĂ©jour lointain des morts, situĂ© sous la terre ou les eaux[21]. Il n’est guĂšre d’üle en OcĂ©anie, dans les archipels mĂ©lanĂ©siens ou polynĂ©siens[22], oĂč il n’y ait ainsi un endroit solitaire oĂč s’assemblent les morts Ă  la veille de quitter les demeures des vivants. De mĂȘme les Ăąmes de ceux qui se sont noyĂ©s dans la baie de Douarnenez sĂ©journent huit jours dans la grotte de Morgat avant de partir pour l’autre monde. Il est des Ăąmes qui restent plus longtemps encore en un Ă©tat Ă©trange qui n’est plus la vie et qui n’est pas encore la mort. Une lĂ©gende recueillie Ă  BĂ©gard conte l’histoire d’une fille qui s’était noyĂ©e de dĂ©pit, mais qui, grĂące Ă  la protection de la sainte Vierge, continua Ă  vivre durant six ans d’une sorte de vie mystĂ©rieuse, nourrie par le pain que sa mĂšre donnait aux pauvres, vĂȘtue des vĂȘtements usĂ©s qu’elle leur distribuait. Son mari n’était point vraiment veuf, il ne le devint qu’au bout des ces six annĂ©es. Or c’est une conception qui n’est pas rare que celle de la mort, d’abord incomplĂšte, et qui va s’achevant par degrĂ©s ; c’est un dernier Ă©cho, semble-t-il, de cette trĂšs ancienne maniĂšre de penser qui rĂ©sonne encore dans cette curieuse lĂ©gende. Les habitants de l’archipel Salomon[23] n’imaginent pas que la mort envahisse tout d’un coup les Ăąmes ; aprĂšs qu’elles sont sĂ©parĂ©es du corps, elles ressemblent quelque temps encore Ă  des hommes vivants, mais un martin-pĂȘcheur les frappe bientĂŽt Ă  la tĂȘte d’un coup de bec, et c’est alors la seconde mort, la mort plus profonde et plus complĂšte. La mĂȘme croyance s’exprime en un trĂšs beau mythe que M. de Bovis a recueilli aux Ăźles Marquises[24] les Ăąmes aprĂšs la mort se rendent au promontoire de Taata ; il y a lĂ  deux grands rochers, la pierre de vie et la pierre de mort. Les Ăąmes sont aveugles ; elles viennent toucher au hasard l’une des deux pierres ; celles qui touchent la pierre de mort sont anĂ©anties. La lĂ©gende que nous avons rapportĂ©e semble bien indiquer qu’il survit sourdement chez les Bretons l’idĂ©e qu’il existe des degrĂ©s entre la mort complĂšte et la vie vĂ©ritable. C’est de cette existence Ă©trange que vivent dans le vivier de pierre aux portes d’acier les noyĂ©s que la Princesse rouge y a entassĂ©s ; c’est de cette vie mystĂ©rieuse que vivent aussi les villes disparues, Lexobie ou Ker-Is, englouties sous les eaux. Ces lĂ©gendes de villes englouties se retrouvent presque dans tous les pays d’Europe ; la trĂšs intĂ©ressante enquĂȘte Ă  laquelle s’est livrĂ© M. R. Basset[25] l’a trĂšs clairement mis en lumiĂšre. Les peuplades qui vivent au bord des grands lacs ou de la mer situent souvent sous les eaux le sĂ©jour des Ăąmes[26], et il est possible qu’il y ait dans toutes ces traditions de villes sous-marines comme un ressouvenir lointain de cette conception ; il faut remarquer au reste qu’il existe souvent entre les divinitĂ©s marines et les divinitĂ©s funĂ©raires d’étroites liaisons ; le rĂŽle des dieux de la mer est souvent analogue Ă  celui des dieux chthoniens, presque toujours investis de fonctions funĂšbres ; un des meilleurs exemples qu’on en puisse donner, c’est la place que tiennent les SirĂšnes et les NĂ©rĂ©ides dans la dĂ©coration des tombeaux grecs. Les Ponaturi en Nouvelle-ZĂ©lande sont des dieux marins, peut-ĂȘtre Ă  forme animale, et il semble bien en mĂȘme temps que ce soient les Ăąmes des morts[27]. Toutes les diverses lĂ©gendes de villes englouties semblent en Basse-Bretagne s’ĂȘtre fondues en une seule, la lĂ©gende de la Ville d’Ys. La lĂ©gende sous sa forme habituelle est fort claire, mais elle n’implique point nĂ©cessairement que la ville livrĂ©e Ă  la mort par la criminelle passion d’AhĂšs doive continuer de vivre au fond des eaux, et le caractĂšre de cette grande citĂ© endormie sous les mers et cependant vivante Ă  demi reste trĂšs obscur. Est-ce, ainsi que j’en faisais tout Ă  l’heure l’hypothĂšse, une sorte de demeure sous-marine des morts ou bien est-ce, au contraire, comme certains indices semblent le montrer, une ville enchantĂ©e qu’un charme magique retient captive sous les eaux ? Tout d’abord il semble bien que la ville d’Ys ne puisse ĂȘtre considĂ©rĂ©e ni comme un enfer ni comme un paradis ; si ceux qui l’habitent ne l’habitent que pour un temps, si ces habitants sont des morts, il faudrait la regarder comme une sorte de purgatoire. Le mot de rĂ©surrection est sans cesse employĂ© pour indiquer la dĂ©livrance de la ville, et cela tendrait Ă  faire croire qu’il s’agit bien d’une ville morte, d’une ville oĂč n’habitent que des Ăąmes, mais d’autre part certains rĂ©cits semblent montrer que la ville a Ă©tĂ© enchantĂ©e et que la lĂ©gende de la Ville d’Ys appartient par un certain cĂŽtĂ© Ă  ce cycle de contes dont le type est la Belle au bois dormant. Quand la ville fut engloutie, chacun garda l’attitude qu’il avait et continua de faire ce qu’il faisait au moment de la catastrophe. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la mĂȘme piĂšce d’étoffe aux mĂȘmes acheteurs. » Il suffirait qu’un habitant de ce monde-ci achetĂąt pour un sou de marchandise dans la ville d’Ys pour qu’elle fĂ»t dĂ©livrĂ©e. Mais on ne sait en quoi consisterait cette dĂ©livrance ; est-ce la mort vĂ©ritable ou au contraire la rĂ©surrection et la remontĂ©e au-dessus des eaux de la ville engloutie ? À coup sĂ»r, la seconde hypothĂšse a rencontrĂ© des adeptes, et M. SauvĂ© rapporte une tradition qui le montre clairement un jour viendra oĂč la ville d’Ys reparaĂźtra au-dessus des mers et alors les villes d’aujourd’hui, les villes vivantes s’abĂźmeront Ă  leur tour. Mais n’est-ce pas d’une courte rĂ©surrection qu’il s’agit, d’une rĂ©surrection miraculeuse qui marquera la fin du monde et prĂ©cĂ©dera le dernier jugement. Un Ă©pisode de la lĂ©gende de la Princesse rouge, que M. Le Braz a recueillie au Port-Blanc, tendrait Ă  faire admettre cette supposition, Ă  faire supposer mĂȘme que c’est la mort qui a souvent Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme cette dĂ©livrance que doit amener la rupture du charme[28], lorsque la femme qui a conjurĂ© la Princesse rouge ouvre le vivier, les noyĂ©s qui y Ă©taient enfermĂ©s se lĂšvent comme ressuscitĂ©s, puis s’éloignent en une longue procession, marchant sur les eaux comme fit JĂ©sus. Ils ne sont point morts, mais ils ne reviennent pas dans leurs maisons, prĂšs de leurs enfants et de leurs femmes ; c’est vers un lointain pays qu’ils vont, vers le sĂ©jour des morts sans doute, le paradis de Dieu. MalgrĂ© les raisons qui tendent Ă  faire considĂ©rer les villes englouties comme des villes enchantĂ©es, j’inclinerais, pour ma part, Ă  croire qu’elles sont bien plutĂŽt encore pour l’imagination bretonne des villes mortes, au sens propre du mot, des villes de morts ; la mer est toute peuplĂ©e d’ñmes errantes, les Ăąmes des noyĂ©s qui n’ont pu recevoir de sĂ©pulture ; peut-ĂȘtre est-ce une raison pour que l’on ait songĂ© Ă  placer sous les eaux quelques-uns des multiples sĂ©jours des morts. Ce que ne sont point, Ă  coup sĂ»r, les habitants d’Ys, ce sont des gĂ©nies de la mer, des sirĂšnes, des fĂ©es ou des morgans. Ce sont des hommes, Ă  n’en point douter, des morts ou des demi-vivants. Les deux conceptions de la ville morte et de la ville enchantĂ©e se sont entremĂȘlĂ©es de telle sorte qu’il est devenu difficile de les dĂ©brouiller l’une de l’autre. Cette confusion est d’autant plus aisĂ©e que ceux qui meurent de mort violente doivent, d’aprĂšs une croyance gĂ©nĂ©ralement rĂ©pandue en Basse-Bretagne, rester entre la vie et la mort jusqu’à ce que se soit Ă©coulĂ© le temps qu’ils avaient Ă  vivre. Toute besogne inachevĂ©e semble ainsi contraindre l’ñme Ă  rester Ă  mi-chemin de la mort. Le vieux fermier de Tourc’h, par exemple, a gardĂ© l’apparence d’un homme et il revient passer les nuits auprĂšs de sa femme parce qu’il n’a pas fait son compte d’enfants. Cet Ă©tat est l’état mĂȘme des princesses enchantĂ©es et enfermĂ©es en une montagne ou un chĂąteau mystĂ©rieux[29]. Les deux courants lĂ©gendaires peuvent donc s’ĂȘtre fondus en un seul, parfois l’idĂ©e de l’enchantement semble avoir dĂ©cidĂ©ment triomphĂ© et s’ĂȘtre subordonnĂ© l’autre conception ; le meilleur exemple en est la ville qui est enclose comme en un tombeau dans une montagne entre Saint-Michel-en-GrĂšve et Saint-Efflam ; pourtant lĂ  encore reviennent les expressions de tombe et de ville morte ; mais peut-ĂȘtre ne faut-il pas les prendre trop Ă  la lettre. La conception toute matĂ©rielle que les Bretons se sont faite autrefois de l’ñme se trahit encore dans bon nombre de leurs croyances et de leurs usages funĂ©raires. Il faut Ă©viter de laisser le trĂ©pied sur le feu, parce que les morts qui ont toujours froid et qui se glissent la nuit jusqu’au foyer pourraient se brĂ»ler en s’asseyant ; les Ăąmes se tiennent souvent dans les haies d’ajoncs qui couronnent les talus des chemins il faut faire quelque bruit avant de franchir le talus pour leur laisser le temps de s’éloigner. La nuit de la Saint-Jean les Ăąmes viennent s’asseoir sur les cailloux que l’on a jetĂ©s dans les brasiers tantad et que la chaleur du feu a attiĂ©dis. Le soir de la Toussaint, on sert aux morts, sur la table de la cuisine revĂȘtue d’une nappe blanche, un repas composĂ© de lait caillĂ©, de crĂȘpes chaudes et de cidre. Lorsqu’ils viennent goĂ»ter Ă  ce repas, on les entend remuer les escabeaux, parfois ils changent les assiettes de place dans le vaissellier. Les chanteurs qui vont cette nuit-lĂ  chanter de maison en maison la complainte des Ăąmes ont senti souvent sur leur cou l’haleine froide des trĂ©passĂ©s. Il est Ă  peine besoin de faire remarquer que ce sont lĂ  des conceptions familiĂšres Ă  tous les peuples non civilisĂ©s, que la coutume de prĂ©parer de la nourriture pour les Ăąmes est une coutume presque universelle, que l’ñme est trĂšs habituellement considĂ©rĂ©e comme un corps plus subtil, plus tĂ©nu ou plus petit que le corps visible, mais tout aussi matĂ©riel que lui, bien que souvent invisible ; c’est une croyance trĂšs rĂ©pandue qu’on peut la blesser. Les peuples qui identifient l’ñme avec l’ombre ou le reflet ont la mĂȘme maniĂšre de penser. Dans l’üle de Wetar, il y a des magiciens qui peuvent rendre un homme malade en frappant son ombre Ă  coups de pique ou d’épĂ©e[30] Les Basoutos[31] croient que les crocodiles peuvent tuer les hommes en tirant sous l’eau leurs reflets. Mais on peut trouver de plus Ă©troits rapprochements encore entre les croyances que M. Le Braz a recueillies en Bretagne et les conceptions animistes de certains peuples sauvages. Il arrive qu’une Ăąme soit condamnĂ©e Ă  faire pĂ©nitence jusqu’à ce qu’un gland, ramassĂ© le jour oĂč elle s’est sĂ©parĂ©e du corps, soit devenu un plant de chĂȘne propre Ă  quelque usage, Il ne semble pas qu’il y ait lĂ  seulement une maniĂšre arbitrairement choisie de dĂ©terminer le temps de la pĂ©nitence, mais que la vie de l’arbre et celle de l’ñme soient en quelque sorte liĂ©es l’une Ă  l’autre. À la Nouvelle-ZĂ©lande, Ă  CĂ©lĂšbes, Ă  BornĂ©o, sur la cĂŽte occidentale de l’Afrique, c’est une croyance trĂšs rĂ©pandue que la vie de chaque homme dĂ©pend de celle de quelque arbre particulier, et spĂ©cialement d’un arbre qu’on a plantĂ© avec certaines cĂ©rĂ©monies le jour de sa naissance[32]. Les pratiques de sorcellerie que son enquĂȘte a fait connaĂźtre Ă  M. Le Braz sont marquĂ©es de la mĂȘme empreinte ; elles sont, elles aussi, Ă©troitement apparentĂ©es aux cĂ©rĂ©monies magiques en usage chez les diverses peuplades d’OcĂ©anie ou d’Afrique. Comme aux sorciers mĂ©lanĂ©siens une boucle de cheveux ou un fragment d’os, il faut aux jeteurs de sort bretons des rognures d’ongles pour composer le charme qui fera pĂ©rir un ennemi[33]. Powell a observĂ© des coutumes analogues dans la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande[34] ; Moseley[35] aux Ăźles de l’AmirautĂ© ; Gason, Taplin, Meyer[36], etc., en Australie. Mais tandis que le magicien australien cherche Ă  s’emparer d’un dĂ©bris d’ongle ou d’un cheveu de la personne qu’il veut frapper, voire mĂȘme d’un os qu’elle a rongĂ© ou d’un dĂ©bris de ses aliments, c’est un morceau d’un de ses ongles Ă  lui que met dans le charme qu’il vous donne le sorcier breton. C’est sans doute lĂ  une dĂ©viation d’un vieil usage dont le sens se sera perdu ; on n’en aura plus conservĂ© que la lettre, on n’aura plus compris le rĂŽle que jouaient lĂ  les rognures d’ongles. Mais ces morceaux d’ongles, il faut qu’ils aient Ă©tĂ© coupĂ©s avec les dents. Peut-ĂȘtre cette prescription rĂ©sulte-t-elle de la propriĂ©tĂ© que possĂšde partout le fer de briser les enchantements[37]. Peut-ĂȘtre pourrait-on retrouver aussi, dans l’idĂ©e qu’il est dangereux de contrefaire la mort par plaisanterie, les traces de la conception ancienne que la reprĂ©sentation symbolique d’un phĂ©nomĂšne peut dĂ©terminer son apparition. Sans doute dans les rĂ©cits qu’a recueillis M. Le Braz, la mort qui frappe le mauvais plaisant est reprĂ©sentĂ©e comme un chĂątiment divin, mais il est fort possible que ce soit lĂ  une interprĂ©tation chrĂ©tienne trĂšs rĂ©cente d’une croyance ancienne. C’est en effet un des principes fondamentaux de la philosophie des peuples primitifs que cette croyance qu’il suffit d’imiter un phĂ©nomĂšne pour le faire se produire, de rĂ©pandre de l’eau Ă  terre par exemple pour faire pleuvoir, et il ne faudrait pas s’étonner de la retrouver ici dĂ©guisĂ©e sous un vĂȘtement chrĂ©tien[38]. IV On voit par ces quelques rapides indications quel est l’intĂ©rĂȘt que prĂ©sentent pour la mythologie comparĂ©e et la science gĂ©nĂ©rale des rites, les rĂ©cits que renferme le prĂ©sent volume et les usages qui les commentent. Mais c’est, d’aprĂšs moi, bien plus encore Ă  la psychologie ethnique qu’à la science des religions que ce livre apporte une prĂ©cieuse contribution. S’il fait pĂ©nĂ©trer plus avant peut-ĂȘtre qu’aucun autre dans l’ñme des Bretons, c’est que la Bretagne est avant toute chose le pays de la Mort. Les morts y vivent avec les vivants dans une Ă©troite intimitĂ©, ils sont mĂȘlĂ©s Ă  leur vie de toutes les heures ; les Ăąmes ne restent point enfermĂ©es dans les tombes des cimetiĂšres ; elles errent la nuit par les grandes routes et les sentiers dĂ©serts ; elles hantent les champs et les landes, pressĂ©es comme les brins d’herbe d’une prairie ou les grains de sable de la grĂšve. Elles reviennent aux maisons oĂč habitaient autrefois les corps qu’elles animaient ; elles viennent apporter les nouvelles de l’autre monde, messagĂšres de pĂ©nitence ou de salut ; elles s’attardent dans la cuisine silencieuse et on les aperçoit du fond du lit clos, accroupies prĂšs de l’ñtre oĂč s’éteignent les tisons. Elles entament avec les servantes qui font sauter les crĂȘpes sur leur Ă©clisse de bois de longues et muettes conversations ; elles gardent contre les voleurs les pommes du verger ; gĂ©nies protecteurs du foyer, elles viennent, par la permission de la Vierge et de Dieu, veiller sur ceux qu’elles ont laissĂ©s derriĂšre elles, en proie Ă  tous les dangers et Ă  toutes les embĂ»ches de la vie. Les mĂšres qui durant leur vie ont eu pitiĂ© des pauvres Ăąmes abandonnĂ©es reviennent aprĂšs leur mort caresser pendant leur sommeil leurs petits enfants qui pleurent ; elles les soignent, les consolent et les bercent ; elles reviennent leur donner le sein et laver leurs yeux malades. Parfois aussi c’est le souci des biens qu’ils ont laissĂ©s derriĂšre eux, de leurs belles fermes aux murs de granit, de leurs vaches rousses au poil luisant, de leurs champs oĂč ondulent les blĂ©s comme une mer d’or et de soleil, qui fait sortir les morts du fond de leurs cercueils ; et le vieux laboureur, retournĂ© Ă  son champ, conduit encore d’une main ferme la charrue Ă  travers cette terre fĂ©conde dont la passion l’a arrachĂ© du sĂ©jour silencieux des Ăąmes. Il s’en faut cependant que tous les morts soient bienveillants, ils sont cruels souvent pour ceux qui vivent encore et il est imprudent de les approcher de tout prĂšs. Quand la nuit est close il est sage de rester dans sa maison ; il n’est pas bon pour les chrĂ©tiens d’aller par les grandes routes quand la lumiĂšre du soleil s’est Ă©teinte on est exposĂ© Ă  de dangereuses rencontres ; les morts sont les maĂźtres de la nuit, ils n’aiment point qu’on vienne les troubler, et ils savent infliger aux indiscrets des leçons souvent cruelles. On n’échappe guĂšre aux pĂ©rils de la nuit que grĂące Ă  une protection surnaturelle ou par une incroyable habiletĂ© ; ni Ludo Qarel, ni Fant ar Merrer ne seraient revenus vivants chez eux, si leur bon ange ne les avait accompagnĂ©s tout le long de la route. On n’a rien Ă  craindre cependant si l’on a avec soi un petit enfant qui n’est pas encore baptisĂ© ou si l’on songe Ă  temps Ă  invoquer le nom de Dieu Si tu viens de la part de Dieu, exprime ton dĂ©sir. Si tu viens de la part du Diable, va-t’en dans ta route comme moi dans la mienne. » Il faut se garder d’accepter rien de ceux que l’on rencontre la nuit sur les chemins ; si l’on mangeait de la nourriture des morts, on ne pourrait plus jamais revenir parmi les vivants. Cette croyance s’exprime trĂšs clairement dans l’histoire du charbonnier qui, pris par le mauvais temps, s’est vu obligĂ© de se rĂ©fugier, dans une maison perdue en un coin d’une lande dĂ©serte. Il y trouve trois vieilles femmes, l’une qui compte de l’argent, l’autre qui fait des crĂȘpes, la troisiĂšme qui avale un os qui lui sort par la nuque et qu’elle ravale aussitĂŽt ; il refuse tout ce qu’elles lui offrent et il est sauvĂ©. S’il avait acceptĂ© crĂȘpes, argent ou viande, il aurait pris leur place et n’aurait jamais revu sa maison[39]. Mais il est sage de ne pas s’exposer sans nĂ©cessitĂ© Ă  de tels pĂ©rils, et si l’on est contraint de sortir le soir, la prudence commande de se faire accompagner de deux autres personnes, baptisĂ©es comme vous-mĂȘme, le revenant le plus dĂ©sireux de nuire ne peut rien contre trois baptĂȘmes. Ce ne sont pas au reste seulement les Ăąmes en peine que la nuit on peut rencontrer par les chemins, c’est aussi la Mort mĂȘme, l’Ankou. Il n’est guĂšre de Bretons qui n’ait entendu l’essieu grinçant de sa charrette. Mais malheur Ă  celui qui vient croiser dans un sentier l’Ankou debout sur son char funĂšbre ; il est marquĂ© pour la mort et il ne s’écoulera guĂšre de jours avant qu’il ne tombe frappĂ© de sa faulx. La vue seule de l’Ankou suffit Ă  tuer ; il semble qu’il soit un de ces fascinateurs dont M. Tuchmann Ă©crit depuis quelques annĂ©es dans MĂ©lusine la si curieuse histoire. Les fraudeurs ont frĂ©quemment tirĂ© parti de cette croyance ; ils transportent pendant la nuit leurs marchandises sur des charrettes dont ils graissent mal les roues. Lorsqu’ils traversent un village chacun se tient dans sa maison bien tranquille et bien coi, on a entendu le grincement sinistre et l’on craint de se rencontrer face Ă  face avec le squelette drapĂ© d’un linceul dont le regard donne la mort. L’Ankou, cet ouvrier de mort, ce pourvoyeur de cimetiĂšre, est lui-mĂȘme un mort ; c’est dans chaque paroisse le dernier mort de l’annĂ©e qui vient de finir, qui hĂ©rite pour un an de la charrette et de la faulx de l’Ankou, Autant de paroisses, autant de dieux de la mort ; mais leurs fonctions sont si pareilles qu’on les distingue mal les uns des autres et qu’il semble qu’ils soient Ă  la veille de se confondre dans l’imagination populaire en une divinitĂ© unique, la Mort, exĂ©cutrice des volontĂ©s de Dieu. C’est du reste sous cet aspect qu’apparaĂźt l’Ankou dans la plupart des contes et des lĂ©gendes qu’a recueillis M. Luzel, dans l’histoire par exemple du Forgeron Sans-Souci[40] On ne voit jamais figurer dans un mĂȘme rĂ©cit plusieurs Ankou ; il semble donc qu’ils diffĂšrent moins les uns des autres que les Vierges adorĂ©es dans les diffĂ©rents sanctuaires et qui en sont venues Ă  ĂȘtre conçues, non pas comme des noms divers d’un mĂȘme ĂȘtre cĂ©leste, mais comme des ĂȘtres rĂ©ellement diffĂ©rents. C’est ainsi, par exemple, que Notre-Dame du Port-Blanc rend visite Ă  Notre-Dame de la ClartĂ©. Cela est dĂ» probablement Ă  ce qu’il n’existe guĂšre de reprĂ©sentations figurĂ©es, de statues de l’Ankou. Toutes ces divinitĂ©s investies de fonctions identiques ne peuvent par elles-mĂȘmes rester distinctes les unes des autres, et c’est ainsi qu’elles arrivent graduellement Ă  se confondre en une seule, tandis que le nombre de Notre-Dame » augmente sans cesse Ă  mesure que s’ouvrent de nouveaux sanctuaires, consacrĂ©s tous cependant Ă  la Vierge Marie. Il semble qu’on puisse retrouver dans la conception de ces multiples divinitĂ©s de la mort l’écho d’un trĂšs ancien culte ancestral. On sait en effet que chez la plupart des peuples non civilisĂ©s qui rendent un culte aux Ăąmes des ancĂȘtres, ce sont les morts rĂ©cents qui seuls sont adorĂ©s ; c’est le cas par exemple chez les Zoulous[41] et dans les archipels mĂ©lanĂ©siens. Presque tous les peuples Ă©prouvent ce besoin de rajeunir leurs dieux ; on croit Ă  l’impuissance des divinitĂ©s trĂšs anciennes[42] et les gĂ©nĂ©rations successives de dieux, attachĂ©es aprĂšs coup les unes aux autres par des liens de filiation, n’ont souvent pas d’autre signification. Chaque groupe divin est repoussĂ© dans le passĂ© par un groupe de dieux plus jeunes, apparus plus rĂ©cemment dans la conscience populaire ainsi Zeus et Kronos par exemple, dans la mythologie hellĂ©nique, les dieux de la terre et du ciel et le hĂ©ros Maui dans la mythologie nĂ©o-zĂ©landaise. Mais pour le culte des morts, des Ăąmes des ancĂȘtres, les faits sont plus nets encore ; il est trĂšs rare, chez les peuples du moins, qui sont restĂ©s Ă  un niveau infĂ©rieur de civilisation, que le culte s’étende au delĂ  de la troisiĂšme ou quatriĂšme gĂ©nĂ©ration, du bisaĂŻeul ou du trisaĂŻeul ; on conte bien des lĂ©gendes sur le hĂ©ros Ă©ponyme, ancĂȘtre de toute la race, mais on ne l’adore que rarement. Il est frĂ©quent aussi que seules les Ăąmes des chefs soient l’objet d’un culte. Peut-ĂȘtre l’Ankou de chaque village Ă©tait-il chez les Bretons, aux temps trĂšs anciens, le chef le plus rĂ©cemment mort. Puis l’organisation par clans et le culte des ancĂȘtres ont tous deux disparu ; mais il a survĂ©cu quelque chose de ce culte dans cette sorte de religion de la mort, qui maintenant encore est trĂšs vivante en Basse-Bretagne. C’est autour d’un seul personnage que dans chaque village se sont groupĂ©s les dĂ©bris de ce culte dĂ©clinant ; ce mort distinguĂ© entre tous les morts, c’est, sans doute mĂ©connu et mĂ©connaissable pour tous, le chef jadis adorĂ©. On a oubliĂ© son caractĂšre seigneurial, parce que l’organisation sociale, qui le rendait intelligible, pour tous a disparu ; mais ce qui a survĂ©cu dans la mĂ©moire populaire, c’est que ce mort, objet d’un culte, Ă©tait toujours un mort rĂ©cent. Puis comme l’introduction du christianisme avait fait dĂ©choir ce personnage sacrĂ© de sa qualitĂ© divine, et qu’il Ă©tait restĂ© dans les mĂ©moires un souvenir confus de sa puissance, il est devenu une sorte de gĂ©nie, messager de mort. Son rĂŽle protecteur a passĂ© sans doute aux ĂȘtres surnaturels, apparus plus rĂ©cemment dans la religion populaire les anges et les saints. Il ne lui est restĂ© des fonctions multiples qui lui Ă©taient dĂ©volues Ă  l’origine comme Ă  tous les dieux des religions anciennes que ses fonctions de destructeur, d’exterminateur ; il est devenu l’ouvrier de la Mort, la Mort mĂȘme personnifiĂ©e, et ce rĂŽle nouveau lui a Ă©tĂ© sans doute d’autant plus aisĂ©ment attribuĂ© qu’il Ă©tait lui-mĂȘme un mort en continuelles relations avec les choses de l’autre vie. Mais jamais l’Ankou n’est devenu un vĂ©ritable dĂ©mon, au sens chrĂ©tien du mot ; on le reprĂ©sente comme impitoyable, mais non comme perfide ou cruel ; on fait mĂȘme de lui le symbole et comme l’expression vivante de la justice[43]. Il est le ministre de Dieu et non du diable, l’exĂ©cuteur des volontĂ©s du Tout-Puissant. Nul ne songe Ă  se rĂ©volter contre l’Ankou, il semble que ce soit la main mĂȘme de Dieu qui dirige sa formidable faulx. Ce ne sont pas seulement les Ăąmes des morts qui peuplent la nuit, mais des ĂȘtres malfaisants et dangereux, dont la rencontre est funeste, qui n’ont jamais Ă©tĂ© des vivants, qui sont d’une autre race que la race des hommes ; ils semblent cependant faire partie du mĂȘme monde dont font partie les morts. Ce sont les laveuses de nuit kanorez-noz, le crieur de nuit ar hopper-noz, le petit enfant de la nuit ar buguel-noz. Les laveuses de nuit lavent dans les Ă©tangs ou les ruisseaux les linceuls des morts, elles obligent ceux qui ont l’imprudence de leur adresser la parole Ă  tordre avec elles toute la nuit le linge qu’elles viennent de laver. La maouez-noz contraint le malheureux Ă  s’épuiser dans cette besogne sinistre et le matin on le trouve Ă©tendu sur la prairie mort ou Ă©vanoui. Il est fort difficile de savoir ce que sont exactement ces lavandiĂšres de nuit, il semble bien qu’elles n’appartiennent pas Ă  la mĂȘme race que les vivants, mais elles ont cependant l’apparence de femmes ordinaires ; elles sont vĂȘtues comme les femmes qui vont au lavoir ; elles parlent breton comme les paysannes et il ne semble pas qu’elles soient douĂ©es de pouvoirs surnaturels que ne possĂšdent point les Ăąmes des morts. Le crieur de nuit, le buguel-noz, qui hantent les landes dĂ©sertes, ont eux aussi les mĂȘmes attributs et sont douĂ©s des mĂȘmes pouvoirs que les Ăąmes errantes ; ils ne sont point nettement distinguĂ©s des morts, comme le sont par exemple les nains korandonet qui apparaissent dans les champs triangulaires, et cependant il semble bien que d’aprĂšs la croyance commune ils n’aient jamais vĂ©cu la vie que vivent les hommes ; il semble qu’ils aient toujours Ă©tĂ© des esprits errants dans les solitudes, que jamais ils n’aient possĂ©dĂ© un corps pareil au nĂŽtre ; mais comme les laveuses de nuit ils ont forme humaine ; le hopper-noz est un gĂ©ant, le buguel-noz est un petit enfant Ă  la tĂȘte trop grosse ; on les aperçoit rarement au reste, mais on entend le crieur de nuit hurler sur la lande et le petit enfant gĂ©mir et pleurer. Peut-ĂȘtre tous ces ĂȘtres surnaturels Ă©taient-ils originairement des morts et sont-ce seulement les noms particuliers qu’ils ont reçus ou les fonctions spĂ©ciales dont les a investis l’imagination populaire qui les ont tout d’abord sĂ©parĂ©s de la foule des autres Ăąmes. Le fossĂ© s’est alors creusĂ© de plus en plus profondĂ©ment et on a fini par les considĂ©rer non plus comme des Ăąmes, mais comme des esprits. Ce qui conduirait Ă  faire accepter cette interprĂ©tation, c’est ce qui passe dans le cas trĂšs analogue de Iannik-ann-Od ; ce Yannik, c’est incontestablement un noyĂ© et ce nom de Jean des GrĂšves est mĂȘme devenu une sorte de nom collectif pour dĂ©signer les Ăąmes des noyĂ©s, c’est en rĂ©alitĂ© l’Ankou des gens de mer. Or il tend visiblement, en raison prĂ©cisĂ©ment de ce nom spĂ©cial qu’il porte, Ă  se sĂ©parer des autres morts, plus complĂštement que l’Ankou lui-mĂȘme, et Ă  devenir un ĂȘtre surnaturel qui n’est point d’origine humaine, une sorte d’esprit mĂ©chant qui hante les grĂšves et fait pĂ©rir les pĂȘcheurs. Ce n’est pas seulement sur les chemins qu’on est exposĂ© Ă  de dangereuses rencontres ; les morts vont parfois jusque dans leur demeure chercher les vivants. C’est ainsi que RenĂ© Pennek, qu’un arbre a Ă©crasĂ©, vient en pleine nuit chercher sa fiancĂ©e qui le croit vivant encore ; il la prend sur son cheval, l’entraĂźne au cimetiĂšre ; la couche nuptiale de la jeune fille, ce sera la fosse fraĂźche oĂč l’ñme jalouse l’enferme avec elle. Il est Ă  peine besoin de faire remarquer que c’est le thĂšme mĂȘme de la ballade de LĂ©nore, dont il existe des variantes dans presque tous les pays d’Europe[44]. Un jeune homme dont le rival s’est pendu par dĂ©sespoir d’amour, invite Ă  son repas de noces le cadavre de son ami, qui pourrit accrochĂ© aux bras d’une croix de pierre ; le mort se rend Ă  l’invitation et vient s’asseoir hideux et terrible parmi les convives. L’Ankou lui aussi s’asseoit Ă  la table des vivants ; il a acceptĂ© un jour pour lui-mĂȘme l’invitation que Laou ar Braz avait lancĂ©e Ă  tous les gens de Pleyber-Christ et, cachĂ© sous les habits d’un mendiant, il est venu Ă  la fĂȘte que donne en l’honneur de la salaison d’un porc, le riche propriĂ©taire de KĂ©resper. Mais il est venu en messager bienveillant, en ami, lui annoncer que la mort est proche et qu’il lui faut mettre ordre Ă  ses affaires. Il est d’autres Ăąmes qui hantent les maisons oĂč ont vĂ©cu leurs corps, tourmentant sans cesse les hommes qui les habitent aprĂšs eux, comme le vieux fileur d’étoupe, qui, aprĂšs sa mort, file encore dans son grenier. Mais c’est surtout au moment oĂč l’ñme vient de s’exhaler des lĂšvres d’un mourant que son voisinage est terrible pour les vivants ; c’est souvent une rude tĂąche que de veiller les morts. Le dĂ©mon rĂŽde autour de ceux qui meurent pour s’emparer des Ăąmes mĂ©chantes, et bien des bruits sinistres traversent l’ombre silencieuse de la nuit oĂč vacillent les lumiĂšres jaunes des cierges. Parfois mĂȘme un mort s’est Ă©veillĂ© un instant du sommeil qu’il dormait, le sommeil profond des morts, et a saisi les cartes qu’un plaisant sacrilĂšge lui tendait La veillĂ©e de LĂŽn. Mais lorsque meurt un saint, tout au contraire l’air s’emplit d’une musique dĂ©licieuse ; on entend des clochettes d’argent tinter dans le lointain et des abeilles blondes bruire dans le parfum des cierges. Les morts sur cette terre sont sans cesse mĂȘlĂ©s aux vivants, mais il est des hommes hardis qui sont allĂ©s les trouver jusque dans le sĂ©jour qu’ils habitent, en enfer ou en paradis. Les voyages au purgatoire occupent peu de place dans ce recueil ; c’est Ă  peine s’il y est fait çà et lĂ  une allusion rapide. Il semble au reste qu’ils ne soient point l’un des thĂšmes habituels du lĂ©gendaire Breton et qu’il faille renoncer Ă  trouver dans les rĂ©cits populaires de la Bretagne armoricaine des parallĂšles Ă  la vision de saint Patrice ou au voyage du chevalier Owenn[45]. Tout au contraire, les voyages en enfer ou en paradis sont l’un des sujets favoris des conteurs. Ces rĂ©cits semblent d’ordinaire calquĂ©s les uns sur les autres, aussi M. Le Braz, bien qu’il en ait recueilli plus de vingt versions diverses, n’en a-t-il admis qu’un petit nombre dans son livre. M. Luzel a du reste publiĂ© dĂ©jĂ  les principaux types de ces lĂ©gendes et de ces contes[46]. Les plus intĂ©ressants d’entre eux portent la marque de conceptions mythologiques Ă©trangĂšres au christianisme et qui certainement lui sont de beaucoup antĂ©rieures[47]. Nous reviendrons un peu plus loin sur les contes qui relĂšvent de ce type. Si l’intĂ©rĂȘt des conteurs de lĂ©gendes s’est tout spĂ©cialement portĂ© en Basse-Bretagne sur les voyages en paradis et en enfer et s’il s’est Ă©cartĂ© au contraire des voyages en purgatoire, c’est que l’on est dĂ©jĂ  trĂšs largement renseignĂ© sur le purgatoire par d’autres moyens, tandis que l’on n’a que de bien rares nouvelles de l’enfer ou du paradis. Les Ăąmes errantes, les Ăąmes qui hantent les maisons et les landes et avec qui s’entretiennent les vivants, ce sont toutes ou presque toutes des Ăąmes souffrantes qui n’ont pas encore achevĂ© la pĂ©nitence que leur avaient mĂ©ritĂ©e leurs pĂ©chĂ©s. Les damnĂ©s sont Ă  jamais perdus ; une fois enfermĂ©s dans l’enfer avec les dĂ©mons, on n’entend plus parler d’eux. Les revenants, si mĂ©chants qu’ils puissent ĂȘtre, ne sont point d’ordinaire des damnĂ©s, ce sont des Ăąmes en peine. Une Ăąme parfois s’échappe un instant des flammes de l’enfer pour dire Ă  ceux qui prient pour elle de ne plus prier, car chaque priĂšre augmente encore ses tortures. Parfois aussi un fils, que la coupable complaisance, l’indulgence aveugle de sa mĂšre ont conduit de pĂ©chĂ© en pĂ©chĂ© jusqu’à la damnation Ă©ternelle, revient lui reprocher le malheur auquel l’a condamnĂ© sa maladroite bontĂ©. Mais ce sont lĂ  des faits trĂšs exceptionnels et les rĂ©cits qui les rapportent sont nettement empreints d’un caractĂšre ecclĂ©siastique ; ce sont presque toujours des lĂ©gendes Ă©difiantes et morales beaucoup plutĂŽt que l’expression spontanĂ©e et irrĂ©flĂ©chie des croyances populaires. Les seuls damnĂ©s qui jouent un rĂŽle important dans les lĂ©gendes d’origine vraiment populaire, ce sont les damnĂ©s qui, malgrĂ© la condamnation divine, n’ont point Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ©s dans l’enfer et sont restĂ©s sur la terre des vivants dans les demeures des hommes. Ces damnĂ©s-lĂ  ne peuvent Ă  coup sĂ»r rien apprendre Ă  personne sur l’enfer qu’ils ne connaissent point et, pour les obliger Ă  se rendre au sĂ©jour qui leur a Ă©tĂ© assignĂ© par Dieu, il faut employer les exorcismes et les conjurations. Les Ă©lus ne sont point enfermĂ©s dans le paradis comme les damnĂ©s dans l’enfer, mais ils en sortent rarement. Ces morts secourables, qui viennent comme des gĂ©nies protecteurs du foyer habiter les maisons de ceux qu’ils aimaient, ce sont presque toujours de pauvres Ăąmes qui attendent encore que la bontĂ© de Dieu leur ouvre enfin les portes du ciel. Dans certaines lĂ©gendes cependant apparaissent des Ăąmes qui viennent du paradis de Dieu, toutes radieuses de candide lumiĂšre ; elles marchent Ă  cĂŽtĂ© du hĂ©ros de la lĂ©gende, Ă  travers les mille pĂ©rils qu’il rencontre ; elles le conduisent sain et sauf au but marquĂ© qu’il lui faut atteindre. Mais de leur vie auprĂšs de Dieu, de ce monde mystĂ©rieux oĂč elles vivent, elles ne disent rien, elles accomplissent presque en silence leur mission de salut, puis, comme un rayon de lune, remontent au ciel d’oĂč elles sont descendues. Il n’est mĂȘme pas bien certain que l’imagination populaire les distingue nettement des anges. C’est parfois l’une de ces Ăąmes qui s’acquitte du rĂŽle dĂ©volu d’ordinaire Ă  l’ange gardien. C’est donc bien, semble-t-il, le dĂ©sir passionnĂ© de savoir quelque chose de ce monde mystĂ©rieux de souffrance infinie ou d’éternelle fĂ©licitĂ©, qui a fait revenir sans cesse les conteurs bretons, comme Ă  un sujet prĂ©fĂ©rĂ©, au voyage des vivants vers l’enfer ou le paradis. Mais il y a Ă  la trĂšs grande abondance des contes de ce type une autre raison encore que nous avons indiquĂ©e plus haut beaucoup de ces rĂ©cits ne sont en effet que des adaptations chrĂ©tiennes de contes plus anciens. À l’origine, il n’était pas question dans ces rĂ©cits de l’enfer ni du paradis non plus que du purgatoire ; ils n’avaient mĂȘme point peut-ĂȘtre le caractĂšre de mythes funĂ©raires, ou du moins le sĂ©jour des morts n’était-il pas sans doute la seule rĂ©gion que visitĂąt le hĂ©ros. Leur caractĂšre primitif est extrĂȘmement difficile Ă  dĂ©mĂȘler Ă  travers les altĂ©rations successives qu’ils ont subies. Peut-ĂȘtre avons-nous affaire Ă  des mythes cosmiques ; peut-ĂȘtre Ă  des contes d’aventures analogues aux contes grecs de PersĂ©e ou de Jason ; peut-ĂȘtre aussi Ă  des apologues moraux. Ce sont, de tous les rĂ©cits contenus dans les recueils publiĂ©s jusqu’à ce jour et dans le prĂ©sent volume, ceux peut-ĂȘtre qui exigeraient la plus longue et la plus dĂ©licate Ă©tude. Les limites Ă©troites d’une introduction ne nous permettent point de la tenter ici. Mais nous comptons bien revenir quelque jour sur cette question si complexe, la plus intĂ©ressante peut-ĂȘtre que le folklore breton oblige Ă  se poser. Ce qui est certain, c’est qu’en raison mĂȘme de l’origine prĂ©chrĂ©tienne de ces contes, le purgatoire n’y pouvait jouer aucun rĂŽle, tandis qu’il s’y trouvait place pour des morts heureux ou malheureux ou pour des ĂȘtres surnaturels qui ne sont point de la race des hommes, mais que l’imagination populaire devait aisĂ©ment confondre avec les morts. Ces morts heureux ou malheureux n’ont point tardĂ© sans doute Ă  devenir les damnĂ©s et les Ă©lus, les lieux qu’ils habitaient le paradis et l’enfer, et plus tard les conteurs ont dĂ» ĂȘtre entraĂźnĂ©s par le besoin d’ĂȘtre complets Ă  ajouter Ă  l’enfer et au paradis, le purgatoire. Dans les versions primitives des contes il s’agissait sans doute d’ĂȘtres qu’il fallait dĂ©livrer des charmes qui les tenaient captifs ; ces ĂȘtres sont devenus des Ăąmes que Dieu a condamnĂ©es Ă  une pĂ©nitence Ă  laquelle peut seule mettre fin une action que doit accomplir le hĂ©ros. Il est au reste un grand nombre des rĂ©gions qu’il traverse dans son voyage Ă  travers le monde surnaturel qu’il est impossible de situer dans le purgatoire, le paradis ou l’enfer. Mais tandis que ces Ă©lĂ©ments prĂ©chrĂ©tiens ont survĂ©cu dans certaines variantes, ils ont disparu en certaines autres, oĂč seul s’est conservĂ© ce qui semblait essentiel, le voyage au paradis ou en enfer. Cette transformation a dĂ» s’accomplir d’autant plus aisĂ©ment qu’il s’est créé de toutes piĂšces des lĂ©gendes relativement rĂ©centes sur des thĂšmes analogues L’Homme Ă  la quittance, qui ont exercĂ© sans doute une influence profonde sur les formes anciennes. Mais si abrĂ©gĂ©es que puissent ĂȘtre certaines de ces versions, il s’y trouve presque toujours des dĂ©tails qui rĂ©vĂšlent clairement que l’origine du conte est antĂ©rieure au christianisme. Ainsi dans Jean l’Or, lorsque le hĂ©ros rĂ©ussit Ă  s’évader de l’enfer il emporte avec lui le baquet dans lequel il puise de l’eau pour les chevaux, l’étrille et la brosse ; lorsque Satan le poursuit il jette derriĂšre lui ces divers objets qui deviennent des obstacles, fleuve, montagne ou forĂȘt, que le dĂ©mon met quelque temps Ă  franchir. C’est lĂ  un Ă©pisode qui se retrouve dans un trĂšs grand nombre de contes populaires, du Japon Ă  l’Afrique australe[48]. Le diable ne joue qu’un rĂŽle trĂšs effacĂ© dans la plupart des lĂ©gendes qu’a recueillies M. Le Braz, et c’est lĂ  un des traits qui marquent le plus nettement qu’elles ne doivent presque rien Ă  l’influence ecclĂ©siastique, et qu’elles reflĂštent des croyances franchement populaires qui n’ont guĂšre empruntĂ© au christianisme que son vocabulaire et des cadres trĂšs gĂ©nĂ©raux. LĂ  oĂč il devient le personnage principal, il est volontiers raillĂ© et dupĂ© ; Tadic-Coz se gausse d’un dĂ©mon et le berne de la belle maniĂšre, et les prĂȘtres de TrĂ©guier rĂ©ussissent Ă  faire construire Ă  Satan la tour de la cathĂ©drale sans bourse dĂ©lier. Mais il faut reconnaĂźtre qu’il joue beaucoup moins frĂ©quemment ce rĂŽle ridicule que dans les lĂ©gendes germaniques, et que la plupart du temps l’enfer demeure un lieu mystĂ©rieux et formidable, d’oĂč s’exhale la mĂȘme terreur sacrĂ©e, qui monte des charniers et des cimetiĂšres. V Si nombreuses que soient les Ăąmes qui demeurent avec les vivants dans leurs basses maisons de granit ou qui vivent dans les cimetiĂšres et les landes dĂ©sertes, elles passent invisibles Ă  la plupart des yeux et il est peu d’oreilles qui entendent dans l’air calme du soir leur vol silencieux et doux. Cependant on n’est jamais en ce monde sans nouvelles de cet autre monde de mystĂšres, du monde des Ăąmes et de la mort. Il en vient sans cesse comme de vagues rumeurs, des bruits lointains, des signes, des prĂ©sages. Nul ne meurt sans que quelqu’un de ses proches n’en ait Ă©tĂ© averti. Certaines personnes ont entre toutes le don de voir, elles lisent plus aisĂ©ment au livre de l’avenir, elles pĂ©nĂštrent tous les secrets de la mort, elles ont sans cesse des avertissements, des pressentiments ; elles aperçoivent des signes qui restent cachĂ©s aux yeux de ceux qu’absorbent les soucis de ce monde. C’est le bruit que font autour de nous les gens et les bĂȘtes qui Ă©teint pour nous ces voix lĂ©gĂšres qui viennent du pays des morts ; si nous n’étions pas pris tout entiers par nos affaires et nos plaisirs, nous saurions presque tout ce qui arrive de l’autre cĂŽtĂ© de la tombe. Mais il est certain cependant que certaines gens sont mieux douĂ©s que les autres ; s’il doit y avoir dans la rĂ©gion qu’ils habitent une veillĂ©e mortuaire, ils en sont aussitĂŽt informĂ©s. Un vieillard des environs de Quimper Ă©tait toujours averti lorsque quelqu’un de ses voisins allait mourir, par les coups que donnait son penn-baz contre la muraille oĂč il Ă©tait accrochĂ©. Il ne faut pas croire au reste que les gens qui nient qu’il y ait des intersignes, aient Ă©tĂ© plus que les autres privĂ©s de ces avertissements, mais ils craignent ces choses d’épouvante traou-spont, et ne veulent rien voir ni rien entendre de l’autre vie. Beaucoup de Bretons ont comme un recul involontaire devant ce monde mystĂ©rieux qui les environne de toute part, si Ă©trangement mĂȘlĂ© au monde rĂ©el ; les choses de la mort ont pour eux un invincible attrait et en mĂȘme temps ils les fuient, comme poussĂ©s par une instinctive et toute-puissante terreur. Il est dangereux d’ĂȘtre en trop frĂ©quente et trop intime communication avec les Ăąmes qui peuplent l’autre monde ; il est dangereux mĂȘme d’en savoir trop sur l’autre vie ; ceux qui reçoivent du pays des morts de trop frĂ©quents messages sont dĂ©jĂ  marquĂ©s pour ĂȘtre la proie de l’Ankou. Il n’est point rare que ceux qui ont reçu quelqu’une de ces Ă©tranges rĂ©vĂ©lations meurent eux-mĂȘmes au bout de quelques semaines ou de quelques mois. On dirait que de ce pays lointain qu’elles habitent les Ăąmes tirent Ă  elles les vivants et que lorsqu’elles viennent parmi les hommes elles les enchantent et les charment et les emmĂšnent captifs jusque dans leur silencieuse demeure. Tous ceux qui ont Ă©tĂ© mĂȘlĂ©s Ă  quelqu’une de ces scĂšnes Ă©tranges, qui prĂ©cĂšdent parfois la mort, Ă  ces cĂ©rĂ©monies mystĂ©rieuses qu’accomplissent les Ăąmes auprĂšs de ceux qui vont mourir perdent Ă  jamais la gaietĂ©, la joie insouciante qui s’exhale en chansons ; ils restent graves, ensevelis en un rĂȘve dont rien ne les peut Ă©veiller ; c’est encore sur la terre des hommes qu’ils marchent, ils mangent et boivent comme les autres hommes ; comme les autres ils conduisent la barque et la charrue, mais ce ne sont dĂ©jĂ  plus des vivants. Nous sommes lĂ  en prĂ©sence de conceptions trĂšs anciennes, l’idĂ©e du prĂ©sage ne s’est point dĂ©mĂȘlĂ©e des autres idĂ©es auxquelles elle est entrelacĂ©e. Les apparitions des Ăąmes sont Ă  la fois signes et causes de mort ; aussi ne peut-on considĂ©rer l’intersigne comme un avertissement divin ; c’est la Mort elle-mĂȘme qui dĂ©cĂšle sa prĂ©sence, c’est elle qui fait sortir du tombeau les Ăąmes, qui vont devant elle, comme des hĂ©rauts, appelant les vivants ; tous ceux qu’elles rencontrent, elles les fascinent, elles les blessent, l’Ankou n’aura plus qu’à achever leur besogne. La nature entiĂšre frĂ©mit Ă  l’approche de la mort c’est l’oiseau sparfel qui voltige autour de la maison et vient frapper Ă  la vitre, ce sont les chiens qui hurlent, c’est la pie qui vient se poser sur le toit. Pas une nuit ne se passe sans que quelques signes n’indiquent l’approche de la mort ; elle rĂŽde sans cesse autour des hommes, les Bretons la sentent toujours prĂ©sente et peut-ĂȘtre est-ce au sentiment que la grande mangeuse d’hommes est toujours lĂ  tout prĂšs d’eux, la main levĂ©e prĂȘte Ă  s’abattre sur leur Ă©paule, qu’il faut attribuer cette Ă©trange tristesse, cette tristesse grave et songeuse, coupĂ©e d’éclats de gaietĂ©, dont sont encore empreints ceux que n’ont point trop changĂ©s les idĂ©es nouvelles venues du pays de France. Certaines cĂ©rĂ©monies qui se sont perpĂ©tuĂ©es jusqu’à aujourd’hui contribuent elles aussi, Ă  rendre plus sensible cette universelle prĂ©sence de la mort. Les unes amĂšnent les fidĂšles devant le charnier du cimetiĂšre, d’autres les conduisent par les nuits froides de novembre dans les chemins creux oĂč bruissent les essaims lĂ©gers des Ăąmes, et les chants qui sont alors chantĂ©s sont empreints d’une indicible et tragique tristesse, la complainte de l’Anaon surtout, cette supplication douloureuse que l’on vient gĂ©mir aux portes des maisons. Il semble qu’il doive toujours vibrer comme un Ă©cho lointain de ces chants des morts dans l’ñme de ceux qui du fond des lits clos les ont entendus en frĂ©missant, dans l’ñme surtout de ceux qui les ont chantĂ©s parmi les terreurs des nuits de novembre. Les cĂ©rĂ©monies secrĂštes, les cĂ©rĂ©monies que dĂ©savoue maintenant l’Église, la messe de trentaine, cette sorte de messe magique, qui, paraĂźt-il, se cĂ©lĂ©brait encore il y a un demi-siĂšcle dans la chapelle que saint HervĂ© possĂšde au sommet du MĂ©nez-BrĂ©, sont elles aussi des cĂ©rĂ©monies cĂ©lĂ©brĂ©es pour les morts. Ce ne sont point, comme en d’autres pays, des dĂ©mons que l’on exorcise, mais des morts que l’on conjure. C’est contre les damnĂ©s que les prĂȘtres ont Ă  lutter, et le chien noir sur lequel ils jettent leur Ă©tole pour dĂ©livrer les vivants de sa prĂ©sence maudite, ce n’est point Satan qui habite en lui, mais l’ñme d’un mort. Partout donc l’idĂ©e de la mort, l’idĂ©e de l’autre vie est prĂ©sente, tout la rappelle, tout la ramĂšne ; croyances, traditions, cĂ©rĂ©monies, lĂ©gendes, tout est marquĂ© du mĂȘme sceau. Ce perpĂ©tuel contact avec la mort a imposĂ© sur l’ñme des Bretons une empreinte profonde ; il n’est pas de pays oĂč ceux qui ne sont plus restent ainsi mĂȘlĂ©s aux vivants ; les morts gardent, Ă  vrai dire, leur place dans leur maison, le cimetiĂšre est comme un prolongement du foyer ; on y va, si j’ose dire, causer avec les siens. Il y a dans les grandes villes, Ă  Paris par exemple, une sorte de religion de la mort, mais c’est, Ă  tout prendre, bien plutĂŽt le culte des tombeaux que le culte des morts ; on ne vit point en intimitĂ© avec eux. En Bretagne, il semble que ceux qui sont partis ne soient point partis tout Ă  fait, qu’ils soient encore lĂ  tout prĂšs, qu’ils aient seulement changĂ© de demeure, qu’ils habitent le cimetiĂšre au lieu de la maison. Aussi y a-t-il une vive rĂ©sistance aux tentatives faites pour Ă©loigner les cimetiĂšres des villages ; cela paraĂźt aux Bretons une sorte de profanation, il leur semble qu’on brise les familles, qu’on contraint les vieux Ă  habiter loin de la maison de leurs fils. M. Renan[49] fait de cette constante prĂ©occupation de l’autre vie un des traits caractĂ©ristiques de la race celtique ; ce qui est certain, en tout cas, c’est que cette continuelle frĂ©quentation de la mort a imprimĂ© Ă  l’esprit des Celtes d’Armorique un tour trĂšs particulier. Dans leurs chansons d’amour apparaĂźt sans cesse le sentiment de la fragilitĂ© du bonheur. L’amour, c’est une joie qu’on goĂ»te Ă  peine et qui s’enfuit, mais cet amour cependant, c’est un amour Ă©ternel qui persiste par delĂ  la tombe ; la bien-aimĂ©e morte est aussi tendrement aimĂ©e que la bien-aimĂ©e vivante. L’amour seul Ă©ternel, au milieu de toutes les choses qui passent, irrĂ©elles et fugaces comme un rĂȘve, c’est toute l’ñme chantante et triste de la Bretagne. En nul autre peuple, peut-ĂȘtre, ce sentiment n’a trouvĂ© d’aussi troublante et mystĂ©rieuse expression. Le trĂšs grand intĂ©rĂȘt des lĂ©gendes qu’a recueillies M. Le Braz, c’est qu’elles constituent le commentaire le plus vivant et le plus clair Ă  la fois de ces chansons, qu’il publiait rĂ©cemment en collaboration avec M. Luzel, et oĂč se traduit ce qu’il y a de plus intime et de plus original dans l’esprit des clercs et des paysans d’Armorique[50]. L. ______Paris, juin 1892. LA LÉGENDE DE LA MORT EN BASSE-BRETAGNE ______ CHAPITRE PREMIERLes Intersignes Les intersignes[51] annoncent la mort. Mais la personne Ă  qui se manifeste l’intersigne est rarement celle que la mort menace. Si l’intersigne est aperçu le matin, c’est que l’évĂ©nement annoncĂ© doit se produire Ă  bref dĂ©lai huit jours au plus. Si c’est le soir, l’échĂ©ance est plus lointaine ; elle peut ĂȘtre d’une annĂ©e et mĂȘme davantage. Personne ne meurt, sans que quelqu’un de ses proches, de ses amis ou de ses voisins n’en ait Ă©tĂ© prĂ©venu par un intersigne[52]. Les intersignes sont comme l’ombre, projetĂ©e en avant, de ce qui doit arriver. Si nous Ă©tions moins prĂ©occupĂ©s de ce que nous faisons ou de ce qui se fait autour de nous en ce monde, nous serions au courant de presque tout ce qui se passe dans l’autre. Les personnes qui nient les intersignes en ont autant que celles qui en ont le plus. Elles les nient uniquement parce qu’elles ne savent ni les voir, ni les entendre ; peut-ĂȘtre aussi parce qu’elles les craignent et qu’elles ne veulent rien entendre ni rien voir de l’autre vie. ⁂ Certaines gens ont plus que d’autres le don de voir. Dans mon jeune temps on se montrait du doigt, non sans une secrĂšte Ă©pouvante, les personnes qui Ă©taient douĂ©es de ce pouvoir mystĂ©rieux. — HennĂ©s hen eus ar pouar ! disait-on Celui-lĂ  a le pouvoir. Dans cette catĂ©gorie privilĂ©giĂ©e, il faut ranger en premiĂšre ligne ceux qui ont passĂ© en terre bĂ©nite et en sont sortis, avant d’avoir Ă©tĂ© baptisĂ©s[53] » Voici le cas Un enfant vient de naĂźtre. Le recteur, que l’on est allĂ© trouver, a fixĂ© l’heure du baptĂȘme. Mais vous savez comme les gens de la campagne sont peu exacts. PĂšre et matrone, parrain et marraine flĂąnent en chemin, s’attardent aux auberges, s’il y en a sur la route, n’arrivent au bourg que longtemps aprĂšs l’heure convenue. Le prĂȘtre s’est lassĂ© de les attendre vainement ou a Ă©tĂ© appelĂ© par quelque autre devoir de son ministĂšre. Nos gens se rendent au porche, trouvent l’église dĂ©serte. À leur tour de s’y morfondre. Il n’y fait pas chaud. L’enfant crie. La matrone, la groac’hann-holenn la vieille-au-sel, dĂ©clare que si l’on reste lĂ , le nouveau-nĂ© risque d’attraper sa mort. » On gagne quelque endroit mieux abritĂ©, l’auberge la plus voisine. On y patiente, en vidant chopine, jusqu’au retour du prĂȘtre. L’enfant a passĂ© au cimetiĂšre, terre bĂ©nite, et en est sorti sans avoir Ă©tĂ© fait chrĂ©tien. Il aura le don de voir. L’aventure se produit souvent. De lĂ  vient que tant de Bretons ont la facultĂ© de voir ce qui reste invisible aux yeux de la plupart des hommes. » CommuniquĂ© par RenĂ© Alain, garçon de bureau aux Archives dĂ©partementales, ancien chantre Ă  Penhars. – Quimper. ⁂ Ont encore le don de voir ceux qui possĂšdent le trĂšfle Ă  quatre feuilles, l’épi Ă  sept tĂȘtes, ou le grain qui a passĂ© dans la meule sans ĂȘtre moulu et au four sans ĂȘtre cuit. ⁂ Les menuisiers qui fabriquent les cercueils savent d’avance si quelqu’un de la rĂ©gion doit mourir dans la journĂ©e ou dans la nuit. Ils en sont prĂ©venus par le bruit des planches, qui s’entre-choquent d’elles-mĂȘmes dans le grenier. ⁂ Qui voit une belette eur garellik doit mourir dans l’annĂ©e[54] ⁂ Quand la pie vient se poser sur le toit, c’est que quelqu’un doit mourir dans la maison[55]. ⁂ Quand un coq vient chanter tout auprĂšs de vous, c’est que votre derniĂšre heure est proche[56]. ⁂ Quand le timbre de l’horloge se met Ă  sonner en mĂȘme temps que la clochette qu’agite l’enfant de chƓur, au moment de l’ÉlĂ©vation, c’est signe de mort pour l’une quelconque des personnes qui assistent Ă  la messe. ⁂ Quand une poule, aprĂšs s’ĂȘtre empĂȘtrĂ©e dans de la paille, en a gardĂ© un brin attachĂ© Ă  sa queue, c’est signe de deuil pour les gens de la maison. ⁂ Si le coq chante dans l’aprĂšs-midi, c’est pour annoncer grande joie ou grand deuil[57]. S’il chante la nuit avant minuit, c’est signe de grand malheur, d’accident ou de mort. ⁂ À l’appel brusque de quelqu’un, au contact imprĂ©vu de quelque chose, faites-vous instinctivement un soubresaut ? C’est que la mort, qui venait de s’abattre sur vous, vous quitte pour s’emparer d’un autre. ⁂ Si, pendant le mariage Ă  l’église, vient Ă  s’éteindre le cierge placĂ© devant l’un des deux Ă©poux, c’est que celui-ci ne tardera pas Ă  ĂȘtre veuf. ⁂ Si le son de la cloche vibre longtemps aprĂšs que la cloche a fini de sonner, c’est que la mort est suspendue sur quelqu’un de la paroisse. ⁂ Quand on voit en rĂȘve une personne portant un faix de linge sale, c’est signe qu’on doit perdre Ă  bref dĂ©lai un de ses proches. Si le linge est blanc par endroits, c’est signe que cette mort ne nous causera que peu ou point de chagrin. Si on rĂȘve Ă  de l’eau, eau douce ou eau salĂ©e, c’est que l’un des siens est malade. Si l’eau est claire, il est sauvĂ©, si elle est trouble, sa mort est prochaine[58]. ⁂ Dans le pays de Paimpol, les femmes de marins qui sont depuis longtemps sans nouvelles de leurs maris, se rendent en pĂšlerinage Ă  Saint-Loup-le-Petit Sa-Loup-ar-bihan, dans la commune de Lanloup, entre PlouĂ©zec et Plouha. Elles allument aux pieds du saint un cierge dont elles se sont munies. Si le mari se porte bien, le cierge brĂ»le joyeusement. Si le mari est mort le cierge luit d’une flamme triste, intermittente, et tout Ă  coup s’éteint[59]. ⁂ L’oiseau de la mort ar sparfel voltige autour de la maison et frappe Ă  la vitre quand vient la mort. ⁂ RĂȘver de chevaux, signe de mort, Ă  moins que les chevaux ne soient blancs. ⁂ Lorsque les chiens hurlent la nuit, c’est que la mort essaye de s’approcher de la maison[60]. __________ IHuit intersignes pour la mĂȘme mort Toutes les fois qu’il est mort quelqu’un des miens, j’en ai Ă©tĂ© avertie par un intersigne. Mais les intersignes qui m’ont le plus frappĂ©e, ce sont ceux qui prĂ©cĂ©dĂšrent la mort de mon mari. J’en eus de toute sorte, pendant les sept mois que dura sa maladie. Un soir que je l’avais veillĂ© un peu tard, je m’étais endormie de lassitude, sur le banc, auprĂšs du lit. Je fus rĂ©veillĂ©e brusquement par un bruit semblable Ă  celui d’une fenĂȘtre qui s’ouvre. Allons ! pensai-je, c’est le vent qui fait des siennes. » Il venait de me passer sur la figure un souffle humide et frais, comme s’il sortait d’une cave. Je me rappelai que j’avais oubliĂ© du lin peignĂ© sur la haie du courtil oĂč je l’avais mis Ă  sĂ©cher, et je me dis Pourvu que le vent n’ait pas dĂ©jĂ  emportĂ© mon lin ! » Je me levai prĂ©cipitamment. À ma grande surprise, la fenĂȘtre Ă©tait hermĂ©tiquement close. J’allai Ă  la porte et je l’ouvris. Il faisait une nuit claire, pleine d’étoiles. Le lin Ă©tait toujours sur la haie ; les arbres du courtil se tenaient immobiles. Pas une ombre de vent. Je ne m’inquiĂ©tais pas trop de ce premier fait, si mystĂ©rieux qu’il me parĂ»t. À quelques jours de lĂ , Ă  la tombĂ©e du jour, je filais, sur le pas de la porte, en compagnie d’une voisine. Tout Ă  coup je m’entendis appeler par mon mari qui Ă©tait couchĂ© Ă  l’autre bout de la maison, dans un lit prĂšs de l’ñtre. J’accourus. — Que te faut-il ? lui demandai-je. — Il ne me rĂ©pondit point, et je vis qu’il dormait profondĂ©ment, la tĂȘte tournĂ©e du cĂŽtĂ© de la muraille. Je revins vers la voisine — Est-ce que vous n’avez pas entendu Lucas m’appeler, tout de suite ? — Si bien. — Comment expliquer cela ? il dort maintenant d’un sommeil de blaireau
 Un mois ou deux s’écoulĂšrent. Mon homme n’allait ni mieux, ni pis. Cette nuit-lĂ , je venais de m’étendre Ă  son cĂŽtĂ© et je commençais Ă  prendre mon repos, quand j’entendis, dans le grenier, juste au-dessus de ma tĂȘte, le pas de quelqu’un qui marchait avec prĂ©caution. Puis, ce furent comme des chuchotements entre plusieurs personnes. Puis, un fracas de planches qu’on remue. Enfin les coups rĂ©pĂ©tĂ©s d’un marteau enfonçant des pointes. Tout cela Ă©tait bien extraordinaire, car la trappe du grenier n’avait pas Ă©tĂ© levĂ©e depuis plus d’une semaine, et, en tout cas, il n’y avait dans ce grenier qu’un peu de balle d’avoine, quelque menu fagot, et pas une seule planche. Je criai Ă  haute voix — Qui est-ce donc qui fait lĂ -haut tout ce bruit, pour empĂȘcher des chrĂ©tiens de dormir ? Je fis ensuite le signe de la croix et j’attendis
 Mais dĂšs que j’eus parlĂ© le bruit cessa. Le lendemain, j’allai Ă  la riviĂšre laver des draps. Pour se rendre de chez nous au Guindy[61], il n’y a pas de route, mais un Ă©troit sentier, qui longe sur presque tout le trajet des talus plantĂ©s d’aulnes. Je m’étais Ă  peine engagĂ©e dans le sentier que j’entendis un pas derriĂšre moi, et aussi une respiration haletante, ainsi qu’un bruissement dans les branches d’aulne qui surplombaient. Chose Ă©trange je reconnus distinctement le pas de mon mari, le pas qu’il avait du temps qu’il Ă©tait bien portant, quand il rentrait de sa journĂ©e dans une des fermes d’alentour. Je me retournai. Personne ! ! ! Je passai la matinĂ©e au lavoir. Au retour, je n’entendis plus rien, mais le faix de linge que je portais se mit Ă  peser sur mes Ă©paules d’un tel poids qu’on aurait jurĂ© que la toile s’était changĂ©e en plomb. J’ai compris depuis ce que cela signifiait. Parmi ces draps se trouvait celui qui devait servir trois jours aprĂšs Ă  ensevelir mon pauvre cher homme. Car, trois jours aprĂšs, Lucas mourut. Dieu ait son Ăąme ! Ces trois jours durant, les signes se succĂ©dĂšrent de façon presque ininterrompue. Une nuit, c’était la porte qui battait avec violence, une rumeur de foule pĂ©nĂ©trant dans la maison, des pas nombreux montant l’escalier et le redescendant. La nuit suivante, c’étaient des sonneries lointaines de cloches, une lumiĂšre brĂ»lant d’une flamme pĂąle au chevet du lit oĂč nous couchions, puis des chants de prĂȘtres qui s’en venaient par les champs de la direction du bourg. J’en Ă©tais arrivĂ©e Ă  ne plus pouvoir fermer l’Ɠil. Mais ce fut la derniĂšre nuit qui fut la plus terrible. Mon mari, qui ne paraissait pas plus mal, m’avait dĂ©fendu de veiller. Quand j’eus constatĂ© qu’il reposait, j’essayai de m’assoupir Ă  mon tour. Mais, Ă  ce moment, les cahots d’une charrette se firent entendre. C’était d’autant plus surprenant qu’il n’y avait aucune voie charretiĂšre dans le voisinage de notre maison. Lorsque nous Ă©tions venus l’habiter, nous avions dĂ» y transporter nos meubles dans des brouettes. Cependant c’était bien vers notre maison que se dirigeait la voiture. Le cri de l’essieu mal graissĂ© se faisait de plus en plus distinct. Je l’entendis bientĂŽt tout contre le pignon. Je me levai sur les genoux. Dans le mur auquel s’appuyait le bois de lit, il y avait une lucarne. Je regardai par cette lucarne, pensant que je verrais passer la charrette. Mais je ne vis rien que l’aire toute blanche, au clair de la lune, et les formes noires des arbres sur les fossĂ©s des champs. L’essieu continuait pourtant de grincer, et la charrette de cahoter. Elle fit le tour de la maison une premiĂšre fois, puis une seconde, puis une troisiĂšme. Au troisiĂšme tour, un coup formidable s’abattit sur la porte. Mon mari se rĂ©veilla en sursaut — Qu’y a-t-il ? Je ne voulus pas l’attrister et je rĂ©pondis — Je ne sais pas. Mais je grelottais d’épouvante. Il faut croire qu’on ne meurt pas de frayeur, puisque j’ai survĂ©cu Ă  cette nuit-lĂ . Mon homme trĂ©passa le lendemain qui Ă©tait un samedi, sur le coup de dix heures. CommuniquĂ© par M. Le Mare, instituteur ; contĂ© par une vieille filandiĂšre de Pluzunet [CĂŽtes-du-Nord]. — AoĂ»t 1891. ________ IIL’intersigne de l’alliance » Marie Cornic, de BrĂ©hat, avait Ă©pousĂ© un capitaine au long cours qu’elle aimait de toute son Ăąme. Malheureusement, par mĂ©tier, il Ă©tait obligĂ© de vivre la plupart du temps loin d’elle. Marie Cornic passait ses nuits et ses jours Ă  se repaĂźtre du souvenir de l’absent. DĂšs qu’il Ă©tait parti, elle s’enfermait dans sa maison, n’acceptant d’autre compagnie que celle de sa mĂšre qui demeurait avec elle et qui la morigĂ©nait mĂȘme quelquefois sur cette affection trop exclusive qu’elle avait pour son mari. Elle lui disait sans cesse — Il n’est pas bon de trop aimer, Marie. Nos anciens » du moins le prĂ©tendaient. Trop de rien ne vaut rien. À quoi Marie ripostait aussi par un proverbe N’hen eus mann a vad ’bars ar bed, Met caroud ha bezan caret. Il n’est rien de bon dans le monde — que d’aimer et d’ĂȘtre aimĂ©e. » La jeune femme ne sortait de chez elle que le matin, et c’était pour se rendre Ă  l’église oĂč elle assistait rĂ©guliĂšrement Ă  toutes les messes, priant Dieu, la Vierge et tous les saints de Bretagne de veiller sur son mari et de le ramener Ă  BrĂ©hat, sain et sauf. Le jardin qui entourait sa maison Ă©tait contigu au cimetiĂšre. Elle fit percer une porte dans le mur de sĂ©paration, et put dĂ©sormais aller et venir de chez elle Ă  l’église, de l’église chez elle, sans avoir Ă  traverser le bourg, sous les regards indiscrets des commĂšres. Une nuit, elle se rĂ©veilla en sursaut. Il lui sembla qu’elle venait d’entendre sonner une cloche. — Serait-ce dĂ©jĂ  la premiĂšre messe, la messe d’aube ? se demanda-t-elle. Sa chambre Ă©tait Ă©clairĂ©e d’une lumiĂšre vague. Comme on Ă©tait en hiver, elle pensa que c’était le petit jour. La voilĂ  de se lever et de se vĂȘtir en grande hĂąte, puis de s’en aller d’une course jusqu’à l’église. Elle fut tout Ă©tonnĂ©e, en entrant, de trouver la nef pleine de monde, plus Ă©tonnĂ©e encore de voir que c’était un prĂȘtre Ă©tranger qui officiait. Elle se pencha Ă  l’oreille d’une de ses voisines — Pardon, dit-elle, si je vous dĂ©range. Mais que signifie cette solennitĂ© ? J’étais Ă  la grand’messe dimanche dernier, j’ai attentivement Ă©coutĂ© le prĂŽne, et je ne me souviens pas d’avoir entendu annoncer de fĂȘte majeure pour cette semaine
 La voisine Ă©tait si profondĂ©ment absorbĂ©e dans son oraison que Marie Cornic ne put obtenir d’elle aucune rĂ©ponse. À ce moment, il se fit une espĂšce de remous dans l’assistance. C’était le chasse-gueux[62] qui s’ouvrait passage Ă  travers les rangs serrĂ©s de la foule. D’une main il tenait sa hallebarde, de l’autre un plat de cuivre qu’il promenait sous le nez des gens, en bramant d’une voix lamentable — Pour l’Anaon, s’il vous plaĂźt ! Pour l’Anaon[63]. Les gros sous pleuvaient dans le plat de cuivre. Marie Cornic regardait s’avancer le quĂȘteur. — C’est singulier, pensait-elle. Je ne reconnais personne ici, pas mĂȘme le chasse-gueux. Je n’ai cependant pas ouĂŻ dire qu’on ait donnĂ© un successeur Ă  Pipi Laur. Dimanche dernier, c’était encore lui qui portait la hallebarde
 En vĂ©ritĂ© je suis tentĂ©e de croire que je rĂȘve. Elle finissait Ă  peine cette rĂ©flexion que le chasse-gueux Ă©tait prĂšs d’elle. Vite, elle mit la main Ă  sa poche. FatalitĂ© ! dans son empressement Ă  accourir Ă  la messe, elle avait oubliĂ© de prendre son porte-monnaie. L’homme de la quĂȘte secouait le plateau dĂ©sespĂ©rĂ©ment. — Pour l’Anaon ! Pour le pauvre cher Anaon ! clamait-il. — Mon Dieu ! balbutia Marie Cornic qui se sentait prĂȘte Ă  dĂ©faillir de honte, je n’ai pas un sou sur moi. Le chasse-gueux lui dit alors d’un ton dur — On ne vient pas Ă  cette messe-ci, sans apporter son obole aux Ăąmes dĂ©funtes. La malheureuse femme retourna ses poches pour lui faire constater qu’elles Ă©taient vides. — Vous voyez bien que je n’ai pas un rouge liard. — Il faut cependant que vous me donniez quelque chose ! Il le faut ! — Quoi ? que puis-je vous donner ? murmura-t-elle, Ă  bout de forces. — Vous avez votre alliance d’or. DĂ©posez-la dans le plateau. Elle n’osa pas dire non. Elle croyait sentir tous les yeux fixĂ©s sur elle. Elle fit glisser sa bague de noces » hors de son doigt. Mais Ă  peine eut-elle dĂ©posĂ©e dans le plateau, qu’une angoisse Ă©trange lui Ă©treignait le cƓur. Elle se prit le front entre les mains et se mit Ă  pleurer en silence. Combien de temps resta-t-elle dans cette attitude ? Elle n’aurait su le dire. 
 Six heures cependant venaient de sonner. Le recteur de BrĂ©hat en ouvrant une des portes basses de l’église ne fut pas peu surpris de voir une femme Ă  genoux, au pied de l’un des piliers. Il la reconnut aussitĂŽt, et, allant Ă  elle, il lui toucha l’épaule — Que faites-vous lĂ , Marie Cornic ? Elle sursauta sur sa chaise. — Mais
 Monsieur le recteur j’assiste Ă  la messe !
 — La messe ! !
 Au moins eussiez-vous dĂ» attendre qu’elle fĂ»t commencĂ©e ! Alors seulement, Marie Cornic songea Ă  regarder autour d’elle. De l’innombrable assistance qui tout Ă  l’heure emplissait l’église, il ne restait plus personne. Elle faillit s’évanouir de stupeur. Mais avec de bonnes paroles le recteur la rĂ©conforta. — Marie, lui dit-il, racontez-moi ce qui s’est passĂ©. Elle raconta tout, point par point, sans omettre un dĂ©tail. Le rĂ©cit terminĂ©, le recteur prononça tristement — Venez, Marie. Celui qui vous a dĂ©pouillĂ©e de votre bague de noces n’a pas dĂ» l’emporter bien loin. Ce disant, il franchissait la balustrade du chƓur et gravissait les marches de l’autel. Il souleva la nappe. L’alliance Ă©tait sur la pierre sacrĂ©e. — Emportez-lĂ , dit-il, en la rendant Ă  la jeune femme, et rentrez chez vous. Vous avez beaucoup aimĂ©, vous aurez beaucoup Ă  pleurer. 
Quinze jours aprĂšs, Marie Cornic apprenait qu’elle Ă©tait veuve. Le navire que commandait son mari avait sombrĂ©, en vue des cĂŽtes d’Angleterre, la nuit oĂč elle assistait Ă  la messe Ă©trange, et Ă  l’heure mĂȘme oĂč le chasse-gueux des morts » la contraignait Ă  quitter sa bague. ContĂ© par Jeanne-Marie BĂ©nard, femme d’un douanier et originaire de BrĂ©hat. — Port-Blanc en PenvĂ©nan, [CĂŽtes-du-Nord]. ______ IIILa pipĂ©e » de Jozon Briand Jozon Briand demeurait alors Ă  Kermarquer[64], Je vous parle d’il y a soixante ans environ. Il avait coutume, le soir, aprĂšs souper et les priĂšres dites, de rester au coin de l’ñtre Ă  fumer une pipĂ©e. » Ce soir-lĂ , quand il voulut bourrer sa pipe, il s’aperçut, non sans humeur, qu’il ne restait plus que quelques grains de poussiĂšre de tabac dans sa blague. Sa femme lui dit, du lit clos oĂč elle Ă©tait allongĂ©e dĂ©jĂ  — Offre Ă  Dieu cet ennui, Jozon. Tu trouveras d’autant plus de saveur Ă  ta pipĂ©e » de demain. — Ce n’est pas Ă  mon Ăąge qu’on change ses habitudes, rĂ©pondit le fermier. — Songe donc que tout le monde est couchĂ© dans la maison. — Tant pis ! J’irai moi-mĂȘme au bourg chercher du tabac. Et il fit comme il disait. Pour arriver au bourg de PenvĂ©nan, il avait Ă  passer Barr-ann-Heöl[65], et vous savez que c’est un mauvais endroit. Il est de tradition dans le pays qu’une groac’h ». y guette, Ă  l’angle de deux routes, les gens attardĂ©s. Nombreux sont ceux qui, par elle, ont Ă©tĂ© traitĂ©s de vilaine façon. Un peu avant de parvenir Ă  cet endroit, Jozon Briand eut soin de tirer ses sabots et de marcher nu-pieds, afin de n’éveiller point l’attention de la vieille. » DĂ©jĂ  il avait laissĂ© Ă  quelques pas derriĂšre lui la borne de pierre blanche sur laquelle Ă©tait d’ordinaire assise la fĂ©e malfaisante de Barr-ann-Heöl, quand il croisa quatre hommes portant un cercueil[66]. — Que veut dire cet enterrement de nuit ? pensa Jozon. Il eut d’abord l’idĂ©e d’arrĂȘter les porteurs et de les interroger, mais rĂ©flexion faite, il prĂ©fĂ©ra se ranger dans la douve, sans leur adresser la parole. Au bourg, il trouva la buraliste » encore sur pied, acheta sa provision de tabac, et s’en revint chez lui. Au retour comme Ă  l’aller, il put passer Barr-ann-Heöl sans encombre. La groac’h » Ă©tait sans doute occupĂ©e ailleurs. En arrivant Ă  l’avenue d’ormes qui conduit de la route au manoir de Kermaquer, il ne fut pas peu surpris de voir la barriĂšre grande ouverte ; il Ă©tait sĂ»r de l’avoir fermĂ©e derriĂšre lui, lors de son dĂ©part pour le bourg. C’était chose qu’il recommandait toujours Ă  ses valets de ferme et Ă  laquelle lui-mĂȘme ne manquait jamais, Ă  cause de toutes les bĂȘtes, chevaux, vaches ou moutons, que les gens de PenvĂ©nan ne laissaient que trop volontiers vaguer dans ces parages. Il pesta un brin, ramena l’un contre l’autre les battants de la barriĂšre, et assujettit solidement la chaĂźnette qui les nouait. Puis il enfila l’allĂ©e, sous l’ombre noire des arbres, tout en songeant Ă  la bonne pipĂ©e » qu’il fumerait, avant de se coucher, au coin de l’ñtre, les pieds Ă  la braise. Il l’avait bien gagnĂ©e, vraiment ! Mais en entrant dans la cour, il fut frappĂ© de stupeur. Le cercueil qu’il avait croisĂ© tantĂŽt Ă©tait placĂ© en travers de sa porte et les quatre hommes se tenaient Ă  cĂŽtĂ©, immobiles, deux Ă  chaque bout. Jozon Briand n’était pas un trembleur. Il avait fait la guerre au temps du Vieux NapolĂ©on. » Il marcha droit aux quatre hommes — Vous vous trompez d’adresse, leur dit-il ; personne ici n’a fait prendre de mesure pour les cinq planches. » — Celui qui nous a envoyĂ©s ne se trompe jamais ! rĂ©pondirent les hommes d’une seule voix. Et l’on eĂ»t dit que cette voix sortait de la terre des morts. C’est ce que nous allons savoir ! s’écria Jozon Briand. Il enjamba le cercueil, ouvrit la porte. Mais, Ă  peine entrĂ©, il trĂ©bucha, en poussant un long soupir. Quand on le releva, tout son sang lui Ă©tait sorti par le nez. Il eut encore le loisir, cependant, de raconter son aventure et de faire connaĂźtre ses derniĂšres volontĂ©s, mais non de fumer sa derniĂšre pipĂ©e. » On prĂ©tend qu’il la rĂ©clame chaque fois que la cheminĂ©e fume, Ă  Kermarquer. ContĂ© par Françoise Thomas, pĂȘcheuse de goĂ©mons. — PenvĂ©nan, 1884. ______ IVLa danse des pois Mme Madec Ă©tait une vieille Ă©piciĂšre de Pont-Croix[67]. Comme elle Ă©tait malade depuis longtemps, elle prit pour la remplacer Ă  la boutique une jeune fille des environs. Un soir, un paysan vint demander Ă  acheter des petits pois. La jeune fille se mit Ă  le servir. Elle avait dĂ©jĂ  versĂ© les pois dans un des plateaux de la balance et s’apprĂȘtait Ă  les peser, quand, tout Ă  coup, les voilĂ  de sauter et de tourbillonner, comme font les danseurs et les danseuses, les jours de pardon. Je vous promets que c’était une drĂŽle de gavotte. La jeune fille crut Ă  une farce du paysan. Mais celui-ci se tenait Ă  distance du comptoir, les bras croisĂ©s, suivant la maniĂšre bretonne. Et il Ă©tait encore plus ahuri que celle qui le servait de voir la danse que dansaient les pois, et qui dura bien deux Ă  trois minutes. MĂȘme il fit des difficultĂ©s pour les prendre, sous prĂ©texte qu’ils devaient ĂȘtre ensorcelĂ©s. Quand il fut parti, la jeune fille s’empressa vers l’arriĂšre-boutique, pour conter la chose Ă  Mme Madec. Mais Mme Madec Ă©tait hors d’état de l’entendre. Elle venait de rendre l’ñme. ContĂ© par Mme Riolay. — Quimper, juin 1891. _______ VLa main sur la porte C’était au Pont-LabbĂ©, il y a bien soixante-dix ans. Ma grand’mĂšre Ă©tait trĂšs malade, presque Ă  l’article de la mort. Ma mĂšre la veillait, en compagnie de ses trois sƓurs. Vers le milieu de la nuit, ma mĂšre dit Ă  ses trois sƓurs qui Ă©taient encore un peu jeunes et que la fatigue accablait. — Allez vous reposer, enfants. La moitiĂ© de la nuit est dĂ©jĂ  passĂ©e. Je veillerai bien, seule, maintenant, jusqu’au matin. Et les trois fillettes de gagner leur chambre commune. Au moment oĂč celle qui Ă©tait entrĂ©e la derniĂšre fermait la porte, elle fit un grand cri — Voyez donc ! Sur le bois de la porte une main s’étalait, les cinq doigts ouverts, une main maigre, osseuse et ridĂ©e, avec de grosses veines saillantes. Et cette main Ă©tait toute pareille Ă  celle de la moribonde. Les jeunes filles furent prises de tristesse ; elles s’agenouillĂšrent au pied de leurs lits pour faire leur priĂšre, comme elles avaient coutume. Mais elles eurent beau enfoncer leurs tĂȘtes dans les matelas des lits et appliquer toute leur pensĂ©e Ă  l’oraison qu’elles rĂ©citaient, elles songeaient toujours, malgrĂ© elles, Ă  la main, et ne pouvaient s’empĂȘcher de glisser un regard de cĂŽtĂ© pourvoir si elle apparaissait encore. La main restait collĂ©e Ă  la mĂȘme place. Soudain, ma mĂšre monta — Venez, dit-elle, je crois que c’est la fin. Elles redescendirent toutes les quatre et arrivĂšrent juste Ă  temps pour recevoir le dernier soupir de la vieille. ContĂ© par Mme Riolay. — Quimper, juin 1891. _______ VIL’intersigne des bƓufs » Ceci se passait un peu avant la Grande RĂ©volution. » Je le tiens de ma mĂšre, qui avait seize ans Ă  l’époque, et qui n’a jamais menti. Elle Ă©tait vachĂšre dans une ferme de Briec. Je ne saurais vous dire au juste le nom de la ferme, mais elle devait ĂȘtre situĂ©e quelque part aux alentours de la Plaine[68]. Il me souvient que le maĂźtre s’appelait Youenn Yves. C’était un brave homme, et, qui plus est, un homme savant. Il avait Ă©tudiĂ© au collĂšge de Pont-Croix, pour ĂȘtre prĂȘtre. Mais il avait prĂ©fĂ©rĂ© revenir au labour, sans doute parce qu’il ne se sentait pas la vocation. Il n’avait pas dĂ©sappris toutefois ce qui lui avait Ă©tĂ© enseignĂ© au temps de sa jeunesse, et on le vĂ©nĂ©rait dans le pays, attendu qu’il savait lire dans toute espĂšce de livres. On disait mĂȘme qu’il Ă©tait capable de converser, en n’importe quelle langue, avec n’importe qui. Un matin, il dit au grand charretier » — Tu mettras le joug Ă  la plus jeune paire de bƓufs, afin que je les aille vendre Ă  la foire de Pleyben. Il Ă©tait comme cela. Qu’il s’agĂźt de vendre ou d’acheter, il ne se dĂ©cidait jamais qu’au dernier moment, et cela lui rĂ©ussissait toujours. On prĂ©tendait qu’il avait un esprit familier qui lui soufflait Ă  l’oreille, Ă  l’instant prĂ©cis, ce qu’il devait faire. Aussi ne faisait-il que d’excellents marchĂ©s. Donc, le grand charretier imposa le joug aux deux bƓufs les plus jeunes et sella un cheval pour le maĂźtre. Celui-ci se mit en route, aprĂšs avoir distribuĂ© sa tĂąche Ă  chacun dans la ferme. Sa femme qui Ă©tait venue au seuil pour le regarder partir dit Ă  ma mĂšre — Aussi vrai que je vous l’affirme, Tina, des deux jeunes bƓufs que voilĂ , mon homme me rapportera cent Ă©cus. Ma mĂšre s’en fut conduire aux champs les vaches dont elle avait la garde. À la brume de nuit » elle les ramena. Le sentier qu’elle devait suivre faisait croix avec la grand’route. Comme elle arrivait au carrefour, elle rencontra le maĂźtre qui s’en retournait de la foire. Elle ne fut pas peu surprise de voir qu’il revenait avec la paire de bƓufs dont il s’était promis de se dĂ©barrasser. Vous savez qu’en Basse-Bretagne on ne se gĂȘne pas pour causer librement mĂȘme avec les maĂźtres — M’est avis, Youenn, dit ma mĂšre, que la foire de Pleyben ne vous a guĂšre rapportĂ©. — C’est ce qui te trompe, rĂ©pondit le maĂźtre d’un ton Ă©trange elle m’a rapportĂ© plus que je ne souhaitais. — Voire, pensa ma mĂšre
 En tout cas, il n’avait pas l’air joyeux ; il laissait aller son cheval au pas, la bride abandonnĂ©e sur le cou. Quant Ă  lui, il avait les bras croisĂ©s, la tĂȘte inclinĂ©e et songeuse. Les bƓufs l’escortaient, l’un Ă  droite, l’autre Ă  gauche, avec une sorte de solennitĂ© ils avaient dĂ» perdre Ă  la foire le joug qui les attachait. C’étaient d’ailleurs deux bonnes bĂȘtes dociles, quoique jeunes. Ils n’avaient pas encore Ă©tĂ© attelĂ©s Ă  la charrue, ni au tombereau, parce que Youenn les rĂ©servait pour la vente, mais on voyait dĂ©jĂ , Ă  leur allure posĂ©e, Ă  la façon paisible dont ils allongeaient le mufle vers le sol, qu’ils Ă©taient tout prĂȘts Ă  faire de vaillante besogne. Pour le moment ils avaient l’air, eux aussi, de songer Ă  des choses tristes, comme le maĂźtre. On marcha quelque temps en silence, les vaches en avant. Ma mĂšre se demandait ce que le maĂźtre avait bien pu vouloir dire. En quoi donc la foire de Pleyben lui avait-elle rapportĂ© plus qu’il ne souhaitait ? Il tenait le milieu de la chaussĂ©e, avec la paire de bƓufs. Ma mĂšre cheminait dans l’herbe de la douve. Tout Ă  coup Youenn l’interpella — Tina, dit-il, je ramĂšnerai moi-mĂȘme les vaches. Toi, prends cette voie de traverse et cours d’une haleine jusqu’au bourg. Tu passeras d’abord chez le menuisier pour lui commander un cercueil de six pieds de long sur deux pieds de large. Puis tu te rendras au presbytĂšre. Quel que soit le prĂȘtre de service, tu le prieras de prendre son sac d’extrĂȘme-onction[69] et de te suivre chez nous au plus vite. Ma mĂšre regarda le maĂźtre avec stupĂ©faction. Il avait des larmes qui lui roulaient sur la joue. — Va, commanda-t-il, et sois prompte. Ma mĂšre prit ses sabots dans ses mains, enfila la voie de traverse, et courut au bourg tout d’une haleine. Une heure aprĂšs, elle Ă©tait de retour Ă  la ferme. Un des vicaires raccompagnait. Sur le seuil Ă©tait assise la fermiĂšre. — Vous arrivez trop tard, dit celle-ci au vicaire, mon mari est trĂ©passĂ©. Ma mĂšre n’en pouvait croire ses oreilles. La fermiĂšre fit tout de mĂȘme entrer le prĂȘtre. Ma mĂšre se glissa derriĂšre eux dans la cuisine. Sur la table, on avait Ă©tendu un matelas, et le maĂźtre Ă©tait couchĂ© dessus, mort. Il avait encore ses vĂȘtements de la journĂ©e. Le vicaire aspergea le corps d’eau bĂ©nite et commença les priĂšres funĂšbres. Quand il fut parti, ma mĂšre reçut l’ordre de gagner le lit, car on prĂ©parait tout pour la derniĂšre toilette du dĂ©funt. Ce lit Ă©tait au bas bout de la maison. Une simple cloison de planches sĂ©parait la piĂšce de la cuisine. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma mĂšre n’avait nulle envie de dormir. Elle fit mine de se coucher, et de tirer sur elle les volets du lit. Mais quand il se fut Ă©coulĂ© quelque temps, elle se releva en chemise et vint coller l’oreille Ă  la cloison. Il n’était restĂ© dans la cuisine, que la veuve de Youenn, et deux vieilles femmes du voisinage qui avaient coutume d’ensevelir. Dans la cour, on entendait causer les gens de la maison, et d’autres, venus des alentours, pour la veillĂ©e. Tous se demandaient comment la mort avait pu abattre si soudainement un homme aussi solide. C’était aussi ce qui intriguait ma mĂšre. Elle ne tarda pas Ă  ĂȘtre renseignĂ©e, car elle ne perdit pas un mot du rĂ©cit que faisait la fermiĂšre aux deux vieilles femmes, dans la cuisine, pendant qu’elles lavaient ensemble le cadavre de Youenn. — Vous savez, disait la fermiĂšre, que jamais il ne manquait une vente. Quand je l’ai vu revenir avec les bƓufs, je lui en ai fait reproche. — Youenn, lui dis-je, cette fois tu es en faute. — C’est la premiĂšre fois et ce sera la derniĂšre, me rĂ©pondit-il. — Plaise Ă  Dieu ! fis-je. Il me regarda drĂŽlement et il me dit ; — VoilĂ  un souhait que tu regretteras vite de voir exaucĂ©, car il t’en viendra grande peine
 Qui, poursuivit-il, aprĂšs un silence c’est la premiĂšre fois que tu me prends en faute sur un marchĂ©, et sera aussi la derniĂšre, parce que nul autre marchĂ© je ne ferai de ma vie. Demain, l’on m’enterrera. — J’avais bien envie de le traiter de rĂȘveur[70], mais je me souvins de certaine parole qu’il m’avait dite naguĂšre. Le premier averti de ma mort, ce sera moi », m’avait-il souvent rĂ©pĂ©tĂ©. Je le vis si abattu que la peur me saisit. Évidemment, il avait dĂ» avoir son intersigne. Je lui demandai, toute tremblante — Que s’est-il donc passĂ© depuis ce matin ? — Ma foi de Dieu, dit-il, nous Ă©tions arrivĂ©s Ă  la descente de ChĂąteaulin, quand tout Ă  coup les bƓufs, qui jusque-lĂ  avaient fait la route paisiblement, s’arrĂȘtent, et se mirent Ă  renifler avec bruit. Puis l’un d’eux dit Ă  l’autre, en son langage de bĂȘte M’est avis qu’on nous mĂšne Ă  ChĂąteaulin ? — Oui, rĂ©pondit l’autre, mais on nous ramĂšnera ce soir Ă  la Plaine. » Je les exposai sur le champ de foire. Les gens se mirent tourner Ă  l’entour, chacun disait VoilĂ  une belle paire de bouvillons, mais personne ne m’en demandait le prix. Ce fut ainsi toute la journĂ©e. Durant longtemps je dĂ©vorai mon impatience, mais quand je vis le champ de faire se vider et venir la tombĂ©e du soir, je ne pus me dĂ©fendre de jurer et de sacrer tout bas. En vĂ©ritĂ©, Ă  ce moment-lĂ , je crois que j’eusse donnĂ© mes deux bĂȘtes pour rien, si seulement j’en avais trouvĂ© preneur. Le bƓuf noir et gris s’étant mis Ă  creuser le sol de son sabot, je lui dĂ©tachai un coup de pied dans le ventre. Il me regarda alors du coin de l’Ɠil, tristement, et il me dit Youenn, avant deux heures il fera nuit, et dans quatre heures vous serez mort. Retournons vite Ă  la ferme, vous, pour mettre votre conscience en rĂšgle, et nous, pour nous prĂ©parer Ă  notre travail de demain, qui sera de vous porter en terre. » — VoilĂ  ce que m’a contĂ© mon homme, ajouta la fermiĂšre ; un autre se serait peut-ĂȘtre mis en colĂšre contre le bƓuf, mais lui qui Ă©tait un homme de sens, il a suivi son conseil. GrĂące Ă  quoi il a trĂ©passĂ©, non dans la douve du grand chemin, comme un animal, mais dans sa maison, assistĂ© d’un prĂȘtre et muni des sacrements, comme un bon chrĂ©tien. — DouĂ© do bardono ann anaĂŽnn ! Dieu pardonne aux dĂ©funts !, murmurĂšrent les vieilles femmes. Ma mĂšre fit le signe de la croix et regagna son lit. Le lendemain, les deux bouvillons traĂźnĂšrent au bourg de Briec la charrette funĂšbre. Ceci se passait un peu avant la Grande RĂ©volution. » Depuis ce temps-lĂ , on prĂ©tend que les bƓufs ne parlent plus, si ce n’est pourtant Ă  l’heure de minuit, durant la veillĂ©e de NoĂ«l. ContĂ© par NaĂŻc, vieille marchande de fruits, — Quimper, 1887. _______ VIIL’intersigne du berceau » Marie Gouriou demeurait au village de Min-Guenn la Pierre-Blanche, prĂšs de Paimpol. Son homme Ă©tait Ă  Islande, oĂč il faisait la pĂȘche. Ce soir-lĂ , Marie Gouriou s’était couchĂ©e, aprĂšs avoir placĂ© sur le banc-tossel[71] tout contre son lit, le berceau oĂč dormait son petit enfant. Elle Ă©tait assoupie depuis quelque temps, lorsque dans son sommeil elle crut entendre l’enfant pleurer. Elle ouvrit les yeux, regarda. JĂ©sus-ma-DouĂ© ! JĂ©sus mon Dieu !, la chambre Ă©tait pleine de lumiĂšre, et un homme, penchĂ© sur le berceau, berçait doucement le petit, en lui chantant Ă  mi-voix un refrain de matelot. L’homme avait rabattu sur son visage le capuchon de son cirĂ©, en sorte qu’on ne pouvait distinguer ses traits. — Qui ĂȘtes-vous ? s’écria Marie Gouriou, Ă©pouvantĂ©e. L’homme leva la tĂȘte. La femme Gouriou reconnut son mari. — Comment ! tu es dĂ©jĂ  de retour ?
 Il n’y avait guĂšre plus d’un mois qu’il Ă©tait parti. Elle remarqua que ses habits ruisselaient, et cela sentait trĂšs fort l’eau de mer. — Prends donc garde, dit-elle, tu vas mouiller l’enfant
 Attends, je vais allumer du feu. Elle avait dĂ©jĂ  les deux jambes hors de son lit et s’apprĂȘtait Ă  passer son jupon. Mais la lumiĂšre Ă©trange qui emplissait la maison s’évanouit aussitĂŽt. Marie chercha Ă  tĂątons les allumettes, en frotta une, et constata que son mari n’était plus lĂ  Elle ne devait plus le revoir. Le premier chasseur[72] qui revint d’Islande lui apprit que le navire oĂč s’était embarquĂ© son homme s’était perdu corps et biens, la nuit mĂȘme oĂč Gouriou lui Ă©tait apparu penchĂ© sur le berceau de son fils. ContĂ© par Goanvic, cantonnier. — Paimpol. _______ VIIIL’intersigne de la tĂȘte coupĂ©e »[73] Une nuit que Barba Louarn, de Paimpol, Ă©tait restĂ©e Ă  filer jusqu’à une heure trĂšs tardive, elle s’endormit de fatigue sur sa tĂąche. Elle avait bien prĂšs de soixante-dix ans, la pauvre vieille !
 Sa quenouille lui ayant Ă©chappĂ© des mains et ayant fait du bruit en tombant sur le rouet, Barba se rĂ©veilla en sursaut. Elle ne fut pas peu surprise de voir toute la piĂšce Ă©clairĂ©e d’une lumiĂšre blanche. Dans le milieu de la chambre, il y avait une table ronde oĂč Barba avait coutume de dĂ©poser Ă  mesure les Ă©cheveaux de lin qu’elle avait filĂ©s. Or, sur le tas d’écheveaux, elle vit une tĂȘte, une tĂȘte fraĂźchement coupĂ©e et d’oĂč le sang dĂ©gouttait. Dans cette tĂȘte, elle reconnut celle de son fils, marin Ă  bord d’un bĂątiment de l’État. Les yeux Ă©taient grands ouverts et la regardaient avec une inexprimable angoisse. — Mabic ! Mabic ! Petiot ! Petiot !, s’écria-t-elle, en joignant les mains, que t’est-il arrivĂ©, mon Dieu ? SitĂŽt que la vieille eut parlĂ© ainsi, la tĂȘte roula sur la table et en fit le tour, par neuf fois. Puis elle reparut en haut du tas d’écheveaux. — Adieu, ma mĂšre ! dit une voix. Barba Louarn se retrouva plongĂ©e dans l’obscuritĂ©. Des voisines la ramassĂšrent, le lendemain, Ă©vanouie, sur le plancher de la chambre. On apprit, Ă  quelque temps de lĂ , que cette mĂȘme nuit, Ă  cette mĂȘme heure, son fils Yvon Louarn, second maĂźtre Ă  bord du Redoutable, avait eu la tĂȘte dĂ©tachĂ©e du tronc, dans une fausse manƓuvre ; et, comme c’était par gros temps, la tĂȘte avait roulĂ© de ci de lĂ  sur le pont, avant qu’on eĂ»t pu la saisir au passage. ContĂ© par Marie-Jeanne Le Vay. — Paimpol. _______ IXL’intersigne de l’image de l’eau » J’étais bien jeune alors, mais j’ai de ceci une souvenance aussi fraĂźche que si la chose s’était passĂ©e d’hier. Or, j’ai soixante-huit ans sonnĂ©s. J’en avais Ă  peu prĂšs douze Ă  l’époque dont je vous parle. On m’avait prise, par charitĂ©, comme gardeuse de vaches, Ă  la ferme de Coat-Beuz, dans la paroisse de Kerfeunteun[74]. Ce matin-lĂ , on m’avait envoyĂ©e paĂźtre le troupeau dans des prairies, le long du Steir[75], oĂč le foin avait Ă©tĂ© fauchĂ© de la veille. Pendant que mes bĂȘtes broutaient çà et lĂ , je m’étais assise sur la berge de la riviĂšre, et je m’amusais, pour passer le temps, Ă  battre l’eau avec la gaule qui me servait d’ordinaire Ă  rassembler les vaches. Soudain, je tressaillis. Devant moi, dans l’eau qui Ă©tait Ă  cet endroit dormante, mais trĂšs limpide, je venais de voir, aussi nettement que je vous vois, se dessiner la figure et tout le haut du corps de mon maĂźtre. Je remarquai mĂȘme qu’il avait l’air sombre. Je crus qu’il s’apprĂȘtait Ă  me gronder, parce qu’il me surprenait Ă  flĂąner ainsi, et je n’osai dĂ©tourner la tĂȘte. Mon embarras dura bien deux ou trois minutes. À la fin, Ă©tonnĂ©e de n’attraper ni gronderie ni gifle, — car il Ă©tait rĂ©putĂ© pour avoir le geste prompt, — je pris mon courage Ă  deux mains et me relevai d’un bond. Jugez de ma stupĂ©faction, quand je constatai qu’il n’y avait dans le prĂ© que mes vaches et moi. À moins de s’ĂȘtre abĂźmĂ© sous terre, le maĂźtre ne pouvait avoir disparu si vite. D’autre part, il n’y avait pas de doute possible c’était bien son image que je venais de voir lĂ , dans l’eau de la riviĂšre. Je ruminai cette aventure Ă©trange tout le reste de la journĂ©e. À la brume de nuit, je rentrai avec mes bĂȘtes. La premiĂšre personne dont je fis rencontre, en ouvrant la barriĂšre du Coat-Beuz, ce fut prĂ©cisĂ©ment le maĂźtre. — Il m’a rien dit lĂ -bas, pensai-je ; mais il va me rudoyer maintenant. Pas du tout ! Il m’accueillit au contraire avec des paroles joyeuses, m’accompagna dans l’étable, et me montra gentiment comment il fallait attacher les vaches, chose dont je m’étais jusqu’alors acquittĂ©e assez mal. Le voyant de si bonne humeur, ma foi ! je me mis Ă  causer. — Vous avez dĂ» avoir bien chaud, ce midi, Jean Derrien, quand vous avez passĂ© du cĂŽtĂ© des prĂ©s. Vous auriez dĂ» faire comme moi, et tremper vos pieds dans l’eau. Ça rafraĂźchit tout le sang. — Qu’est-ce que tu racontes ? fit-il. Je ne suis pas allĂ© du cĂŽtĂ© des prĂ©s. C’était aujourd’hui la foire de Saint-TrĂ©meur, et j’en arrive. Je m’aperçus alors seulement qu’il avait sa veste des dimanches. — Tiens ! Je croyais,
 il m’avait semblĂ© !
 Je balbutiais maladroitement. Heureusement que la corne sonna pour le souper. À table, je ne desserrai pas les dents. Mais j’avais l’esprit bien tourmentĂ©, je vous promets. Je couchais au bas bout de la cuisine, avec la grande servante[76]. Nous partagions le mĂȘme lit. Quand nous fĂ»mes toutes deux dans nos draps, je dis Ă  ma compagne — Il y a un malheur suspendu sur cette maison. Je lui contai l’aventure. Elle me traita de folle, mais je vis bien qu’au fond elle n’était pas plus rassurĂ©e que moi-mĂȘme. Comme le jour approchait, mais avant que les coqs n’eussent chantĂ©, j’entendis qu’on appelait la grande servante, de l’autre bout de la cuisine, oĂč Ă©tait le lit des maĂźtres. Je la poussai du coude ; elle se leva. Peu d’instants aprĂšs, elle accourait m’apprendre que Jean Derrien venait de trĂ©passer. Il Ă©tait mort d’un coup de sang. ContĂ© par NaĂŻc, fruitiĂšre ambulante. — Quimper, 1888. _______ XL’intersigne des Ă©pingles » Vous connaissez les grandes coiffes » que portent les femmes, dans les circonstances solennelles, au pays de TrĂ©guier et en GoĂ«lo[77]. Vous n’ignorez pas non plus qu’on en rabat les ailes, lorsqu’on est en deuil de l’un de ses proches. Il est indispensable que vous sachiez cela, pour comprendre l’intersigne que voici. Il s’est produit dans une maison d’Yvias, il y a de cela une quarantaine d’annĂ©es. C’était un dimanche de PĂąques. La jeune fille de la maison elle s’appelait Marie-Louise Ă©tait en train de s’attifer pour la messe. Elle avait sorti de son armoire ses vĂȘtements les plus beaux, comme il sied pour une fĂȘte de cette importance, et aussi la plus brodĂ©e de ses catioles c’est le nom que nous donnons ici aux grandes coiffes. Certaines femmes ont besoin, pour se coiffer, d’une ou mĂȘme de plusieurs aides. Marie-Louise s’en tirait d’ordinaire toute seule, et peu de catioles cependant Ă©taient aussi joliment disposĂ©es que la sienne. Ce matin-lĂ , elle Ă©tait donc debout devant son miroir. Sa coiffe Ă©tait dĂ©jĂ  Ă  moitiĂ© mise. Elle avait ramenĂ© sur son front un double bandeau de cheveux, rassemblĂ© les tresses au fond du bonnet. Elle n’avait plus pour ĂȘtre prĂȘte, qu’à replier les ailes de sa coiffe puis Ă  les Ă©pingler l’une sur l’autre. Elle en ajusta sans peine les bouts, Ă©tant, comme je vous l’ai dit, trĂšs habile de ses mains. Mais lorsqu’il s’agit de les Ă©pingler, ce fut une autre histoire. Elle tenait les Ă©pingles entre ses dents, afin d’avoir les bras libres. D’habitude, une seule Ă©pingle lui suffisait Ă  Ă©tablir solidement l’édifice de sa coiffure. Elle en prend une
 L’épingle lui glisse des doigts. Elle en prend une autre, la fixe Ă  la place voulue
 Ding !
 la seconde Ă©pingle se dĂ©tache, tombe sur le plancher de la chambre, en faisant un petit bruit clair, et les ailes de la coiffe se dĂ©ploient sur les Ă©paules de Marie-Louise. Marie-Louise essaye d’une troisiĂšme, d’une quatriĂšme Ă©pingle
 La douzaine y passe. Peine perdue ! Il semble que les Ă©pingles se refusent Ă  fixer les ailes de la coiffe ou que les ailes de la coiffe se refusent Ă  se laisser fixer. Or le deuxiĂšme son de la messe venait de sonner au bourg. La jeune fille risquait d’arriver en retard Ă  l’église, ce qui n’eĂ»t pas Ă©tĂ© convenable un jour de PĂąques. DĂ©pitĂ©e, elle se rĂ©signe enfin Ă  faire ce qu’elle n’avait jamais fait, Ă  appeler une servante pour l’aider Ă  mettre sa coiffe. La servante monte. Elle eĂ»t aussi bien fait de rester en bas, Ă  vaquer Ă  sa besogne de cuisine. Pas plus que sa maĂźtresse, elle ne rĂ©ussit Ă  faire tenir les Ă©pingles. Autant elle en fourre dans la coiffe, autant il en pleut Ă  terre. À chaque Ă©pingle qu’elle fixe, elle dit Pour sĂ»r, ça y est cette fois ! » Marie-Louise qui a les bras levĂ©s, pour maintenir les deux ailes de tulle, les laisse retomber en poussant un soupir d’aise, mais dĂšs que les bras de la jeune fille retombent, les ailes de la coiffe font de mĂȘme. — Encore une Ă©pingle, pour voir ! Il y en eut bientĂŽt tout un tas aux pieds de Marie-Louise. Ding ! Ding ! Ding !
 À chaque Ă©pingle nouvelle, toujours le mĂȘme petit bruit clair
. Le troisiĂšme son de la messe sonna. Marie-Louise ne put arrivera temps Ă  l’église. Elle s’en confessa au recteur, le soir, en lui contant son aventure. Le recteur lui dit — Notez ce jour dans votre mĂ©moire. Peu de temps aprĂšs, la jeune fille d’Yvias apprit que son fiancĂ©, qui Ă©tait soldat en AlgĂ©rie, avait trĂ©passĂ© le dimanche de PĂąques, vers les dix heures du matin. ContĂ© par Jeanne-Yvonne Pariscoat, marchande. — Yvias, aoĂ»t 1888. _______ XIL’intersigne des rames » Un soir, aprĂšs souper, nous Ă©tions, comme cela, Ă  causer au coin du feu. On Ă©tait en plein hiver, et vous savez si, en cette saison, le vent souffle sur nos cĂŽtes. Je n’avais que dix ans Ă  l’époque, j’en ai aujourd’hui soixante-trois, mais de semblables souvenirs ne sortent de la mĂ©moire que lorsque la vie s’en va du corps. D’entendre meugler la tempĂȘte, on en vint tout naturellement Ă  parler de mon frĂšre aĂźnĂ©, Guillaume, qui Ă©tait alors marin sur la mer. Ma mĂšre fit observer que depuis longtemps on n’avait eu de ses nouvelles. Sa derniĂšre lettre Ă©tait datĂ©e de Valparaiso. Dans cette lettre, il se disait en parfaite santĂ©, mais elle remontait dĂ©jĂ  Ă  six mois. Il est vrai que les matelots ne sont pas prodigues d’écritures. — Tout de mĂȘme, disait ma mĂšre, je voudrais bien savoir oĂč il est Ă  cette heure. Pourvu qu’il n’ait pas Ă  pĂątir du coup de vent qu’il fait ce soir ! LĂ -dessus on commença les priĂšres auxquelles on ajouta un Pater tout exprĂšs Ă  l’intention de mon frĂšre Guillaume. Puis, nous nous en fĂ»mes coucher. Moi je partageais le lit de ma sƓur CoupaĂŻa. Nous dormions dĂ©jĂ  Ă  moitiĂ©, lorsque la voix de ma mĂšre nous rĂ©veilla. Son lit Ă©tait placĂ© au bout du nĂŽtre, Ă  cĂŽtĂ© de l’ñtre. — HĂ© ! les enfants, est-ce que vous n’entendez pas ? — Quoi donc, mamm ? — Ce bruit, au dehors. C’est moi qui couchais au bord. Je me levai sur mon sĂ©ant, et je tendis l’oreille. — Oui, dis-je, j’entends le bruit de quatre rames qui frappent l’eau en cadence. — Est-ce tout ? demanda la bonne femme. — Non, ma foi ! J’entends aussi des gens converser entre eux. — Sors donc du lit, Marie-Cinthe[78], et entr’ouvre la fenĂȘtre pour tĂącher de comprendre en quelle langue ils parlent. J’obĂ©is. J’entr’ouvris la fenĂȘtre avec prĂ©caution, de peur que la bourrasque ne m’en poussĂąt les battants Ă  la figure. Les voix venaient de la mer dont notre maison, celle-lĂ  mĂȘme que j’habite encore n’était sĂ©parĂ©e que par la route. C’étaient Ă©videmment les voix des quatre rameurs. Ce qu’il y avait de bizarre, c’est que chacun d’eux avait l’air de parler dans une langue diffĂ©rente. Quelques mots arrivĂšrent jusqu’à moi. Je les ai retenus ; les voici — Hourra
 Sinemara
 Dali
 Ariboué  Anglais, espagnol, italien, il y avait peut-ĂȘtre lĂ -dedans de tout cela Ă  la fois. Il me sembla aussi que l’un des hommes du canot mystĂ©rieux s’exprimait en breton. Mais, dans ce charabia de langues, et surtout Ă  cause du vent, je ne pus distinguer ce qu’il disait. — Eh bien, Marie-Cinthe ? interrogea ma mĂšre. — Ce doit ĂȘtre, rĂ©pondis-je, le canot de quelque navire en dĂ©tresse dans nos parages, et qui a Ă  son bord des matelots de divers pays. — Rallume la chandelle, en ce cas, afin que ces pauvres gens trouvent une maison Ă©clairĂ©e, quand ils dĂ©barqueront. Ma mĂšre Ă©tait une femme secourable. Elle aimait Ă  rendre service, dans la mesure de ses moyens, surtout lorsqu’elle avait affaire Ă  des marins, car on l’était, chez nous, de pĂšre en fils. Moi, de rallumer la chandelle, et de passer mon jupon et mon corsage. Je grelottais de froid, un peu de peur aussi, je l’avoue. Puis je restai lĂ  attendre
 une demi-heure, une heure. Mais personne ne vint cogner Ă  la porte. Les hommes du canot avaient dĂ» dĂ©barquer, cependant. On n’entendait plus ni bruit de rames, ni bruit de voix. À la fin, ma mĂšre me dit de me recoucher. CoupaĂŻa Ă©tait dĂ©jĂ  rendormie. MalgrĂ© la frayeur Ă©trange dont je me sentais saisie, je ne tardai pas Ă  faire comme elle. Le lendemain, dĂšs le point du jour, le premier soin de la vieille Toulouzan fut d’aller aux informations. Mais elle eut beau questionner de porte en porte, elle ne put recueillir aucun renseignement. Personne, hormis nous, n’avait eu vent de quoi que ce fĂ»t. MĂȘme les douaniers de garde, cette nuit-lĂ , entre BuguĂ©lĂšs et TreztĂȘl, juraient leur plus grand serment que pas un navire n’avait Ă©tĂ© en vue et que pas un canot n’avait rangĂ© la cĂŽte. Ma mĂšre rentra, la figure toute pĂąle. La journĂ©e se passa pour nous Ă  attendre la nuit avec impatience, et cependant Ă  craindre sa venue. Comme nous nous mettions Ă  table pour souper, le second de mes frĂšres, qui Ă©tait allĂ© la veille par mer Ă  Perros, se montra dans le cadre de la porte. Nous ne comptions pas sur lui avant la marĂ©e suivante. J’apportais son couvert, et le repas commença. Tout Ă  coup, mon frĂšre poussa un cri — On a donc suspendu aux poutres de la viande saignante ? dit-il, en levant les yeux au plafond. — Tu auras bu de trop, rĂ©pliqua ma mĂšre, que cette exclamation avait troublĂ©e. — Damen ! voyez plutĂŽt. Ce ne sont cependant pas des gouttes d’eau salĂ©e que j’ai lĂ . Il avait posĂ© sa main Ă  plat sur la table. Sur le dos de cette main, trois larmes rouges Ă©taient en effet tombĂ©es on ne sait d’oĂč, trois larges gouttes de sang frais[79]. Ma mĂšre devint aussi blanche qu’un cadavre. — Pour sĂ»r, murmura-t-elle, il y a un malheur sur l’un des nĂŽtres. Chacun gagna son lit. Mais une mĂȘme pensĂ©e nous tint tous Ă©veillĂ©s, jusqu’à ce que la fatigue eĂ»t raison de notre Ă©pouvante. Nous Ă©coutions si les rameurs inconnus ne faisaient pas entendre le bruit cadencĂ© de leurs avirons. Le vent s’était apaisĂ©. La nuit Ă©tait silencieuse. Nous n’entendĂźmes rien de particulier
 Il n’en fut pas de mĂȘme, le troisiĂšme soir. Ma mĂšre venait d’éteindre la chandelle, quand de nouveau arriva jusqu’à nous le plic-ploc de quatre rames frappant l’eau, deux Ă  deux. De nouveau, je me levai. Cette fois, je voulais en avoir le cƓur net, je voulais voir. Je me rhabillai et je sortis. La mer miroitait sous la lune. Je fouillai des yeux toute l’étendue claire des eaux. Je ne vis que les rochers de Saint-Gildas qui semblaient des spectres et, trĂšs loin, les bĂȘtes mauvaises, les Sept-Îles[80]. De barque, point ! Et cependant le plic-ploc continuait de rĂ©sonner dans la nuit, comme un tic-tac rĂ©gulier d’horloge. Mais c’était tout. Les rameurs nageaient » en silence. Ils ne conversaient plus entre eux, dans leurs multiples jargons. — Mon frĂšre m’avait rejoint sur la falaise. Il avait l’Ɠil plus exercĂ© que le mien. N’importe ! Il ne fit que voir ce que je voyais, rien de plus. — Eh bien, nous demanda la vieille, quand nous eĂ»mes repassĂ© le seuil. Mon frĂšre rĂ©pondit — Ça doit ĂȘtre un intersigne de marin. Ma mĂšre, de son lit, commença aussitĂŽt le De profundis. Nous pensions tous Ă  Guillaume, et, tout an priant, nous ne pouvions nous empĂȘcher de sangloter. Je ne crois pas que nous ayons pleurĂ© autant, un mois aprĂšs, lorsque la mĂšre, de retour de TrĂ©guier oĂč elle avait Ă©tĂ© toucher sa dĂ©lĂ©gation », au bureau de la marine, nous annonça que Guillaume Ă©tait mort. C’était le sous-commissaire qui lui avait communiquĂ© la chose. Juste le soir oĂč, pour la premiĂšre, fois, nous avions entendu le bruit des rames, le frĂšre aĂźnĂ©, Ă©tant Ă  Karikal des Indes, avait Ă©tĂ© commandĂ© pour aller Ă  terre, avec le canot du bord, en compagnie de trois matelots, chercher des officiers. Il Ă©tait revenu au navire avec un fort mal de tĂȘte. Le lendemain, son nez avait saignĂ©. Le surlendemain, on avait dĂ©barquĂ© son cadavre, pour ĂȘtre inhumĂ© dans le cimetiĂšre catholique
 En ce monde, il ne faut s’étonner de rien. Tout s’y fait par la seule volontĂ© de Dieu. ContĂ© par Marie-Cinthe Toulouzan. — Port-Blanc, aoĂ»t 1891. _______ XIIL’intersigne de l’enterrement »[81] Marie Creac’hcadic, jeune fille de quinze Ă  seize ans, Ă©tait servante Ă  la ferme de KervĂ©zenn, en Briec. Non loin de KervĂ©zenn, s’éteignait doucement, dans une chaumiĂšre isolĂ©e, un vieillard aveugle qui Ă©tait l’oncle de Marie, Ă  la mode de Bretagne, et Ă  qui elle allait quelquefois faire visite. Un matin, elle s’en revenait de Quimper, oĂč elle avait coutume d’aller chaque jour porter du lait, avec une petite voiture Ă  bras. On Ă©tait en hiver et il faisait Ă  peine jour. Marie se trouva tout Ă  coup devant un char Ă  bancs, dont un paysan, qu’elle reconnut, conduisait le cheval par la bride. Elle n’eut que le temps de se garer, avec sa voiture, dans la douve. Le char Ă  bancs passa ; elle vit qu’il contenait un cercueil. DerriĂšre venait le porteur de croix, puis un prĂȘtre, le recteur de Briec, et enfin le cortĂšge funĂšbre. Marie ne fut pas mĂ©diocrement surprise de voir que le deuil Ă©tait menĂ© par les plus proches parents de son oncle l’aveugle. — Allons, se dit-elle, il paraĂźt que mon oncle est mort. Elle rentra Ă  KervĂ©zenn, tout attristĂ©e, un peu dĂ©pitĂ©e aussi qu’on ne lui eĂ»t pas fait part de la mort du pauvre vieux, qu’elle aimait beaucoup. La maĂźtresse de maison, remarquant qu’elle avait l’air tout drĂŽle, lui demanda — Qu’est-ce donc qui vous est arrivĂ©, Marie ? — Il m’est arrivĂ© que je viens de me croiser avec l’enterrement de mon oncle, et qu’on n’a pas daignĂ© me faire part de sa mort. La maĂźtresse de maison se mit Ă  rire. — Vous avez rĂȘvĂ©, ma fille ; car, certes, vous n’étiez pas bien rĂ©veillĂ©e, quand vous avez vu ce que vous dites. Si votre oncle Ă©tait mort, on l’aurait su dans le quartier. — Eh bien, rĂ©pondit Marie, j’en aurai le cƓur net ! Et elle alla, d’une course, jusqu’à la chaumiĂšre. Elle y trouva le vieil aveugle couchĂ©, comme Ă  son ordinaire, dans le lit clos, auprĂšs de l’ñtre. Seulement il avait la face toute jaune et ne respirait presque plus. Une de ses filles qui Ă©tait lĂ , avec d’autres parents, invita Marie Ă  se joindre Ă  eux pour la veillĂ©e, cette nuit-lĂ , en ajoutant que ce serait sans doute la derniĂšre. Elle ne manqua pas de s’y rendre. Comme elle Ă©tait un peu fatiguĂ©e de sa journĂ©e, elle s’assoupit, au bout d’une heure ou deux. Soudain, il lui sembla que quelque chose de lourd venait de heurter contre la porte. Elle se rĂ©veilla en sursaut, et s’aperçut que les autres veilleurs, eux aussi, dormaient d’un sommeil profond. La porte cependant s’était ouverte. Marie vit entrer un cercueil qui fut dĂ©posĂ© par des mains invisibles sur le banc-tossel[82]. Elle eut grand’peur et se tint bien coi Ă  la place oĂč elle Ă©tait assise. Elle serra mĂȘme trĂšs fort ses paupiĂšres sur ses yeux. Mais, quand elle ne vit plus, elle entendit
, elle entendit les mains mystĂ©rieuses fourrager dans le cercueil parmi les rubans de bois ou ripes qu’on Ă©tend sous les cadavres et le chanvre peignĂ© qu’on tord en guise d’oreiller sous leur nuque. En ce moment l’oncle fit un long soupir. À l’aube, on constata qu’il Ă©tait dĂ©jĂ  tout froid. Marie Creac’hcadic s’en fut Ă  KervĂ©zenn, le cƓur chavirĂ©, prier qu’on voulĂ»t bien lui permettre d’assister Ă  l’enterrement. Mais la maĂźtresse de maison lui fit observer que les pratiques de la ville attendaient leur lait, qu’elle n’était d’ailleurs que la parente Ă©loignĂ©e du mort et qu’elle s’était suffisamment acquittĂ©e envers lui en le veillant toute une nuitĂ©e. La pauvre fille dut se rĂ©signer. Elle s’attela Ă  la petite voiture et se dirigea vers Quimper. Elle rencontra l’enterrement, — le vrai, cette fois, — au mĂȘme tournant du chemin oĂč elle avait dĂ©jĂ  croisĂ© l’autre. Craignant qu’on ne lui fĂźt reproche pour n’ĂȘtre pas venue se mĂȘler au cortĂšge, elle se jeta dans un champ dont la barriĂšre Ă©tait ouverte. Elle attendit lĂ , en regardant Ă  travers les ajoncs du talus, que le convoi se fĂ»t Ă©loignĂ©. Elle s’apprĂȘtait Ă  quitter sa cachette, quand elle fut clouĂ©e sur place par la stupeur. Voici que, par la route, s’avançait d’un pas hĂ©sitant, un vieux Ă  la figure jaune comme cire, et c’était son oncle, son oncle l’aveugle, qui suivait Ă  distance son propre enterrement. Pour le coup, Marie Creac’hcadic s’évanouit d’épouvante. Des gens qui passaient par le champ la trouvĂšrent une heure plus tard, qui gisait inerte dans le fossĂ©. Ils la rapportĂšrent Ă  KervĂ©zenn, Ă  demi morte[83]. ContĂ© par Marie Manchec, couturiĂšre. — Quimper. _______ XIIILe moribond extrĂ©misĂ© par un prĂȘtre mort Lomm Grenn Ă©tait journalier Ă  la ferme de Kerniz. En ce temps-lĂ  il n’y avait pas d’horloges chez les riches, encore moins chez les pauvres gens. Lomm Grenn, pour savoir s’il Ă©tait l’heure de se rendre Ă  son travail, avait coutume de consulter la couleur du ciel. DĂšs qu’il le voyait blanchir, il se levait, s’habillait et se mettait en route. Une nuit, en se rĂ©veillant, il crut remarquer qu’il faisait clair-de-jour, et sauta promptement hors du lit. C’était en hiver. Lomm partit, encore ensommeillĂ©. Comme il allait par le grand chemin, il croisa un prĂȘtre portant l’hostie, accompagnĂ© d’un enfant de chƓur qui faisait tinter une clochette. Le prĂȘtre, en passant prĂšs de Lomm, lui dit — Suivez-moi ! On ne refuse pas d’obĂ©ir Ă  un prĂȘtre qui porte le bon Dieu. Lomm suivit, tĂȘte nue, en rĂ©citant des priĂšres pour la personne qu’on allait extrĂ©miser. Le prĂȘtre et l’enfant de chƓur s’engagĂšrent dans une garenne — Tiens, pensa Lomm, il paraĂźt que c’est Ă  TrĂ©gloz qu’il y a quelqu’un de malade. Probablement, le vieux Guilcher. C’était en effet, au manoir de TrĂ©gloz, et c’était aussi Guilcher le vieux. Il Ă©tait lĂ , Ă©tendu sur son lit, et dĂ©jĂ  mĂ»r pour la terre. Deux hommes faisaient mine de l’assister, mais en rĂ©alitĂ© ils dormaient profondĂ©ment sur leurs siĂšges. Ils ne rouvrirent mĂȘme pas les yeux, pendant que le prĂȘtre administrait au moribond les derniers sacrements. Lomm, qui s’était agenouillĂ© sur le seuil, ne put s’empĂȘcher de trouver cela scandaleux. Le prĂȘtre, ayant terminĂ© son office, fit le signe de la croix et dit, en s’adressant Ă  Guilcher le vieux — Brave homme, il y a longtemps que je vous devais vos sacrements. Je vous les ai donnĂ©s. Nous sommes quittes. Cette parole, Lomm Grenn n’en comprit jamais le sens. Cependant le prĂȘtre sortit. — Allez maintenant Ă  votre travail, dit-il au journalier. Vous serez encore de bonne heure. Lorsque Lomm arriva Ă  Kerniz, il ne trouva en effet sur pied que la servante de cuisine. — Vous ĂȘtes bien matinal ! lui dit-elle. Nos gens ne sont pas levĂ©s, et je ne fais que d’allumer le feu pour la soupe. — Tant mieux ! rĂ©pondit Lomm. Au moins on ne m’accusera pas de paresse. Et en attendant que la soupe fĂ»t prĂȘte, il alla curer la crĂšche aux chevaux. Quand il rentra dans la maison pour dĂ©jeuner, il entendit un des hommes attablĂ©s qui disait — Vous savez la nouvelle ? Guilcher le vieux est mort cette nuit sans avoir reçu les sacrements. — Cela est faux, s’écria Lomm ; si Guilcher le vieux est mort, c’est en chrĂ©tien ; j’ai moi-mĂȘme assistĂ© le prĂȘtre qui lui administrait l’ExtrĂȘme-onction ; j’ai vu lui donner le bon Dieu. Et Lomm de raconter son aventure. — Dame ! reprit le laboureur qui avait parlĂ©, j’ai rencontrĂ© tout Ă  l’heure un de ceux qui veillaient Guilcher. C’est de lui que je tiens la chose. Ils Ă©taient deux, et s’endormirent si bien l’un et l’autre, qu’ils n’ont pas su Ă  quel moment le trĂ©passĂ© avait rendu l’ñme. Celui que j’ai rencontrĂ©, c’est Yves MĂ©nĂšz. Il allait au bourg chercher la croix d’argent, et Ă©tait mĂȘme fort inquiet sur la façon dont il serait accueilli par le recteur. — Eh bien, il faut que j’en aie le cƓur net ! murmura Lomm Grenn. Je vais au presbytĂšre de ce pas. Il se rendit au presbytĂšre. Quand il eut exposĂ© le cas, le recteur lui dit — Tout ce que je puis vous affirmer, c’est que le prĂȘtre que vous avez suivi n’était pas de ce monde. L’étourderie des deux veilleurs aurait pu causer la damnation Ă©ternelle de Guilcher le vieux. Mais Dieu a des ressources infinies pour sauver les Ăąmes. Lomm Grenn s’en retourna Ă  son travail. À partir de ce jour, il demeura prĂ©occupĂ©, Ă©trangement sĂ©rieux, presque triste. Au printemps il mourut. ContĂ© par Fantic OmnĂšs. — BĂ©gard, 1888. _______ CHAPITRE IIL’Ankou[84] L’Ankou est l’ouvrier de la mort oberour ar maro. ⁂ Le dernier mort de l’annĂ©e, dans chaque paroisse, devient l’Ankou de cette paroisse pour l’annĂ©e suivante. ⁂ On dĂ©peint l’Ankou, tantĂŽt comme un homme trĂšs grand et trĂšs maigre, les cheveux longs et blancs, la figure ombragĂ©e d’un large feutre ; tantĂŽt sous la forme d’un squelette drapĂ© d’un linceul[85], et dont la tĂȘte vire sans cesse au haut de la colonne vertĂ©brale, ainsi qu’une girouette autour de sa tige de fer, afin qu’il puisse embrasser d’un seul coup d’Ɠil toute la rĂ©gion qu’il a mission de parcourir[86]. Dans l’un et l’autre cas, il tient Ă  la main une faux. Celle-ci diffĂšre des faux ordinaires, en ce qu’elle a le tranchant tournĂ© en dehors. Aussi l’Ankou ne la ramĂšne-t-il pas Ă  lui, quand il fauche ; contrairement Ă  ce que font les faucheurs de foin et les moissonneurs de blĂ©, il la lance en avant. ⁂ Le char de l’Ankou karrik ou karriguel ann Ankou est fait Ă  peu prĂšs comme les charrettes dans lesquelles on transportait autrefois les morts[87]. Il est traĂźnĂ© d’ordinaire par deux chevaux attelĂ©s en flĂšche. Celui de devant est maigre, efflanquĂ©, se tient Ă  peine sur ses jambes. Celui du limon est gras, a le poil luisant, est franc du collier. L’Ankou se tient debout dans la charrette. Il est escortĂ© de deux compagnons, qui tous deux cheminent Ă  pied. L’un conduit par la bride le cheval de tĂȘte. L’autre a pour fonction d’ouvrir les barriĂšres des champs ou des cours et les portes des maisons. C’est lui aussi qui empile dans la charrette les morts que l’Ankou a fauchĂ©s[88]. ⁂ L’Ankou se sert d’un ossement humain pour aiguiser sa faux. Quelquefois il en fait redresser le fer par les forgerons qui, sous prĂ©texte d’ouvrage pressĂ©, ne craignent pas de tenir leur feu allumĂ©, le samedi soir, aprĂšs minuit. Mais le forgeron qui a travaillĂ© pour l’Ankou ne travaille plus ensuite pour personne. ⁂ L’Ankou a deux pourvoyeuses principales qui sont 1o La Peste ar Vossen ; 2o La Disette ar GernĂšs, c’est-Ă -dire la ChertĂ©. XIV Autrefois, il en avait une troisiĂšme la Gabelle ann Deok holen, le droit du sel. Mais celle-ci, la duchesse Anne en a purgĂ© le monde. La duchesse Anne demeurait au chĂąteau du Korrec, en Kerfot[89]. Un jour, son mari lui dit — La rĂ©union des États va avoir lieu, il faut que je m’y rende. — Prenez garde Ă  ce que vous y ferez. Surtout, n’imposez pas de nouvelles charges Ă  la Bretagne. — Non, non. Il partit, assista aux États, puis s’en revint Ă  son manoir. — Eh bien ? lui demanda la duchesse. — Heu ! rĂ©pondit-il, j’ai dĂ» consentir Ă  l’imposition de la gabelle. — Ah ! Sans rien ajouter, la duchesse passa Ă  la cuisine et glissa quelques mots dans l’oreille de la servante qui faisait cuire de la bouillie pour le repas de son maĂźtre. Peu d’instants aprĂšs, la servante servait la bouillie toute chaude. Le mari de la duchesse y planta la cuillĂšre. — Pouah ! s’écria-t-il aussitĂŽt, on a oubliĂ© d’y mettre du sel ! — HĂ© ! rĂ©pondit la duchesse, d’un ton goguenard, qu’importe ! — Cette bouillie est exĂ©crable, vous dis-je. — Il faudra cependant que vous la mangiez telle quelle. Vous devez l’exemple Ă  nos paysans. Vous les privez de sel. Privez-vous-en vous-mĂȘme. — J’entends qu’on sale mes aliments ! — Abolissez donc la gabelle. — Je ne le puis. J’ai jurĂ© d’aider Ă  la maintenir, tant que je vivrai. — Tant que vous vivrez ? — Certes. — Oh ! bien, ce ne sera donc pas pour longtemps ! fit la duchesse Anne, et, prenant sur la table un couteau Ă  lame effilĂ©e, elle le plongea dans le cƓur de son mari. Puis elle ordonna Ă  un de ses domestiques d’aller annoncer partout que la Gabelle Ă©tait morte. Les nobles protestĂšrent — Votre mari, dirent-ils, avait cependant jurĂ© de maintenir la gabelle, tant qu’il vivrait. — Oui, rĂ©pondit la duchesse Anne, mais il est mort, et avec lui nous allons enterrer la Gabelle. Depuis lors, en effet, on n’a plus jamais entendu parler de ce flĂ©au du monde. ContĂ© par Anna Drutot. — PĂ©dernec, 1888. XV La Peste ar Vossenn est boiteuse. Cela ne l’empĂȘche pas d’aller aussi vite que le vent. Seulement elle ne peut pas sauter les riviĂšres. Elle n’a d’autre moyen de les franchir que de se faire porter sur le dos de quelque brave homme trop complaisant. Un vieux, de Plestin, la rencontra un soir sur les bords du Douron. Elle Ă©tait assise sur la berge, regardant l’eau couler. Elle venait de Lanmeur qu’elle avait dĂ©peuplĂ© et se rendait dans le pays de Lannion. — HĂ©, vieux ! cria-t-elle, auriez-vous l’obligeance de me prendre sur vos Ă©paules pour me faire passer l’eau ? Je vous en rĂ©compenserai bien. Le vieux, qui ne la connaissait pas, y consentit. L’ayant chargĂ©e sur ses Ă©paules, il entra dans la riviĂšre. Mais Ă  mesure qu’il avançait, il la sentait peser sur lui d’un poids plus lourd. À la fin, Ă©puisĂ©, et le courant Ă©tant trĂšs fort, il dit — Ma foi, bonne dame, je vais vous planter lĂ . Je ne tiens pas Ă  me noyer pour vous. — De grĂące, ne fais pas cela. RamĂšne-moi plutĂŽt Ă  l’endroit oĂč tu m’as prise. — Soit. Et il rebroussa chemin, sans trop de peine, son fardeau s’allĂ©geant Ă  mesure qu’il se rapprochait du rivage. Le pays de Lannion fut ainsi prĂ©servĂ© de la peste. Mais si le vieux avait laissĂ© tomber la vilaine groac’h fĂ©e au beau milieu de la riviĂšre, comme il en avait eu d’abord l’intention, le monde eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©barrassĂ© d’elle Ă  jamais[90]. ContĂ© par mon pĂšre, Le Braz. ⁂ Quant Ă  la Disette ar GernĂšs, elle durera malheureusement plus longtemps que le pain. XVILe char de la mort C’était un soir, en juin, dans le temps qu’on laisse les chevaux dehors toute la nuit. Un jeune homme de TrĂ©zĂ©lan[91] Ă©tait allĂ© conduire les siens aux prĂ©s. Comme il s’en revenait en sifflant, dans la claire nuit, car il y avait grande lune, il entendit venir Ă  l’encontre de lui, par le chemin, une charrette dont l’essieu mal graissĂ© faisait Wik ! wik ! Il ne douta pas que ce ne fĂ»t karriguel ann Ankou[92] la charrette, ou mieux la brouette de la Mort. — À la bonne heure, se dit-il, je vais donc voir enfin de mes propres yeux cette charrette dont on parle tant ! Et il escalada le fossĂ© oĂč il se cacha dans une touffe de noisetiers. De lĂ  il pouvait voir sans ĂȘtre vu. La charrette approchait. Elle Ă©tait traĂźnĂ©e par trois chevaux blancs attelĂ©s en flĂšche. Deux hommes l’accompagnaient, tous deux vĂȘtus de noir et coiffĂ©s de feutres aux larges bords. L’un d’eux conduisait par la bride le cheval de tĂȘte, l’autre se tenait debout Ă  l’avant du char. Comme le char arrivait en face de la touffe de noisetiers oĂč se dissimulait le jeune homme, l’essieu eut un craquement sec. — ArrĂȘte ! dit l’homme de la voiture Ă  celui qui menait les chevaux. Celui-ci cria Ho ! et tout l’équipage fit halte. — La cheville de l’essieu vient de casser, reprit l’Ankou. Va couper de quoi en faire une neuve Ă  la touffe de noisetiers que voici. — Je suis perdu ! pensa le jeune homme qui dĂ©plorait bien fort en ce moment son indiscrĂšte curiositĂ©. Il n’en fut cependant pas puni sur-le-champ. Le charretier coupa une branche, la tailla, l’introduisit dans l’essieu, et, cela fait, les chevaux se remirent en marche. Le jeune homme put rentrer chez lui sain et sauf, mais, vers le matin, une fiĂšvre inconnue le prit, et, le jour suivant, on l’enterrait. ContĂ© par Françoise OmnĂšs, de BĂ©gard, plus connue sous le nom de Fantic Jan ar Gao [Françoise fille de Jeanne Le Gac]. — Septembre 1890. _______ XVIIL’aventure de Gab Lucas Gab Lucas Ă©tait journalier Ă  Rune-Riou. Chaque soir, il s’en retournait Ă  Kerdrenkenn oĂč il demeurait avec sa femme et ses cinq enfants, dans la plus misĂ©rable chaumiĂšre de ce pauvre village. Car Gab Lucas n’avait pour faire vivre les siens que les dix sous qu’il gagnait chaque jour pĂ©niblement. Cela ne l’empĂȘchait pas d’ĂȘtre gai de caractĂšre et vaillant Ă  l’ouvrage. Les maĂźtres de Rune-Riou l’estimaient fort. La semaine finie, ils l’engageaient rĂ©guliĂšrement Ă  passer avec eux la veillĂ©e du samedi soir oĂč l’on buvait du flip[93] en mangeant des chĂątaignes grillĂ©es. Sur le coup de dix heures, on se sĂ©parait. Le fermier remettait Ă  Gab sa paye de la semaine et la mĂ©nagĂšre y joignait toujours quelque cadeau pour la maisonnĂ©e de Kerdrenkenn. Un samedi soir, elle lui dit — Gab, j’ai mis de cĂŽtĂ© pour vous un sac de pommes de terre. Vous le porterez de ma part Ă  Madeleine DĂ©nĂšs, votre femme. Gab Lucas remercia, jeta le sac sur son dos et se mit en route, aprĂšs avoir souhaitĂ© le bonsoir Ă  chacun. De Rune-Riou Ă  Kerdrenkenn il y a bien trois quarts de lieue. Gab marcha d’abord allĂšgrement. La lune Ă©tait claire, et le bon flip qu’il avait bu lui faisait chaud dans l’estomac. Il sifflotait un air breton pour se tenir compagnie, tout joyeux de la joie qu’aurait Madeleine DĂ©nĂšs en le voyant rentrer avec un beau sac de pommes de terre. On en ferait cuire le lendemain une pleine marmitĂ©e ; on y ajouterait une tranche de lard, et tout le monde se rĂ©galerait. Cela alla bien l’espace d’un quart de lieue. Mais, au bout de ce temps, la vertu du flip s’étant dissipĂ©e Ă  la fraĂźcheur de la nuit, Gab sentit toute la fatigue de sa journĂ©e lui revenir. Il commença Ă  trouver que le sac de pommes de terre lui pesait lourd sur les Ă©paules. BientĂŽt il n’eut plus de cƓur Ă  siffler. — Si du moins, pensa-t-il, je faisais rencontre de quelque roulier !
 Mais je n’aurai pas cette chance. Il arrivait Ă  ce moment prĂšs du calvaire de Kerantour oĂč s’amorce Ă  la grand’route le petit chemin de Nizilzi, qui mĂšne Ă  la ferme du mĂȘme nom. — Ma foi, se dit Gab, je vais toujours m’asseoir un instant sur les marches de la croix, pour reprendre haleine. Il dĂ©posa son fardeau, s’assit Ă  cĂŽtĂ©, et, ayant battu le briquet, alluma sa pipe. La campagne s’étendait au loin silencieuse. Tout Ă  coup, les chiens de Nizilzi se mirent Ă  hurler lamentablement. — Qu’est-ce qu’ils ont donc Ă  faire ce vacarme ? songeait Gab Lucas. Il entendit alors, dans le petit chemin creux, le bruit d’une charrette. Les essieux, mal graissĂ©s, criaient Wig-a-wag ! wig-a-wag ! — Allons ! se dit Gab, voilĂ  mon vƓu prĂšs d’ĂȘtre exaucĂ©. Ce sont sans doute les gens du manoir qui vont charger du sable Ă  Saint-Michel-en-GrĂšve. Ils me porteront mon sac jusqu’à mon seuil. Il vit dĂ©boucher les chevaux, puis la charrette. Ils Ă©taient terriblement maigres et efflanquĂ©s, ces chevaux. Ce n’étaient certes pas ceux de Nizilzi, toujours si gras, si luisants. Quant Ă  la charrette, elle avait pour fond quelques planches disjointes ; deux claies branlantes lui servaient de rebords. Un homme de haute taille, un grand escogriffe aussi dĂ©charnĂ© que ses bĂȘtes, conduisait ce piteux attelage. Un vaste chapeau de feutre lui ombrageait toute la figure. Gab ne put le reconnaĂźtre. Il le hĂ©la tout de mĂȘme — Camarade, n’y aurait-il pas un peu de place dans ta charrette pour le sac que voici ? J’en ai le dos rompu. Je ne vais pas loin ; Ă  Kerdrenkenn seulement ! Le charretier passa sans rĂ©pondre. — Il ne m’aura pas compris, se dit Gab. Son affreuse charrette fait un tel bruit ! L’occasion Ă©tait trop belle pour la manquer. Gab Lucas s’empressa d’éteindre sa pipe, la fourra dans la poche de sa veste, empoigna le sac de pommes de terre, et courut aprĂšs la charrette qui allait encore assez vite. Il finit par la rejoindre et y laissa tomber le sac, en poussant un ouf ! de soulagement. Mais comment expliquer cela ? Le sac passa au travers des vieilles planches et chut Ă  terre. — Quelle espĂšce de charrette est-ce donc ceci ? se dit Gab. Il ramassa le sac, voulut de nouveau le poser dans la charrette, en le poussant cette fois plus avant. Mais le fond de la charrette n’avait dĂ©cidĂ©ment aucune soliditĂ©, car le sac passa au travers, entraĂźnant Gab Lucas. Tous deux roulĂšrent sur le sol. L’étrange attelage continuait cependant sa route. Son mystĂ©rieux conducteur n’avait mĂȘme pas dĂ©tournĂ© la tĂȘte. Gab les laissa s’éloigner. Quand ils eurent disparu, il s’achemina Ă  son tour vers Kerdrenkenn oĂč il arriva Ă  moitiĂ© mort de peur. — Qu’as-tu ? lui demanda Madeleine DĂ©nĂšs, le voyant tout dĂ©fait. Gab Lucas raconta son aventure. — C’est bien simple, lui dit alors sa femme. Tu as rencontrĂ© Karrik ann Ankou. Gab faillit en faire une fiĂšvre. Le lendemain il entendit le glas tinter Ă  l’église du bourg. Le maĂźtre de Nizilzi Ă©tait mort la nuit prĂ©cĂ©dente vers les dix heures, dix heures et demie. ContĂ© par Marie-Yvonne Mainguy. — Port-Blanc. _______ XVIIILa Mort invitĂ©e Ă  un repas[94] Ceci se passait au temps oĂč les riches n’étaient pas trop fiers et savaient user de leur richesse pour donner quelquefois un peu de bonheur au pauvre monde. En vĂ©ritĂ©, ceci est passĂ© depuis bien longtemps. Laou ar Braz Ă©tait le plus grand propriĂ©taire paysan qui fĂ»t Ă  Pleyber-Christ. Quand on tuait chez lui soit un cochon, soit une vache, c’était toujours un samedi. Le lendemain, dimanche, Laou venait au bourg, Ă  la messe matinale. La messe terminĂ©e, le secrĂ©taire de mairie faisait son prĂŽne, du haut des marches du cimetiĂšre, lisait aux gens assemblĂ©s sur la place les nouvelles lois, ou publiait, au nom du notaire, les ventes qui devaient avoir lieu dans la semaine. — À mon tour ! criait Laou, lorsque le secrĂ©taire de mairie en avait fini avec ses paperasses. Et, comme on dit, il montait sur la croix[95]. » — Ça ! disait-il, le plus gros cochon de KĂ©resper vient de mourir d’un coup de couteau. Je vous invite Ă  la fĂȘte du boudin ar gwadigennou. Grands et petits, jeunes et vieux, bourgeois et journaliers, venez tous ! La maison est vaste et Ă  dĂ©faut de la maison, il y a la grange ; et Ă  dĂ©faut de la grange, il y a l’aire Ă  battre. Vous pensez si, quand paraissait Laou ar Braz sur la croix, il y avait foule pour l’entendre ! C’était Ă  qui ramasserait les paroles de sa bouche. On assiĂ©geait les marches du calvaire. Donc, c’était un dimanche, Ă  l’issue de la messe. Laou lançait Ă  l’alligrapp Ă  l’attrape qui pourra son annuelle invitation. — Venez tous ! rĂ©pĂ©tait-il, venez tous ! À voir les tĂȘtes massĂ©es autour de lui, on eĂ»t dit un vrai tas de pommes, de grosses pommes rouges, tant la joie Ă©clatait sur les visages. — N’oubliez pas, c’est pour mardi prochain ! insistait Laou. Et tout le monde faisait Ă©cho — Pour mardi prochain ! ! Les morts Ă©taient lĂ , sous terre. On piĂ©tinait leurs tombes. Mais en ce moment-ci qui donc s’en souciait ? Comme la foule commençait Ă  se disperser, une petite voix grĂȘle, une petite voix cassĂ©e interpella Laou ar Braz. — Me iellou ive ? Irai-je aussi, moi ?. — DamnĂ© sois-je ! s’écria Laou, puisque je vous invite tous, c’est qu’il n’y aura personne de trop. La joyeuse perspective d’un grand repas Ă  KerĂ©sper fit que beaucoup de gens se soĂ»lĂšrent ce dimanche-lĂ , que pas mal d’autres se soĂ»lĂšrent encore le lundi, pour mieux fĂȘter le lendemain la mort du prince[96]. » DĂšs le mardi matin, ce fut une interminable procession dans la direction de KerĂ©sper. Les plus aisĂ©s suivaient la route en chars Ă  bancs ; les mendiants s’acheminaient, par les sentiers de traverse, sur leurs bĂ©quilles. Chacun Ă©tait dĂ©jĂ  attablĂ© devant une assiette pleine, lorsqu’un invitĂ© tardif se prĂ©senta. Il avait l’air d’un misĂ©rable. Sa souquenille de vieille toile, toute en loques, Ă©tait collĂ©e Ă  sa peau et sentait le pourri. Laou ar Braz vint au devant de lui et lui fit faire une place. L’homme s’assit, mais ne toucha que du bout des dents aux mets qu’on lui servait. Il s’obstinait Ă  garder la tĂȘte baissĂ©e, et, malgrĂ© les efforts de ses voisins pour entrer en conversation avec lui, il ne desserra pas les lĂšvres, de tout le repas. Personne ne le connaissait. Des anciens » lui trouvaient la mine de quelqu’un qu’ils avaient connu naguĂšre, mais qui Ă©tait mort, voici beau temps. Le repas prit fin. Les femmes sortirent pour jacasser entre elles, les hommes pour allumer une pipĂ©e. » Tout le monde Ă©tait en joie. Laou se posta Ă  la porte de la grange oĂč avait eu lieu le festin, afin de recevoir le trugare, le merci », de chacun. Force gens bredouillaient et titubaient. Laou se frottait les mains. Il aimait qu’on s’en allĂąt de chez lui, plein jusqu’à la gorge. — Bien ! dit-il, il y aura, ce soir, dans les douves des chemins aux abords de KerĂ©sper des pissĂ©es aussi grosses que des ruisseaux. Il Ă©tait enchantĂ© de lui, de ses cuisiniĂšres, de ses tonneaux de cidre et de ses convives. Soudain il s’aperçut qu’il y avait encore quelqu’un Ă  table. C’était l’homme Ă  la souquenille de vieille toile. — Ne te presse pas, dit Laou en s’approchant de lui. Tu Ă©tais le dernier arrivĂ© ; il est juste que tu sois le dernier parti
 Mais, ajouta-t-il, tu risques de t’endormir devant une assiette et un verre vides. L’homme avait, en effet, retournĂ© son assiette et son verre. En entendant la parole de Laou, il leva lentement la tĂȘte. Et Laou vit que cette tĂȘte Ă©tait une tĂȘte de mort. L’homme se mit sur pied, secoua ses haillons qui s’éparpillĂšrent Ă  terre, et Laou vit qu’à chaque haillon Ă©tait attachĂ© un lambeau de chair pourrie. L’odeur qui s’en exhalait, et aussi la peur, le prirent Ă  la gorge. Laou retint son haleine pour n’aspirer point cette pourriture, et demanda au squelette — Qui es-tu et que veux-tu de moi ? Le squelette, dont les os se voyaient maintenant Ă  nu comme les branches d’un arbre dĂ©pouillĂ© de ses feuilles, s’avança jusqu’à Laou, et, lui posant sur l’épaule une main dĂ©charnĂ©e, lui dit — TrugarĂ©, Laou ! Quand je t’ai demandĂ©, au cimetiĂšre, si je pouvais venir aussi, tu m’as rĂ©pondu qu’il n’y aurait personne de trop. Tu t’avises un peu trop tard de t’informer qui je suis. C’est moi qu’on nomme l’Ankou. Comme tu as Ă©tĂ© gentil pour moi, en m’invitant au mĂȘme titre que les autres, j’ai voulu te donner Ă  mon tour une preuve d’amitiĂ©, en te prĂ©venant qu’il ne te reste pas plus de huit jours pour mettre tes affaires en rĂšgle. Dans huit jours, je repasserai par ici en voiture, et, que tu sois prĂȘt ou non, j’ai mission de t’emmener. Donc, Ă  mardi prochain ! Le repas que je te ferai servir ne vaudra peut-ĂȘtre pas le tien, mais la compagnie sera encore plus nombreuse. À ces mots, l’Ankou disparut. Laou ar Braz passa la semaine Ă  faire le partage de ses biens entre ses enfants ; le dimanche, Ă  l’issue de la messe, il se confessa ; le lundi, il se fit apporter la communion par le recteur de Pleyber-Christ et ses deux acolytes ; le mardi soir, il mourut. Sa largesse lui avait valu de faire une bonne mort. Ainsi soit-il pour chacun de nous ! ContĂ© par Le Coat. — Quimper, 1891. _______ XIXLa vision de Pierre Le RĂ»n Au temps dont je vous parle, les tailleurs de campagne n’étaient pas nombreux. On venait souvent nous quĂ©rir de fort loin. Encore, pour ĂȘtre assurĂ© de nous avoir, fallait-il nous prĂ©venir plusieurs semaines Ă  l’avance. J’avais promis d’aller travailler au Minihy, Ă  trois lieues de chez moi, dans une ferme qui s’appelait Rozvilienn. Je me mis en route une aprĂšs-midi de dimanche, Ă  l’issue des vĂȘpres, de façon Ă  arriver pour souper Ă  Rozvilienn. On m’avait demandĂ© pour toute une semaine. Je tenais Ă  ĂȘtre au travail dĂšs le lundi matin. — Ah ! c’est vous, Pierre ? me dit Catherine Hamon, la mĂ©nagĂšre, en me voyant apparaĂźtre dans la cuisine. — C’est moi, Catel
 Mais je n’aperçois pas ici Marco, votre mari. Peut-ĂȘtre n’est-il pas encore revenu du bourg. — HĂ©las ! il n’y est mĂȘme pas allé  Voici une quinzaine de jours qu’il est couchĂ© lĂ , sans bouger. Elle me montrait le lit clos, prĂšs de l’ñtre. Je m’approchai, et, m’agenouillant sur le banc-tossel, j’écartai les rideaux[97]. Le vieux Marco Ă©tait Ă©tendu tout de son long, immobile. Sa figure Ă©tait creusĂ©e par la maladie. Je pensai en moi-mĂȘme Celui-ci a presque pris sa tĂȘte de mort. » NĂ©anmoins je lui fis mine riante, je le plaisantai, comme c’est l’habitude en pareil cas. — Ça, Marco ! qu’est-ce que tu fais donc lĂ . En voilĂ  une posture pour un homme de ton Ăąge et de ton tempĂ©rament !
 Te laisser terrasser ainsi, toi, un homme en chĂȘne ! Il me rĂ©pondit je ne sais quoi ; il avait la respiration si oppressĂ©e, la voix si faible, que le son de ses paroles n’arriva pas jusqu’à mes oreilles. — Comment l’avez-vous trouvĂ©, Pierre ? me demanda Catherine, quand j’eus pris ma place Ă  table, parmi les gens de la ferme. — Heu ! dis-je, il n’est certainement pas bien, mais avec des corps bĂątis comme l’est Marco, il y a toujours de la ressource. Je ne disais pas le fond de ma pensĂ©e, ne voulant pas effrayer Catel. En allant me coucher, je songeais — C’est fini !
 Il ne passera pas la semaine
 En vĂ©ritĂ©, mon Pierre, tu ne tailleras plus de braies pour ton vieux client de Rozvilienn !
 Sur cette rĂ©flexion mĂ©lancolique, je me fourrai dans mes draps. On me traitait Ă  Rozvilienn, non pas en tailleur, mais en hĂŽte. Au lieu de me faire coucher Ă  la cuisine, ou Ă  l’écurie, comme cela arrivait souvent Ă  mes confrĂšres, on me rĂ©servait la plus belle piĂšce de toute la maison. C’était une vaste chambre qui, du temps oĂč Rozvilienn Ă©tait chĂąteau, avait dĂ» servir de salle. Elle communiquait avec la cuisine par une porte Ă©troite, percĂ©e dans le pignon, et avait sur la cour une haute et large fenĂȘtre d’autrefois, qui s’ouvrait presque du plancher au plafond. Car, elle avait un plancher, cette chambre, un parquet de chĂȘne, un peu dĂ©labrĂ©, il est vrai, faute d’entretien, mais qui, avec les restes d’anciennes peintures, encore visibles, çà et lĂ , sur les murailles, ne laissait pas de donner Ă  tout l’appartement un certain air de noblesse. Le lit Ă©tait Ă  baldaquin et faisait face Ă  la fenĂȘtre. D’habitude, lorsque l’heure du bonsoir » avait sonnĂ©, je m’arrĂȘtais un instant sur le seuil de la chambre, et, avant de fermer la porte, je criais d’un ton d’importance aux gens de Rozvilienn encore rĂ©unis dans la cuisine — Saluez le marquis de Pont-ar-veskenn Pont du dĂ© Ă  coudre qui va, dans son lit Ă  baldaquin, rejoindre Madame sa marquise ! Cette facĂ©tie ou d’autres du mĂȘme genre les faisaient rire aux Ă©clats. Le matin, au premier dĂ©jeuner, avec des maniĂšres cĂ©rĂ©monieuses, ils me demandaient des nouvelles de ma nuit. Je leur dĂ©bitais les histoires les plus extraordinaires. J’avais reçu la visite de la Princesse aux cheveux d’or ou celle de la Princesse Ă  la main d’argent. Vous voyez d’ici Ă  quels dĂ©veloppements cela prĂȘtait. Je vous promets qu’alors il n’y avait personne de triste. Mais, cette fois-ci, comme bien vous pensez, il ne pouvait ĂȘtre question ni de princesses, ni de marquises. J’avais le cƓur navrĂ© de me dire qu’un de ces prochains soirs, je m’entendrais rĂ©veiller, pour aller assister ce bon Marco Ă  ses derniers moments. C’était vraiment un digne homme, que Marco Hamon serviable, loyal, compatissant. Je me mis Ă  me remĂ©morer toutes ses qualitĂ©s, Ă  part moi, et, ce faisant, je m’endormis. Combien de temps dura mon somme, c’est ce que je ne saurais dire. Toujours est-il qu’il me sembla soudain entendre craquer le bois vermoulu du parquet, comme si quelqu’un traversait la chambre. J’ouvris les yeux. La lune Ă©tait levĂ©e. Il faisait clair comme en plein jour. Je parcourus du regard toute la piĂšce. Personne ! J’allais me replonger sous mes draps, quand je crus sentir une fraĂźcheur sur mes Ă©paules. Je regardai du cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre et je vis qu’elle Ă©tait ouverte. Je pensai que j’avais oubliĂ© de la fermer en me couchant. Je sautai Ă  bas du lit, dĂ©jĂ  j’avais la main sur un des battants, lorsque lĂ  dans la cour, Ă  deux pas de moi, je vis un homme qui allait et venait, les bras derriĂšre le dos, du pas nonchalant de quelqu’un qui attend, et qui se promĂšne pour abrĂ©ger l’ennui de l’attente. Il Ă©tait grand, maigre, le chef ombragĂ© d’un chapeau large. Au milieu de la cour, prĂšs du puits, stationnait un char de structure grossiĂšre, attelĂ© de deux chevaux Ă©tiques dont la criniĂšre Ă©tait si longue qu’elle traĂźnait jusqu’à terre et s’emmĂȘlait dans leurs pieds de devant. Les montants Ă©taient Ă  claire voie ; entre les barreaux, pendaient au dehors des jambes, des bras, voire des tĂȘtes, des tĂȘtes humaines, jaunes, grimaçantes, hideuses ! Il n’était que trop facile de deviner Ă  quel boucher appartenait toute cette viande. Croyez d’ailleurs que je restai Ă  regarder ce spectacle moins de temps que je n’en mets Ă  vous le dĂ©crire. Laissant la fenĂȘtre telle qu’elle Ă©tait, je regagnai mon lit Ă  quatre pattes ; j’avais une peur horrible que l’homme au grand chapeau me vĂźt ou m’entendĂźt. Une fois au lit, je m’enfonçai tout entier sous les couvertures, mais j’eus soin de mĂ©nager Ă  la hauteur de mes yeux une sorte de petit soupirail, de trou de jour, par lequel je pouvais continuer de voir, sans ĂȘtre vu. Pendant prĂšs d’une demi-heure, l’homme au grand chapeau passa et repassa dans la lumiĂšre de la fenĂȘtre, dĂ©coupant Ă  chaque fois son ombre gigantesque sur le parquet de la chambre. Tout Ă  coup, dans la piĂšce mĂȘme, je distinguai de nouveau le bruit de pas, qui prĂ©cĂ©demment m’avait rĂ©veillĂ©. C’était quelqu’un qui dĂ©bouchait par l’embrasure de la porte, donnant accĂšs dans la cuisine. Il ressemblait de point en point Ă  l’autre, Ă  l’homme de la cour, sauf qu’il Ă©tait encore plus grand, encore plus maigre. Sa tĂȘte n’était pas proportionnĂ©e Ă  son corps. Elle Ă©tait menue, menue, et elle branlait si fort en tous sens qu’on craignait sans cesse de la voir se dĂ©tacher. Ses yeux n’étaient pas des yeux, mais deux petites chandelles blanches brĂ»lant au fond de deux grands trous noirs. Il n’avait pas de nez. Sa bouche riait d’un rire qui allait rejoindre ses oreilles. Moi, je sentais des gouttes de sueur froide sourdre de mes tempes et ruisseler tout le long de ma poitrine, de mes cuisses et de mes jambes, jusqu’à mes pieds. Quant Ă  mes cheveux, ils Ă©taient si raides que j’aurais pu, je crois, le lendemain encore, m’en servir comme d’aiguilles. Ah ! il n’y a pas beaucoup de gens Ă  savoir comme moi ce que c’est que la peur ! Attendez !
 ce n’est pas tout. L’homme Ă  la tĂȘte dĂ©montĂ©e avait frĂŽlĂ© mon lit, en passant, mais il s’en Ă©tait Ă©loignĂ© aussitĂŽt pour aller se poster prĂšs de la fenĂȘtre. Or, Ă  ce moment, un deuxiĂšme personnage entra de la cuisine dans la chambre. Je l’entendis venir avant de le voir. Car il faisait un fameux bruit ! On l’eĂ»t dit chaussĂ© de sabots trop grands et trop lourds pour ses pieds. Il les traĂźnait sur le plancher, les heurtait sans cesse l’un contre l’autre, trĂ©buchait, se rattrapait, menait, en un mot, un tel vacarme que, ma foi ! persuadĂ© que c’était Ă  moi qu’on en voulait dĂ©cidĂ©ment, et, prĂ©fĂ©rant la mort mĂȘme Ă  l’angoisse qui me dĂ©vorait, je rejetai mes draps et me dressai sur mon sĂ©ant. L’homme aux sabots s’arrĂȘta immĂ©diatement ; il Ă©tait Ă  trois pas de mon chevet. Je le reconnus tout de suite. C’était Marco Hamon, le pauvre cher Marco. Il me lança un regard dĂ©sespĂ©rĂ© qui me fit dans le cƓur comme le froid d’un coup de couteau. Puis, ayant poussĂ© un long et triste soupir[98], il me tourna brusquement le dos. Tout disparut. Les battants de la fenĂȘtre se refermĂšrent avec violence. Quelques minutes encore, par les routes pierreuses, au loin, sous la lune, retentit le wig-a-wag du chariot funĂšbre. Il n’y avait pas de doute possible l’Ankou emmenait Marco. Je n’osais plus rester seul dans la chambre. Je me rĂ©fugiai Ă  la cuisine. J’y trouvai Catel assise dans l’ñtre, et somnolant Ă  demi, prĂšs de la chandelle de rĂ©sine qui Ă©clairait Ă  peine. — Comment va Marco ? lui demandai-je. Elle se frotta les yeux et murmura — Je suis restĂ©e le veiller. Je crois qu’il repose. Il n’a eu besoin de rien. — Voyons ! dis-je. Nous penchĂąmes nos tĂȘtes Ă  l’intĂ©rieur du lit clos. Effectivement, Marco Hamon n’avait eu besoin de rien il Ă©tait mort !
 Je lui fermai les yeux, non sans y avoir lu le mĂȘme regard dĂ©sespĂ©rĂ© qu’il m’avait lancĂ© tout Ă  l’heure, en passant dans la chambre. Je suis sĂ»r que Marco Hamon, avant de s’en aller, avait demandĂ© Ă  venir me trouver dans mon lit, parce qu’il avait quelque chose Ă  me dire. » J’eus le tort de l’effaroucher, Ă©tant moi-mĂȘme affolĂ© par l’épouvante. C’est le plus grand de mes remords. Et maintenant, vous pouvez m’en croire, moi qui ai vu l’Ankou comme je vous vois c’est une chose terrible que de mourir ! ContĂ© par Pierre Le Run, tailleur. — PenvĂ©nan, 1886. _______ XXLe chemin de la mort Autrefois, pour se rendre au bourg des fermes situĂ©es en pleine campagne, il n’y avait que de mauvais petits chemins qu’on appelait des garennes. C’est par lĂ  que les gens allaient Ă  la messe, le dimanche, par lĂ  aussi que les morts allaient au cimetiĂšre. En hiver, quand ces chemins Ă©taient dĂ©foncĂ©s par les pluies, on prenait par le champ voisin pour franchir le mauvais pas. De lĂ  tant de sentiers longeant les vieilles routes, dans la campagne bretonne, et paraissant faire avec elles double emploi. De lĂ  tant d’échaliers aux marches de pierre, encastrĂ©s dans les talus, pour en permettre ou pour en faciliter le passage. Plus tard, on construisit des routes meilleures, et les anciennes furent abandonnĂ©es des vivants. Mais les morts, c’est-Ă -dire les convois funĂšbres, continuĂšrent d’y passer. On eĂ»t cru commettre un sacrilĂšge, en conduisant un homme Ă  sa derniĂšre demeure par une autre voie que celle oĂč l’avaient prĂ©cĂ©dĂ© ses pĂšre, grand-pĂšre, vieux-pĂšre bisaĂŻeul, doux-pĂšre trisaĂŻeul et tous ses aĂŻeux, de temps immĂ©morial. Ces chemins, dĂ©sormais frĂ©quentĂ©s par les seuls enterrements, reçurent le nom de chemins de la mort hent ar Maro. Malheur au propriĂ©taire assez mal avisĂ© pour vouloir interdire, sur ses terres, l’accĂšs d’une de ces voies sacrĂ©es[99]. Je venais de prendre Ă  ferme le domaine de Kerlann en Penhars, voici de cela une trentaine d’annĂ©es. Parmi les prairies dĂ©pendant du domaine, il s’en trouvait une qui n’était que marĂ©cages et fondriĂšres. Une voie charretiĂšre la traversait. Je la fis condamner, pour empĂȘcher mes bĂȘtes d’aller s’embourber dans ce sol mouvant. Aux deux issues, je fis mettre des barriĂšres fixes march-cleut. Un matin, comme j’étais aux champs, quelle ne fut pas ma surprise en voyant un enterrement arrĂȘtĂ© devant une de ces barriĂšres. Je courus de ce cĂŽtĂ©. — Que voulez-vous ? demandai-je Ă  l’homme qui conduisait la charrette funĂ©raire. — Passage, parbleu !
 De quel droit as-tu bouchĂ© le chemin de la mort ? — Malheureux, si tu engageais ta charrette dans ce prĂ©, je suis certain que tu ne l’en tirerais plus. — C’est par ici que nos morts sont toujours allĂ©s au cimetiĂšre ; c’est par ici qu’ils passeront encore, que tu sois content ou non ! Ce n’était pas le moment d’entamer une discussion. Je fis enlever la barriĂšre, bien rĂ©solu Ă  la remettre en place aussitĂŽt aprĂšs et Ă  interdire dĂ©sormais, au moyen d’un Ă©criteau, le passage par cette dangereuse prairie. Mais quand, le soir, j’en parlai Ă  ma femme et Ă  nos voisins, tous se rĂ©criĂšrent d’une seule voix — Y songes-tu ? Fermer le chemin de la mort ! Mais nous n’aurions plus dans cette maison une seule nuit de repos ! Les morts que tu aurais empĂȘchĂ©s de passer par une route qui leur est consacrĂ©e, viendraient nous arracher de nos lits, nous rouler Ă  terre et nous faire mille avanies !
 Garde-toi de commettre une semblable impiĂ©tĂ© ! Je dus m’incliner. Les barriĂšres fixes disparurent dĂ©finitivement. Je les remplaçai par des murets en pierres sĂšches, faciles Ă  dĂ©molir et Ă  reconstruire. ContĂ© par RenĂ© Alain. — Quimper, 1887. ⁂ C’est surtout dans ces mauvais petits chemins, appelĂ©s chemins de la mort, qu’on rencontre la charrette de l’Ankou. ⁂ Un dimanche soir que je m’étais attardĂ© au bourg, je trouvai, en rentrant au logis, ma femme et ma servante Ă  demi mortes de peur. Elles avaient des figures si bouleversĂ©es que je fus effrayĂ© moi-mĂȘme. Évidemment il avait dĂ», en mon absence, survenir quelque malheur. J’élevais Ă  cette Ă©poque un magnifique poulain. Ma premiĂšre pensĂ©e fut qu’il s’était cassĂ© la jambe. Voyant que les femmes restaient lĂ , sans mot dire, comme hĂ©bĂ©tĂ©es, je m’écriai — Mais enfin, parlez donc ? Qu’est-ce qui est arrivĂ© ? Ma femme finit par ouvrir la bouche — N’as-tu rien rencontrĂ© sur ta route ? fit-elle d’une voix haletante. — Non, rien ! pourquoi ?
 — Tu n’as pas vu dĂ©boucher une charrette par le chemin de la mort ? — En vĂ©ritĂ©, non. — Nous non plus, nous ne l’avons pas vue, mais, en revanche, je te promets que nous l’avons entendue ! C’était lĂ -bas, dans la montĂ©e. JĂ©sus Dieu, quel bruit ! Les chevaux soufflaient avec une telle force, qu’on eĂ»t dit le fracas d’un vent d’orage
 Le grincement de l’essieu vous dĂ©chirait l’oreille
 A un moment l’attelage s’est mis Ă  piĂ©tiner sur place, comme impuissant Ă  gravir la cĂŽte
 Ah ! il en donnait des coups de sabots dans le sol ! Cela sonnait comme des marteaux sur l’enclume
 Le bruit a durĂ© cinq Ă  six minutes, puis, subitement, tout s’est tu
 Marie la servante et moi, nous nous regardions avec stupeur pendant tout ce vacarme. Nous n’osions bouger, ni l’une ni l’autre. Je ne sais pas comment nous ne sommes pas devenues folles
 — Folles assez, vraiment ! Est-ce qu’on se met dans ces Ă©tats, pour une charrette qui passe ? — Oh ! ce n’était pas une charrette comme les autres !
 D’abord il n’y a que les charrettes d’enterrement qui se risquent dans ce chemin, et il n’y a personne de mort dans le quartier. — Alors ?
 — Hausse les Ă©paules, tant que tu voudras. Je te dis, moi, que Carr ann Ankou est en tournĂ©e dans nos parages. Nous ne tarderons pas Ă  savoir quelle est la personne qu’il vient chercher. Je laissai dire ma femme, et sortis lĂ -dessus pour aller donner un coup d’Ɠil aux Ă©tables. Comme je revenais, je trouvai dans la cuisine un de nos proches voisins. Il avait la mine affligĂ©e ; j’allais lui en demander la raison, quand ma femme me dit — J’espĂšre que vous ne vous moquerez plus de moi, RenĂ©. VoilĂ  Jean-Marie qui vient nous annoncer que sa fille aĂźnĂ©e a trĂ©passĂ© subitement, et me prier d’aller faire la veillĂ©e auprĂšs du cadavre. Naturellement, je ne trouvai rien Ă  rĂ©pondre. ContĂ© par RenĂ© Alain. — Quimper, 1887. _______ XXILa ballade de l’Ankou Vieux et jeunes, suivez mon conseil. — Vous mettre sur vos gardes est mon dessein ; — Car le trĂ©pas approche, chaque jour, — Aussi bien pour l’un que pour l’autre. — Qui es-tu ? dit Adam, — À te voir j’ai frayeur. — Terriblement tu es maigre et dĂ©fait ; — Il n’y a pas une once de viande sur tes os ! — C’est moi l’Ankou, camarade ! — C’est moi qui planterai ma lance dans ton cƓur ; — Moi, qui te ferai le sang aussi froid — Que le fer ou la pierre ! — Je suis riche en ce monde ; — Des biens, j’en ai Ă  foison ; — Et si tu veux m’épargner, — Je t’en donnerai tant que tu voudras. — Si je voulais Ă©couter les gens, — Accepter d’eux un tribut, — Ne fĂ»t-ce qu’un demi-denier par personne, — Je serais opulent en richesses ! Mais je n’accepterai pas une Ă©pingle, — Et je ne ferai grĂące Ă  nul chrĂ©tien, — Car, ni Ă  JĂ©sus, ni Ă  la Vierge, — Je n’ai fait grĂące mĂȘme. Autrefois, les pĂšres anciens[100] » — Restaient neuf cents ans sur la brĂšche. — Et cependant, vois, ils sont morts, — Jusqu’au dernier, voici longtemps ! Monseigneur saint Jean, l’ami de Dieu ; — Son pĂšre Jacob, qui le fut aussi ; — MoĂŻse, pur et souverain ; — Tous, je les ai touchĂ©s de ma verge. Pape ni cardinal je n’épargnerai ; — Des rois, je n’en Ă©pargnerai pas un, — Pas un roi, pas une reine, — Ni leurs princes, ni leurs princesses. Je n’épargnerai archevĂȘque, Ă©vĂȘque, ni prĂȘtres, — Nobles gentilshommes ni bourgeois, — Artisans ni marchands, — Ni pareillement, les laboureurs. Il y a des jeunes gens de par le monde, — Qui se croient nerveux et agiles ; — Si je me rencontrais avec eux, — Ils me proposeraient la lutte. Mais, ne t’y trompe point, l’ami ! — Je suis ton plus proche compagnon, — Celui qui est Ă  ton cĂŽtĂ©, nuit et jour, — N’attendant que l’ordre de Dieu. N’attendant que l’ordre du PĂšre Éternel !
 Pauvre pĂ©cheur, je te viens appeler. — C’est moi l’Ankou, dont on ne se rachĂšte point. — Qui se promĂšne invisible Ă  travers le monde ! — Du haut du MĂ©nez, d’un seul coup de fusil, — Je tue cinq mille hommes en un tas ! ChantĂ© par Laur ar Junter. — Port-Blanc, aoĂ»t 1891. __________ XXIIIl n’est pas bon de simuler la mort Autrefois, il y avait au collĂšge de TrĂ©guier de grands Ă©lĂšves dont quelques-uns avaient vingt-deux et mĂȘme vingt-cinq ans. C’étaient de jeunes paysans auxquels on n’avait fait commencer leurs Ă©tudes que sur le tard. Bien qu’ils se destinassent Ă  la prĂȘtrise, ils se livraient souvent Ă  des plaisanteries qui sentaient le rustre. Un jour, dĂ©barqua au petit sĂ©minaire un garçonnet de chĂ©tive apparence, et dont l’esprit n’était guĂšre plus robuste que le corps. Il Ă©tait, comme on dit chez nous, briz-zod, c’est-Ă -dire un peu bĂȘte. Ses parents avaient pensĂ© qu’à cause de sa simplicitĂ© mĂȘme il ferait un bon prĂȘtre, et s’étaient saignĂ©s aux quatre veines pour l’entretenir au collĂšge. Le cher pauvret ne tarda pas Ă  devenir le souffre-douleur de ses camarades. Il n’était pas de mĂ©chant tour qu’on ne lui jouĂąt. Il avait d’ailleurs une Ăąme sans rancune et se prĂȘtait bonassement Ă  tout ce qu’on exigeait de lui. En ce temps-lĂ , — je ne sais si cela existe encore, — les grands Ă©lĂšves avaient au collĂšge des chambres qu’ils occupaient Ă  deux ou trois. On les appelait pour cette raison des chambristes[101]. Notre innocent » avait pour compagnons de chambrĂ©e Jean Coz, de PĂ©dernek, et Charles Glaonier, de Prat. Un soir qu’Anton L’HĂ©garet — ainsi se nommait le briz-zod, — Ă©tait restĂ© prier Ă  la chapelle, Charles Glaouier dit Ă  Jean Coz — Si tu veux, nous allons bien nous amuser, aux dĂ©pens de l’idiot. — Comment cela ? — Tu vas dĂ©faire tes draps. Puis, nous les suspendrons, l’un Ă  la tĂȘte, l’autre au pied de mon lit, de maniĂšre Ă  former une chapelle blanche. » Je me coucherai, et, lorsque L’HĂ©garet entrera, tu lui annonceras, les larmes aux yeux, que je suis mort. Tu seras censĂ© m’avoir veillĂ© jusqu’à ce moment, et tu l’inviteras Ă  te remplacer. Tu sais comme il est docile. Il ne sera pas nĂ©cessaire de le supplier. Tu auras soin, en sortant, de laisser la porte entr’ouverte. Tu diras aux camarades des chambres voisines de se tenir avec toi dans le couloir. Je vous promets Ă  tous une scĂšne dĂ©sopilante. Si jamais, aprĂšs une pareille nuit, L’HĂ©garet consent Ă  veiller un mort, je veux que le crique me croque. — Bravo ! s’écria Jean Coz, il n’y a que toi pour avoir des imaginations aussi extraordinaires ! Les voilĂ  de se mettre Ă  l’Ɠuvre. En un clin d’Ɠil, les draps sont attachĂ©s au plafond. Une serviette est disposĂ©e sur la table de nuit L’assiette, oĂč les Ă©tudiants ont coutume de dĂ©poser leur savon, sert de plat pour l’eau bĂ©nite. On alluma Ă  cĂŽtĂ© quelques bouts de chandelle. Bref, tout l’appareil funĂšbre est au complet, et, dans le lit, Charles Glaouier, rigide, les mains jointes, les yeux mi-clos, simule Ă  merveille le cadavre. 
Lorsque Anton L’HĂ©garet entra, il ne fut pas peu surpris de voir Jean Coz Ă  genoux au milieu de la chambre et rĂ©citant le De profundis. — Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-il. — Il y a que notre pauvre ami Charles a rendu son Ăąme Ă  Dieu, rĂ©pondit Jean Coz d’un ton bas et lugubre. — Charles Glaouier ! Il Ă©tait si bien portant tout Ă  l’heure. — La mort a de ces coups imprĂ©vus. Voici deux heures que je le veille. J’ai dĂ» l’ensevelir, tout seul. Je suis brisĂ© d’émotion et de fatigue. Vous ĂȘtes, comme moi, son frĂšre de chambrĂ©e. Je vous serai reconnaissant de prendre ma place auprĂšs de sa dĂ©pouille mortelle, jusqu’à ce que je vienne vous relever, aprĂšs avoir goĂ»tĂ© quelque repos. — Allez, allez vous reposer, murmura l’innocent. » Et il s’agenouilla sur le carrelage de brique, Ă  l’endroit que Jean Coz venait de quitter. Tirant de sa poche son livre d’heures, il se mit Ă  dĂ©biter toutes les oraisons d’usage en pareille circonstance. De temps en temps il s’interrompait pour moucher une des chandelles, pour jeter un peu d’eau soi-disant bĂ©nite sur le corps, et aussi pour dĂ©visager timidement le camarade que Dieu avait rappelĂ© Ă  lui. Car c’était peut-ĂȘtre la premiĂšre fois qu’Anton le simple se trouvait face Ă  face avec un trĂ©passĂ©. Il Ă©tait si prĂ©occupĂ© de remplir dĂ©cemment sa fonction de veilleur funĂšbre, qu’il n’entendait pas les chuchotements qui se faisaient Ă  quelques pas de lui, dans l’entrebĂąillement de la porte. Toute la bande des camarades dont les cellules donnaient sur ce couloir Ă©tait lĂ , les yeux aux aguets ; ils n’attendaient, pour se gaudir, que la burlesque scĂšne promise par Jean Coz au nom de Glaouier. Ils attendirent longtemps. Les heures nocturnes sonnĂšrent, l’une aprĂšs l’autre. Minuit retentit, quand son tour fut venu. Une impatience mĂȘlĂ©e de peur commençait Ă  gagner chacun. Un des Ă©coliers dit Ă  mi-voix — Glaouier ne bouge pas. Si cependant il Ă©tait mort pour de bon !
 Ce fut le signal d’une dĂ©bandade. Seuls, les plus rĂ©solus demeurĂšrent. — Entrons ! Il faut savoir ! !
 prononça Jean Coz. Peut-ĂȘtre Glaouier a-t-il imaginĂ© de nous mystifier tous, et non plus seulement Anton L’HĂ©garet. Il est de force Ă  cela. Ce fut une irruption dans la chambre. Mais, dĂšs les premiers pas, les apprentis-prĂȘtres » restĂšrent clouĂ©s sur place par l’épouvante. Le visage de Glaouier Ă©tait jaune comme cire. Ses yeux Ă©taient convulsĂ©s et fixes. Le souffle de l’Ankou avait terni son regard. L’ñme, pour s’échapper, avait Ă©cartĂ© les lĂšvres. On ne voyait plus entre les dents blanches qu’un trou bĂ©ant, un creux noir et sinistre. Le malheureux ! s’écriĂšrent d’une commune voix les Ă©tudiants, il est mort, il est rĂ©ellement mort ! — Jean Coz ne vous l’avait-il donc pas dit ! interrogea tranquillement l’idiot[102]. ContĂ© par Catherine Carvennec. — Port-Blanc. _______ XXIIIQui plaisante avec la mort trouve Ă  qui parler Liza Roztrenn, du manoir de KervĂ©nou, Ă©tait la plus jolie fille de paysan qui marchĂąt dans toute la paroisse du Faouet[103], et mĂȘme dans les paroisses d’alentour. Elle Ă©tait fiancĂ©e depuis quelques mois Ă  Loll[104] ar Briz, un jeune homme de Plourivo, qui la venait voir une fois par semaine, le dimanche. Liza Roztrenn avait l’humeur gaie et plaisante. Loll l’aimait d’un amour trop grave, Ă  son grĂ© ; aussi l’entreprenait-elle souvent, et il n’était pas d’espiĂšglerie qu’elle ne s’amusĂąt Ă  lui faire. Il y avait Ă  KervĂ©nou une petite servante, pour le moins aussi espiĂšgle que Liza. Elle aidait sa maĂźtresse Ă  lutiner le pauvre Loll. Quand celui-ci arrivait au manoir, le dimanche matin, il Ă©tait rare que Liza fĂ»t lĂ  pour le recevoir. La petite servante se chargeait d’expliquer au galant l’absence de sa fiancĂ©e, et lui dĂ©bitait Ă  ce propos les histoires les plus invraisemblables. Or LizaĂŻk Ă©tait tout simplement allĂ©e se cacher au grenier ou derriĂšre le tas de paille, dans la cour. Elle se montrait tout Ă  coup, au moment oĂč, dĂ©sappointĂ©, Loll s’apprĂȘtait Ă  reprendre le chemin de Plourivo. C’étaient alors chez les deux Ă©cervelĂ©es des Ă©clats de rire sans fin. Loll ne tardait pas Ă  se dĂ©rider lui-mĂȘme, tout en reprochant Ă  son amoureuse de gaspiller en enfantillages un temps qu’il eĂ»t Ă©tĂ© si bon de passer Ă  se dire de douces choses. Mais Liza Ă©tait incorrigible. Un samedi soir, elle dit Ă  la petite servante, avec qui elle couchait — Quelle farce drĂŽle pourrions-nous bien faire demain Ă  Loll ar Briz ? — Dame ! rĂ©pondit la petite servante, il faudrait en tout cas inventer quelque chose de nouveau, car nos anciennes ruses sont Ă©ventĂ©es presque toutes. — C’est aussi mon avis. Écoute, Annie c’était le nom de la petite servante, il m’est venu une idĂ©e. Je voudrais voir si Loll m’aime vraiment autant qu’il le dit. Quand il arrivera demain et qu’il te demandera oĂč je serai, tu lui rĂ©pondras, avec un visage tout triste HĂ©las ! elle s’en est allĂ©e Ă  Dieu ! Plus jamais vous ne la verrez en ce monde. » — Vous ferez donc la morte, Liza ? — PrĂ©cisĂ©ment. — On prĂ©tend que cela porte malheur. — Bah ! Une plaisanterie innocente
 Rien que pour juger si Loll aurait peine de cƓur en me croyant perdue. — Soit, repartit Annie. Elles passĂšrent une grande moitiĂ© de la nuit Ă  organiser le complot. Le soleil du lendemain se leva. Nos deux folles s’en allĂšrent Ă  la messe matinale, comme elles en avaient l’habitude, depuis que Loll ar Briz avait Ă©tĂ© admis Ă  faire sa cour Ă  Liza. Celui-ci pouvait ainsi passer le temps de la grand’messe en tĂȘte-Ă -tĂȘte avec sa promise, le reste du personnel de la ferme se rendant au bourg pour assister Ă  l’office. Au deuxiĂšme son des cloches[105], vieux parents, domestiques, porcher, tout le monde s’acheminait vers le Faouet. Il ne demeurait au manoir que Liza et la petite servante. C’était le moment que Loll choisissait pour faire son apparition. DĂšs que les deux jeunes filles se virent seules, ce dimanche-lĂ , elles s’empressĂšrent de mettre Ă  exĂ©cution le projet mĂ©ditĂ© la veille. Liza Roztrenn s’étendit tout de son long sur la table de la cuisine, la tĂȘte appuyĂ©e Ă  la miche de pain qui se trouvait, comme c’est l’usage, au haut bout, prĂšs de la fenĂȘtre, et qu’enveloppait une nappe fraĂźche, sortie de l’armoire le matin mĂȘme. Sur le corps de Liza, la petite servante jeta un drap de lit. Puis elle alla s’asseoir sur le banc Ă©troit qui court le long des meubles dans la plupart des fermes bretonnes. Le troisiĂšme coup de la grand’messe venait de sonner. La vibration des cloches s’éteignait Ă  peine, que Loll ar Briz parut dans le cadre de la porte ouverte. — Bonjour et joie Ă  vous, Annie ; oĂč est Liza, votre maĂźtresse ? — C’est mauvais jour et tristesse que vous devriez dire, Loll ar Briz, fit, d’un ton larmoyant, Annie l’espiĂšgle. — Qu’y-a-t-il donc, que vous parlez de la sorte ? — Il y a que ma maĂźtresse ne sera pas votre femme, Loll ar Briz. — Voulez-vous signifier par lĂ  que je ne suis plus de son goĂ»t ? ou bien, depuis dimanche dernier, est-il venu quelque nouveau galant qui m’a dĂ©plantĂ© ? — Liza Roztrenn ne sera pas votre femme ni celle d’aucun homme. Liza Roztrenn est maintenant auprĂšs de Dieu ! — Morte ! Liza !
 Prenez garde, Annie. Toute plaisanterie n’est pas bonne Ă  faire. — Mais regardez donc du cĂŽtĂ© de la table ! Soulevez le drap, et voyez ce qu’il y a dessous ! Le jeune paysan devint tout pĂąle. De quoi la petite servante s’amusa fort, au dedans d’elle-mĂȘme. Il alla au drap, le souleva, et recula Ă©pouvantĂ©. — HĂ©las ! ce n’est que trop vrai ! s’écria-t-il. — Loll, prononça Annie en s’efforçant de garder son sĂ©rieux, n’avez-vous pas entendu dire que des amants avaient ressuscitĂ© leurs amoureuses mortes, en les prenant sur leurs genoux, et en leur donnant un baiser ? Si vous essayiez de ce remĂšde !
 — Malheureuse ! vous osez plaisanter encore ! ! — Essayez, vous dis-je, et ne vous fĂąchez pas. Tenez, je vais vous aider. Elle se leva du banc oĂč elle Ă©tait assise. Mais elle ne se fut pas plus tĂŽt approchĂ©e de la table, qu’elle faillit tomber Ă  la renverse. Liza Roztrenn avait rĂ©ellement au cou la couleur de la mort. Ses yeux agrandis n’avaient plus de regard. — Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! hurla par trois fois la pauvre Annie
 Ça, Loll ar Briz, prĂȘtez-moi donc secours
 Mettons-la sur son sĂ©ant
 Je vous jure qu’elle est vivante
 Elle ne peut pas ĂȘtre morte !
 Si ! Liza Roztrenn Ă©tait morte, et bien morte. Les efforts rĂ©unis de Loll ar Briz et d’Annie la servante ne servirent qu’à tourmenter un cadavre. Le lendemain, on enterrait dans le cimetiĂšre du Faouet la jolie hĂ©ritiĂšre de KervĂ©nou. Il est probable que son fiancĂ© s’en consola Ă  la longue. Mais la petite servante en resta folle. ContĂ© par Jean-Marie Toulouzan[106], piqueur de pierres. — Port-Blanc. _______ ⁂ Dieu fait mourir ceux qu’il aime, le samedi soir, parce que c’est aussi le samedi soir qu’aprĂšs avoir créé le monde, il commença Ă  prendre son repos. ⁂ Passion da Vener, Maro d’ar Zadorn,Interramant d’ar Zul ; D’ar Baradoz hec’h ei zur. Passion agonie, le vendredi, — Mort, le samedi, — Enterrement, le dimanche ; — Au Paradis on ira sĂ»rement. Dicton de Basse-Bretagne. La fin du monde Tant que restera allumĂ©e la lampe qui brĂ»le dans le chƓur des Ă©glises, le monde est assurĂ© de vivre. ⁂ Le jour oĂč Dieu permettra que cette veilleuse s’éteigne dans une Ă©glise, — une seule ! — c’est que pour les hommes et les choses de la terre l’heure fatale sera venue. La mort de cette petite flamme sera l’intersigne de la mort universelle. ⁂ Un prĂȘtre, Ă  qui l’on demandait quand viendrait la fin du monde, rĂ©pondit ⁂ — Si, passant de nuit prĂšs d’une Ă©glise, vous n’en voyez pas les vitres Ă©clairĂ©es, annoncez hardiment que la fin du monde est proche. ⁂ Quand les hommes oublient d’entretenir la lampe sainte, Dieu lui-mĂȘme y pourvoit. _______ XXIVL’aventure de Jean Cariou Ce soir-lĂ , Jean Cariou, sacristain de PenvĂ©nan, aprĂšs avoir sonnĂ© l’angĂ©lus, avait fait sa ronde habituelle dans l’église. RentrĂ© chez lui, il se rappela qu’il avait oubliĂ© de regarder s’il restait assez d’huile, pour la nuit, dans la lampe qui doit brĂ»ler Ă©ternellement au fond du sanctuaire. Mais, comme cette idĂ©e ne lui vint qu’au moment de se mettre au lit, quand il Ă©tait dĂ©jĂ  Ă  moitiĂ© dĂ©vĂȘtu, il se coucha tout de mĂȘme, en se disant que la veilleuse durerait bien jusqu’au lendemain. Et il s’endormit profondĂ©ment. Il devait y avoir pas mal de temps qu’il dormait, lorsqu’à travers son sommeil il s’entendit appeler par une voix douce — Cariou ! Cariou ! — DĂ©jĂ  ! murmura-t-il, pensant que c’était MĂŽna, sa femme, qui le rĂ©veillait, pour l’angĂ©lus de l’aube, et trouvant que le jour se levait de bien bonne heure. Car la chambre Ă©tait pleine d’une lumiĂšre blanche comme celle des matins d’étĂ©. — Cariou, reprit doucement la voix, hĂąte-toi la lampe de l’église va s’éteindre. Ce n’était pas sa femme qui lui parlait, mais une grande forme lumineuse, drapĂ©e dans un manteau couleur de ciel. La figure Ă©tait nimbĂ©e d’or. Cariou la reconnut, pour l’avoir vue dans les images pieuses, dans les tĂŽlennou. C’était la figure mĂȘme de JĂ©sus-Christ. Le sacristain fit un rapide signe de croix, et se retrouva soudain dans une complĂšte obscuritĂ©. La grande forme lumineuse s’était Ă©vanouie. Minuit tinta Ă  l’horloge de la tour. Cariou, tout essoufflĂ©, arriva juste Ă  temps pour ranimer la lampe sainte. ContĂ© par Charles Le Braz, mon frĂšre. — PenvĂ©nan, 1890. _______ CHAPITRE IIIAprĂšs la mort VeillĂ©es funĂšbres. — Le dĂ©part de l’ñme. — L’ Agrippa » et l’ Ofern drantel » Il est bon d’ensevelir les morts dans des draps qui aient servi Ă  tapisser les murs, sur le passage de la procession, un dimanche de FĂȘte-Dieu Zul-ar-zacramant. ⁂ Si l’on se pique le doigt en Ă©pinglant le linceul d’un mort, c’est signe que, de son vivant, le dĂ©funt avait contre vous quelque rancune cachĂ©e. Ne pas manquer, en pareil cas, de faire dire une messe pour le repos de son Ăąme. ⁂ Tant que le cadavre n’a pas quittĂ© la maison mortuaire, il ne faut ni balayer le parquet, ni Ă©pousseter les meubles, ni jeter dehors aucune poussiĂšre ou balayure, de crainte d’expulser aussi l’ñme du mort et d’attirer sur soi ses vengeances. En revanche, il faut avoir soin de vider ou tout au moins de couvrir tout vase contenant un liquide le lait exceptĂ©, afin que l’ñme ne risque pas de s’y noyer[107]. ⁂ La mort des usuriers ou des gens riches qui ont Ă©tĂ© durs envers le pauvre monde, est toujours suivie de tempĂȘte, de pluie d’orage ou d’éclairs. La colĂšre des Ă©lĂ©ments ne s’apaise que lorsque le cadavre a quittĂ© la maison mortuaire. Il est rare que les personnes qui le veillent n’aient pas Ă  rallumer Ă  plusieurs reprises les cierges dĂ©posĂ©s prĂšs du lit. _______ XXV La veillĂ©e mortuaire s’appelle ann noz-veil. ⁂ Certaines personnes privilĂ©giĂ©es savent d’avance quand il doit y en avoir une dans la rĂ©gion. ⁂ Mon beau-pĂšre Ă©tait de ce nombre. Il avait un bĂąton d’épine rouge qu’il appelait son compagnon de nuit ». C’était un solide penn-baz, qui s’assujettissait au poignet, comme tous les penn-baz, Ă  l’aide d’un cordonnet de cuir. Lorsque mon beau-pĂšre rentrait de la promenade, il ne manquait jamais d’aller suspendre son bĂąton Ă  un clou derriĂšre l’armoire. Or, deux ou trois jours avant qu’il dĂ»t y avoir une veillĂ©e funĂšbre dans le quartier, le bĂąton d’épine rouge se mettait Ă  osciller, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, entre l’armoire et le mur, les heurtant Ă  tour de rĂŽle. Quand il heurtait l’armoire, on entendait doc. Quand il heurtait le mur, on entendait dic. On eĂ»t dit le balancier d’une horloge, ou mieux le battant d’une cloche sonnant un glas. Ce dic-a-doc ! dic-a-doc ! durait quelquefois une demi-heure. Nous devenions pĂąles de terreur. Mais le beau-pĂšre prononçait de sa voix tranquille — Ne faites pas attention ! c’est tout simplement qu’une noz-veil est proche. ContĂ© par RenĂ© Alain. — Quimper, 1887. _______ XXVILa veillĂ©e du prĂȘtre Je me souviendrai toujours de cette date c’était le 20 du mois de fĂ©vrier. Je veillais le vicaire, un digne prĂȘtre, mort le matin mĂȘme. Il y avait encore avec moi, comme veilleurs, Fanch SavĂ©ant le menuisier, et une vieille filandiĂšre, Marie-Cinthe Corfec. Le mort Ă©tait assis dans un fauteuil, revĂȘtu de ses plus beaux ornements. Il avait une figure reposĂ©e, presque souriante. Nous disions les priĂšres Ă  voix basse, chacun Ă  part soi. Le silence et l’immobilitĂ© commençaient Ă  m’assoupir. Craignant de m’endormir tout Ă  fait, je proposai Ă  Fanch et Ă  Marie-Cinthe de rĂ©citer les grĂąces en commun, afin de nous tenir Ă©veillĂ©s mutuellement. Le menuisier ne demandait pas mieux, mais la vieille filandiĂšre, qui n’était jamais de l’avis d’autrui prĂ©fĂ©ra aller s’asseoir Ă  l’écart, prĂšs du foyer, pour continuer Ă  prier seule. SavĂ©ant et moi demeurĂąmes prĂšs du cadavre. J’entrepris les grĂąces. Lui donnait les rĂ©pons. Tout Ă  coup, il fit de la main un geste, comme pour me dire de me taire et d’écouter. Je prĂȘtai l’oreille. — N’entendez-vous pas ? me demanda-t-il. J’entendis un petit bruit clair, argentin, mais si lĂ©ger, lĂ©ger !
 On eĂ»t dit le drelin-dindin d’une clochette lointaine, d’une menue clochette, aux sons purs comme du cristal, qui aurait tintĂ© dans la campagne, Ă  des lieues de nous. Cela dura quelques secondes. Puis, ce fut une musique suave qui semblait sortir des murs, du plancher, des meubles, de tous les points de la chambre. Ni SavĂ©ant ni moi n’avions jamais entendu musique si douce. SavĂ©ant regarda Ă  droite, Ă  gauche, pour voir d’oĂč cela pouvait venir. Mais il ne dĂ©couvrit rien. La musique ayant cessĂ©, j’allais reprendre les grĂąces interrompues, quand un bruit nouveau se produisit. C’était, cette fois, un long bourdonnement monotone, On eĂ»t jurĂ© qu’un essaim d’abeilles venait de faire invasion dans la chambre, et qu’il se balançait d’une cloison Ă  l’autre, cherchant quelque endroit oĂč se suspendre. — Ce n’est pas possible, me dit SavĂ©ant. Il doit y avoir des bourdons par ici. Il prit un des cierges qui brĂ»laient devant le mort, l’éleva au-dessus de sa tĂȘte, le promena en l’air, mais nous eĂ»mes beau fouiller des yeux les coins et recoins nous n’aperçûmes pas mĂȘme l’ombre d’une mouche. Le bourdonnement continuait cependant, tantĂŽt strident, sonore, tantĂŽt lĂ©ger, confus, Ă  peine perceptible. Fanch et moi, nous Ă©tant rassis, nous restĂąmes longtemps Ă  nous regarder l’un l’autre, tout pensifs. Nous n’avions pas peur, mais nous Ă©tions troublĂ©s, Ă  cause de l’étrangetĂ© de ces choses. Nous Ă©tions comme dans un rĂȘve. Soudain, la grosse voix de Marie-Cinthe nous fit sursauter. — Si vous voulez, disait-elle, vous viendrez vous chauffer Ă  votre tour. Je prendrai votre garde auprĂšs du mort. Nous lui demandĂąmes si elle n’avait rien entendu. Elle rĂ©pondit que non. Et nous-mĂȘmes, Ă  partir de ce moment, nous n’entendĂźmes plus rien. ContĂ© par L’Horset. — PenvĂ©nan, 1889 _______ XXVIILa veillĂ©e de LĂŽn Lorsque mourut LĂŽn Ann Torfado[108], ainsi appelĂ© parce que sa vie durant, il n’avait fait que mettre en pratique les prĂ©ceptes d’Ollier Hamon le mauvais clerc[109], sa femme convia en vain le voisinage Ă  venir faire prĂšs de son cadavre la veillĂ©e mortuaire. — Je ne tiens cependant pas, se dit-elle, Ă  veiller seule ce mĂ©crĂ©ant. J’aurais trop peur que, mort, il ne me jouĂąt quelque farce plus vilaine encore que toutes celles qu’il m’a jouĂ©es de son vivant. Ceci se passait un samedi soir. Quoique l’heure fĂ»t quelque peu avancĂ©e, la femme de LĂŽn Ann Torfado se rendit au bourg. Elle pensait — Je trouverai bien Ă  l’auberge trois ou quatre mauvais sujets, de l’espĂšce de LĂŽn, qui ne demanderont pas mieux que de l’assister dans sa nuit derniĂšre. Il suffira que je leur promette, pour les allĂ©cher, cidre et vin-ardent Ă  discrĂ©tion. Ce qu’elle prĂ©voyait arriva. Dans l’auberge actuellement tenue par les Lageat, et qui est Ă  l’entrĂ©e du bourg, une troupe de buveurs menait grand tapage, en jouant aux cartes. La femme de LĂŽn franchit le seuil et dit — Y a-t-il parmi les chrĂ©tiens qui sont ici quatre hommes charitables capables de me rendre un service ? — Oui, rĂ©pondit un des buveurs, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’aller coucher avec vous, car vous avez passĂ© l’ñge. — Il s’agit de veiller mon mari qui vient d’expirer. Je promets cidre et vin-ardent Ă  discrĂ©tion. — Aussi bien, garçons, fit en s’adressant Ă  ses camarades, l’homme qui avait dĂ©jĂ  parlĂ©, l’aubergiste nous a menacĂ©s de nous jeter Ă  la porte, au coup de neuf heures. Suivons cette femme. Nous continuerons notre partie chez elle, et la boisson ne nous coĂ»tera rien. — Allons ! s’écriĂšrent les autres. La femme de LĂŽn retourna au logis, escortĂ©e de quatre gaillards Ă  demi soĂ»ls et qui, tout le long du chemin, braillĂšrent Ă  tue-tĂȘte. — Nous voici arrivĂ©s, dit-elle en poussant la porte. Je vous prierai d’ĂȘtre un peu moins bruyants, par respect pour le mort. Il Ă©tait lĂ , le mort, allongĂ© sur la table de la cuisine. On avait jetĂ© sur lui la nappe au pain, le seul linge Ă  peu prĂšs convenable qu’il y eĂ»t dans la maison. Le visage toutefois Ă©tait Ă  dĂ©couvert. — HĂ© ! mais, s’écria un des veilleurs improvisĂ©s, c’est LĂŽn Ann Torfado ! — Oui, rĂ©pondit la veuve. Il a trĂ©passĂ© dans l’aprĂšs-midi. Elle alla Ă  une armoire, en tira verres et bouteilles, disposa le tout sur le banc-tossel et dit aux hommes — Vous boirez Ă  votre soif. Moi, je vais me coucher. — Oui, oui, vous pouvez laisser LĂŽn Ă  notre garde. Nous l’empĂȘcherons bien de s’échapper. La femme partie, les hommes s’installĂšrent Ă  une petite table placĂ©e prĂšs du mort, sur laquelle brĂ»lait une chandelle et oĂč un rameau de buis trempait, dans une assiette pleine d’eau bĂ©nite. Je ne vous ai pas encore dit leurs noms. C’étaient Fanch Vraz, de Kerautret, Luch ar Bitouz, du Minn-Camm, et les deux frĂšres Troadek, de Kerelguin. Tous, gens rĂ©solus et sans souci, que la prĂ©sence d’un cadavre n’était pas pour impressionner. Fanch Vraz sortit de la poche de sa veste un jeu de cartes qui ne le quittait jamais. — Coupe ! dit-il Ă  Guillaume Troadek. Et voilĂ  le jeu en train. Une heure durant, on joua, on but, on jura et sacra. En entrant, les gars n’étaient ivres qu’à demi ; ils l’étaient maintenant tout Ă  fait, sauf le plus jeune des Troadek. Celui-lĂ  avait un peu plus de pudeur que les autres. — Tout de mĂȘme, garçons, dit-il, ce n’est pas bien ce que nous faisons lĂ . Ne craignez-vous pas que nous ayons Ă  nous repentir de nous comporter ainsi Ă  l’égard d’un mort ? Nous n’avons seulement pas rĂ©citĂ© un De profundis pour le repos de son Ăąme. — Ho ! ho ! ho ! ricana Luch ar Bitouz, l’ñme de LĂŽn Ann Torfado ! Si tant est qu’il en ait jamais eu une, elle aimerait mieux jouer et boire avec nous, que d’entendre rĂ©citer des De profundis ! — SacrĂ© DiĂ©, oui ! appuya Fanch Vraz. C’était un fier chenapan que ce LĂŽn. Je suis sĂ»r, tout mort qu’il est, que, si on lui proposait une partie, il l’accepterait encore. — Ne dis pas de ces choses, Fanch. — Nous allons bien le voir ! Joignant le geste Ă  la parole, il brassa les cartes, et, comme c’était Ă  lui la donne, au lieu de quatre jeux il en fit cinq. — Vieux LĂŽn ! cria-t-il, il y en a un pour toi. Alors se passa une chose terrible Ă  dire. Le mort, dont les mains Ă©taient jointes sur la poitrine, laissa glisser peu Ă  peu son bras gauche jusqu’à la table des joueurs, posa la main sur les cartes qui lui Ă©taient destinĂ©es, les Ă©leva au-dessus de son visage, comme pour les regarder, puis en fit tomber une, pendant qu’une voix formidable hurlait par trois fois — Pique et atout, damnĂ© sois-je ! Pique et atout ! Pique et atout ! Nos quatre lurons, d’abord pĂ©trifiĂ©s par l’épouvante, eurent vite fait de trouver la porte. Et ce ne fut pas Fanch Vraz, malgrĂ© toute sa forfanterie, qui demeura le dernier. Ils se prĂ©cipitĂšrent devant eux, dans la nuit, sans se demander quelle route ils faisaient. Jusqu’à l’aube ils vaguĂšrent ainsi, par les champs, semblables Ă  des taureaux affolĂ©s. Lorsqu’avec le jour, ils regagnĂšrent enfin chacun leur maison, ils avaient tous au cou la couleur de la mort. Fanch Vraz expira dans la semaine. Les autres en rĂ©chappĂšrent, mais aprĂšs avoir tremblĂ© pendant prĂȘte d’une annĂ©e une fiĂšvre mystĂ©rieuse dont ils ne purent guĂ©rir qu’à force d’absorber de l’eau de la fontaine de Saint-GonĂ©ry[110]. ContĂ© par Jeanne-Marie Corre. — PenvĂ©nan, 1886. _______ XXVIIILa porte ouverte Ceci se passait Ă  Lescadou, dans le vieux manoir de ce nom, sur les confins de PenvĂ©nan et de Plouguiel. On y veillait le maĂźtre de maison, un certain Le Grand, mort dans la journĂ©e. La veillĂ©e comprenait d’abord les domestiques, hommes et femmes, puis quelques voisins et voisines qui Ă©taient venus s’offrir, selon l’usage. L’agonie de Le Grand avait Ă©tĂ© accompagnĂ©e de singuliĂšres choses. Pendant qu’il mourait, la chienne s’était mise Ă  se dĂ©mener dans sa niche, en poussant d’effroyables hurlements. Quand on alla Ă  elle, pour l’apaiser, on la trouva en proie aux flammes, la chair Ă  demi rĂŽtie, et puant une odeur d’enfer. Elle expira comme son maĂźtre rendait le dernier soupir. On vit en cela une Ă©trange coĂŻncidence. À peine l’homme et l’animal furent-ils trĂ©passĂ©s qu’il s’éleva un orage extraordinaire. Un mulon de paille qui Ă©tait dans la cour fut transportĂ© par la violence de la bourrasque Ă  prĂšs de deux cents mĂštres plus loin, dans une prairie. Un vieil if se fendit de la cime aux racines. Les gens qui veillaient devisĂšrent entre eux, longuement, de toutes ces choses. On savait trop bien que Le Grand n’avait pas vĂ©cu exempt de reproche. Il avait toujours eu la rĂ©putation d’ĂȘtre dur pour les siens, impitoyable envers le pauvre monde. Tout Ă  coup, veilleurs et veilleuses se turent. La porte venait de s’ouvrir, toute grande. On s’attendait Ă  voir paraĂźtre quelqu’un
 Mais il n’entra que du vent. — Va vite fermer cette porte ! dit une femme Ă  l’un des domestiques. L’homme se leva, ferma l’huis, et revint prendre sa place au foyer. Mais il ne s’était pas rassis sur son escabelle, que la porte Ă©tait de nouveau toute grande ouverte. — Quel maladroit ! s’écria-t-on. On voit bien qu’il n’a jamais Ă©tĂ© Ă  Paris[111]. — Je vous jure que je l’avais fermĂ©e, dit l’homme. Et il alla la fermer encore, en ayant soin, cette fois, de la pousser avec force, pour la bien assujettir dans son cadre. — LĂ  ! maintenant, si elle se rouvre, vous ne direz pas que c’est ma faute, grogna-t-il, en regagnant l’ñtre. — Ou tu n’es qu’une ganache, ou cette porte est ensorcelĂ©e ! fit un autre domestique ; vois, elle est plus ouverte que jamais. — Va donc la fermer Ă  ton tour. Pour moi, j’y renonce. — Oh ! j’en viendrai Ă  bout, quand le diable y serait ! Cet autre domestique Ă©tait un gars solidement rĂąblĂ©, avec des bras de lutteur. Il empoigna le battant, le fit rouler sur ses gonds, furieusement, et s’y arc-bouta des deux Ă©paules. — Je parie, dit-il, que tous les vents du monde ne l’entre-bailleront plus ! Il n’avait pas fini de parler, que la porte lui frappait dans le dos et l’envoyait s’aplatir sur le sol, Ă  deux pas. Il se ramassa, tout meurtri, jurant et sacrant — Mille malĂ©dictions rouges ! Qui est-ce qui se permet d’ouvrir cette porte ? On entendit un long ricanement, et une voix qui disait — Ne te vantais-tu pas de la fermer, quand le diable y serait ? L’homme fut effrayĂ©, mais il voulut faire le brave — Je demande qui est celui qui se permet d’ouvrir cette porte, rĂ©pĂ©ta-t-il. — Moi ! rĂ©pondit la voix, d’un ton si sec, si dur, si courroucĂ©, que l’homme n’insista plus, et pour cause. Il lui semblait qu’une haleine de feu lui lĂ©chait la figure. Son Ă©pouvante Ă©tait d’autant plus forte qu’il ne voyait personne. Il vint, tout pĂąle, se perdre dans le groupe des veilleurs et des veilleuses, qui, eux aussi, tremblaient la fiĂšvre froide, la fiĂšvre de la peur. L’horloge de la maison tinta lentement l’heure de minuit. Et, quand le douziĂšme coup eut sonnĂ©, les chandelles qui brĂ»laient auprĂšs du lit du mort s’éteignirent comme d’elles-mĂȘmes. Il ne se trouva pas un dans l’assistance pour oser les rallumer ; en sorte que le cadavre demeura dans une obscuritĂ© profonde. On entendait par instants claquer les draps au vent de la porte ouverte, comme si c’eussent Ă©tĂ© les toiles d’une lessive Ă©tendue en plein air sur l’herbe des prĂ©s. De minuit jusqu’à l’aube, les gens qui veillaient n’échangĂšrent pas une parole. Et plus une priĂšre ne fut rĂ©citĂ©e. On se tenait rencognĂ©s les uns contre les autres, Ă©clairĂ©s seulement par la braise du foyer et par la fumeuse lueur du lutic, de la chandelle de rĂ©sine. On tĂąchait, avec les mains, de se boucher les oreilles et les yeux, et l’on attendait le jour avec impatience[112]. ContĂ© par Jeanne-Marie Corre, couturiĂšre. — PenvĂ©nan, 1888. ⁂ DĂšs la mort, l’ñme comparaĂźt au tribunal de Dieu, pour y subir le jugement particulier. Mais, sitĂŽt le jugement rendu, elle retourne sur le corps non dedans, et elle reste lĂ  pendant toute la durĂ©e de l’enterrement, jusqu’aprĂšs l’inhumation. En gĂ©nĂ©ral, il n’est donnĂ© de la voir qu’au prĂȘtre qui cĂ©lĂšbre les funĂ©railles. M. Dollo, lui, la voyait toujours et savait mĂȘme en quel lieu d’alentour elle devait se rendre ensuite pour y accomplir sa pĂ©nitence[113]. ⁂ Ce M. Dollo, recteur de Saint-Michel-en-GrĂšve, fut un des prĂȘtres les mieux renseignĂ©s sur tout ce qui touche Ă  l’Anaon. Il savait en quelles directions s’étaient dispersĂ©es les Ăąmes de tous les morts qu’il avait enterrĂ©s, sauf deux. ⁂ Outre les prĂȘtres, peuvent encore voir la sĂ©paration de l’ñme d’avec le corps, les personnes qui en ont reçu le don spĂ©cial ou Ă  qui, pour une raison ou pour une autre, le mystĂšre a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©. _______ XXIXL’ñme vue sous la forme d’une souris blanche Quoique Ludo Garel ne fĂ»t que domestique, ce n’était pas le premier venu. Il avait sans cesse l’esprit occupĂ© d’une foule de choses auxquelles ne pense gĂ©nĂ©ralement pas le vulgaire. Ses continuelles mĂ©ditations l’avaient menĂ© trĂšs loin. Il avouait lui-mĂȘme qu’il possĂ©dait Ă  peu prĂšs Ă  fond tout ce qu’il est donnĂ© Ă  un homme de connaĂźtre. — Toutefois, ajoutait-il, il y a encore un point qui m’embarrasse et sur lequel je n’ai aucune lumiĂšre c’est la sĂ©paration de l’ñme d’avec le corps. Quand j’aurai Ă©clairci ce point, il ne me restera plus rien Ă  apprendre. Son maĂźtre, un des derniers survivants de la noble maison du Quinquiz, avait en lui grande confiance, le sachant homme d’honneur et de bon conseil. Un beau jour, il le manda Ă  son cabinet. — Mon pauvre Ludo, lui dit-il, je ne suis pas du tout Ă  mon aise aujourd’hui. Je couve, je crois, quelque mauvaise maladie, et j’ai le pressentiment que je n’en rĂ©chapperai pas. Si encore mes affaires Ă©taient en rĂšgle !
 Ce maudit procĂšs que j’ai Ă  Rennes me donne bien du tourment. Voici prĂšs de deux ans qu’il traĂźne. Si du moins je voyais le terminer Ă  mon avantage, avant de mourir, je m’en irais le cƓur plus lĂ©ger. Je te tiens pour un garçon avisĂ©, Ludo Garel. D’autre part, — tu me l’as assez prouvĂ©, — il n’est pas de service que tu ne sois prĂȘt Ă  me rendre. Je te demande celui-ci, qui sera probablement le dernier. Demain matin, Ă  la prime aube, tu te mettras en route pour Rennes. Tu feras visite Ă  chacun des juges, et tu leur demanderas de se prononcer au plus vite ou pour ou contre moi. Tu as la langue bien pendue ; je compte que tu trouveras moyen de les disposer en ma faveur. Quant Ă  moi, je vais me mettre au lit. Plaise Ă  Dieu de ne me rappeler de ce monde que lorsque tu seras de retour. Ludo, avant de prendre congĂ©, s’efforça de relever les esprits abattus de son maĂźtre. — Ne vous occupez que de vous remettre sur pied, monsieur le comte. Vous n’ĂȘtes pas encore mĂ»r pour l’Ankou. TĂąchez que je vous retrouve bien portant. Je me charge du reste, sur ma foi ! Il passa toute l’aprĂšs-midi Ă  faire ses prĂ©paratifs de voyage et Ă  ruminer dans sa cervelle les discours qu’il tiendrait aux juges. À la trouble-nuit[114], il se coucha, afin d’ĂȘtre rĂ©veillĂ© de meilleure heure. Il dormit mal. Mille idĂ©es, mille propos incohĂ©rents lui galopaient dans la tĂȘte. Soudain, il lui sembla entendre le chant du coq. — Ho ! Ho ! se dit-il, voici la prime aube. Il est temps de dĂ©guerpir. Et Ludo Garel en route. On Ă©tait au cƓur de l’hiver. À peine s’il voyait clair pour marcher. AprĂšs une heure, une heure et demie de marche, il se trouva au pied d’un mur qui lui barrait le chemin. Il se mit Ă  le longer, et arriva devant un escalier de pierre dont il gravit les degrĂ©s. C’était l’échalier d’un cimetiĂšre. — Hum ! pensa Ludo, en se voyant entourĂ© de tombes et de croix, heureusement que la mauvaise heure doit ĂȘtre passĂ©e depuis longtemps. Il n’avait pas fini de se parler de la sorte qu’il vit une ombre se lever de terre et se diriger sur lui par une des allĂ©es latĂ©rales. Quand l’ombre fut toute proche, Ludo s’aperçut qu’il avait affaire en elle Ă  un jeune homme de figure distinguĂ©e, vĂȘtu d’étoffe noire et fine. Il bonjoura le jeune homme. — Bonjour, rĂ©pondit celui-ci. Vous ĂȘtes de bonne heure en voyage. — Je ne sais pas au juste quelle heure il peut ĂȘtre, mais le coq chantait quand j’ai quittĂ© la maison. — Oui, le coq blanc[115] ! repartit le jeune homme. Quel chemin faites-vous ? — Je vais du cĂŽtĂ© de Rennes. — Moi aussi. Si vous voulez bien, nous ferons un bout de route ensemble. — Je ne demande pas mieux. La mine et le ton du jeune homme inspiraient la confiance. Ludo Garel, un peu inquiet d’abord, fut bientĂŽt enchantĂ© de l’avoir pour compagnon, d’autant plus que le jour tardait terriblement Ă  venir. Chemin faisant, ils causĂšrent. Peu Ă  peu, Ludo devint expansif. Il mit l’inconnu du cimetiĂšre au courant de tout ce qui le concernait, de la maladie mystĂ©rieuse de son maĂźtre, des sombres pressentiments qu’il lui avait exprimĂ©s la veille, et du motif pour lequel il l’avait chargĂ© d’entreprendre ce voyage. L’inconnu Ă©coutait, mais ne disait presque rien. Sur ces entrefaites, le chant du coq retentit dans une ferme voisine. — Pour le coup, s’écria Ludo, l’aube va poindre. — Pas encore, rĂ©pondit le jeune homme. Le coq qui a chantĂ©, c’est le coq gris. En effet, le temps s’écoula, la nuit restait toujours aussi noire. Nos gens continuĂšrent de marcher. Mais Ludo ayant vidĂ© le sac de ses confidences, et l’inconnu ne paraissant pas disposĂ© Ă  livrer les siennes, la conversation languit, puis finit par s’éteindre. Quand on ne cause pas, le jour, on s’ennuie ; la nuit, on a peur[116]. Ludo Garel commençait Ă  dĂ©visager son compagnon du coin de l’Ɠil et Ă  trouver son allure singuliĂšre. Il appelait la lumiĂšre de tous ses vƓux. Enfin, un troisiĂšme coq chanta. — Ah ! fit Ludo, avec un soupir de soulagement, cette fois du moins c’est le bon ! — Oui, rĂ©pondit le jeune homme, cette fois c’est le coq rouge. Maintenant l’aube va blanchir le ciel. Mais vous voyez que vous l’aviez devancĂ©e de beaucoup. Il Ă©tait Ă  peine minuit quand vous ĂȘtes entrĂ© au cimetiĂšre oĂč vous m’avez rencontrĂ©. — C’est possible, fit Ludo Ă  voix basse. — Une autre fois, tĂąchez de tenir meilleur compte de l’heure. Si je ne vous avais accompagnĂ© jusqu’à ce moment, il vous serait arrivĂ© plus d’une fĂącheuse aventure. — Grand merci, en ce cas ! murmura Ludo Garel humblement. — Ce n’est pas tout. J’ai Ă  vous dire qu’il est inutile que vous poursuiviez votre route. Le procĂšs de votre maĂźtre est jugĂ© depuis hier soir et c’est en faveur de votre maĂźtre que se sont prononcĂ©s les juges. Retournez donc prĂšs de lui, pour lui annoncer cette bonne nouvelle. — JĂ©sus-Maria-Credo ! Tant mieux, en vĂ©ritĂ©. Monsieur le comte va guĂ©rir du coup ! — Non. Il va mourir, au contraire. À ce propos, Ludo Garel, il vous sera permis de voir la sĂ©paration de l’ñme d’avec le corps. C’est une chose, je le sais, que vous dĂ©sirez voir depuis longtemps. — Vous l’ai-je dit ! s’exclama Ludo qui se demanda, un peu tard, s’il n’avait pas trop bavardĂ© au long de la route. — Vous ne me l’avez pas dit. Mais Celui qui m’a envoyĂ© Ă  votre secours vous connaĂźt mieux que vous ne vous connaissez vous-mĂȘme. — Et je pourrai voir la sĂ©paration de l’ñme d’avec le corps ? — Vous la verrez. Votre maĂźtre trĂ©passera tantĂŽt, sur les dix heures, dix heures et demie. Comme on croira que vous ĂȘtes allĂ© jusqu’à Rennes et que vous en ĂȘtes revenu car vous ne soufflerez mot de notre rencontre, on insistera pour que vous preniez du repos. Mais refusez de vous coucher. Restez au chevet du comte, et ne quittez pas des yeux sa figure. Quand il sera mort, vous verrez son Ăąme s’échapper de ses lĂšvres sous la forme d’une souris blanche. Cette souris disparaĂźtra aussitĂŽt dans quelque trou. Vous ne vous en soucierez point. Par exemple, vous ne laisserez Ă  personne le soin d’aller quĂ©rir la croix funĂ©raire Ă  l’église du bourg. Vous irez vous-mĂȘme. ArrivĂ© sous le porche, vous attendrez que la souris vous ait rejoint. N’entrez pas Ă  l’église avant elle. Contentez-vous toujours de la suivre. C’est essentiel. Si vous vous conformez strictement Ă  mes recommandations, vous saurez avant ce soir ce que vous aspirez tant Ă  connaĂźtre. Et maintenant, Ludo Garel adieu ! Sur ce, l’étrange personnage s’évanouit en une vapeur lĂ©gĂšre, vite confondue avec celles qui montaient du sol humide, dans le jour naissant. Ludo Garel s’en revint au Quinquiz. — Dieu soit louĂ© ! dit le maĂźtre en voyant entrer son domestique. Tu as eu raison, brave serviteur, de faire diligence. Je suis au plus bas. Si tu avais tardĂ© d’une demi-heure, tu n’aurais guĂšre trouvĂ© qu’un cadavre. Comment cela a-t-il marchĂ©, Ă  Rennes ? — Vous avez gagnĂ© votre procĂšs. — Je t’en sais bon grĂ©, mon ami. GrĂące Ă  toi, je puis mourir tranquille. Cette fois, Ludo Garel ne tenta point de rĂ©conforter son maĂźtre par des paroles d’espĂ©rance. Il savait que la destinĂ©e[117] doit s’accomplir. Il alla tristement se placer Ă  la tĂȘte du lit, de façon nĂ©anmoins Ă  ne jamais perdre de vue le visage du comte. La salle Ă©tait pleine de gens en larmes. La comtesse prit Ludo par le bras et lui dit Ă  l’oreille — Vous ĂȘtes harassĂ© de fatigue. Il ne manque pas ici de monde pour veiller mon pauvre mari. Allez dormir. — Mon devoir, rĂ©pondit le domestique, est de rester au chevet de mon maĂźtre jusqu’au dernier moment. Et il resta, malgrĂ© toutes les instances. Dix heures sonnĂšrent. Ainsi qu’avait prĂ©dit l’inconnu, le seigneur du Quinquiz entra en agonie. Une vieille femme entonna les grĂąces. » L’assistance murmura les rĂ©pons. Ludo Garel mĂȘla sa voix Ă  celles des autres, mais sa pensĂ©e n’était pas Ă  la priĂšre qu’il marmottait. Elle Ă©tait toute tendue vers ce qui se passerait tout Ă  l’heure, au moment de la sĂ©paration de l’ñme d’avec le corps. Le comte, cependant, commençait Ă  balancer la tĂȘte de droite et de gauche, sur le traversin. C’est qu’il entendait venir la mort, sans savoir encore de quelle direction. Tout Ă  coup il se raidit. La mort l’avait touchĂ©. Il poussa un long soupir, et Ludo vit son Ăąme s’exhaler de ses lĂšvres sous la forme d’une souris blanche. L’homme du cimetiĂšre avait dit vrai. La souris ne fit d’ailleurs que paraĂźtre et disparaĂźtre. La vieille femme qui avait entonnĂ© les grĂąces » entreprit le De profundis. Ludo profita, pour s’esquiver, de l’émotion causĂ©e par la fin derniĂšre du comte. Et de trotter, par un sentier de traverse, jusqu’au bourg. L’ordre n’était pas encore donnĂ©, au Quinquiz, d’aller quĂ©rir la croix funĂ©raire, qu’il Ă©tait dĂ©jĂ  sous le porche de l’église. La souris blanche y arrivait presque en mĂȘme temps que lui. Il la laissa pĂ©nĂ©trer la premiĂšre dans la nef. Elle se mit Ă  trottiner vite et menu. Mais lui, faisait de grandes enjambĂ©es, et il put ainsi la suivre, sans trop de peine. Trois fois, il fit derriĂšre elle le tour de l’église. Le troisiĂšme tour terminĂ©, elle sortit de nouveau par le porche. Ludo se prĂ©cipita sur ses traces, tenant embrassĂ©e sur sa poitrine la croix funĂ©raire qu’il avait enlevĂ©e au passage. Les sonnailles de la croix tintaient, tintaient, et la souris dĂ©talait, dĂ©talait. La souris, la croix et Ludo qui la portait parcoururent ensemble tous les champs du Quinquiz. La petite bĂȘte blanche sautait par-dessus chaque barriĂšre, comme le maĂźtre avait coutume de faire, de son vivant, puis longeait les quatre fossĂ©s. Une fois fini le tour des champs, elle reprit la direction du manoir. ArrivĂ©e dans l’aire, elle s’achemina vers un bĂątiment isolĂ© oĂč l’on enfermait les instruments de labour. Sur tous elle posa les pattes[118]. Charrues, hoyaux, bĂȘches, Ă  tous elle dit adieu. De lĂ , elle regagna la maison. Ludo la vit grimper sur le cadavre et se laisser mettre avec lui dans le cercueil. Le clergĂ© vint chercher le corps. La messe d’enterrement fut chantĂ©e ; le cercueil fut descendu dans la fosse. Mais dĂšs que le prĂȘtre cĂ©lĂ©brant l’eut aspergĂ© d’eau bĂ©nite, dĂšs que les proches parents eurent jetĂ© dessus les premiĂšres mottes de terre, Ludo en vit sortir derechef la souris blanche. Le jeune homme inconnu lui avait expressĂ©ment recommandĂ© de la suivre jusqu’au bout, fut-ce par ronce, Ă©pine ou fondriĂšre. Le voilĂ  donc de planter lĂ  l’enterrement et de se remettre Ă  pĂšleriner derriĂšre la souris. Ils traversĂšrent des bois, franchirent des marais, escaladĂšrent des fossĂ©s, passĂšrent des bourgs, tant et si bien qu’ils aboutirent Ă  une vaste lande au milieu de laquelle se dressait le tronc Ă  demi dessĂ©chĂ© d’un arbre. Il Ă©tait si vieux, si pelĂ©, qu’on n’aurait su dire si c’était un tronc de hĂȘtre ou de chĂątaignier. L’intĂ©rieur en Ă©tait creux. Vraiment, il ne se maintenait debout que par miracle. Encore sa maigre Ă©corce Ă©tait-elle fendue de haut en bas. La souris se glissa dans une de ces fentes, et Ludo vit aussitĂŽt apparaĂźtre le seigneur du Quinquiz dans le creux de l’arbre. — O mon pauvre maĂźtre, s’écria-t-il, les mains jointes, que faites-vous ici ? — Tout homme, mon cher Ludo, doit faire sa pĂ©nitence Ă  l’endroit que Dieu lui assigne. — Puis-je au moins vous venir en aide de quelque façon ? — Oui, tu le peux. — Comment ? — En jeĂ»nant pour moi, l’espace d’un an et un jour. Si tu le fais, je serai dĂ©livrĂ© pour jamais, et ta bĂ©atitude suivra de prĂšs la mienne. — Je le ferai, rĂ©pondit Ludo Garel. Il tint promesse. Son jeĂ»ne accompli, il mourut. ContĂ© par Marie-Louise Bellec, couturiĂšre. — Port-Blanc. _______ XXXL’ñme vue sous la forme d’un moucheron[119] Yvon Penker Ă©tait un homme sage, et qui vivait dans la crainte de Dieu. Il avait pour meilleur ami Pezr Nicol. Pezr Nicol tomba gravement malade et fit aussitĂŽt mander Yvon Penker. — Je sens que je vais mourir, lui dit-il. Tu es l’homme que j’ai le plus aimĂ© et estimĂ© en ce monde. Je voudrais que tu m’assistes jusqu’à mon dernier moment. Penker rĂ©pondit — Je ne te quitterai pas. Et il s’installa, en effet, au chevet de son ami. Vers le milieu de la nuit, Nicol lui dit d’une voix oppressĂ©e — Donne-moi ta main. DĂšs que Penker eut mis la main dans la sienne, le moribond trĂ©passa. Penker qui le regardait mourir, les yeux pleins de larmes, vit alors sortir de sa bouche un moucheron eur fubuenn, un moucheron grĂȘle, aux ailes tĂ©nues, pareil aux Ă©phĂ©mĂšres que l’on voit tourbillonner les soirs d’étĂ© au bord des ruisseaux. L’insecte alla tremper ses pattes dans une bassinĂ©e de lait qui Ă©tait lĂ , sur une table. Puis il voleta tout Ă  travers la piĂšce et, brusquement, disparut. — Que peut-il ĂȘtre devenu ? se demandait Yvon Penker. Il ne tarda pas Ă  le voir reparaĂźtre. Cette fois, le moucheron se posa sur le cadavre et y resta. Il se laissa mĂȘme enfermer dans la biĂšre avec le mort. Penker ne le revit plus qu’au cimetiĂšre. Comme les premiĂšres mottes de terre roulaient dans la fosse, le moucheron s’évada du cercueil. Penker comprit alors seulement que ce moucheron devait ĂȘtre l’ñme de Pezr Nicol, et il rĂ©solut de le suivre en quelque lieu qu’il allĂąt. Or, le moucheron se rendit dans une lande situĂ©e non loin de la ferme oĂč Pezr Nicol habitait de son vivant. LĂ , il se posa sur une Ă©pine d’ajonc. — Pauvre chĂšre petite mouche, que venez-vous faire ici ? demanda Penker, l’homme sage. — Tu me vois donc ! — Je vous vois, puisque je vous parle. Dites-moi, ne seriez-vous l’ñme du dĂ©funt Pezr Nicol qui fut mon meilleur ami en ce monde ? — Si, Yvon, je suis ton ami mort, je suis Pezr Nicol. — Viens donc avec moi en ma maison. Je t’y mettrai dans un coin oĂč tu seras bien tranquille, et nous converserons ensemble de temps en temps, comme autrefois. — Je ne peux, mon pauvre Yvon. Ici est la place que Dieu m’a fixĂ©e pour y faire ma pĂ©nitence, et je dois y demeurer pendant cinq cents ans. Il faut que le bon Dieu t’aime bien pour t’avoir permis de reconnaĂźtre mon Ăąme sous cette forme de moucheron. — Oh ! je ne t’ai pas perdu de vue un seul instant depuis l’heure oĂč tu t’es sĂ©parĂ© de ton corps. Si pourtant ! je me trompe ; pendant quelques minutes tu as disparu, sans que j’aie pu me rendre compte en quel lieu tu pouvais ĂȘtre. Mais d’abord dis-moi, je te prie, pourquoi tu as commencĂ© par tremper tes pattes dans la jarre de lait ? — Ne devais-je pas me blanchir, avant de comparaĂźtre devant le grand Juge ? — Et ensuite, quand tu t’es esquivĂ©, aprĂšs avoir voletĂ© de ci de lĂ  tout au travers de la maison, qu’es-tu devenu ? — Si tu m’as vu voleter de ci de lĂ  tout au travers de la maison, c’est qu’il fallait que je prisse congĂ© de chacun des meubles. Lorsque ensuite je me suis esquivĂ©, c’était encore pour aller, dans la cour et dans les Ă©tables, prendre congĂ© des instruments qui m’avaient servi naguĂšre et des bĂȘtes qui m’avaient aidĂ© au labour. Cela fait, je me suis prĂ©sentĂ© au tribunal de Dieu. — Tu n’a pas Ă©tĂ© longtemps Ă  faire tout cela. — Les Ăąmes ont des ailes qui vont vite. — Mais pourquoi t’es-tu laissĂ© enfermer dans le cercueil avec ton corps ? — J’étais tenu d’y rester jusqu’à ce que Dieu eĂ»t prononcĂ© ma sentence. — J’aurais souhaitĂ© qu’il te permĂźt d’accomplir une partie de ta pĂ©nitence en ma maison, auprĂšs de moi pendant le temps que j’ai encore Ă  vivre. Dieu doit savoir que nous nous aimions d’une amitiĂ© rare, Pezr Nicol. — Il le sait, en effet, Yvon Penker. Sois certain qu’il ne tardera pas Ă  nous rĂ©unir. Avant peu, ton Ăąme sera venue me rejoindre dans cette lande. Trois mois aprĂšs, jour pour jour, on enterrait Yvon Penker, l’homme sage[120]. ContĂ© par Catherine Carvenec. — Port-Blanc. ⁂ L’ñme apparaĂźt aussi sous la forme d’une fleur, d’une grande fleur blanche ; elle est plus belle Ă  mesure qu’on s’approche d’elle et s’éloigne quand on veut la cueillir. XXXILa femme aux deux chiens Ceci se passait au temps oĂč les toiles de Basse-Bretagne Ă©taient renommĂ©es entre toutes. Il n’y avait pas alors, Ă  PenvĂ©nan ni aux alentours, de fileuse qui filĂąt aussi fin que Fant Ar Merrer, de Crec’h-Avel. Tous les mercredis, elle allait Ă  TrĂ©guier vendre son fil. Un mardi soir elle se dit — Il faudra que demain je sois sur pied de bonne heure. Elle se coucha avec cette prĂ©occupation. Au milieu de la nuit, elle se rĂ©veilla et fut Ă©tonnĂ©e de voir qu’il faisait dĂ©jĂ  presque clair. Elle se leva en grande hĂąte, s’habilla, jeta sur ses Ă©paule son paquet d’écheveaux et se mit en route. ArrivĂ©e au pied de la montĂ©e qui mĂšne vers Croaz-Ar-Brabant[121], elle fit rencontre d’un jeune homme. Ils se bonjourĂšrent mutuellement et cheminĂšrent cĂŽte Ă  cĂŽte jusqu’à la croix. LĂ , le jeune homme prit Fant Ar Merrer par le bras et lui dit — ArrĂȘtons ici. Il la poussa dans la douve, contre le talus, et se plaça devant elle comme pour la protĂ©ger. À peine se furent-ils ainsi rangĂ©s de la route, que Fant entendit venir un bruit Ă©pouvantable. Jamais elle n’avait ouĂŻ fracas pareil. Il y aurait eu, Ă  la file, cent lourdes charrettes lancĂ©es au galop, qu’elles n’auraient pas fait plus de train. Le bruit approchait, approchait. Fant tremblait de tous ses membres. NĂ©anmoins elle cherchait Ă  voir ce que ceci pouvait ĂȘtre. Une femme passa dans la route, courant Ă  perdre haleine, elle allait si vite qu’on entendait palpiter les ailes de sa coiffe, comme si c’eussent Ă©tĂ© deux ailes d’oiseau. Ses pieds nus touchaient Ă  peine le sol ; il en pleuvait des gouttes de sang. Ses cheveux dĂ©nouĂ©s flottaient derriĂšre elle. Elle agitait les bras, en des gestes dĂ©sespĂ©rĂ©s, et hurlait lugubrement. C’était une plainte si angoissante, que Fant Ar Merrer en avait froid jusque sous les ongles. Cette femme Ă©tait poursuivie par deux chiens qui semblaient se disputer entre eux Ă  qui la dĂ©vorerait. De ces chiens, l’un Ă©tait noir, l’autre blanc[122]. C’étaient eux qui faisaient tout le vacarme. À chacun de leurs bonds, les entrailles de la terre rĂ©sonnaient. La femme fuyait dans la direction de la croix. Fant Ar Merrer la vit s’élancer sur les marches du calvaire. À ce moment le chien noir Ă©tait parvenu Ă  la saisir par le bas de sa jupe. Mais elle, se prĂ©cipitant, Ă©treignit l’arbre de la croix et s’y tint cramponnĂ©e de toutes ses forces. Le chien noir disparut aussitĂŽt, en lĂąchant un aboi terrible. Le chien blanc resta seul auprĂšs de la malheureuse et se mit Ă  lĂ©cher ses blessures. Le jeune homme dit alors Ă  Fant Ar Merrer — Vous pouvez maintenant continuer votre route. Il n’est que minuit. Ne vous exposez plus Ă  voir ce que vous avez vu. Je ne serai pas toujours lĂ  pour vous protĂ©ger. Il y a des heures oĂč il ne faut pas ĂȘtre sur les chemins. Quant vous arriverez Ă  KervĂ©nou, entrez dans la maison qui est lĂ . Vous y trouverez un homme en train de mourir. Passez le reste de la nuit Ă  rĂ©citer prĂšs de son chevet les priĂšres des agonisants et ne sortez de cette maison qu’à l’aube. Quant Ă  moi, je suis votre bon ange. ContĂ© par Marie-Louise Bellec. — Port-Blanc. _______ À BĂ©nodet, et dans la rĂ©gion, au moment oĂč le cercueil sort de l’église, aprĂšs la messe d’enterrement, les porteurs ont coutume de le heurter Ă  la muraille. Ils agissent ainsi, selon d’aucuns, pour dire adieu Ă  l’église, au nom du mort ; selon d’autres, pour demander Ă  saint Pierre d’ouvrir toutes grandes Ă  l’ñme les portes du paradis. ⁂ Au moment oĂč le prĂȘtre jette sur le cercueil la premiĂšre pelletĂ©e de terre, il peut voir dans son livre d’heures quel doit ĂȘtre le sort de la personne enterrĂ©e. Mais il lui est interdit de divulguer ce secret, sous peine de prendre — fĂ»t-ce en enfer — la place du dĂ©funt. ⁂ Il est un moyen Ă  la portĂ©e de tous pour savoir si une Ăąme est damnĂ©e ou non. Il suffit de se rendre, au sortir du cimetiĂšre, aussitĂŽt aprĂšs l’enterrement, dans un lieu Ă©levĂ© et dĂ©couvert, d’oĂč l’on ait vue sur une certaine Ă©tendue de pays. De lĂ -haut, on crie le nom du mort par trois fois, dans trois directions diffĂ©rentes. Si une seule fois l’écho prolonge le son, c’est que l’ñme du dĂ©funt n’est point damnĂ©e. ⁂ Si les fleurs qu’on place sur le lit oĂč repose un mort se fanent dĂšs qu’on les y pose, c’est que l’ñme est damnĂ©e ; si elles ne se fanent qu’au bout de quelques instants, c’est que l’ñme est en purgatoire, et plus elles mettent de temps Ă  se faner, moins longue sera la pĂ©nitence. ⁂ Mais, pour avoir des renseignements sĂ»rs, il n’est que de s’adresser 1o À l’Agrippa ; 2o À la messe de trentaine ou ofern drantel. _______ XXXIIL’Agrippa[123], ou Vif, ou Égremont L’Agrippa est un livre Ă©norme. PlacĂ© debout, il a la hauteur d’un homme. Les feuilles en sont rouges, les caractĂšres en sont noirs. Tant qu’on n’a pas Ă  le consulter, on doit le maintenir fermĂ© Ă  l’aide d’un gros cadenas. C’est un livre dangereux. Aussi ne faut-il pas le laisser Ă  portĂ©e de la main. On le suspend, au moyen d’une chaĂźne, Ă  la plus forte poutre d’une piĂšce rĂ©servĂ©e. Il est nĂ©cessaire que cette poutre ne soit pas droite, mais tordue. ⁂ Le nom de ce livre varie avec les pays. En TrĂ©guier, il s’appelle l’Agrippa ; dans la rĂ©gion de ChĂąteaulin, l’Egremont ; aux alentours de Quimper, Ar Vif. ⁂ Ce livre est vivant[124]. Il rĂ©pugne Ă  se laisser consulter. Il faut ĂȘtre plus fort que lui pour lui arracher ses secrets. Tant qu’on ne l’a pas domptĂ©, on n’y voit que du rouge. Les caractĂšres noirs ne se montrent que lorsqu’on les y a contraints, en rossant le livre, comme un cheval rĂ©tif. On est obligĂ© de se battre avec lui, et la lutte dure parfois des heures entiĂšres. On en sort baignĂ© de sueur. ⁂ Primitivement, il n’y avait que les prĂȘtres Ă  possĂ©der des agrippas. Chacun d’eux a le sien. Le lendemain de leur ordination, ils le trouvent Ă  leur rĂ©veil sur leur table de nuit, sans qu’ils sachent d’oĂč il leur vient et qui le leur a apportĂ©. Pendant la grande RĂ©volution, beaucoup d’ecclĂ©siastiques Ă©migrĂšrent. Quelques-uns de leurs agrippas tombĂšrent entre les mains de simples clercs qui, durant leur passage aux Ă©coles, avaient appris l’art de s’en servir. Ceux-ci les transmirent Ă  leurs descendants. Ainsi s’explique la prĂ©sence dans certaines fermes du livre Ă©trange. » Le clergĂ© sait combien il a Ă©tĂ© dĂ©tournĂ© d’agrippas, et quels sont les profanes qui les dĂ©tiennent. Un ancien recteur de PenvĂ©nan disait — Il y a dans ma paroisse deux agrippas qui ne sont pas oĂč ils devraient ĂȘtre. Le prĂȘtre ne fait mine de rien, tant que le dĂ©tenteur est en vie ; mais, lorsque aux approches de la mort il est appelĂ© Ă  son chevet, aprĂšs avoir entendu la confession du moribond, il lui parle en ces termes — Jean, ou Pierre, ou Jacques, vous aurez un poids bien lourd Ă  porter par delĂ  le tombeau, si vous ne vous en ĂȘtes dĂ©barrassĂ© dans ce monde. Le moribond demande avec Ă©tonnement — Quel est ce poids ? — C’est le poids de l’agrippa qui est en votre maison, rĂ©pond le prĂȘtre. Livrez-le moi, sinon, ayant un tel fardeau Ă  traĂźner, vous n’arriverez jamais jusqu’au paradis. Il est rare que le moribond n’envoie point aussitĂŽt dĂ©tacher l’agrippa. L’agrippa, dĂ©tachĂ©, cherche Ă  faire des siennes. Il mĂšne un sabbat Ă  travers toute la ferme. Mais le prĂȘtre l’exorcise et le fait tenir tranquille. Puis il commande aux personnes qui sont lĂ  d’aller quĂ©rir un fagot d’ajonc. Il y met le feu lui-mĂȘme. L’agrippa est bientĂŽt rĂ©duit en cendres. Le prĂȘtre recueille alors cette cendre, l’enferme dans un sachet, et passe le sachet au cou du moribond, en disant — Que ceci vous soit lĂ©ger ! ⁂ Il est difficile Ă  un recteur de dormir Ă  l’aise, tant qu’il reste un seul agrippa dans sa paroisse, entre d’autres mains que les siennes ou celles de ses vicaires. ⁂ Il n’est pas nĂ©cessaire d’ĂȘtre prĂȘtre pour savoir quand un homme qui n’est pas du mĂ©tier possĂšde un agrippa. L’homme qui possĂšde un agrippa sent une odeur particuliĂšre. Il sent le soufre et la fumĂ©e, parce qu’il a commerce avec les diables. C’est pourquoi l’on s’écarte de lui. Puis, il ne marche pas comme tout le monde. Il hĂ©site dans chaque pas qu’il fait, de crainte de piĂ©tiner une Ăąme. ⁂ L’homme qui possĂšde un agrippa ne peut plus s’en dĂ©faire sans le secours du prĂȘtre, et seulement Ă  l’article de la mort. Loizo-goz, de PenvĂ©nan, en avait un qui l’embarrassait fort ; il n’eĂ»t pas demandĂ© mieux que de le passer Ă  quelque autre. Il le proposa Ă  un cultivateur de Plouguiel qui l’accepta. Une nuit, on entendit dans tout le pays un vacarme Ă©pouvantable. C’était Loizo-goz qui conduisait l’agrippa Ă  Plouguiel, en le tirant par sa chaĂźne. Au retour, Loizo-goz chantait gaĂźment. Il se sentait un poids de moins sur le cƓur. Mais, Ă  peine rentrĂ© chez lui, toute sa joie tomba. L’agrippa Ă©tait dĂ©jĂ  revenu occuper son ancienne place. À quelque temps de lĂ , Loizo-goz fit un grand feu d’ajonc sec et y jeta le mauvais livre. Mais les flammes, au lieu de dĂ©vorer l’agrippa, s’en Ă©cartaient. — Puisque le feu n’y peut rien, essayons de l’eau ! se dit Loizo-goz. Il traĂźna le livre Ă  la grĂšve de BuguĂ©lĂšs, monta dans une barque, gagna le large, et lança Ă  la mer l’agrippa auquel il avait eu soin d’attacher plusieurs grosses pierres, afin de le faire descendre jusqu’au fond de l’abĂźme et de l’y maintenir. — LĂ , pensa-t-il, cette fois du moins nous voilĂ  sĂ©parĂ©s pour jamais. Il se trompait. Comme il s’en revenait par la grĂšve, il entendit derriĂšre lui un bruit de chaĂźne dans les galets. C’était l’agrippa qui achevait de se dĂ©barrasser des grosses pierres. Loizo-goz le vit passer Ă  cĂŽtĂ© de lui, rapide comme une flĂšche. Au logis, il le retrouva, suspendu Ă  la poutre accoutumĂ©e. La couverture, les feuillets Ă©taient secs. Il semblait que l’eau de la mer ne les eĂ»t mĂȘme pas touchĂ©s. Loizo-goz dut se rĂ©signer Ă  garder son agrippa. ContĂ© par Baptiste Geffroy dit JavrĂ©. — PenvĂ©nan, 1886. ⁂ L’agrippa contient les noms de tous les diables et enseigne le moyen de les Ă©voquer. On peut savoir, grĂące Ă  lui, si tel dĂ©funt est damnĂ©. Le prĂȘtre qui vient de cĂ©lĂ©brer un enterrement va aussitĂŽt consulter son agrippa. À l’appel de leurs noms, tous les dĂ©mons accourent. Le prĂȘtre les interroge un Ă  un. — As-tu pris l’ñme d’un tel ? Si tous rĂ©pondent Non, c’est que l’ñme est sauvĂ©e. Pour les congĂ©dier, le prĂȘtre les appelle de nouveau par leurs noms, mais en commençant par le nom du diable qui est arrivĂ© le dernier, et ainsi de suite. ⁂ Les ignorants qui se mĂȘlent de lire dans l’Agrippa, dans l’Egremont, ou dans le Vif, sont durement chĂątiĂ©s de leur imprudence. Le curĂ© de Pluguffan[125] entra un jour dans la sacristie pensant y trouver le bedeau, dont il avait besoin. La sacristie Ă©tait vide. — Il ne doit cependant pas ĂȘtre loin, se dit le curĂ©, car voici ses sabots. Il appela — Jean ! Jean ! Pas de rĂ©ponse. Il allait sortir, impatientĂ©, quand il aperçut son Vif » tout grand ouvert sur la table, Ă  la page oĂč sont inscrits les noms des dĂ©mons. — Ah ! je comprends ! s’écria-t-il. Jean aura invoquĂ© les diables et n’aura pas su les congĂ©dier. Ils l’ont emportĂ© dans l’enfer. Pourvu que je n’arrive pas trop tard ! TrĂšs vite, il se mit Ă  dĂ©biter la kyrielle des noms, en commençant par la fin. AussitĂŽt, le bedeau reparut. Il Ă©tait dĂ©jĂ  tout noir. Sur son crĂąne, ses cheveux Ă©taient roussis. Il fut longtemps sans recouvrer l’usage de la parole, tant sa terreur avait Ă©tĂ© grande[126]. Quant Ă  ce qu’il avait vu dans son voyage, il ne s’en ouvrit jamais Ă  personne, pas mĂȘme Ă  sa femme[127]. ContĂ© par RenĂ© Alain. — Quimper. __________ XXXIIIL’Ofern drantelLA MESSE DE TRENTAINE Autrefois, c’était l’habitude de faire cĂ©lĂ©brer pour chaque dĂ©funt une trentaine, c’est-Ă -dire une sĂ©rie de trente services. Les prĂȘtres disaient les vingt-neuf premiĂšres messes Ă  leur Ă©glise de paroisse. Mais la trentiĂšme, il Ă©tait d’usage de l’aller dire Ă  la chapelle de saint HervĂ©, sur le sommet du MĂ©nez-BrĂ©[128]. C’est cette messe de trentaine que les Bretons appelle Ann ofern drantel. Elle se cĂ©lĂ©brait Ă  minuit. On la disait Ă  rebours, en commençant par la fin. Sur l’autel on n’allumait qu’un des cierges. Tous les dĂ©funts de l’annĂ©e se rendaient Ă  cette messe ; tous les diables aussi y comparaissaient. Le prĂȘtre qui l’allait dire devait ĂȘtre Ă  la fois trĂšs savant et trĂšs hardi. DĂšs le bas de la montagne, il se dĂ©chaussait, et gravissait la pente pieds nus, car il fallait qu’il fĂ»t prĂȘtre jusqu’à la terre ». Il montait, tenant d’une main un bĂ©nitier d’argent, brandissant de l’autre un goupillon et faisant de tous cĂŽtĂ©s de continuelles aspersions. Souvent il avait peine Ă  avancer, tant se pressaient autour de lui les Ăąmes dĂ©funtes, avides de recevoir quelques gouttes d’eau bĂ©nite et de se procurer de la sorte un soulagement momentanĂ©. La veille, il avait fait transporter dans la chapelle un fort sac de graines de lin. La messe dite, il commençait l’appel des diables, dans le porche. Ils accouraient, en poussant, des hurlements sauvages. C’était le moment terrible. Malheur Ă  l’officiant, s’il perdait la tĂȘte ! Il imposait silence aux dĂ©mons, les faisait dĂ©filer devant lui un Ă  un, les obligeait Ă  montrer leurs griffes pour voir si l’ñme du dĂ©funt, Ă  l’intention de qui il avait cĂ©lĂ©brĂ© l’ofern drantel, n’était pas tombĂ©e en leur possession, puis les renvoyait Ă  mesure, en distribuant Ă  chacun une graine de lin, car les diables ne consentent jamais Ă  s’en aller les mains vides. S’il commettait une seule omission, il Ă©tait contraint en Ă©change de livrer sa propre personne. Il encourait donc sa damnation Ă©ternelle. ⁂ Un soir, un jeune prĂȘtre, encore novice en ces matiĂšres, se chargea imprudemment d’aller dire l’ofern drantel Ă  MĂ©nez-BrĂ©. Il eut le malheur de se troubler. Les diables aussitĂŽt se ruĂšrent sur lui. Par un hasard providentiel, Tadik-Coz[129] Ă©tait encore en oraison, dans son presbytĂšre de BĂ©gard, Ă  deux lieues de BrĂ©. Ayant entendu quelque bruit du cĂŽtĂ© de la montagne, il prĂȘta l’oreille — Ho ! Ho ! se dit-il, il y a du grabuge lĂ -haut ! Vite, il sella son bidet de Cornouailles qui allait comme le vent. Quand il arriva Ă  la chapelle, les diables emportaient dĂ©jĂ  le jeune prĂȘtre dans leurs griffes, par une brĂšche qu’ils avaient ouverte dans le pignon. Tadik-Coz put cependant saisir par une jambe son pauvre confrĂšre. Les diables n’essayĂšrent pas de lutter contre lui. Ils avaient trop appris Ă  le craindre. Sa vue seule les mit en fuite. Ils disparurent avec des cris de rage. Le jeune prĂȘtre fut sauvĂ©. Tadik-Coz se contenta de le sermonner de sa bonne voix tranquille. — Mon enfant, lui dit-il, pour faire ce que nous faisons, nous, les vieux, attendez que vous ayez notre expĂ©rience. Que cette leçon vous soit profitable ! ContĂ© sur le MĂ©nez-BrĂ©, par RĂ©nĂ©an Auffret de PĂ©dernek, 1889. ⁂ Ce Tadik-Coz Ă©tait un maĂźtre pour cĂ©lĂ©brer l’ofern drantel. On prĂ©tend que, depuis qu’il est mort, il n’y a plus de prĂȘtre qui sache la dire. Il fit une fois un de ces miracles qui ne sont possibles qu’à Dieu. Il venait de cĂ©lĂ©brer la messe de trentaine pour un dĂ©funt de TrĂ©glamus[130]. Or, en passant la revue des dĂ©mons, il vit que l’un d’eux tenait entre ses griffes l’ñme de ce dĂ©funt. Un autre que Tadik-Coz se fĂ»t dit — Le mort est dĂ»ment damnĂ© ; il n’y a plus rien Ă  faire. Mais Tadik-Coz Ă©tait un gaillard qui ne se dĂ©courageait pas aisĂ©ment. Je crois bien que, pour sauver une Ăąme, il aurait Ă©tĂ© nu-pieds jusqu’en enfer. — HĂ©, l’ami ! dit-il au dĂ©mon, tu as l’air bien fier de ce que tu tiens lĂ  ! Franchement, il n’y a pas de quoi t’enorgueillir Ă  ce point. J’ai connu le dĂ©funt, quand il Ă©tait encore de ce monde. Un pauvre hĂšre, en vĂ©ritĂ© ! Il a dĂ©jĂ  eu tant de misĂšre pendant sa vie, que ton enfer lui apparaĂźtra presque comme un lieu de dĂ©lices. Quand on a pĂąti comme lui sur la terre, on n’a pas grand chose Ă  craindre, mĂȘme d’une Ă©ternitĂ© de tourments. — C’est un peu vrai, rĂ©pondit le dĂ©mon. Je n’ai aucun plaisir Ă  le vexer. Et, ma foi, je ne demanderais pas mieux que de faire un Ă©change. — Je te le propose, cet Ă©change. — Quel Ăąme me livreras-tu Ă  la place ? — La mienne
, mais Ă  une condition ! — Parle. — Voici vous autres, diables, vous passez pour ĂȘtre trĂšs fins. Moi, de mon cĂŽtĂ©, Ă  tort ou Ă  raison, je ne me considĂšre pas comme un imbĂ©cile. Gageons que tu ne me mettras pas Ă  court ! — Soit. — Entendons-nous bien, n’est-ce pas ? Si je perds, mon Ăąme est Ă  toi ; si je gagne, elle me reste. Dans les deux cas, celle que tu dĂ©tiens ne t’appartient plus. Commence par la lĂącher. Le diable desserra ses griffes. L’ñme du dĂ©funt de TrĂ©glamus s’envola, lĂ©gĂšre, en souhaitant mille bĂ©nĂ©dictions Ă  Tadik-Coz. — Allons ! reprit celui-ci, j’attends ! Le diable se grattait l’oreille. — Eh bien ! dit-il Ă  la fin, fais-moi voir quelque chose que je n’ai pas encore vu. — Ce n’est que cela ! Au moins, tu n’es pas difficile Ă  contenter. Tadik-Coz mit la main Ă  la poche de sa soutane et en sortit une pomme et un couteau. Avec le couteau, il coupa en deux la pomme. Puis, montrant au diable interloquĂ© l’intĂ©rieur du fruit. — Regarde ! dit-il. Et, comme le diable ne paraissait pas comprendre, il ajouta — Tu as sans doute vu l’intĂ©rieur de bien des pommes, mais l’intĂ©rieur de celle-ci, tu ne l’avais certainement pas encore vu ! Le dĂ©mon demeura penaud ; il dut s’avouer vaincu, et Tadik-Coz rentra dans son presbytĂšre de BĂ©gard en se frottant joyeusement les mains. ContĂ© par NaĂŻc Fulup du Hinger-Vihan, en PĂ©dernek, 1889. _______ CHAPITRE IVCimetiĂšres et Charniers Les pĂšlerinages pour les dĂ©funts Autrefois, il y avait des charniers dans tous les cimetiĂšres bretons. Il en reste encore quelques-uns, mais dont on ne prend plus soin[131]. On y laisse les reliques » ar relegou moisir en tas, pĂȘle-mĂȘle. Il y a seulement une trentaine d’annĂ©es, les choses n’allaient pas de la sorte. En ce temps-lĂ , quand on exhumait un squelette, on rangeait les os les uns sur les autres, en bon ordre, et l’on plaçait la tĂȘte dans une boĂźte Ă  laquelle on donnait tantĂŽt la forme d’un cercueil, tantĂŽt celle d’une chapelle. Les murs des charniers Ă©taient garnis de ces petites boĂźtes, peintes de diverses couleurs, en noir, si le dĂ©funt Ă©tait d’ñge mĂ»r ; en blanc, si c’était un enfant ; en bleu, si c’était une jeune fille. Sur chacune se lisait l’inscription funĂ©raire Ci-gĂźt le chef de
 suivie du nom du trĂ©passĂ©. Le soir de la Toussaint, aprĂšs les vĂȘpres de l’Anaon », avait lieu la procession du charnier. » Par les sentiers, entre les tombes, la foule se dirigeait vers l’ossuaire, clergĂ© en tĂȘte.[132] Un prĂȘtre entonnait l’hymne lugubre Deomp d’ar Garnel, Christenien !
 Allons au charnier, chrĂ©tiens !
 La lueur vacillante de quelque torche Ă©clairait par intervalles l’intĂ©rieur de l’ossuaire. Par les ouvertures en forme de cƓur dont Ă©taient percĂ©es toutes les boĂźtes, il semblait que l’on vĂźt grimacer la bouche triste des morts. On disait, de mon temps, que, durant cette nuit-lĂ , les bouches sans lĂšvres des trĂ©passĂ©s recouvraient la parole, et qu’on entendait deviser entre elles les tĂȘtes de mort des ossuaires. — Qui es-tu ? demandait une des tĂȘtes Ă  sa voisine. La conversation s’engageait, et, peu Ă  peu, devenait gĂ©nĂ©rale. Un vivant Ă  qui il eĂ»t Ă©tĂ© donnĂ© d’y assister aurait Ă©tĂ© renseignĂ© en une seule nuit sur tout ce qui se passe de l’autre cĂŽtĂ© de la mort. En outre, il aurait entendu nommer tous ceux qui devaient mourir dans l’annĂ©e. » ContĂ© par mon pĂšre Le Braz. — TrĂ©guier. _______ XXXIVLa curiositĂ© de Iouennic Bolloc’h Iouennic Bolloc’h eut cette curiositĂ© impie. Iouennic Bolloc’h Ă©tait un mendiant qui ne manquait ni d’esprit, ni de savoir-faire. Il s’était fait ce raisonnement — Si je pouvais prĂ©venir d’avance du jour de leur mort tous ceux qui sont destinĂ©s Ă  mourir cette annĂ©e, j’arriverais Ă  me faire ainsi de jolis profits. Donc, le soir de la Toussaint, il s’arrangea pour ĂȘtre Ă  Castel-PĂŽl Saint-Pol-de-LĂ©on. Il avait entendu dire qu’à Castel-PĂŽl il y avait, non pas un, mais dix, mais vingt charniers dans le cimetiĂšre. Il se dissimula tant bien que mal, en se couchant dans l’herbe Ă  plat ventre. Et il attendit en cette posture le colloque des morts. Vous n’ignorez pas qu’à Castel-PĂŽl, les ossuaires sont encastrĂ©s dans les murs du cimetiĂšre. Un mort de l’un des charniers interpella un autre mort du charnier d’en face. — Ami, disait-il, est-ce que tu m’écoutes ? Iouennic Bolloc’h sentit cette parole passer au ras de lui comme le souffle glacial d’une bise. — Ami, rĂ©pondit l’autre mort, je t’écoute, mais il y a un vivant entre nous. — Je le sais. Il est venu pour entendre la liste des morts de la prochaine annĂ©e. — Qu’il l’entende donc ! — Qu’il sache que le premier de la liste n’a plus Ă  vivre que deux minutes ! — Qu’il sache que le premier de la liste a nom Iouennic Bolloc’h ! Les deux voix se croisaient Ă  travers la nuit, rapides, sifflantes. Chacun des mots qu’elles profĂ©raient entrait comme un fer froid dans les oreilles du pauvre mendiant. À peine son nom eut-il Ă©tĂ© prononcĂ© qu’il rendit l’ñme[133]. On trouva le lendemain son cadavre raidi. On crut qu’il avait eu le sang gelĂ© par la grande fraĂźcheur de la nuit et on l’enterra Ă  l’endroit mĂȘme oĂč il Ă©tait trĂ©passĂ©[134]. ContĂ© par Jean Cloarec. — Laz, 1890, FinistĂšre. _______ XXXVHistoire d’un fossoyeur Le fossoyeur de PenvĂ©nan Ă©tait en ce temps-lĂ  PoĂ«zevara le Vieux. On ne l’appelait guĂšre que Poaz-coz. Si vieux qu’il fĂ»t, et, quoiqu’il eĂ»t labourĂ© par six fois toute l’étendue du cimetiĂšre », c’est-Ă -dire quoiqu’il eĂ»t couchĂ© successivement dans le mĂȘme trou jusqu’à six morts, c’était un homme qui pouvait vous dire, Ă  un jour prĂšs, depuis combien de temps tel ou tel Ă©tait en terre, et mĂȘme Ă  quel degrĂ© de cuisson »[135] devait ĂȘtre arrivĂ© son cadavre. Bref, on eĂ»t difficilement trouvĂ© un fossoyeur plus entendu. Il continuait de voir clair comme en plein jour dans les fosses qu’il avait comblĂ©es. La terre bĂ©nite du cimetiĂšre Ă©tait, pour ses yeux, transparente comme de l’eau. Or, un matin, le recteur le fit appeler — Poaz-coz, Mab Ar Guenn vient de trĂ©passer. Je pense que vous pourrez lui creuser son trou lĂ  oĂč le grand Roperz fut enfoui, il y a cinq ans. N’est-ce pas votre avis ? — Non, monsieur le recteur, non !
 Dans ce coin lĂ , voyez-vous, les cadavres se conservent longtemps. Je connais mon Roperz. À l’heure qu’il est, c’est Ă  peine si la vermine a commencĂ© Ă  lui travailler les entrailles. — Tant pis ! arrangez-vous !
 La famille de Mab Ar Guenn dĂ©sire vivement qu’il soit enterrĂ© Ă  cette place. Roperz y est depuis cinq ans. Qu’il cĂšde le tour Ă  un autre. Ce n’est que justice. Poaz-coz s’en alla, hochant la tĂȘte. Il n’était pas le maĂźtre, il devait obĂ©ir, mais il n’était pas content. Le voilĂ  de mettre pioche en terre. La fosse fut bientĂŽt dĂ©blayĂ©e aux trois quarts. — Encore un coup de pioche, se dit Poaz, et j’aurai, si je ne me trompe, atteint le cercueil. Il le donna de si bon cƓur, ce coup de pioche, que non seulement il atteignit le cercueil, mais mĂȘme qu’il l’éventra. Des Ă©claboussures infectes lui jaillirent au visage. Il se reprocha d’avoir frappĂ© trop fort. — Dieu m’est tĂ©moin pourtant, murmura-t-il, que je n’avais nulle intention de blesser ce pauvre Roperz ! MĂȘme, je vais faire en sorte qu’il ne soit pas trop gĂȘnĂ© par le voisinage de Mab Ar Guenn. Le brave fossoyeur passa deux heures Ă  Ă©vider de telle façon le fond de la fosse que deux cercueils y pussent tenir Ă  l’aise, celui de Roperz occupant une espĂšce de retrait. Cela fait, il se sentit la conscience plus tranquille, quoique, nĂ©anmoins, il ne fĂ»t pas rassurĂ© tout Ă  fait. L’idĂ©e d’avoir brutalisĂ© un de ses morts » lui causait de l’ennui. Il ne soupa point de bon appĂ©tit ce soir-lĂ , et s’alla coucher plus tĂŽt que d’habitude. Il avait dĂ©jĂ  fait un somme, quand le bruit de la porte tournant sur ses gonds le rĂ©veilla. — Qui est lĂ  ? demanda-t-il, en se mettant sur son sĂ©ant. — Tu ne m’attendais donc pas ? rĂ©pondit une voix qu’il reconnut aussitĂŽt, malgrĂ© son ton caverneux. — À te dire vrai, François Roperz, je pensais que tu serais venu
 — Oui, je suis venu te montrer en quel Ă©tat tu m’as mis ! La lune Ă©tait haute dans le ciel ; sa vive lumiĂšre Ă©clairait toutes choses dans la maison du fossoyeur. — Vois, continua le spectre
 On ne traite pas ainsi un vivant, encore moins un mort. Il avait dĂ©boutonnĂ© sa veste Ă  longues basques. Poaz-coz ferma les yeux. Il y avait de quoi mourir de dĂ©goĂ»t. La poitrine du grand Roperz n’était plus qu’un trou hideux oĂč des fragments de cĂŽtes brisĂ©es apparaissaient mĂȘlĂ©s Ă  une sorte de bouillie verdĂątre. — En vĂ©ritĂ©, François Roperz, suppliait le malheureux Poaz, en vĂ©ritĂ©, pardonne-moi !
 Je ne suis pas aussi coupable que tu penses. Je ne voulais pas toucher Ă  ta fosse. Je savais bien que ton temps n’était pas fini
 Mais je ne suis qu’un domestique. Quand le recteur commande, je ne peux que m’incliner, sous peine de perdre mon unique gagne-pain, car je suis trop vieux pour changer de mĂ©tier
 D’ailleurs, c’est la premiĂšre fois que pareille chose m’arrive. Jamais dĂ©funt n’avait encore eu Ă  se plaindre de moi tous ceux du cimetiĂšre te le diront
 — Aussi, je ne te garde pas rancune, Poaz-coz. D’autant plus que tu as fait ton possible pour rĂ©parer le dommage que tu m’as causĂ© involontairement
 Le fossoyeur rouvrit les yeux. Le spectre avait reboutonnĂ© sa veste. Poaz-coz l’écouta parler dĂ©sormais sans Ă©pouvante. — Je vois bien, s’écria-t-il, que, mĂȘme dans l’autre monde, tu es restĂ© le meilleur des hommes. — HĂ©las ! fit Roperz, le meilleur d’ici ne vaut pas grand’chose lĂ -bas. — Tu n’es donc pas entiĂšrement heureux ? — Non. Il me manque une messe. J’ai pensĂ© qu’aprĂšs ce qui vient d’avoir lieu, tu n’hĂ©siterais pas Ă  la faire dire et Ă  la payer de tes deniers. — Certes non, je n’hĂ©siterai pas. Tu auras la messe qui te manque, François Roperz ! — Tu ne m’as pas laissĂ© finir ; il faut que cette messe soit dite par le recteur de PenvĂ©nan, par lui-mĂȘme, entends-tu ? — J’entends. — Merci, Poaz-coz ! prononça le spectre. Ce fut sa derniĂšre parole. Le fossoyeur le vit sortir, traverser la place du bourg, et franchir l’échalier du cimetiĂšre. Le surlendemain, qui Ă©tait un dimanche, au prĂŽne de la grand’messe, le recteur annonça pour le mardi de la semaine Ă  venir un service recommandĂ© par PoĂ«zevara, le fossoyeur, pour l’ñme de François Roperz, de Kerviniou[136]. » Ce mardi arriva. La messe fut dite. Le recteur officiait en personne, et au premier rang des assistants Ă©tait agenouillĂ© Poaz-coz. J’y Ă©tais aussi, moi qui vous parle. Ma chaise touchait celle du fossoyeur. Au moment oĂč, l’office terminĂ©, le recteur s’acheminait vers la sacristie, Poaz me poussa le coude. — Regarde donc ! dit-il, d’une voix qui tremblait. — Quoi ? — Ne vois-tu pas quelqu’un qui entre Ă  la sacristie, derriĂšre le recteur ? — Si fait. — Tu ne le reconnais pas ? Et, comme je ne trouvais pas assez vite qui ce pouvait ĂȘtre, Poaz-coz me souffla dans l’oreille — Mais, c’est François Roperz, malheureux, c’est François Roperz ! C’était vrai. Je le reconnus tout de suite, quand Poaz me l’eut nommĂ©. Le port, la dĂ©marche, le vĂȘtement, c’était de tout point François Roperz. J’en demeurai tout abasourdi. — Tu verras, me dit Poaz-coz, il y a encore quelque chose lĂ -dessous. En effet. Comme le recteur, aprĂšs avoir dĂ©pouillĂ© les ornements sacerdotaux, traversait le cimetiĂšre pour gagner son presbytĂšre par le plus court, on le vit soudain s’affaisser sur lui-mĂȘme et tomber mort, non loin de la fosse fraĂźchement comblĂ©e oĂč, prĂšs du cercueil de François Roperz, reposait celui de Mab Ar Guenn. ContĂ© par Baptiste Geffroy. — PenvĂ©nan, 1886. _______ XXXVICelle qui passa la nuit dans un charnier C’était un soir de grande journĂ©e[137] Ă  Guernoter. Il y avait lĂ , rĂ©unis, les domestiques principaux de trois ou quatre fermes des environs. Le souper avait Ă©tĂ© copieux et largement arrosĂ©, comme c’est l’usage en pareille circonstance. Quand tous eurent bu et mangĂ© Ă  leur content, on fit cercle autour du foyer ; les hommes allumĂšrent leurs pipes, les femmes s’assirent Ă  leurs rouets, et une conversation gĂ©nĂ©rale s’engagea. D’abord, — cela va sans dire, — on devisa des incidents de la journĂ©e qui avait Ă©tĂ© laborieuse. Les gens de Guernoter et ceux des fermes qui leur avaient prĂȘtĂ© bonne aide Ă©taient partis dĂšs trois heures du matin pour Saint-Michel-en-GrĂšve, — un voyage de cinq lieues, un long voyage, lorsqu’il s’agit de le faire au retour avec des tombereaux chargĂ©s de sable humide par-dessus bord. À ce propos, on parla harnais ; on vanta l’étalon gris de Roc’h-Laz, le plus fier limonier qu’il y eĂ»t Ă  la ronde ; puis on en vint Ă  dire un mot des bourgs que l’on avait traversĂ©s. Chacun fut d’avis que le meilleur cidre d’auberge se buvait chez les Moullek, Ă  Ploumilliau. — Oui, appuya Maudez Merrien, un des gars », et si l’on m’en donnait seulement par jour une douzaine de chopines Ă  boire, j’irais volontiers remplacer l’Ankou de Ploumilliau[138] pendant une semaine ou deux. — Ne plaisantez pas ainsi, Maudez, dit la maĂźtresse de Guernoter. Vous aurez peut-ĂȘtre affaire Ă  l’Ankou plus tĂŽt que vous ne voudrez. Cette rĂ©flexion de Marie Louarn suffit pour incliner la conversation vers les choses de la mort. Une servante cita l’exemple de quelqu’un qui s’était moquĂ© d’Ervoanic Plouillo et qu’on avait trouvĂ© noyĂ© le soir mĂȘme. — Tout ça, c’est des histoires de bonnes femmes, ricana un des assistants. — Les morts sont morts, ajouta un autre ; un mort ne peut rien contre un vivant. — N’empĂȘche, reprit la servante, que, si on vous proposait de passer la nuit dans le charnier, vous ne parleriez pas si haut. Tous les gars de se rĂ©crier en chƓur. Quand les hommes ont de la boisson sous le nez, ils sont prĂȘts Ă  manger le diable et ses cornes. Oui, en paroles ! Car Ă  l’action ils ne sont pas si braves. C’est ce que l’on vit bien ce soir-lĂ , Ă  Guernoter. Yvon Louarn, le maĂźtre, n’avait bu que modĂ©rĂ©ment, afin de mieux griser son monde. Il s’était fourrĂ© dans le coin de l’ñtre, et de lĂ  il Ă©coutait, plus qu’il ne parlait. En entendant les gars se rĂ©crier de la sorte, au propos tenu par la servante, il intervint. — Eh bien ! prononça-t-il, feignant un grand sĂ©rieux, il ne sera pas dit que j’aurai perdu une si belle occasion de mettre au dĂ©fi des gaillards de votre valeur. Je donne demain matin un Ă©cu de six francs Ă  celui d’entre vous qui aura le courage de passer toute cette nuit dans le charnier. Les gars s’entre regardĂšrent, riant d’un rire forcĂ©, faisant mine de tourner la chose en simple jeu. Deux ou trois gagnĂšrent la porte, comme pour satisfaire un besoin. — Allons ! insista Yvon Louarn, tĂątez-vous ! J’ai dit un Ă©cu de six livres. Un Ă©cu de six livres Ă  gagner en une seule nuit ! Vous n’aurez pas souvent pareille aubaine. Qui se dĂ©cide ? Personne ne se dĂ©cidait. Tous cherchaient une dĂ©faite. Ce fut Maudez Merrien qui la trouva le premier. — J’accepterais la gageure, dit-il, si la journĂ©e n’avait Ă©tĂ© si rude et si longue. Mais ce soir, Yvon Louarn, je ne donnerais pas pour vingt Ă©cus de six livres mon lit de balle d’avoine dans l’écurie du Mezou-Meur. Et lĂ -dessus, il se leva. Les autres appuyĂšrent son dire et se disposĂšrent Ă  imiter son exemple. Le maĂźtre de Guernoter allait sans doute leur dĂ©cocher quelque trait d’ironie, lorsque, du milieu des femmes, une petite voix claire se fit entendre — MaĂźtre, disait la petite voix, me donneriez-vous, tout comme Ă  l’un de ceux-ci, me donneriez-vous les six francs, si je faisais ce qu’ils n’osent faire ? Celle qui hasardait cette question Ă©tait une fillette de treize ou quatorze ans, mais si chĂ©tive, si menue qu’elle n’avait pas l’air d’en avoir dix. On l’appelait MĂŽnik, tout court. Elle n’avait pas de nom de famille, parce qu’elle ne s’était jamais connu de parents. C’était une enfant de l’aventure. » On l’avait recueillie Ă  la ferme, par pitiĂ© ; on l’y employait comme vachĂšre. Elle n’avait pour gages que sa nourriture et son vĂȘtement. D’ordinaire, elle n’élevait jamais la voix Ă  la veillĂ©e, oĂč on l’occupait Ă  dĂ©vider le fil qu’avaient filĂ© les autres servantes ; elle s’acquittait de sa tĂąche, Ă  l’écart, silencieusement tout au plus l’entendait-on chuchoter en travaillant quelque priĂšre, car elle Ă©tait dĂ©votieuse, l’esprit toujours tendu vers les choses de la religion. Grande fut la surprise de Marie la fermiĂšre quand elle vit la langue de MĂŽnik se dĂ©lier si hors de propos. — Ecoutez donc cette mijaurĂ©e ! s’écria-t-elle. On a bien raison de dire que l’envie d’argent est la perte des Ăąmes. Voici une malheureuse qui, pour six livres, consentirait Ă  se damner si on la laissait faire !
 N’avez-vous pas de honte, petite va-nu-pieds que vous ĂȘtes ? — Croyez, maĂźtresse, que si je gagne cet argent, je n’en ferai pas mauvais usage, rĂ©pondit humblement la petite gardeuse de vaches. — Tu en feras l’usage qu’il te plaira, dit le fermier, pourvu que tu le gagnes. Je ne suis pas fĂąchĂ© de voir une femmelette comme toi relever un dĂ©fi devant lequel ces hommes reculent. Seulement, nous t’accompagnerons jusqu’au charnier, nous fermerons sur toi la porte, et tu n’en sortiras que demain matin, Ă  l’aube, quand nous irons t’ouvrir. Ainsi fut fait, malgrĂ© les protestations indignĂ©es de Marie Louarn. Le charnier Ă©tait plein d’ossements. Mais dĂšs que MĂŽnik fut entrĂ©e, les ossements se rangĂšrent contre les murs, s’empilant les uns sur les autres, pour lui faire une place oĂč elle pĂ»t s’étendre comme dans son lit. MĂŽnik commença par s’agenouiller, invoqua la protection des Ăąmes dĂ©funtes, puis s’allongea sans crainte sur le sol de terre humide qui sentait la mort. À peine se fut-elle Ă©tendue qu’une torpeur dĂ©licieuse envahit tous ses membres, et des musiques douces, lointaines, se prirent Ă  murmurer autour d’elle, comme pour la bercer. Elle ne se souvenait plus d’ĂȘtre dans un ossuaire. Elle Ă©tait ailleurs, mais elle ne savait pas oĂč, dans un pays tout bleu, tout bleu. Elle ne distinguait rien. Elle essayait d’ouvrir les yeux pour voir, mais ses paupiĂšres Ă©taient aussi lourdes que si elles eussent Ă©tĂ© de plomb. Elle dormit ainsi sa pleine nuitĂ©e, d’un sommeil surnaturel. À l’aube, elle fut tout Ă©tonnĂ©e de se retrouver dans le charnier. La porte Ă©tait dĂ©close, et le maĂźtre de Guernoter disait Ă  la fillette — Voici l’écu de six livres, MĂŽnik. Il est Ă  vous ; vous l’avez bien gagnĂ©. — Je vous remercie, mon maĂźtre, rĂ©pondit l’enfant. Et elle se rendit Ă  l’église avec la piĂšce blanche. Le recteur Ă©tait Ă  son confessionnal elle l’y alla trouver, lui conta ce qu’elle avait fait, et, lui remettant l’argent, le pria de dire une messe Ă  l’intention de l’ñme du purgatoire qui en avait le plus besoin. — Peut-ĂȘtre est-ce l’un de mes parents inconnus qui en bĂ©nĂ©ficiera, ajouta-t-elle. C’est pour cela que j’ai toujours rĂȘvĂ©, depuis que je suis en Ăąge de raison, d’avoir Ă  moi quelques sous. Les Ăąmes dĂ©funtes le savaient. Aussi m’ont-elles protĂ©gĂ©e cette nuit. — Eh bien, dit le recteur, en lui donnant l’absolution, vous allez ĂȘtre tout de suite satisfaite. La messe que je vais dire sera vĂŽtre. MĂŽnik y assista pieusement et prit part Ă  la communion. La messe finie, comme elle s’apprĂȘtait Ă  sortir, l’ñme lĂ©gĂšre, pour gagner Guernoter, elle se croisa sous le porche avec un homme Ă  cheveux blancs ; il semblait vieux comme la terre, et cependant il avait le corps droit, la dĂ©marche aisĂ©e. Il aborda la fillette, avec une profonde rĂ©vĂ©rence. — Jeune demoiselle, porteriez-vous ce billet Ă  Kersaliou ? — Oui bien, homme vĂ©nĂ©rable, rĂ©pondit-elle en prenant le billet qu’il lui tendait. Le vieillard eut un sourire si bon, un remercĂźment si tendre, que MĂŽnik croyait encore voir le sourire, entendre le remercĂźment, tandis qu’elle s’acheminait vers Kersaliou, et jamais elle n’avait eu au cƓur une joie si douce. — Quelle belle figure il avait ! pensait-elle. Kersaliou est un manoir noble dont dĂ©pendait, avant la RĂ©volution, le domaine de Guernoter. Une avenue de grands hĂȘtres y conduit. Lorsque la petite vachĂšre s’engagea dans l’avenue, les feuilles des hĂȘtres se mirent Ă  bruire, Ă  bruire, et presque Ă  chanter, comme si chacune d’elles avait Ă©tĂ© un oiseau. — Je ne sais pas, se disait MĂŽnik, mais il me semble qu’il va m’arriver aujourd’hui quelque chose d’extraordinairement heureux. J’ai comme un pressentiment que la rencontre du vieillard me portera bonheur. Elle allait entrer dans la cour de Kersaliou, quand elle se trouva face Ă  face avec le propriĂ©taire du manoir. Elle le bonjoura. — OĂč allez-vous ainsi, ma petite ? lui demanda-t-il. — Chez vous, Monsieur de Kersaliou. — Et qu’allez-vous faire chez moi ? — Vous apporter ce billet qui m’a Ă©tĂ© remis pour vous. Elle raconta son aventure du porche, et combien le vieillard lui avait paru beau, malgrĂ© son grand Ăąge. — Le reconnaĂźtriez-vous, si on vous faisait voir son portrait ? interrogea le gentilhomme qui, Ă  la lecture du billet, Ă©tait subitement devenu tout pĂąle. — Certes oui, je le reconnaĂźtrais. — Venez donc. Il l’emmena au manoir et lui en fit parcourir toutes les chambres. Quoique Kersaliou fĂ»t bien dĂ©chu de son ancienne splendeur, les appartements y avaient gardĂ© fort grand air. Aux murs, dans de vastes cadres enrichis de dorures, Ă©taient suspendus des portraits reprĂ©sentant d’illustres personnages de la maison noble de Kersaliou. Le seigneur actuel promena MĂŽnik de l’un Ă  l’autre. Devant chacun, il lui demandait — Est-ce celui-ci ? — Non, rĂ©pondait-elle, ce n’est pas encore celui-lĂ . Ils dĂ©filĂšrent ainsi devant tous. MĂŽnik avait beau regarder avec attention, dans aucun d’eux elle ne reconnaissait l’imposante et vĂ©nĂ©rable figure du vieillard rencontrĂ© sous le porche. Le maĂźtre de Kersaliou demeura un instant sans mot dire, la mine songeuse et dĂ©sappointĂ©e. Tout Ă  coup il se frappa le front. — Suivez-moi au grenier ! ordonna-t-il Ă  la fillette. Ce grenier Ă©tait plein d’une foule de choses des temps d’autrefois. Il y avait lĂ  de vieilles draperies en loques, de vieilles statues mutilĂ©es, de vieux tableaux criblĂ©s de trous. Le gentilhomme se mit Ă  fouiller parmi ces tableaux. À mesure qu’il les dĂ©gageait de tout ce fatras, il les tendait Ă  MĂŽnik qui les essuyait avec le revers de son tablier. — Le voilĂ  ! s’écria soudain la petite. Elle avait reconnu les traits du vieillard, quoique la couleur fĂ»t un peu effacĂ©e. — C’est bien, dit le maĂźtre de Kersaliou. Descendons maintenant Ă  mon cabinet. LĂ , il ouvrit un gros livre dans lequel Ă©taient inscrits tous les noms des membres de sa famille, et, aprĂšs l’avoir consultĂ© — Ma chĂšre MĂŽnik, prononça-t-il, Ă©coutez-moi. Le vieillard que vous avez rencontrĂ© sous le porche Ă©tait le pĂšre-doux[139] de mon grand-pĂšre. Voici plus de trois cents ans qu’il est mort. Depuis trois cents ans il languissait, faute d’une messe, dans les flammes du purgatoire. Cette messe, il fallait qu’un pauvre la payĂąt spontanĂ©ment, de ses maigres deniers. C’est ce que vous avez fait, ainsi qu’en tĂ©moigne le billet que vous m’avez remis et qui est de l’écriture du dĂ©funt. GrĂące Ă  vous, mon ancĂȘtre de la sixiĂšme gĂ©nĂ©ration a Ă©tĂ© sauvĂ©. Il me charge de vous en rĂ©compenser, d’une façon digne de lui et digne de vous. DĂ©sormais, vous ne servirez plus ailleurs qu’en ma maison. Je vous promets que vous y serez traitĂ©e avec Ă©gards. Dites seulement si vous consentez Ă  ce que je vous propose. La pauvre petite gardeuse de vaches Ă©tait si loin de s’attendre Ă  une telle bonne fortune, qu’elle resta comme clouĂ©e sur place, incapable de profĂ©rer une parole. Mais le maĂźtre de Kersaliou devina aisĂ©ment que c’était le saisissement et la joie qui la rendaient muette. À partir de ce jour elle vĂ©cut au manoir. Elle y trouva le bonheur, mais, comme disait Yvon Louarn, de Guernoter, pour l’écu de six livres, elle l’avait bien gagnĂ©[140]. ContĂ© par Marie-Louise Bellec, couturiĂšre. — Port-Blanc. _______ XXXVIILa fille au linceul C’était aux environs de Morlaix, dans un endroit dont je ne sais plus le nom. Il y avait lĂ  une auberge tenue par un homme et sa femme. Comme domestique, ils n’avaient qu’une jeune servante, fille de joyeuse humeur, prompte Ă  rire et Ă  se moquer. Un soir, deux jeunes hommes de la contrĂ©e vinrent s’attabler Ă  l’auberge. Ils invitĂšrent Ă  boire avec eux l’hĂŽtelier, sa femme et la servante. On causa d’abord, comme entre gens de connaissance, puis quelqu’un proposa une partie de cartes, qui fut acceptĂ©e. Quand on joue, le temps passe vite. Les deux jeunes gens furent dĂ©sagrĂ©ablement surpris d’entendre tout Ă  coup sonner onze heures. Ils avaient bien une lieue de chemin Ă  faire pour rentrer chez eux, et mauvaise route. — Sapristi ! dit l’un d’eux, nous allons nous trouver dehors Ă  une heure peu chrĂ©tienne
 Qu’en penses-tu, Jacques ? — Oui, Fanch, rĂ©pondit l’autre, il n’est pas bon de battre les sentiers, Ă  pareille heure. Pour ma part, je ne suis pas rassurĂ© du tout. — Eh bien ! intervint l’aubergiste, pourquoi ne restez-vous pas coucher ? La servante de se rĂ©crier aussitĂŽt. Elle ne se souciait probablement pas d’avoir encore Ă  dresser un lit, avant de gagner le sien. — Je voudrais bien voir pareille chose ! dit-elle, sur un ton de moquerie acerbe. Comment ! vous ĂȘtes Ă  deux, vous ĂȘtes l’un et l’autre Ă  la fleur de l’ñge, vous avez la mine prospĂšre, le poing robuste, et vous n’osez voyager de nuit !
 En vĂ©ritĂ©, vous avez eu, jusqu’à ce jour, la rĂ©putation d’ĂȘtre les plus fiers du pays Ă  la lutte, mais je vois bien maintenant que vous n’en avez que la rĂ©putation. — À la lutte, repartit Jacques, on se mesure avec des vivants. Ceux-lĂ , je ne les crains pas. — C’est donc des morts que vous avez peur ? Vous nous la baillez belle ! Soyez tranquilles ! Les morts sont bien oĂč ils sont. Ce n’est pas eux qui viendront vous chercher chicane. — Cela s’est vu plus d’une fois, dit Fanch. — Oui, dans les histoires de commĂšres ! — Ne parlez pas ainsi, Katic, prononça la cabaretiĂšre, que l’incrĂ©dulitĂ© de sa servante scandalisait. Vous nous porteriez malheur. — Moi ! reprit la jeune fille, grĂące Ă  Dieu, je n’ai pas de ces peurs stupides. Je marcherais dans un cimetiĂšre avec autant d’assurance que sur un grand chemin, et Ă  toute heure de nuit aussi bien que de jour. Les deux jeunes hommes s’exclamĂšrent d’une commune voix — Cela se dit, mais quand il s’agit de le faire !
 — Tout de suite, si vous voulez ! riposta Katic dont l’amour-propre Ă©tait piquĂ©. Tenez, le cimetiĂšre n’est pas loin, puisqu’il n’y a que la route Ă  traverser. Gageons que je fais trois fois le tour de l’église, en chantant et sans presser le pas. — Malheureuse ! dit la cabaretiĂšre, vous voulez donc tenter l’Ankou ? — Non, je veux simplement montrer Ă  ces deux imbĂ©ciles que moi, qui ne suis qu’une femme, j’ai plus de tempĂ©rament » qu’eux. — Nous tenons le pari, rĂ©pondirent Jacques et Fanch, peu flattĂ©s de se voir traiter ainsi d’imbĂ©ciles. Nous tenons le pari, quoi qu’il advienne. — Suivez-moi donc, tous. Vous resterez sur les marches de l’échalier du cimetiĂšre. De lĂ , vous jugerez, et il n’y aura pas de tricherie possible. — Pour moi, je ne sortirai point, dit la cabaretiĂšre. Ce que vous allez faire est contre la loi de Dieu. Son mari, lui, accompagna les deux jeunes hommes. Tous trois grimpĂšrent les marches de l’échalier qui menait au cimetiĂšre, et ils demeurĂšrent lĂ , en dehors, tandis que Katic la servante franchissait l’échalier et s’acheminait vers l’église par l’allĂ©e de sable, entre les tombes. Dans la nuit claire, la lune montait. ArrivĂ©e prĂšs de l’église, Katic se mit Ă  en faire le tour, en marchant du pas des gens dans une procession. On entendait sa voix, pure et fraĂźche comme une eau de source, qui chantait le joli cantique Ni ho salud, RouanĂšs ann Ele
Nous vous saluons, Reine des Anges. Elle fit ainsi le tour de l’église une premiĂšre fois, puis une seconde. L’aubergiste dit aux jeunes hommes — Elle a dĂ©sormais gagnĂ© son pari. Allons boire une chopine, en attendant qu’elle revienne. Ils rentrĂšrent Ă  l’auberge. Katic cependant commençait le troisiĂšme tour. Comme elle passait devant le porche, elle vit la porte de front[141] large ouverte. Elle glissa un coup d’Ɠil dans l’intĂ©rieur de l’église. Le catafalque Ă©tait au milieu de la nef, ainsi qu’aux jours d’enterrement ou de messe funĂšbre, et sur le catafalque un linceul Ă©tait Ă©tendu. À l’entour, les cierges brĂ»laient, dans les grands chandeliers d’argent. Katic pensa aussitĂŽt — Jacques et Fanch, dĂ©pitĂ©s, ont imaginĂ© de me faire peur. Ils ont allumĂ© les cierges et jetĂ© un drap blanc sur le catafalque. La voilĂ  de prendre le drap, d’achever son tour, et de revenir Ă  l’auberge. — Tenez, dit-elle, je vous rapporte votre drap. Je ne suis pas aussi facile Ă  Ă©pouvanter qu’un moineau. L’aubergiste et les deux jeunes hommes se regardĂšrent entre eux, persuadĂ©s que Katic avait perdu la tĂȘte. — Oh ! ne faites pas les Ă©tonnĂ©s, reprit-elle. C’est vous qui avez jetĂ© ce drap sur le catafalque et c’est vous aussi qui avez allumĂ© les cierges. On ne m’attrape pas avec de la glu. — Katic, dit l’aubergiste, non seulement nous n’avons pas Ă©tĂ© Ă  l’église, mais nous ne sommes mĂȘme pas entrĂ©s au cimetiĂšre. — Vous verrez que ceci tournera mal ! fit, de son lit, la maĂźtresse de la maison qui Ă©tait allĂ©e se coucher. Couchez-vous prĂšs de moi, Katic, et demain, si vous m’en croyez, vous vous rendrez au confessionnal. L’aubergiste emmena les deux jeunes hommes dans sa chambre ; Katic partagea le lit de sa maĂźtresse. Elles ne dormirent ni l’une, ni l’autre. Chaque fois que Katic essayait de tirer les draps Ă  elle, des mains invisibles la dĂ©couvraient. Elle commençait Ă  regretter son Ă©quipĂ©e. Elle attendait le jour avec impatience. DĂšs qu’il parut, elle se leva et courut Ă  l’église. Le recteur Ă©tait dans la sacristie, en train de revĂȘtir son aube pour la premiĂšre messe. — Monsieur le recteur, supplia-t-elle, veuillez me confesser sur-le-champ. Le prĂȘtre la fit agenouiller dans la sacristie mĂȘme. Elle lui confia, sans omettre aucun dĂ©tail, tous les Ă©vĂ©nements de la nuit. — À quelle heure, ma fille, demanda-t-il, avez-vous remarquĂ© que le porche Ă©tait ouvert ? — Il pouvait ĂȘtre minuit, ou proche. — Trouvez-vous donc au mĂȘme lieu, ce soir, Ă  minuit. Vous rapporterez le linceul, et vous aurez soin de vous munir d’une aiguille et d’une pelote de gros fil. Vous Ă©tendrez le linceul sur le catafalque
 — Je n’oserai jamais, monsieur le recteur. — Il le faut, ma fille. Vous verrez un mort s’allonger sur le linceul
 — Oh ! — Vous l’y envelopperez aussitĂŽt et vous l’y coudrez. — Je n’oserai jamais, Monsieur le recteur. J’aime mieux mourir. — Ne dites pas cela, Katic. Si vous mouriez maintenant, vous seriez damnĂ©e. Il ne fallait pas oser hier, vous n’auriez pas Ă  oser aujourd’hui. D’ailleurs, prenez courage, vous ne serez pas seule, je vous assisterai. — Merci, monsieur le recteur ! — Vous tĂącherez de coudre trĂšs vite, trĂšs vite. Quand il ne vous restera plus que trois ou quatre coutures Ă  faire, vous direz assez haut pour que je vous entende J’ai fini ! » N’oubliez pas cette recommandation, c’est essentiel. — Je vous obĂ©irai de point en point, Monsieur le recteur. Un peu avant minuit, Katic Ă©tait dans l’église. Comme la veille, le catafalque occupait le milieu de la nef, et, dans les grands chandeliers d’argent, les cierges se consumaient. — Mm Dieu ! mon Dieu ! murmura la pauvre fille, donnez-moi force et courage. Elle dĂ©plia le drap qu’elle rapportait et le disposa proprement sur le catafalque. Alors seulement elle s’aperçut que ce drap Ă©tait vieux, qu’il sentait le moisi et que des vers serpentaient en guise de fils dans la trame. Il ne fut pas plutĂŽt dĂ©ployĂ© que Katic vit venir un cadavre Ă  demi pourri. Elle le vit se hisser jusqu’à la plate-forme du catafalque et se coucher dans le linceul. Katic de relever les coins de la toile, et de coudre, de coudre. Le recteur Ă©tait lĂ , enfermĂ© dans son confessionnal, qui attendait. Il demandait de temps en temps — Approchez-vous de la fin, Katic ? — Pas encore, rĂ©pondait-elle. Tout Ă  coup elle s’écria — J’ai fini ! — Dieu vous fasse paix ! prononça le prĂȘtre. Et il s’esquiva de l’église. Sur le seuil, il se retourna et dit — Maintenant c’est Ă  vous et au mort de vous expliquer seule Ă  seul. Il est dans l’ordre que le jour se lĂšve, mĂȘme sur les pires choses. Lorsque, le lendemain matin, le bedeau vint sonner l’AngĂ©lus, il trouva le catafalque au milieu de la nef, quoiqu’il fĂ»t certain de l’avoir rangĂ© la veille, dans un des bas-cĂŽtĂ©s. À l’entour gisaient Ă©pars les membres en lambeaux d’un pauvre jeune corps. Les dalles Ă©taient maculĂ©es de sang. Il en avait jailli des Ă©claboussures jusque sur les chapiteaux des piliers. Le bedeau courut au presbytĂšre. Il conta au recteur ce qu’il venait de voir. — Dieu soit louĂ© ! dit le prĂȘtre. Allez annoncer Ă  ses patrons que Katic est morte, mais en mĂȘme temps affirmez-leur de ma part qu’elle est sauvĂ©e[142]. ContĂ© par Marie-Louise Bellec. — Port-Blanc. _______ XXXVIIILa coiffe de la morte Je ne saurais vous dire au juste combien il y a de temps de ceci. Toujours est-il que Louis, fils de mon oncle Jean, s’était engagĂ© Ă  fournir quelques mille de paille Ă  un hĂŽtelier de Pontrieux. Cette paille, il l’avait lui-mĂȘme achetĂ©e au manoir du Guern, en Servel. Il s’entendit avec les jeunes gens du manoir pour faire le charroi, qui se composa de quatre charrettes. La route est longue de Servel Ă  Pontrieux. Mais les auberges sont nombreuses ; partant, les Ă©tapes sont courtes. Nos convoyeurs de paille ne manquĂšrent pas de chopiner gaiement. Tous jeunes, ils avaient bonne tĂȘte et le gosier large. À Pontrieux, livraison faite, on acheva la noce ; et si, au retour, les charrettes Ă©taient vides, les conducteurs, en revanche, Ă©taient quelque peu pleins Tant que dura le jour, ils dirent des folies et chantĂšrent des chansons. La nuit venant, ils se turent, cheminant silencieux Ă  cĂŽtĂ© de leurs bĂȘtes. Mais vous savez qu’il n’est pire ivresse que celle qui couve en dedans. Comme nos gens traversaient le bourg de Pommerit, passĂ© la onziĂšme heure, mon cousin Louis s’écria — DamnĂ© serai-je ! Les filles de Pommerit avaient jadis la rĂ©putation d’ĂȘtre de fines danseuses de nuit. Est-ce qu’elles se coucheraient maintenant avec les poules ? — Gars, tu en as menti, repartit le fils aĂźnĂ© du Guern, car en voici une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, qui dansent, ma foi, fort gentiment au clair de lune ! Il montrait du doigt, dans l’enclos du cimetiĂšre qui surplombait la route, des formes noires qui semblaient, en effet, onduler doucement comme des Bretonnes en danse. — HĂ© ! lui dit un de ses frĂšres, ce que tu prends pour des danseuses, ce sont les croix des tombes. Tu ne les vois bouger que parce que tu titubes. — À moins que ce ne soient des touffes de cyprĂšs qui se balancent sur des sĂ©pultures de nobles ! dit un autre. — C’est ce que nous allons savoir ! hurla le fils aĂźnĂ© du Guern, en se prĂ©cipitant sur les marches de l’échalier qu’il enjamba d’un bond. Quand il reparut, un instant aprĂšs, il froissait une coiffe blanche dans sa main. — Qui est-ce qui avait raison ? clama-t-il
 seulement, voilĂ  l’occasion est perdue ; les jolis oiseaux de nuit se sont envolĂ©s. Ce disant, il fourrait la coiffe dans sa poche. Tout le long de la route, ensuite, on l’entendit qui se rĂ©pĂ©tait Ă  lui-mĂȘme — Petite coiffe de toile fine, qu’il Ă©tait donc gracieux, le visage que tu encadrais !
 La jolie fille, en vĂ©ritĂ© !
 Je ne souhaite qu’une chose c’est qu’elle vienne te rĂ©clamer au Guern. Quand les bĂȘtes furent dĂ©telĂ©es et les charrettes calĂ©es dans la cour du manoir, le premier soin de chacun fut de s’aller coucher. On Ă©tait abruti de boisson et harassĂ© de fatigue. Le fils aĂźnĂ© lui-mĂȘme dormait debout. Cependant il ne gagna son lit qu’aprĂšs avoir religieusement pliĂ© la coiffe dans un coin de son armoire. Au rĂ©veil, ce fut encore Ă  elle qu’il pensa tout d’abord. En faisant tourner la clef de l’armoire, il disait, reprenant son refrain de la veille — Petite coiffe de toile fine, qu’il Ă©tait donc gracieux, le visage que tu encadrais !
 Mais le battant ne fut pas plus tĂŽt ouvert, qu’il poussa un cri
 un cri de stupeur, d’angoisse, d’épouvante, Ă  vous faire dresser les cheveux sur la tĂȘte ! Tous ceux qui Ă©taient dans le logis accoururent. À la place de la blanche coiffe en toile fine, il y avait une tĂȘte de mort. Et sur la tĂȘte, il restait des cheveux, de longs et souples cheveux, qui prouvaient que c’était la tĂȘte d’une fille. Le fils aĂźnĂ© Ă©tait si pĂąle qu’il en paraissait vert. Tout Ă  coup, il dit avec colĂšre, tout en faisant mine de rire — Ça, c’est un vilain tour que quelqu’un a voulu me jouer. Au diable, cette hure ! DĂ©jĂ  il avançait la main pour saisir la tĂȘte et la lancer au dehors. Mais, Ă  ce moment, les mĂąchoires s’entr’ouvrirent hideusement, et l’on entendit une voix qui ricanait — J’ai fait selon ton dĂ©sir, jeune homme je suis venue au Guern te rĂ©clamer ma coiffe. Ce n’est pas ma faute si tu as changĂ© d’avis, depuis hier. Je vous promets que le fils aĂźnĂ© du Guern ne riait plus, et que la colĂšre lui avait passĂ©, comme s’abat un coup de vent, quand la pluie crĂšve. Sa mĂšre, qui se tenait derriĂšre lui, le prit par la manche de sa veste. — Jozon, murmura-t-elle, tu t’es comportĂ© comme un fripon. Tu vas, s’il te plaĂźt, te rendre de ce pas au presbytĂšre. Il n’y a que le vieux recteur qui puisse arranger tout ceci. Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois. Il n’était que trop pressĂ© de sortir de ce mauvais cas. Une demi-heure aprĂšs, il amenait le recteur. Le digne prĂȘtre esquissa quelques signes de croix, marmonna quelques paroles latines, puis, prenant la tĂȘte de mort, il la mit entre les mains du jeune homme. — Tu vas, commanda-t-il, la rapporter au charnier de Pommerit, d’oĂč elle est venue. Tu l’y dĂ©poseras au coup de minuit. Seulement tu auras soin de te faire accompagner d’un enfant non baptisĂ© encore. Gaud Keraudrenn, du hameau voisin, est prĂ©cisĂ©ment accouchĂ©e la nuit derniĂšre. Rends-toi d’abord chez elle, et prie-la de ma part qu’elle te confie son nouveau-nĂ©. Dieu te donne la grĂące de rĂ©parer ta faute ! Le soir du mĂȘme jour, Jozon du Guern repartait pour Pommerit, une tĂȘte de mort dans une main, un nouveau-nĂ© sur l’autre bras. Par exemple, il ne fredonnait plus — Petite coiffe de toile fine
 Comme on dit, il n’en menait pas large. Il marchait vite, nĂ©anmoins, et, Ă  minuit sonnant, il rĂ©intĂ©grait la tĂȘte de mort dans le charnier d’oĂč elle Ă©tait venue. Sur son bras, le tout petit enfant gĂ©missait, Ă  cause de la fraĂźcheur, bien qu’il s’efforçùt de le bien abriter avec le pan de sa veste. — Ah ! criĂšrent en chƓur tous les ossements du charnier, tu as eu une fiĂšre idĂ©e de te faire accompagner de cet enfant ! sinon que nous n’avons pas le droit de le priver du baptĂȘme, tes os et les siens, Jozon du Guern, seraient dĂ©jĂ  dispersĂ©s parmi les nĂŽtres ! Le lendemain, le jeune homme assista, en qualitĂ© de parrain, le nouveau-nĂ© de Gaud Keraudrenn sur les fonts baptismaux de Servel. Mais, rentrĂ© chez lui, il ne fit que dĂ©pĂ©rir. La mort l’avait regardĂ© de trop prĂšs. Il ne passa pas l’annĂ©e[143]. ContĂ© par Pierre Simon. — PenvĂ©nan, 1889. _______ XXXIXLe linceul de Marie-Jeanne Marie-Jeanne HĂ©lary vivait seule, depuis de longues annĂ©es, dans une petite maison au bord de la grĂšve. Elle passait le temps Ă  filer sur le pas de sa porte. Elle n’avait pas de plus chĂšre jouissance que de voir de beau linge filĂ© par elle et tissĂ© par le tisserand du bourg s’empiler sur les planches de son armoire. Un soir, elle tomba malade, se coucha, et ne se releva plus. Comme voisins, elle n’avait que les Rojou, dont la ferme Ă©tait situĂ©e Ă  un quart de lieue de lĂ  dans les terres. La pauvre vieille dut mourir seule, comme elle avait vĂ©cu. Le lendemain, le fermier GonĂ©ri Rojou, Ă©tant allĂ© prendre du goĂ©mon Ă  la grĂšve, s’étonna de voir fermĂ©e la porte de Marie-Jeanne. — Elle sera peut-ĂȘtre partie en pĂšlerinage, pensa-t-il. Il dit la chose Ă  sa femme, en rentrant. Deux jours se passĂšrent. Le troisiĂšme jour, la femme Rojou dit Ă  son homme — Je vais faire un tour du cĂŽtĂ© de chez Marie-Jeanne, pour voir si elle est revenue. Quand elle arriva Ă  la maison de la vieille, elle trouva la porte encore fermĂ©e. L’idĂ©e lui vint de regarder par la fenĂȘtre. Elle vit alors une chose bien triste. La moitiĂ© du corps de Marie-Jeanne HĂ©lary pendait hors du lit, et sa tĂȘte posait sur le banc-tossel. La femme Rojou courut d’une haleine Ă  la ferme. — Prends un levier, dit-elle tout essoufflĂ©e Ă  son homme, et suis-moi. Le levier servit Ă  jeter la porte dans la maison. L’odeur de la morte infectait, sa chair tombait dĂ©jĂ  en pourriture. Rojou et sa femme la tirĂšrent cependant du lit et l’étendirent sur la table. — Nous allons toujours l’ensevelir, dit l’homme. Vois donc si tu ne trouveras pas dans l’armoire quelque piĂšce de toile propre, car les draps du lit sont sales et presque en lambeaux. La femme Rojou n’eut pas plus tĂŽt ouvert l’armoire qu’elle demeura Ă©merveillĂ©e, comme en extase. L’armoire Ă©tait comble de linge tout neuf, qui sentait bon la lavande, et qui Ă©tait blanc comme neige et fin au toucher comme de la soie. — Oh ! la belle armoirĂ©e ! s’écria la femme Rojou. Et le malin esprit lui souffla aussitĂŽt une vilenie dans l’oreille. Vous n’ĂȘtes pas sans savoir combien les mĂ©nagĂšres aiment le beau linge et comme elles s’enorgueillissent, Ă  chaque lessive, de l’entendre claquer au vent, sur l’herbe des prĂ©s, puis de le voir se disposer en hautes piles sur les Ă©tagĂšres, dans les armoires de chĂȘne. Le rĂȘve de la femme Rojou avait toujours Ă©tĂ© de pouvoir, comme la vieille Marie-Jeanne, passer ses journĂ©es Ă  filer de fin lin qu’elle verrait ensuite se transformer en fine toile. Mais la pauvre » n’avait, hĂ©las ! que trop Ă  faire dans son mĂ©nage, autour de son homme, de ses quatre enfants, et des bĂȘtes qu’il faut soigner Ă  l’instar des gens. Depuis douze ans qu’elle Ă©tait mariĂ©e, son rouet chĂŽmait dans un coin de la cuisine, et, en fait de toile, il n’y avait guĂšre chez elle que de la toile d’araignĂ©e. Donc le malin esprit lui disait — Femme Rojou, tu es seule avec ton mari dans la maison de la dĂ©funte. Personne encore, dans la contrĂ©e, ne sait que la vieille a trĂ©passĂ©. Personne non plus ne sait au juste ce que renferme son armoire. Nul ne sera surpris qu’on l’ait trouvĂ©e vide. Pas un hĂ©ritier ne rĂ©clamera, puisque Marie-Jeanne HĂ©lary vivait solitaire et racontait elle-mĂȘme qu’elle avait perdu toute sa parentĂ©. Ce qu’elle laisse s’en ira Ă  vau l’eau, deviendra la proie de l’État, du gouvernement », qui est Ă  lui seul plus riche que tout le monde, et qui n’a jamais fait quoi que ce soit pour Marie-Jeanne HĂ©lary. Toi, au contraire, tu t’es toujours montrĂ©e serviable envers elle, tu vas tout Ă  l’heure t’occuper de lui rendre les derniers devoirs. N’est-il pas juste que tu prennes ta part de ce qu’il y a dans sa maison et dont elle n’a dĂ©sormais que faire ? Ainsi parla le diable, le tentateur Ă©ternel. LĂ©nan Rojou Ă©tait une honnĂȘte femme, mais elle Ă©tait la fille de sa mĂšre, et sa mĂšre Ă©tait la fille d’Ève. Elle Ă©couta les propos du dĂ©mon. — Ho ! ho ! GonĂ©ri, dit-elle, ce n’est pas les linceuls qui manquent. Il y a ici de quoi ensevelir cent cadavres. Regarde plutĂŽt ! Comme sa femme, GonĂ©ri Rojou s’extasia. — Si tu voulais, reprit celle-ci, nous aurions Ă  nous tout ce linge, sauf ce qu’il en est besoin pour faire un drap de mort » Ă  la vieille Marie-Jeanne. — AprĂšs tout, observa Rojou, pourquoi d’autres, et non pas nous ? — Il y a lĂ  de quoi faire six douzaines de beaux draps de lit, autant de nappes pour envelopper le pain[144], et au moins quatre-vingts chemises d’homme, de femmes et d’enfant. Ne le crois-tu pas, GonĂ©ri ? — Si, ma foi !
 Écoute, tu vas rester ici garder la vieille. Moi, je vais dĂ©loger les piĂšces de toile et les transporter chez nous. Cela ne sera ni vu, ni entendu. Je t’en laisserai seulement une, dans laquelle, pendant que je ferai ma tournĂ©e, tu tailleras le linceul. Et GonĂ©ri Rojou de partir, chargĂ© comme un Ăąne. Encore ne sentait-il pas le poids de son pĂ©chĂ© qui aurait dĂ» peser Ă  ses Ă©paules plus que tout le reste. Au bout d’une demi-heure, il Ă©tait de retour. Le cadavre de Marie-Jeanne HĂ©lary attendait toujours son linceul. LĂ©nan Rojou, Ă  genoux sur une piĂšce de toile dĂ©ployĂ©e Ă  terre, tenait une paire de ciseaux dans sa main droite, mais ne se dĂ©cidait pas Ă  en faire usage. — Damen ! s’écria GonĂ©ri, dĂšs le seuil, il ne semble pas que tu aies beaucoup avancĂ© la besogne. — Aussi bien, rĂ©pondit LĂ©nan, ce serait grand dommage d’entamer une toile si blanche pour un pauvre corps qui tombe en pourriture. Ne penses-tu pas que la vieille Marie-Jeanne aimerait autant dormir, une fois morte, dans les draps oĂč elle couchait de son vivant ? — Tu as peut-ĂȘtre raison, dit Rojou qui, comme beaucoup de maris, occupĂ©s aux durs travaux des champs, laissait Ă  sa femme le soin de penser pour elle et pour lui. Il fut entendu qu’on n’entamerait pas la piĂšce de toile neuve et qu’on ensevelirait la vieille dans ses vieux draps. Ce qui fut fait. Le soir mĂȘme, le glas tinta pour le dĂ©cĂšs Ă  l’église du bourg. Un menuisier apporta le cercueil ; Marie-Jeanne HĂ©lary y fut couchĂ©e Ă  demi-nue, et en grande hĂąte, car elle puait Ă  force. GonĂ©ri Rojou s’était chargĂ© de tous les frais d’enterrement et de sĂ©pulture. Dans tout le pays, on loua sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Le dimanche d’aprĂšs, M. le recteur le prĂŽna en chaire, lui et sa femme, en les recommandant tous deux en exemple Ă  l’assistance, comme de parfaits enfants de JĂ©sus-Christ. Ils ne se montrĂšrent nullement vains de ces Ă©loges. De quoi on leur sut encore plus de grĂ©. Au fond, ils n’avaient pas la conscience tranquille. LĂ©nan, elle, se consolait assez facilement de ses remords. Il lui suffisait de contempler la belle ordonnance que prĂ©sentait, dans son armoire naguĂšre si vide, le linge de Marie-Jeanne HĂ©lary. Mais, de GonĂ©ri Rojou, il n’en Ă©tait pas de mĂȘme. Le pauvre cher homme n’avait plus goĂ»t au travail, mangeait du bout des dents et ne pouvait dormir que d’un Ɠil. Une nuit qu’il somnolait ainsi, il se dressa tout Ă  coup sur son sĂ©ant. On cognait Ă  la porte. — Qui est lĂ  ? demanda-t-il. Pas de rĂ©ponse. Il pensa que c’était quelque ivrogne attardĂ©, quoiqu’il n’y eĂ»t pas grand passage par l’aire de sa mĂ©tairie. — Qui est lĂ  ? rĂ©pĂ©ta-t-il une seconde fois, puis une troisiĂšme. Toujours pas de rĂ©ponse. — DamnĂ© sois-je ! s’écria-t-il d’un ton d’autant plus furieux qu’il avait l’esprit plus malade, je m’en vais tout Ă  l’heure vous faire confesser votre nom, que vous veniez de la part de Dieu ou de la part du diable ! Il fit mine de se lever, mais il n’eut pas plus tĂŽt la tĂȘte hors du lit qu’il sentit ses cheveux se hĂ©risser d’épouvante. La porte du logis Ă©tait grande ouverte. Il Ă©tait cependant bien sĂ»r d’en avoir solidement poussĂ© le verrou, avant de se coucher. Ce n’était rien encore. La nappe qui enveloppait le pain, sur la table de la cuisine, se dĂ©ployait, se dĂ©ployait. On eĂ»t dit un drap repoussĂ© peu Ă  peu par les pieds d’un dormeur qui a trop chaud. Puis, sur la nappe, se dessina la forme rigide d’un cadavre. La tourte de pain, Ă  peine entamĂ©e, servait d’oreiller Ă  la tĂȘte. Cette tĂȘte, GonĂ©ri Rojou la vit se soulever lentement. Il referma les yeux, bien dĂ©cidĂ© Ă  ne rien voir de plus. Mais il oublia de se boucher les oreilles. Il ne put s’empĂȘcher d’entendre un petit pas menu de vieille qui trottinait, trottinait Ă  travers la maison. Puis ce fut le bruit que font en s’écartant les battants mal graissĂ©s d’une armoire. Puis ce fut une voix cassĂ©e, chevrotante, qui ricanait, en imitant par moquerie l’exclamation jaillie naguĂšre des lĂšvres de LĂ©nan devant le linge de Marie-Jeanne HĂ©lary — Oh ! la belle armoirĂ©e ! la belle armoirĂ©e ! GonĂ©ri Rojou entr’ouvrit les paupiĂšres. Il Ă©prouvait un besoin de voir, qui Ă©tait plus fort que sa volontĂ© d’homme. L’oblique clair de lune, entrant par le cadre de la porte, dĂ©coupait sur le sol de terre battue un carrĂ© de lumiĂšre blanche tout pareil Ă  une toile Ă©tendue en long et en large. À l’une des extrĂ©mitĂ©s Ă©tait agenouillĂ©e une vieille femme. Elle tenait une paire de ciseaux dans sa main droite. GonĂ©ri la reconnut Ă  son profil. C’était Marie-Jeanne, la morte ! — C’est pourtant dommage, disait-elle, continuant d’imiter le ton de LĂ©nan, c’est pourtant dommage d’entamer une toile si blanche pour un pauvre corps qui tombe en pourriture
 La vieille Marie-Jeanne aimerait autant, une fois morte, dormir dans les draps oĂč elle couchait de son vivant
 GonĂ©ri Rojou sentit une sueur froide ruisseler le long de ses membres. La vieille fit une pause, puis reprit — Eh bien ! non ! non ! non ! Je veux ĂȘtre ensevelie dans le lin que j’ai filĂ© ! Par trois fois, elle rĂ©pĂ©ta avec insistance — Il me faut mon linceul ! Il me faut mon linceul !! Il me faut mon linceul !!! LĂ -dessus, elle disparut. Par amitiĂ© pour sa femme, GonĂ©ri Rojou ne l’avait point rĂ©veillĂ©e. À l’aube, elle se rĂ©veilla d’elle-mĂȘme. GonĂ©ri lui dit alors — Femme, sais-tu quel est le premier travail que tu vas faire Ă  ton lever ? — Oui, mon homme, je vais piler de l’ajonc vert pour les bĂȘtes, puis je dĂ©barbouillerai les enfants. — Non, dit GonĂ©ri, tu te mettras sur ton trente-et-un »[145] ; tu tĂącheras d’ĂȘtre Ă  l’église au moment oĂč M. le recteur reçoit Ă  confesse, et tu lui avoueras en confession notre faute. — Y penses-tu, GonĂ©ri ? Et de quoi donc te mĂȘles-tu, s’il te plaĂźt ? — Ce n’est pas tout, poursuivit l’homme ; je marcherai sur tes pas, emportant sur mes Ă©paules le linge volĂ© qui est lĂ , dans l’armoire. N’oublie pas de demander au recteur quel usage nous en devrons faire. — Quel usage
 quel usage !!
 rĂ©partit la femme, en colĂšre. Si quelqu’un doit le savoir, c’est moi, et non le recteur ! Ne t’inquiĂšte donc pas de ce linge. — J’ai mes raisons pour m’en inquiĂ©ter, dit GonĂ©ri. Il y va de ta paix et de la mienne, en ce monde et dans l’autre. Il raconta Ă  sa femme sa vision de la nuit. LĂ©nan, dĂšs lors, ne fit plus d’objection. Elle disposa elle-mĂȘme le faix de linge sur les Ă©paules de son mari et le prĂ©cĂ©da au bourg. ArrivĂ©e Ă  l’église, elle se blottit dans le confessionnal du recteur, pendant que GonĂ©ri l’attendait, avec sa charge, prĂšs des fonts baptismaux. Le recteur dit Ă  LĂ©nan, quand elle lui eut tout avouĂ© — Revenez cette nuit, ma fille, accompagnĂ©e de votre homme. Quant au linge, vous le dĂ©poserez Ă  la sacristie, oĂč je l’exorciserai. J’espĂšre en avoir fait sortir avant ce soir l’ñme funeste qui est en lui et qui n’est autre que votre pĂ©chĂ© Ă  tous deux. LĂ©nan et GonĂ©ri s’en retournĂšrent Ă  la ferme, mais le soir de ce jour les retrouva en priĂšre, dans l’église, avec le recteur. Quand sonna l’heure de minuit, celui-ci fit signe Ă  LĂ©nan. — Voici l’heure, dit-il. Prenez dans la sacristie les piĂšces de toile ; ne vous Ă©tonnez point de les sentir aussi lĂ©gĂšres que plume, et allez les Ă©tendre une Ă  une, sur la tombe encore fraĂźche de Marie-Jeanne. Ayez surtout bien soin d’attendre qu’une ait disparu avant de dĂ©plier l’autre. Nous prierons ici, pendant ce temps, votre mari et moi. Quand tout sera fini, vous viendrez nous rendre compte, et vous nous direz ce que vous aurez vu. LĂ©nan Rojou n’était pas fiĂšre, en s’en allant, Ă  l’heure de minuit, accomplir cette restitution, dans le cimetiĂšre de la paroisse. GonĂ©ri Rojou non plus n’était pas fier, dans le chƓur de l’église, oĂč il priait cĂŽte Ă  cĂŽte avec le recteur pour le retour heureux de sa femme. Il fut soulagĂ© d’un grand poids en la voyant reparaĂźtre par la porte de la sacristie, saine et sauve. Elle tremblait pourtant de tous ses membres. — Eh bien ? LĂ©nan, demanda le recteur. — Oh ! rĂ©pondit-elle, j’ai vu des choses que nul autre ne verra. — Expliquez-vous, LĂ©nan ! — D’abord, monsieur le recteur, j’ai dĂ©pliĂ© une premiĂšre piĂšce de toile sur la tombe. Un vent s’est Ă©levĂ© aussitĂŽt, et la piĂšce de toile s’est envolĂ©e en gĂ©missant. J’en ai dĂ©pliĂ© une seconde. Le mĂȘme vent s’est Ă©levĂ© de nouveau, et la seconde piĂšce de toile s’est envolĂ©e comme la premiĂšre, mais sans gĂ©mir. J’en ai dĂ©pliĂ© une troisiĂšme. Celle-ci a fait un bruissement lĂ©ger comme l’haleine du printemps Ă  travers les feuilles nouvelles. Puis elle s’est gonflĂ©e comme une voile, et s’en est allĂ©e au loin, par le chemin de Saint-Jacques[146] tout au fond du ciel. La terre de la tombe alors s’est crevassĂ©e ; j’ai vu Marie-Jeanne HĂ©lary allongĂ©e, toute nue, dans le creux noir de la fosse. J’ai dĂ©pliĂ© la quatriĂšme piĂšce de toile. Au lieu de s’envoler, celle-ci s’est engouffrĂ©e en terre, et la morte s’est roulĂ©e dedans, en faisant brr ! brr ! comme quelqu’un qui a trĂšs froid. Restait la cinquiĂšme et derniĂšre piĂšce. J’allais la dĂ©plier et l’étendre, lorsque quatre anges descendus du paradis me l’ont arrachĂ©e des mains. J’ai entendu une voix mĂ©lodieuse qui disait Vous ĂȘtes pardonnĂ©s ! » Et c’est tout. — C’est assez ! prononça le recteur. Ton mari et toi, LĂ©nan Rojou, vous pouvez aller en paix. Souvenez-vous seulement que s’il est mauvais de voler les vivants, il est odieux de voler les morts ! Quant Ă  Marie-Jeanne HĂ©lary, soyez certains qu’elle ne vous tourmentera plus[147] ! ContĂ© par Baptiste Geffroy, dit JavrĂ©. — PenvĂ©nan, 1886. _______ XLLa bague du capitaine Il y a quelque cinquante ans, un navire Ă©tranger fit naufrage sur la cĂŽte de BuguĂ©lĂšs, en PenvĂ©nan. On recueillit une dizaine de cadavres. Comme on ignorait s’ils Ă©taient chrĂ©tiens, on les enterra dans le sable, Ă  l’endroit oĂč on les avait trouvĂ©s. Parmi eux Ă©tait le corps d’un grand et beau jeune homme, plus richement vĂȘtu que ses compagnons, et que, pour cette raison, on jugea ĂȘtre le capitaine. À l’annulaire de la main gauche, il portait une grosse bague en or sur laquelle Ă©taient gravĂ©es des lettres d’une Ă©criture inconnue. BuguĂ©lĂšs est habitĂ© par une population d’honnĂȘtes gens. On enterra, ou plutĂŽt on ensabla le beau jeune homme, sans le dĂ©pouiller de sa bague. Des annĂ©es se passĂšrent. Le souvenir du naufrage s’était peu Ă  peu effacĂ©. Cependant, Ă  la veillĂ©e, quelquefois, en attendant le retour des hommes partis en mer, les femmes devisaient encore de celui qu’elles appelaient le capitaine Ă©tranger », et de la grosse alliance en or pur qu’il portait au doigt. La premiĂšre fois que MĂŽn ParanthoĂ«n, une jeune couturiĂšre des environs, entendit raconter cette histoire, elle ne fit que rĂȘver toute la nuit de cette alliance qu’on disait si belle. Le lendemain, elle y songea encore, et le surlendemain, et tous les jours suivants. Cela devint chez elle une hantise. Elle Ă©tait passablement coquette, comme le sont toutes les jeunes couturiĂšres, et elle se disait qu’un bijou est fait pour briller Ă  la lumiĂšre du soleil bĂ©ni, non pour s’encrasser dans les tĂ©nĂšbres de la tombe. Longtemps nĂ©anmoins, je dois l’avouer, elle repoussa la tentation. Mais son mĂ©tier mĂȘme l’y exposait sans cesse. Quand elle causait dans les maisons de BuguĂ©lĂšs, ce qui advenait presque journellement, elle Ă©tait obligĂ©e de s’installer sur la table, prĂšs de la fenĂȘtre, et toutes les fenĂȘtres de ce pays regardent du cĂŽtĂ© de la grĂšve. À la fin, la malheureuse n’y tint plus. Un soir, sa journĂ©e close, elle fit mine de retourner chez elle, puis, quand elle fut bien sĂ»re de n’ĂȘtre pas vue, elle descendit Ă  pas de loup vers la plage. Le lieu de la sĂ©pulture des noyĂ©s Ă©tait marquĂ© par une croix grossiĂšre, faite de bois badigeonnĂ© de goudron, qu’on avait eu soin de planter juste au-dessus du cadavre du beau capitaine. À tout seigneur, tout honneur. Nuit pleine, et tous les pĂȘcheurs rentrĂ©s, MĂŽn ParanthoĂ«n n’avait pas Ă  craindre d’ĂȘtre dĂ©rangĂ©e. Elle s’agenouilla, se mit Ă  gratter le sable avec ses ongles, furieusement. BientĂŽt, elle parvint Ă  tirer Ă  elle une des mains du cadavre, la gauche. L’anneau y Ă©tait toujours. Elle tenta de le faire glisser sur le doigt, mais la peau racornie formait de gros bourrelets. Elle essaya de ses ciseaux. Peine perdue les ciseaux ne mordaient pas dans ce cuir tannĂ© par l’eau de la mer. Alors, exaspĂ©rĂ©e, elle saisit le doigt entre ses dents et le trancha d’un coup. Puis, l’avant recrachĂ© dans la fosse, elle y fit de mĂȘme rentrer la main, nivela le sable, Ă©pousseta son tablier, en se relevant, et s’enfuit, emportant la bague. Le lendemain, elle vint Ă  son ouvrage, comme Ă  l’ordinaire. Seulement, elle avait la tĂȘte enveloppĂ©e d’un fichu de laine, par-dessus sa coiffe, et elle Ă©tait toute pĂąle. — Qu’avez-vous donc, MĂŽna ? lui demanda la mĂ©nagĂšre. — Oh ! rien, fit-elle, un peu mal aux dents. Cela va passer. Et elle entama sa couture. Mais, au lieu de passer, le mal ne fit que croĂźtre, au point de forcer MĂŽn ParanthoĂ«n Ă  quitter son travail. Elle s’en alla, en gĂ©missant. Elle disparaissait Ă  peine au tournant du sentier, qu’il s’éleva un grand tumulte dans le village. Des gamins qui jouaient dans la grĂšve Ă©taient subitement remontĂ©s, criant Ă  tue-tĂȘte — Venez voir ! venez voir ! — Quoi ? — Ce qu’il y a au cimetiĂšre des noyĂ©s » ! Tout BuguĂ©lĂšs, hommes et femmes, descendit derriĂšre eux jusqu’à la mer. Quand on fut arrivĂ© Ă  l’endroit, voici ce qu’on vit. Au pied de la croix goudronnĂ©e, une manche de veste sortait du sable, et de la manche sortait une main, et les doigts de cette main Ă©taient affreusement crispĂ©s, sauf un, l’annulaire, qui se dressait, rigide et menaçant. On eĂ»t dit qu’il dĂ©signait avec colĂšre quelqu’un, tout lĂ -haut, dans les landes maigres qui dominent les petites maisons Ă©parses des pĂȘcheurs. À sa base, il portait une entaille profonde. Une des femmes qui Ă©taient lĂ  parla ainsi — C’est le doigt de la bague on la lui a volĂ©e, et il la rĂ©clame. — RĂ©enfouissons toujours cette main, rĂ©pondit un des hommes. Et il la recouvrit de sable. L’assistance se dispersa, en Ă©changeant mille commentaires. Quand ceux qui Ă©taient partis en mer rentrĂšrent, le soir, on leur conta la chose. Ils furent de l’avis commun cela sentait le sacrilĂšge. On s’endormit fort tard dans les chaumiĂšres, et l’on dormit mal. Au petit jour, les plus impatients coururent au cimetiĂšre des noyĂ©s. De nouveau, le doigt fatal se dressait sur le sable lisse. — Voyons voir jusqu’au bout, dirent-ils. Et ils rĂ©enfouirent le doigt, la main, tout, comme on avait fait la veille. Puis ils allĂšrent quĂ©rir çà et lĂ  d’énormes galets et des quartiers de roches qu’ils entassĂšrent par dessus. Oui, mais deux heures plus tard le doigt reparaissait ; les pierres semblaient s’ĂȘtre Ă©cartĂ©es d’elles-mĂȘmes, respectueusement, et formaient cercle Ă  distance. Alors, on eut recours Ă  d’autres moyens. Le recteur de PenvĂ©nan, accompagnĂ© d’un chantre et d’un enfant de chƓur, vint conjurer le mort, en l’aspergeant d’eau bĂ©nite. Mais le beau capitaine n’était probablement pas chrĂ©tien, car il ne se laissa pas conjurer. — Il redemande son alliance ! rĂ©pĂ©ta la femme qui avait parlĂ© la premiĂšre fois. Maintenant, chacun pensait comme elle. Mais oĂč la trouver, cette alliance, oĂč la trouver, pour la rendre ? L’enfant de chƓur, agenouillĂ© dans le sable, dit — Ce doigt-lĂ  a Ă©tĂ© resoudĂ© par la puissance de Dieu ou du diable, aprĂšs avoir Ă©tĂ© coupĂ© avec des dents. Et, certes, ces dents-lĂ  Ă©taient aiguisĂ©es et fines. Il n’avait pas achevĂ©, que, par la route goĂ©monneuse qui mĂšne de la mer aux maisons de BuguĂ©lĂšs, apparaissait MĂŽna ParanthoĂ«n, la couturiĂšre. Du moins, les mĂ©nagĂšres la reconnurent Ă  sa robe de double-chaĂźne et Ă  l’élĂ©gance fraĂźche de son tablier. Car de son visage on ne voyait rien, tellement il Ă©tait entortillĂ© de linges et de chĂąles. Sur son corps si souple, elle avait l’air de porter une tĂȘte monstrueuse. Elle avançait lentement, exhalant une plainte sourde Ă  chaque pas qu’elle faisait. Lorsqu’elle fut arrivĂ©e au groupe, elle pria, du geste, qu’on la laissĂąt passer. Entre le pouce et l’index, elle tenait une grosse bague d’or
 Vous devinez le reste !
 Les hommes voulurent faire un mauvais parti Ă  MĂŽn ParanthoĂ«n. Mais elle Ă©carta les linges qui couvraient sa figure et leur montra sa bouche vide de dents, pleine de pus. On se contenta de la fuir, comme une pestifĂ©rĂ©e. Je l’ai rencontrĂ©e plus d’une fois, vaguant par les chemins, la tĂȘte toujours enveloppĂ©e de haillons. Elle ne pouvait plus parler, mais elle geignait lugubrement. Quant au capitaine Ă©tranger, depuis lors il repose en paix, sa belle alliance d’or au doigt, et rĂȘvant, j’imagine, de la douce » qui la lui avait donnĂ©e. ContĂ© par Françoise Thomas, journaliĂšre. — PenvĂ©nan, 1881. _______ XLILa mĂšre dĂ©naturĂ©e Yvona CoskĂȘr Ă©tait entrĂ©e vers l’ñge de dix-huit ans au service du seigneur de Kerham. C’était une fille jolie. La beautĂ©, hĂ©las ! est souvent un don funeste. Le seigneur de Kerham, un jour, ayant trouvĂ© Yvona, seule Ă  la cuisine, s’approcha d’elle et lui dit — La comtesse, ma femme, est dĂ©jĂ  sur le retour. Si tu consens Ă  devenir ma douce maĂźtresse, YvonaĂŻk, je te donnerai Ă  ma mort la moitiĂ© de mes biens. La malheureuse se laissa tenter. Elle devint la maĂźtresse du seigneur de Kerham. Elle eut de lui cinq enfants bĂątards. Sur l’ordre du seigneur, elle les Ă©touffait Ă  mesure, et lui-mĂȘme allait les planter[148] dans un petit bois, non loin du manoir. Elle se trouva enceinte pour la sixiĂšme fois. Sa grossesse fut pĂ©nible. Une nuit qu’elle Ă©tait au lit et ne pouvait fermer l’Ɠil, elle se dressa tout Ă  coup sur son sĂ©ant, Ă©pouvantĂ©e. L’enfant qu’elle portait s’était mis Ă  parler dans son sein[149]. Il disait — Ma pauvre petite mĂšre, je sais que tu me tueras comme tu as tuĂ© mes cinq frĂšres. Du moins, ne me fais pas mourir comme eux sans baptĂȘme. Sinon, ma pauvre petite mĂšre, tu seras damnĂ©e, damnĂ©e pour l’éternitĂ©. Depuis lors jusqu’au moment de sa dĂ©livrance, Yvona CoskĂȘr entendit la voix de l’enfant rĂ©pĂ©ter, chaque nuit, le mĂȘme propos. Quand elle eut accouchĂ©, clandestinement comme toujours, son premier soin fut de baptiser elle-mĂȘme la chĂšre crĂ©ature. Puis, au lieu de l’étrangler, comme elle avait fait pour les autres, elle voulut lui donner Ă  tĂ©ter. Mais l’enfant se refusa Ă  prendre le sein. — HĂ©las ! mon lait est maudit, pensa-t-elle. Et elle se mit Ă  sangloter amĂšrement. Le seigneur arriva sur ces entrefaites. — Comment ! s’écria-t-il, rouge de colĂšre, vous n’avez pas encore Ă©tranglĂ© cet avorton ! Il arracha l’enfant des bras de la mĂšre, lui tordit le cou, et l’emporta au petit bois, oĂč il l’enfouit au pied du sixiĂšme arbre. Yvona CoskĂȘr cependant ne faisait plus que gĂ©mir. Elle s’était prise en horreur. Elle souhaitait d’ĂȘtre morte. DĂšs qu’elle put se lever, elle alla trouver la chĂątelaine de Kerham et s’agenouilla devant elle pour implorer son pardon. La bonne dame, qui Ă©tait une sainte, lui dit — Ce n’est pas Ă  moi qu’il faut demander pardon, ma pauvre fille, mais bien Ă  Dieu et aux cinq enfants que vous avez privĂ©s de baptĂȘme. Je vais vous donner un sage conseil. Allez de ce pas trouver le recteur de TrĂ©guier. Confessez-vous Ă  lui. Il vous dira ce que vous aurez Ă  faire. Yvona se mit en route pour TrĂ©guier. Le recteur, aprĂšs l’avoir entendue en confession, secoua tristement la tĂȘte et dit — Je ne puis vous donner l’absolution, Yvona. Il faudra que vous alliez de paroisse en paroisse et de confessionnal en confessionnal, jusqu’à ce que vous avez passĂ© entre les mains de quatorze prĂȘtres. Le quatorziĂšme seulement aura pouvoir de vous absoudre. Yvona CoskĂȘr fit ce qui lui Ă©tait recommandĂ©. Elle marcha tant et tant que ses souliers s’usĂšrent. Elle tomba, plutĂŽt qu’elle ne s’agenouilla, aux pieds du quatorziĂšme prĂȘtre. C’était un tout jeune abbĂ©, frais Ă©moulu du sĂ©minaire, et qui avait une figure de fille, pleine de douceur. Quand elle eut fini de se confesser, il la releva et lui dit — Allez en paix, pauvre femme, et accomplissez de point en point mes instructions. Votre pĂ©nitence vous coĂ»tera cher, mais vous serez sauvĂ©e, si vous avez le courage de la subir jusqu’au bout. Donc, vous vous rendrez au petit bois oĂč le seigneur de Kerham a plantĂ© vos enfants. Vous vous y rendrez avant l’heure de minuit et vous attendrez. Quoi qu’il vous puisse arriver, demeurez confiante en la misĂ©ricorde de Dieu. Vous aurez d’ailleurs un auxiliaire puissant qui vous aidera Ă  surmonter cette terrible Ă©preuve. Quel serait cet auxiliaire, le jeune prĂȘtre ne le dit pas. En quoi consisterait la terrible Ă©preuve, il ne le dit pas davantage. Yvona CoskĂȘr se sentit nĂ©anmoins le cƓur soulagĂ©. MalgrĂ© ses jambes enflĂ©es, ses pieds meurtris et saignants, elle se remit vaillamment en route, pour gagner Kerham et le petit bois, prĂšs du manoir. Elle y parvint, Ă  la tombĂ©e de la nuit. Elle se prosterna dans l’herbe humide, sous les grands arbres. Son Ăąme Ă©tait tout angoissĂ©e de songer que les six pauvres crĂ©atures Ă©taient enfouies lĂ , et, au souvenir de ses crimes, ses larmes se mirent Ă  couler dru. Cependant les douze coups de minuit sonnĂšrent Ă  la chapelle du manoir. Yvona leva la tĂȘte. Au-dessus d’elle, dans les branches, elle venait d’entendre un lĂ©ger bruit. Comme elle se demandait ce que ce pouvait ĂȘtre, elle vit une bande d’écureuils dĂ©gringoler le long des troncs. Et tous fondirent sur elle ; ils la renversĂšrent sur le sol, et commencĂšrent Ă  lui labourer le sein avec leurs dents, avec leurs griffes, en criant — Ah ! nous la tenons enfin, la mauvaise mĂšre ! la mauvaise mĂšre ! Elle comprit alors que ces Ă©cureuils Ă©taient les enfants qu’elle avait fait mourir si cruellement. Elle murmura — Que la volontĂ© de Dieu soit faite ! Et elle se laissa dĂ©chirer le corps, sans un mouvement, sans une plainte. Toutefois, ayant remarquĂ©, au bout d’un moment, que les Ă©cureuils n’étaient qu’au nombre de cinq, elle demanda Vous devriez ĂȘtre six, mes chers enfants. OĂč donc est restĂ© le sixiĂšme ? Les Ă©cureuils ne rĂ©pondirent pas, mais se mirent Ă  la dĂ©vorer plus furieusement. Elle se cramponnait aux herbes et aux touffes de genĂȘts, tant la douleur Ă©tait atroce. À la fin, les Ă©cureuils, Ă  force de fouiller sa chair, arrivĂšrent jusqu’à son cƓur. L’un d’eux y mordit avec une telle rage que le sang jaillit puis retomba comme une pluie rouge. Pour le coup, Yvona CoskĂȘr exhala un long gĂ©missement. — Ma DouĂ© ! ma DouĂ© ! Mon Dieu ! mon Dieu !, cria-t-elle. Elle allait s’évanouir. Mais, soudain, ses yeux, Ă  demi clos dĂ©jĂ , virent s’approcher une grande lumiĂšre. Et cette lumiĂšre enveloppait un enfant beau comme le jour. Il souriait doucement, d’un sourire cĂ©leste. — Courage ! courage, petite mĂšre chĂ©rie ! dit-il. Je suis l’enfant que tu as baptisĂ© de tes propres mains. GrĂące au baptĂȘme, j’ai pu aller en paradis. J’ai intercĂ©dĂ© pour toi auprĂšs de Dieu. Il m’a promis que tu serais sauvĂ©e. Mais il est nĂ©cessaire auparavant que mes cinq petits frĂšres morts sans baptĂȘme aient fait jaillir de ton cƓur autant de gouttes de sang qu’il eĂ»t fallu de gouttes d’eau pour les baptiser. C’est pourquoi ils t’ont mise en cet Ă©tat. Ne faiblis point, petite mĂšre chĂ©rie ! Ta peine touche Ă  sa fin. Ces paroles se rĂ©pandirent comme un baume sur la souffrance aiguĂ« d’Yvona. Elle garda les yeux fixĂ©s sur la consolante apparition jusqu’à ce que son sang eĂ»t fini de couler. BientĂŽt, dans la lumiĂšre surnaturelle qui grandissait Ă  mesure, elle vit la forme d’un deuxiĂšme enfant, puis celle d’un troisiĂšme. Enfin, elle en put compter six, et alors elle mourut. Le lendemain, des gens du manoir passant dans le petit bois, y trouvĂšrent le cadavre dĂ©chiquetĂ© d’Yvona CoskĂȘr. La chĂątelaine ordonna que son ancienne servante fĂ»t inhumĂ©e en terre bĂ©nite. Toutefois, comme elle n’était pas trĂšs rassurĂ©e sur son sort dans l’autre monde, elle fit cĂ©lĂ©brer une messe de trentaine pour savoir si Yvona Ă©tait sauvĂ©e. Ce fut le jeune prĂȘtre qui la cĂ©lĂ©bra. Il avait prĂ©venu la chĂątelaine — Remarquez bien ce qui se passera au moment de l’offertoire. Or, voici ce qu’elle vit. Une colombe blanche, aux ailes tachetĂ©es de sang, planait au-dessus de l’officiant. La dame de Kerham ne douta plus du salut d’Yvona CoskĂȘr[150]. ContĂ© par Jeanne-Marie BĂ©nard. — Port-Blanc. _______ XLIILes pĂšlerinages des Ăąmes Il y a deux pĂšlerinages qu’il faut avoir faits au moins une fois, dans sa vie. Le premier est celui de Loc-Ronan, le jour de la TromĂ©nie ; il faut faire trois fois le tour de la montagne sainte. Le pĂšlerinage est manquĂ© si l’on tourne la tĂȘte, fĂ»t-ce une seule fois, durant le parcours. Il importe aussi de suivre exactement et pas Ă  pas le trajet que faisait saint Ronan, sans omettre un dĂ©tour, sans se laisser rebuter par fossĂ©, broussaille ou fondriĂšre. ⁂ Des gens qui accomplissaient la TromĂ©nie, isolĂ©ment, pour leur compte, ont souvent entendu, sans voir personne, des frĂŽlements dans les haies ou des bruits de pas sur les sentiers. C’étaient des Ăąmes s’acquittant, aprĂšs la mort, du pĂšlerinage qu’elles n’avaient pas fait de leur vivant. ⁂ Il arrive parfois que le mauvais temps empĂȘche la grande procession de la TromĂ©nie de sortir. Mais en ce cas des cloches mystĂ©rieuses se mettent Ă  sonner dans le ciel, et l’on voit un long cortĂšge d’ombres se profiler sur les nuages. Ce sont des Ăąmes dĂ©funtes qui accomplissent quand mĂȘme la cĂ©rĂ©monie sacrĂ©e. Saint Ronan les guide en personne et marche Ă  leur tĂȘte, en agitant sa clochette de fer[151]. Le second pĂšlerinage obligatoire est celui de Saint-Servais en breton Sant Gelvestr-ar-Pihan. Si on ne fait pas, de son vivant, ce pĂšlerinage, on est condamnĂ© Ă  l’accomplir aprĂšs la mort. On emporte en ce cas son cercueil sur les Ă©paules, et on n’avance, chaque jour, que de la longueur de ce cercueil. Dans le mur de l’église de Saint-Servais s’ouvre une cavitĂ© profonde. C’est par lĂ  que, leurs dĂ©votions terminĂ©es, les dĂ©funts rentrent sous terre. Il suffit de passer la tĂȘte dans l’orifice du trou pour entendre le frĂŽlement des cercueils le long des parois et le bruit qu’ils font en dĂ©gringolant au fond des puits[152]. ⁂ Quand on a fait vƓu, pendant sa vie, de visiter un sanctuaire, on est tenu d’accomplir ce vƓu aprĂšs la mort, si on ne l’a fait de son vivant. Mais un dĂ©funt ne peut aller seul en pĂšlerinage. Il faut qu’il se fasse accompagner d’une personne en vie. Il commence donc par se rendre, Ă  l’heure des morts, c’est-Ă -dire vers minuit, chez l’un quelconque de ses proches. Il le rĂ©veille ou lui parle Ă  travers son rĂȘve ».[153] _______ XLIIILe pĂšlerinage de Marie Sigorel Un matin, comme je me levais, je vis entrer chez moi Marie Sigorel. C’était une voisine qui vivait des pĂšlerinages qu’on lui faisait faire. — Excusez-moi, dit-elle. Est-ce que je ne vous ai pas entendue dire que vous aviez fait vƓu d’aller Ă  Saint-Samson[154] ? — Si bien. — Voulez-vous que nous y allions aujourd’hui ensemble ? J’ai acceptĂ© d’y faire un pĂšlerinage pour un enfant qu’on avait fait vƓu d’y mener et qui est mort avant que le vƓu ait Ă©tĂ© accompli. — Ma foi, rĂ©pondis-je, je ne demande pas mieux. Je terminai quelques prĂ©paratifs, et nous partĂźmes. Au commencement, tout alla bien. Mais quand nous fĂ»mes sorties du territoire de notre paroisse, je crus m’apercevoir que la femme Sigorel traĂźnait la jambe. — Qu’est-ce donc ? lui dis-je. Nous avons fait une lieue Ă  peine, et vous paraissez dĂ©jĂ  fatiguĂ©e. — Oui, c’est singulier, je ne sais ce que j’ai. C’est comme si j’avais sur les Ă©paules un poids qui devient de plus en plus lourd Ă  mesure que j’avance. Nous continuĂąmes tout de mĂȘme de cheminer. Mais Ă  chaque instant, j’étais obligĂ©e d’attendre que Marie m’eĂ»t rejointe. Elle dĂ©tournait la tĂȘte sans cesse, d’un air inquiet. — Que regardez-vous ainsi ? lui demandai-je. Je n’étais pas trĂšs rassurĂ©e moi-mĂȘme. Il me semblait entendre derriĂšre nous un petit pas menu, comme un pas d’enfant. Nous Ă©tions cependant toutes seules sur la route. — Est-ce que vous n’entendez pas ? fit Marie Sigorel, en rĂ©ponse Ă  ma question. — Si, dis-je. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? — Je ne sais. Nous ferions peut-ĂȘtre mieux de nous arrĂȘter. D’ailleurs, je n’en puis plus. Il faut que je dĂ©lace mon corsage. Il me semble le sentir aussi lourd que plomb sur mes Ă©paules[155]. Nous nous assĂźmes sur un tas de pierres. Je mĂ©ditais tristement. Tout Ă  coup une inspiration me vint — Marie Sigorel, avez-vous Ă©tĂ© prier sur la tombe du mort, avant de vous mettre en route. — En vĂ©ritĂ©, non. Je n’en ai pas eu l’idĂ©e. — Oh ! bien, alors tout s’explique. Si vous Ă©tiez allĂ©e au cimetiĂšre inviter l’enfant Ă  marcher devant vous, nous ne l’aurions pas eu sur nos talons, et vous n’auriez pas eu le poids de son vƓu sur les Ă©paules. — J’ai eu grand tort. Mais maintenant, comment faire ? J’eusse Ă©tĂ© fort empĂȘchĂ©e de tirer d’embarras la femme Sigorel. Par bonheur, nous vĂźmes Ă  ce moment, sur le chemin, une vieille qui paraissait venir de notre cĂŽtĂ©. J’allai Ă  elle, et je lui contai le cas de ma compagne. — Vous ĂȘtes une personne d’ñge, ajoutai-je ; vous devez avoir l’expĂ©rience de toutes choses. Donnez-nous, de grĂące, un bon conseil. La vieille se tourna aussitĂŽt vers Marie Sigorel — Avez-vous dans votre poche, lui demanda-t-elle, l’offrande Ă  faire au saint ? — Oui, rĂ©pondit Marie, j’ai les cinq sous qu’on m’a chargĂ©e de mettre dans le tronc. — Eh bien ! glissez-les dans vos chaussures, sous la plante de vos pieds, et rĂ©citez une priĂšre pour demander Ă  Dieu d’accroĂźtre la bĂ©atitude du pauvre ange. Vous pourrez alors continuer votre chemin, sans encombre. Nous souhaitĂąmes Ă  la vieille mille bĂ©nĂ©dictions. À partir de ce moment, Marie Sigorel chemina librement et notre pĂšlerinage s’accomplit le mieux du monde[156]. ContĂ© par Lise Bellec, couturiĂšre. — Port-Blanc. ⁂ Quand on prie pour un mort dans une chapelle votive ou qu’on assiste Ă  une messe recommandĂ©e Ă  son intention, on voit le mort agenouillĂ© dans le chƓur. D’abord il est tout noir, puis il devient gris, et Ă  la fin de l’oraison ou de l’office, il apparaĂźt tout blanc, d’une blancheur lumineuse. _______ CHAPITRE V Morts violentes et Morts volontaires NoyĂ©s et pendus. — Les villes englouties Moyens d’appeler la mort sur quelqu’un XLIVMoyens d’appeler la mort sur quelqu’un Quand on veut appeler la mort sur quelqu’un que l’on hait, il suffit de s’adresser Ă  une personne expĂ©rimentĂ©e. Il y en a au moins une dans chaque paroisse. Elle vous remet un petit sac contenant une mixture oĂč il entre 1o Quelques grains de sel ; 2o Un peu de terre prise au cimetiĂšre ; 3o De la cire vierge ; 4o Une araignĂ©e qu’on a soi-mĂȘme attrapĂ©e en un coin de sa maison ; 5o De la rognure d’ongles, pour se la procurer, on ronge ses propres ongles avec les dents. On doit porter ce petit sac, suspendu au cou, pendant neuf jours consĂ©cutifs. Ce temps Ă©coulĂ©, on le place dans un endroit oĂč l’on prĂ©sume que passera l’individu dont on veut la mort. Il importe qu’il soit bien en Ă©vidence, qu’il attire l’attention, qu’il tente la curiositĂ©. On le dispose, par exemple, au milieu d’un sentier ou sur l’aire d’une maison. Votre ennemi le ramasse, croyant avoir trouvĂ© une bourse pleine ; il le palpe, l’ouvre. C’est assez. Il mourra dans les douze mois[157]. CommuniquĂ© par François le Roux. — Rosporden. Il est un moyen encore plus infaillible. C’est d’aller vouer gwestla celui que l’on hait Ă  saint Yves-de-la-VĂ©ritĂ©[158]. On fait saint Yves juge de la querelle. Mais il faut ĂȘtre bien sur d’avoir de son cĂŽtĂ© le bon droit. Si c’est vous qui avez le tort, c’est vous qui serez frappĂ©. ⁂ La personne qui a Ă©tĂ© vouĂ©e justement Ă  Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ© sĂšche sur pied pendant neuf mois. Elle ne rend toutefois le dernier soupir que le jour oĂč celui qui l’a vouĂ©e ou fait vouer franchit le seuil de sa maison. Lasse d’ĂȘtre si longtemps Ă  mourir, il arrive souvent qu’elle mande chez elle celui qu’elle soupçonne d’ĂȘtre son envoĂ»teur, afin d’ĂȘtre plus tĂŽt dĂ©livrĂ©e. ⁂ Pour vouer quelqu’un Ă  Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ©, il faut 1o Glisser un liard dans le sabot de la personne dont on souhaite la mort ; 2o Faire Ă  jeun trois pĂšlerinages consĂ©cutifs Ă  la maison du saint ; le lundi est le jour consacrĂ©. 3o Empoigner le saint par l’épaule et le secouer rudement en disant Tu es le petit saint de la VĂ©ritĂ© Zantik-ar-Wirione. Je te voue un tel. Si le droit est pour lui, condamne-moi. Mais si le droit est pour moi, fais qu’il meure dans le dĂ©lai rigoureusement prescrit[159] ; » 4o DĂ©poser comme offrande aux pieds du saint une piĂšce de dix-huit deniers marquĂ©e d’une croix ; 5o RĂ©citer les priĂšres habituelles, en commençant par la fin ; 6o Faire trois fois le tour de l’oratoire, sans tourner la tĂȘte. _______ XLVL’histoire du marĂ©chal ferrant Il Ă©tait une fois un marĂ©chal-ferrant qui s’appelait Fanchi et qui avait sa forge au bourg de Caouennek[160]. Il cultivait de plus quelques arpents de terre, attenant Ă  sa forge, et il trouvait moyen de nourrir deux ou trois vaches. Il aurait dĂ» ĂȘtre Ă  l’aise dans ses affaires, car il travaillait avec courage. Malheureusement sa femme Ă©tait un puits de dĂ©penses. L’argent que Fanchi lui remettait, il ne le revoyait plus, sans qu’il pĂ»t savoir Ă  quoi il avait Ă©tĂ© employĂ©. Il ne se doutait pas, l’excellent homme, que Marie BĂ©nec’h, sa triste moitiĂ©, tandis qu’il peinait Ă  l’enclume, passait son temps Ă  commĂ©rer d’auberge en auberge, et Ă  payer du micamo, c’est-Ă -dire du cafĂ© salĂ© avec de l’eau-de-vie », Ă  toutes les Jeannettes du voisinage. Fanchi avait un apprenti, nommĂ© Louiz, qui Ă©tait dans sa maison depuis nombre d’annĂ©es et en qui il avait grande confiance. Un soir, il dit Ă  l’apprenti — Sois de bonne heure sur pied demain matin. Marie BĂ©nec’h prĂ©tend que sa bourse est vide. Nous irons Ă  la Roche-Derrien vendre la vache rousse. C’est la foire du chaume » foar-ar-zoul, nous en trouverons peut-ĂȘtre un bon prix. La vache rousse fut, en effet, bien vendue. Trois cents Ă©cus sonnants, sans compter les arrhes. Comme Louiz et Fanchi s’en revenaient vers Caouennek, l’apprenti dit au maĂźtre — À votre place, je ne donnerais pas cet argent Ă  Marie BĂ©nec’h, en une seule fois. Je le ramasserais dans un tiroir et je ne m’en sĂ©parerais qu’au fur et Ă  mesure des besoins du mĂ©nage. — C’est une heureuse idĂ©e, rĂ©pondit Fanchi, qui n’avait jamais pensĂ© Ă  cela. RentrĂ© chez lui, il mit les trois cents Ă©cus, rangĂ©s en plusieurs piles, dans une grosse armoire de chĂȘne dont il fourra la clef sous son traversin. Mais son manĂšge n’avait pas Ă©chappĂ© Ă  l’Ɠil de Marie BĂ©nec’h. DĂšs qu’elle entendit ronfler son mari que cette journĂ©e de foire avait harassĂ©, elle se leva discrĂštement, dĂ©roba la clef, courut Ă  l’armoire, et fit rĂąfle de l’argent. Qui fut bien attrapĂ© le lendemain ? Ce fut Fanchi, le forgeron. Ses soupçons se portĂšrent aveuglĂ©ment sur son apprenti. — Louiz, s’écria-t-il, pĂąle de colĂšre, j’ai suivi ton conseil. VoilĂ  ce qui m’en revient. Rends-moi mes trois cents Ă©cus. — Je ne les ai pas pris. Tu nies ? Soit. Tu vas de ce pas m’accompagner Ă  Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ© ! — Je suis prĂȘt Ă  vous accompagner partout oĂč il vous plaira. Ils se mirent en route. Quand ils furent arrivĂ©s Ă  la porte de l’oratoire, le marĂ©chal prononça les paroles consacrĂ©es. Le saint inclina la tĂȘte par trois fois, pour montrer qu’il avait compris et aussi pour dĂ©clarer qu’il allait faire justice. Fanchi regagna Caouennek, soulagĂ©. Quant Ă  Louiz, qui avait Ă©tĂ© allĂšgre au dĂ©part, il ne le fut pas moins au retour. À l’entrĂ©e du bourg, Fanchi lui dit — Tu penses bien que d’ici longtemps nous ne travaillerons plus ensemble. — À votre grĂ©, maĂźtre, rĂ©pondit Louiz. J’estime cependant qu’avant peu vous aurez reconnu que ce n’est pas moi le coupable. Ils se sĂ©parĂšrent. Marie BĂ©nec’h guettait son mari du seuil de la forge. — OĂč as-tu Ă©tĂ© ? lui demanda-t-elle. — À Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ©. — Quoi faire ? — Vouer Ă  la mort, dans un dĂ©lai de douze mois, la personne qui m’a volĂ© mes trois cents Ă©cus. — Ah ! malheureux ! malheureux ! s’écria Marie BĂ©nec’h, qui dĂ©jĂ  avait au cou la couleur de la mort, si du moins tu m’avais prĂ©venue ! tes trois cents Ă©cus n’ont pas Ă©tĂ© volĂ©s. C’est moi qui les ai pris, cette nuit, pendant que tu dormais. Retournons vite dĂ©faire ce que tu as fait. — Il est trop tard, femme. Par trois fois le saint a inclinĂ© la tĂȘte. À partir de ce jour, Marie BĂ©nec’h ne fit en effet que languir, et, les douze mois Ă©coulĂ©s, elle mourut. ContĂ© par Marie-Hyacinthe Toulouzan. — Port-Blanc. _______ XLVILes morts violentes ou volontaires Lorsqu’un enfant naĂźt de nuit, et qu’il fait claire lune, la plus ancienne des vieilles femmes qui assistent l’accouchĂ©e court se poster sur le seuil de la porte pour examiner l’état du ciel, au moment prĂ©cis oĂč le nouveau-nĂ© fait son apparition dans la vie. Si les nuages enserrent Ă  ce moment la lune, comme pour l’étrangler, ou s’ils s’épandent sur sa face, comme pour la submerger, on en conclut que la pauvre chĂšre petite crĂ©ature finira un jour noyĂ©e ou pendue[161]. ⁂ Sur la route de Quimper Ă  Douarnenez se trouve la tombe d’un nommĂ© Tanguy. Il pĂ©rit en cet endroit, assassinĂ©. On ne passe jamais devant le tertre de terre sous lequel il est enseveli, sans y planter une petite croix qu’on improvise Ă  l’aide de quelque branche coupĂ©e aux haies voisines. Qui manque Ă  cette pratique risque de faire mauvaise rencontre en route et de mourir, comme Tanguy, de male mort. ⁂ Pour retrouver le cadavre d’un noyĂ©, on prend une botte de paille ou une planche, on y assujettit une Ă©cuelle de bois qu’on emplit de son, et dans le son, on plante une chandelle bĂ©nite, allumĂ©e. On pose le tout sur l’eau. La chandelle se dirige vers l’endroit oĂč gĂźt le cadavre. Il n’y a qu’à chercher lĂ  oĂč elle s’arrĂȘte[162]. ⁂ Quand on retire de l’eau le cadavre d’un noyĂ©, il se met Ă  saigner du nez, si parmi les personnes prĂ©sentes se trouve quelqu’un de ses proches[163]. ⁂ Lorsqu’un Ă©quipage de barque vient Ă  pĂ©rir en mer, c’est toujours le corps du patron que l’on retrouve en dernier lieu[164]. ⁂ Quand il y a des naufrages dans la baie de Douarnenez, la mer transporte les noyĂ©s dans la grotte de l’Autel, prĂšs de Morgat. Leurs Ăąmes sĂ©journent en ce lieu pendant huit jours, avant de partir dĂ©finitivement pour l’autre monde. Malheur Ă  qui troublerait leur pĂ©nitence, en s’aventurant dans la grotte durant ces huit jours ! il y pĂ©rirait de male mort[165]. ⁂ Les nuits de tourmente, on entend tout le long de la cĂŽte les noyĂ©s qui s’appellent entre eux. ⁂ Quand un pĂȘcheur pĂ©rit en mer, les goĂ©lands et les courlis viennent siffler et battre de l’aile aux vitres de sa maison. ⁂ À Gueltraz Ăźle Saint-Gildas, prĂšs de Port-Blanc, on voit souvent dĂ©barquer des noyĂ©s qui viennent faire provision d’eau douce. Ils cheminent silencieux, en une longue procession qu’une femme conduit. Quelquefois cependant on les entend chuchoter entre eux Ă  voix basse. Mais de leur conversation on ne distingue jamais qu’un mot ia !.. ia !
 oui !.. oui !
 La silhouette de leur navire s’aperçoit au loin, comme perdue dans les nuages. ⁂ Quand les pĂȘcheurs de TrĂ©vou-TrĂ©guignec s’embarquent la nuit pour la pĂȘche, ils voient souvent des mains de cadavres se cramponner au bordage des bateaux. Les femmes ne s’accrochent pas ainsi avec les mains, mais elles laissent flotter sur les eaux leurs cheveux oĂč les rames s’embarrassent. ⁂ Mon pĂšre, Yves Le Flem, avait coutume d’aller la nuit chercher des Ă©paves le long de la grĂšve. Cette nuit-lĂ , il avait emportĂ© son filet sur ses Ă©paules ; il comptait le poser aux environs de Bruk et il s’acheminait de ce cĂŽtĂ©, tout en flĂąnant. Tout Ă  coup son pied heurta quelque chose qui sonna creux et se mit Ă  rouler avec bruit dans les galets. — Qu’est-ce que cela peut ĂȘtre ? se dit-il. Il courut aprĂšs l’objet qui dĂ©gringolait toujours, car la pente Ă  cet endroit Ă©tait rapide. Jugez de son dĂ©sappointement, quand, l’ayant saisi, il s’aperçut Ă  la lueur de sa lanterne que c’était une tĂȘte de mort. Il n’eut rien de plus pressĂ© que de lancer au loin cette Ă©pave humaine. Mais aussitĂŽt une grande clameur s’éleva de la mer. Mon pĂšre Ă©pouvantĂ© crut voir des milliers de bras qui s’agitaient hors de l’eau. En mĂȘme temps des mains invisibles s’efforçaient de lui arracher son filet. Il comprit qu’il avait mal agi en manquant de respect Ă  la tĂȘte de mort. Il savait d’autre part qu’il ne fait pas bon avoir affaire Ă  des noyĂ©s. Le voilĂ  de se remettre en quĂȘte du crĂąne ; le retrouver ne fut pas chose facile. Mon pĂšre se disait — Si je l’ai rejetĂ© dans la mer, je suis un homme perdu. Tous les bras qui s’agitent lĂ -bas si dĂ©sespĂ©rĂ©ment vont m’entraĂźner avec eux dans l’abĂźme. Fort heureusement, la tĂȘte de mort avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e par un rocher. Mon pĂšre la reporta pieusement Ă  l’endroit oĂč elle gisait quand son pied l’avait heurtĂ©e tout d’abord. GrĂące Ă  quoi il put rentrer chez lui sain et sauf. » ContĂ© par Marie-Yvonne Le Flem. — Port-Blanc. ⁂ Qui se fie Ă  la mer se fie Ă  la mort. Qui meurt en mer, meurt donc toujours par sa faute. C’est pourquoi les noyĂ©s, qu’ils aient pĂ©ri volontairement ou non, restent faire pĂ©nitence Ă  l’endroit oĂč ils ont Ă©tĂ© engloutis, jusqu’à ce que d’autres viennent se noyer Ă  la mĂȘme place. Alors seulement, ils sont dĂ©livrĂ©s. ⁂ Vers 1856, trente-deux personnes affrĂ©tĂšrent une gabarre pour se rendre par mer au pardon de Benn-Odet, Ă  l’embouchure de la riviĂšre de Quimper. Le temps Ă©tait beau. La traversĂ©e de la baie se fit sans encombre. Mais Ă  l’entrĂ©e des Vire-Court[166], en face de Lanroz, la barque chavira, probablement par suite d’une fausse manƓuvre. Ce naufrage fit grand bruit en son temps. Plusieurs annĂ©es aprĂšs, le souvenir en Ă©tait encore prĂ©sent Ă  toutes les mĂ©moires, et les bateaux qui descendaient la riviĂšre se garaient avec soin des parages oĂč l’accident avait eu lieu. Ils avaient souvent grand peine Ă  s’en Ă©carter. Une sorte de fascination sinistre les y attirait. Plusieurs mĂȘme y sombrĂšrent par la suite. À chaque disparition de ce genre, les marins de Quimper se murmuraient entre eux, Ă  voix basse, sur le port — Ah ! vous voyez,
 vous voyez !
 Les anciens se sont fait remplacer
 C’est des nouveaux qu’il faut se dĂ©fier maintenant. ContĂ© par RenĂ© Alain. — Quimper, 1889. __________ XLVIIIannic-an-ĂŽd Les noyĂ©s, dont le corps n’a pas Ă©tĂ© retrouvĂ© et enseveli en terre sacrĂ©e, errent Ă©ternellement le long des cĂŽtes. Il n’est pas rare qu’on les entende crier, dans la nuit, lugubrement — Iou ! Iou ! On dit alors, dans le pays de Cornouailles — E-man-Iannic-ann-ĂŽd o iouall ! VoilĂ  Iannic ann-ĂŽd, — Petit-Jean de la grĂšve, — qui hurle ! Tous ces noyĂ©s hurleurs sont instinctivement appelĂ©s Iannic-ann-ĂŽd. Iannic-ann-ĂŽd n’est pas mĂ©chant, pourvu qu’on ne s’amuse pas Ă  lui renvoyer sa plainte sinistre. Mais, malheur Ă  l’imprudent qui se risque Ă  ce jeu ! si vous rĂ©pondez une premiĂšre fois, Iannic-ann-ĂŽd franchit d’un bon la moitiĂ© de la distance qui le sĂ©pare de vous ; si vous rĂ©pondez une deuxiĂšme fois, il franchit la moitiĂ© de cette moitiĂ© ; si vous rĂ©pondez une troisiĂšme fois, il vous rompt le cou. Un domestique de ferme revenait de conduire les bĂȘtes aux champs, un soir d’étĂ©, dans le temps oĂč l’on commence Ă  leur faire passer les nuits dehors. Comme il cheminait par un sentier de grĂšve, il entendit sonner sur les galets les sabots de Iannic-ann-ĂŽd. Le domestique Ă©tait un luron. Il savait toutes les histoires qui se dĂ©bitent, aux veillĂ©es d’hiver, sur le compte de Iannic-ann-ĂŽd, et il s’était promis de les vĂ©rifier Ă  la premiĂšre occasion. — Ma foi, se dit-il, je vais en avoir le cƓur net. En garçon avisĂ© toutefois, il attendit d’ĂȘtre assez prĂšs de la ferme, avant de rĂ©pondre aux Iou » stridents, que poussait derriĂšre lui le rĂŽdeur de plages. Alors seulement, il poussa Ă  son tour un Iou » sonore. Iannic-ann-ĂŽd fut sans doute interdit de tant d’audace, car il se tut subitement. Le domestique constata qu’en revanche il s’était fort rapprochĂ©. Sa silhouette apparaissait maintenant lĂ -bas, Ă  l’autre bout du sentier, toute noire dans le clair de lune. Voici les cris de reprendre de plus belle. Cette fois, le domestique n’y fit Ă©cho qu’arrivĂ© au milieu de la cour de la ferme. Iannic-ann-ĂŽd touchait Ă  ce moment Ă  la barriĂšre. Il hurlait avec une rage croissante — Iou ! Iou ! Iou ! Il y avait de la provocation dans sa plainte. Le domestique s’était mis Ă  courir vite, vite, aussi vite que s’il avait eu des ailes aux talons. Parvenu au seuil du manoir, il cria le troisiĂšme Iou », en mĂȘme temps qu’il refermait le lourd battant de chĂȘne. Un formidable coup s’abattit du dehors sur la porte ; on eĂ»t jurĂ© qu’elle volait en Ă©clats. Et la voix du hurleur s’éleva menaçante — Passe pour une fois mais si tu y reviens, je ferai de toi un homme ! Le domestique se l’est tenu pour dit. ContĂ© par RenĂ© Alain. — Quimper 1889. __________ XLVIIILes cinq trĂ©passĂ©s de la Baie C’étaient deux marins de Quimper. Ils s’étaient chargĂ©s de transporter dans leur chaloupe des fĂ»ts de cidre Ă  destination de Benn-Odet[167]. Peut-ĂȘtre s’attardĂšrent-ils chez l’aubergiste Ă  qui ils avaient Ă  livrer la cargaison. Toujours est-il qu’ils laissĂšrent passer l’heure de la marĂ©e. Parvenus Ă  l’endroit qu’on nomme la Baie, » ils n’eurent plus assez d’eau et durent Ă©chouer piteusement dans les vases..... Six heures Ă  attendre avant la prochaine marĂ©e, et cela en pleine nuit !.. Ils firent contre mauvaise fortune bon cƓur. Tous deux se roulĂšrent dans les plis de la voile qu’ils avaient amenĂ©e. DĂ©jĂ  ils fermaient l’Ɠil, quand une voix trĂšs forte les appela l’un et l’autre par leurs prĂ©noms respectifs. — OhĂ© ! Yann !
 OhĂ© ! Caourantinn. — OhĂ© ! rĂ©pondirent Caourantinn et Yann. C’est de la sorte que les marins ont coutume de se hĂ©ler entre eux. — Venez nous chercher ! reprit la voix. La nuit Ă©tait si noire qu’on n’y voyait plus Ă  deux brasses. La voix, quoique trĂšs forte, semblait venir de trĂšs loin. Puis, elle avait en vĂ©ritĂ© quelque chose d’étrange. Yann et Caourantinn se touchĂšrent du coude. — Je crois bien, dit Yann, que c’est la voix de mon vilain patron, de Yannic-ann-ĂŽd. — Je le crois aussi, murmura Caourantinn. Tenons-nous coi. Ce n’est pas le moment de lever le nez. Et ils s’entortillĂšrent plus Ă©troitement dans la voile. Mais ils avaient encore plus de curiositĂ© que de peur. Yann, le premier, se haussa, pour regarder au-dessus du bordage. — Vois donc ! dit-il Ă  son compagnon. Le fond de la baie, Ă  leur gauche, venait de s’éclairer subitement d’une lumiĂšre qui semblait sortir des eaux. Et dans cette lumiĂšre se profilait une barque toute blanche, et dans la barque cinq hommes Ă©taient debout, les bras tendus en avant. Ces cinq hommes Ă©taient vĂȘtus pareillement de cirĂ©s blancs parsemĂ©s de larmes noires. — Ce n’est pas Yannic-ann-ĂŽd, dit Yann, ce sont des Ăąmes en dĂ©tresse. Parle-leur, Caourantinn, toi qui cette annĂ©e as fait tes PĂąques. Caourantinn se fit un porte-voix de ses mains, et cria — Nous ne pouvons aller vous chercher ; nous sommes Ă©chouĂ©s ici. Venez Ă  nous vous-mĂȘmes ou dites-nous ce qu’il vous faut. Ce que nous pourrons, nous le ferons. Les deux marins virent alors les cinq fantĂŽmes s’asseoir chacun Ă  son banc. L’un prit le gouvernail, les autres se mirent Ă  ramer. Mais, comme ils ramaient tous du mĂȘme cĂŽtĂ©, l’embarcation, au lieu d’avancer, virait sur place. — Sont-ils bĂȘtes ! grogna Yann ; en voilĂ  des matelots d’eau douce !
 J’ai bien envie d’aller leur montrer la manƓuvre. C’est peut-ĂȘtre ça qu’il leur faut. Qu’en dis-tu, Caourantinn ? si tu restais garder le bateau ? — Non pas ! si tu y vas, je t’accompagne. — AprĂšs tout, il n’y a pas de risque. Nous pouvons laisser le bateau lĂ  oĂč il est. Il y en a encore pour une bonne heure avant le premier flot. Viens ça, camarade, Ă  la grĂące de Dieu ! C’est Ă  peine s’ils eurent de l’eau jusqu’à mi-jambes. Ils s’acheminĂšrent sur le fond de vase dans la direction de la barque blanche. Plus ils approchaient, plus les matelots surnaturels faisaient force rames, et plus aussi la barque blanche virait, virait, virait. Quand les deux compagnons furent tout prĂšs d’elle, elle sombra soudain, et avec elle disparut la lumiĂšre qui Ă©clairait le coin de la Baie. La nuit et la mer un instant se confondirent. Puis, Ă  la place oĂč Ă©taient les quatre rameurs, s’allumĂšrent quatre cierges. À leur clartĂ© douteuse, Yann et Caourantinn s’aperçurent que le cinquiĂšme fantĂŽme, celui qui tenait tout Ă  l’heure le gouvernail, dressait encore au-dessus de l’eau la tĂȘte et les Ă©paules. Ils s’arrĂȘtĂšrent, saisis d’épouvante. À vrai dire, ils eussent prĂ©fĂ©rĂ© ĂȘtre ailleurs. Mais comme ils s’étaient tant avancĂ©s, ils n’osaient plus rebrousser chemin. L’homme avait, du reste, une figure si triste, si triste, qu’il eĂ»t fallu ĂȘtre mauvais chrĂ©tien pour n’en avoir point pitiĂ©. — Êtes-vous de la part de Dieu ou de la part du diable ? demanda Yann. Comme s’il eĂ»t devinĂ© leur pensĂ©e et les sentiments qui les agitaient, l’homme leur dit — N’ayez aucune crainte. Nous sommes ici cinq Ăąmes qui souffrons cruellement, et mes quatre compagnons souffrent encore plus que moi. La tristesse que vous voyez sur mon visage n’est rien auprĂšs de la leur. VoilĂ  plus de cent ans que nous attendons en ce lieu le passage d’un homme de bonne volontĂ©. — S’il n’est que de bien vouloir, nous sommes Ă  votre disposition, rĂ©pondirent Yann et Caourantinn. — Vous irez, s’il vous plaĂźt, trouver le recteur de Plomelin, et vous le prierez de faire dire pour nous, au maĂźtre-autel de l’église, cinq messes mortuaires pendant cinq jours de suite. Puis vous aurez soin que, pendant ces cinq jours, Ă  ces cinq messes, assistent rĂ©guliĂšrement trente-trois personnes, vieilles ou jeunes, hommes, femmes ou enfants. — Doue da bardono ann Anaon ! Dieu pardonne aux dĂ©funts ! murmurĂšrent les deux marins, en faisant le signe de la croix. Nous vous satisferons de notre mieux. — Le lendemain, Yann et Caourantinn allĂšrent trouver le recteur de Plomelin. Ils lui payĂšrent d’avance les vingt-cinq messes. Ils assistĂšrent eux-mĂȘmes Ă  toutes ; pour ĂȘtre sĂ»rs des trente-trois assistants exigĂ©s, ils emmenaient chaque jour de Quimper leurs femmes, leurs enfants, leurs proches et leurs amis. Jamais on ne vit tant de monde Ă  la fois aux messes basses de Plomelin. Le sixiĂšme jour, Yann dit Ă  Caourantinn — Si tu veux, nous nous rendrons Ă  la Baie, cette nuit, pour savoir si ce que nous avons fait est bien fait ?.. — Soit, rĂ©pondit Caourantinn Ă  Yann. Et la nuit venue, ils descendirent la riviĂšre dans leur chaloupe. Ils mouillĂšrent Ă  l’endroit oĂč ils avaient Ă©chouĂ© six jours auparavant. Et ils attendirent. BientĂŽt la lumiĂšre qu’ils avaient dĂ©jĂ  vue, commença de monter au-dessus des flots. Puis, la barque blanche se dessina, et dans la barque rĂ©apparurent les cinq fantĂŽmes. Ils avaient toujours leurs cirĂ©s blancs, mais les larmes noires n’y Ă©taient plus. Leurs bras, au lieu d’ĂȘtre tendus en avant, Ă©taient croisĂ©s sur leur poitrine. Leur face rayonnait. Et, tout Ă  coup, sonna une musique dĂ©licieuse, si attendrissante que Caourantinn et Yann en eussent volontiers pleurĂ© de bonheur. Les cinq fantĂŽmes s’inclinĂšrent tous Ă  la fois, et les deux marins les entendirent qui disaient avec une voix douce — TrugarĂš ! TrugarĂš ! TrugarĂš ! Merci ! merci ! merci ! ContĂ© par Marie Manchec, couturiĂšre. — Quimper, 1891. __________ XLIXLes naufragĂ©s de Gueltraz Ile Saint-Gildas En face de Port-Blanc, sur la cĂŽte trĂ©corroise, est un Ăźlot fait de quelques masses de rochers et plantĂ© d’un bois de pins. On l’appelle Gueltraz. Il est habitĂ© par un fermier et sa famille, qui vivent plus encore du goĂ©mon qu’ils ramassent que des pommes de terre qu’ils rĂ©coltent. Leur meilleure aubaine, ce sont les Ă©paves que la mer leur jette quelquefois, car ces parages sont hĂ©rissĂ©s d’écueils. Un matin, aprĂšs une nuit de tempĂȘte, ils trouvĂšrent d’énormes madriers que les vagues avaient roulĂ©s sur le galet. Ils les eussent volontiers traĂźnĂ©s jusqu’à la ferme, mais leurs forces rĂ©unies n’auraient pas suffi Ă  les remuer. Ils durent se contenter de faire bonne garde autour des piĂšces de bois ; ils avaient Ă  craindre que la marĂ©e suivante ne les remportĂąt. Ils restĂšrent lĂ  toute l’aprĂšs-midi. La nuit tomba qu’ils y Ă©taient encore. Pour se rĂ©chauffer, ils avaient allumĂ© un grand feu sur la plage. Tout Ă  coup, ils sentirent passer sur eux un souffle glacial, et leur feu s’éteignit brusquement. En mĂȘme temps, dans l’ombre, ils virent venir Ă  eux cinq matelots qui semblaient sortir de la mer, car leurs cirĂ©s » Ă©taient ruisselants. Chacun de ces matelots marchait courbĂ© sous un faix de planches, de vieilles planches Ă  demi pourries, qui dĂ©gouttaient pareillement, et tous les cinq disaient en cƓur d’une voix sĂ©pulcrale — Il nous en manque !
 Il nous en manque !
 Le fermier et ses gens prirent peur. Toutefois, son fils aĂźnĂ©, qui avait naviguĂ© Ă  l’État, s’enhardit Ă  demander — Qu’est-ce qui vous manque, les garçons ? Mais il n’eĂ»t pas plus tĂŽt parlĂ©, qu’il tomba Ă  la renverse, sans que personne l’eĂ»t touchĂ©, et des coups invisibles se mirent Ă  pleuvoir dru comme grĂȘle sur lui et sur ses compagnons. Ils se jetĂšrent tous la face contre terre, en hurlant de douleur et d’épouvante
 Ce n’est que longtemps aprĂšs que les coups eurent cessĂ©, qu’ils se hasardĂšrent Ă  se relever, pour s’enfuir. Ils virent alors que la mer battait son plein, et que les madriers flottaient dĂ©jĂ  Ă  quelque distance du rivage. Quant aux cinq matelots, ils avaient disparu. Mais on entendait leurs voix qui chantaient, en s’éloignant. Ce qu’ils chantaient et en quelle langue, on n’aurait su le dire, quoique le fils aĂźnĂ© du fermier prĂ©tendit que c’était de l’espagnol. » ContĂ© par Françoise Thomas, dite Ann hini Rouzla Rousse. — PenvĂ©nan. _______ LÀ bord de la Jeune Mathilde » J’étais en ce temps-lĂ  matelot Ă  bord de la Jeune-Mathilde du port de TrĂ©guier. Nous faisions les campagnes d’Islande. Mon frĂšre Ă©tait aussi de l’équipage. Une nuit que nous Ă©tions de quart tous deux, lui Ă  l’avant, moi Ă  l’arriĂšre du navire, je le vis accourir Ă  moi tout effarĂ©. — Laur, me dit-il Ă  voix basse, viens vite ! Il y a lĂ -bas quelqu’un qui gĂ©mit, accrochĂ© Ă  l’étrave, sous le bout-dehors le beau-prĂ©. Je me dirigeai vers l’avant, Ă  pas lĂ©gers, en prĂȘtant l’oreille. J’étais un peu Ă©mu, je l’avoue des frissons dĂ©sagrĂ©ables me couraient sous la peau. J’eus beau Ă©couter, je n’entendis rien. — Avance encore, me chuchota mon frĂšre. Pousse jusqu’à la cloche et penche-toi sur le bordage. J’eusse prĂ©fĂ©rĂ© revenir sur mes pas, mais je ne voulais pas ĂȘtre pris pour un lĂąche. J’allai jusqu’à la cloche, je me penchai au-dessus des flots. Alors j’entendis
 Voyez-vous, il me semble les avoir encore dans l’oreille, ces cris, ces longs gĂ©missements de dĂ©tresse. À moitiĂ© fou de terreur, je courus rĂ©veiller le capitaine. DĂšs les premiers mots il m’imposa silence. — Ne parlez de ceci Ă  personne de l’équipage. Ce que vous m’annoncez n’est pas nouveau pour moi. C’est probablement l’ñme de quelqu’un de nos anciens camarades, pĂ©ris en mer, qui fait sa pĂ©nitence autour de la Jeune-Mathilde. Ne vous occupez pas d’elle ; gardez-vous de la troubler. Surtout ne vous penchez plus au-dessus du bordage. Le mort vous attirerait. Le capitaine se tut. Je me disposais Ă  remonter sur le pont. Il me rappela. — Laur, reprit-il, retenez ce conseil pour votre gouverne. Les morts de la mer n’aiment pas qu’on ait l’air de les voir ou de les entendre. LĂ -dessus, il me raconta une aventure qui lui Ă©tait arrivĂ©e dans la prĂ©cĂ©dente campagne. La Jeune-Mathilde Ă©tait mouillĂ©e sur les lieux de pĂȘche. Il faisait grande brume. À deux pas de soi, on ne distinguait rien. La mĂąture mĂȘme Ă©tait devenue invisible, en sorte que le navire semblait rasĂ© comme un ponton. Tout Ă  coup, le capitaine avait vu le pont se couvrir de femmes. Elles Ă©taient vĂȘtues de noir et portaient des manteaux de deuil, le capuchon rabattu sur le visage. Leur nombre Ă©tait si grand qu’il n’aurait pu les compter. Il y en avait vingt fois plus qu’il n’y en a le dimanche de PĂąques Ă  la grand messe. Elles tournaient la tĂȘte de cĂŽtĂ© et d’autre, avaient l’air de chercher quelque chose ou quelqu’un. Le capitaine me demanda — Sais-tu qui Ă©taient ces femmes ? — Des Ăąmes dĂ©funtes, sans doute. — Oui des Ăąmes de mĂšres, d’épouses, de fiancĂ©es, en quĂȘte de leurs proches ou de leurs galants noyĂ©s Ă  Islande[168]. Elles cherchaient leurs cadavres pour les pousser au rivage et leur faire donner la sĂ©pulture en terre bĂ©nite
 Je demeurai bien coi. Si j’avais ouvert la bouche ou fait un geste, je ne serais pas ici Ă  l’heure qu’il est. Imite mon exemple, Laur, chaque fois que tu te trouveras en des passes analogues. C’est le plus sĂ»r. 
 Le lendemain matin, le capitaine rĂ©unit l’équipage et lui dĂ©fendit de s’approcher Ă  l’avant, sauf le cas de nĂ©cessitĂ© absolue. Les hommes parurent surpris de cet ordre. Mon frĂšre et moi nous savions Ă  quoi nous en tenir. ContĂ© par Laur Menguy. — Port-Blanc. ______ ⁂ Qui meurt de mort violente doit rester entre vie et mort, jusqu’à ce que ce soit Ă©coulĂ© le temps qu’il avait naturellement Ă  vivre. LICelle qui s’était noyĂ©e Marie Kerfant, la fille de mon parrain, se noya volontairement Ă  Servel. Quand on retrouva le cadavre, les yeux avaient Ă©tĂ© mangĂ©s par les crabes. Les parents furent fort affligĂ©s de cette mort. Ils aimaient beaucoup leur fille et l’avaient mariĂ©e avantageusement Ă  un brave homme. Du vivant de Marie, ils n’avaient eu qu’un reproche Ă  lui faire, celui d’ĂȘtre trop ambitieuse. Quelque temps avant de se noyer, elle Ă©tait venue trouver son pĂšre. — Mon pĂšre, lui avait-elle dit, mon mari n’est pas Ă  sa place dans la petite mĂ©tairie que nous occupons. Il lui faudrait une ferme plus importante. Celle du BaillorĂ© est libre. PrĂȘtez-nous mille Ă©cus, et nous la pourrons louer. — Non, rĂ©pondit mon parrain, je ne te prĂȘterai pas ces mille Ă©cus. Ton mari ne tient nullement Ă  quitter la ferme oĂč vous ĂȘtes et oĂč vous vivez trĂšs Ă  l’aise. C’est toi qui as toujours dans la tĂȘte mille projets ruineux. Je ne veux pas t’encourager dans cette voie qui te mĂšnerait promptement Ă  la mendicitĂ©. Marie Kerfant ne rĂ©pliqua mot, mais elle s’en alla toute pĂąle, tant elle Ă©tait vexĂ©e de ce refus et de cette rĂ©primande. Quinze jours aprĂšs on apprenait sa mort. Ses parents n’osĂšrent mĂȘme pas recommander des messes pour son Ăąme, craignant qu’elle ne fĂ»t damnĂ©e. Or, une nuit que la vieille Mac’harit, la femme de mon parrain, tardait Ă  s’endormir, elle entendit sur le banc-tossel, prĂšs du lit, une voix qui demandait — Ma mĂšre, dormez-vous ? — Non, en vĂ©ritĂ©, rĂ©pondit Mac’harit. Est-ce bien toi, ma fille, qui me parles ? — Oui, c’est moi. — Pourquoi, malheureuse, as-tu fait ce que tu as fait ? — Parce que le pĂšre n’a pas voulu m’aider Ă  m’établir au BaillorĂ©. — Nous l’avons pensĂ© depuis. Tu avais grand tort aussi d’ĂȘtre si exigeante
 — Ne parlons plus de cela. — Puisque tu reviens, c’est que tu n’es pas damnĂ©e. Dis-moi comme vont tes affaires dans l’autre monde. — Ma foi, jusqu’à prĂ©sent je n’ai pas trop Ă  me plaindre, grĂące Ă  deux baisers que j’ai reçus de la Vierge, aprĂšs avoir Ă©tĂ© noyĂ©e. Toutefois la justice de Dieu est encore Ă  venir. Elle ne dit point ce que signifiaient ces paroles, et sa mĂšre se donna garde de la questionner lĂ -dessus. La morte cependant ajouta — Priez mon homme, de ma part, de ne point se remarier avant six ans. D’ici lĂ , il ne sera pas entiĂšrement veuf. S’il n’attend pas que ce dĂ©lai soit expirĂ©, il fera croĂźtre ma pĂ©nitence. — Je le lui dirai, prononça Mac’harit. Et moi, ne puis-je rien pour toi ? — Si, vous pouvez supplier en mon nom Notre-Dame de Bon-Secours de Guingamp afin qu’elle continue Ă  m’ĂȘtre favorable. — C’est bien. Mais de ce qui est dans la maison n’y a-t-il rien qui te convienne ? — Je n’ai besoin de rien. — Tu vis, cependant. Explique-moi donc comment tu fais pour vivre ? — Vous voyez, je suis vĂȘtue de haillons. Ce sont les vĂȘtements que vous donnez aux pauvres. Je me nourris de mĂȘme du pain que vous leur distribuez. Ce disant, elle disparut. On ne la revit plus. Elle est sans doute sauvĂ©e, car sa mĂšre accomplit son vƓu Ă  Notre-Dame de Bon-Secours, et son mari attendit sept ans pour reprendre femme. ContĂ© par Fantic OmnĂšs. — BĂ©gard, 1887. _______ LIILa ville d’Is Des marins de Douarnenez pĂȘchaient une nuit dans la baie, au mouillage. La pĂȘche terminĂ©e, ils voulurent lever l’ancre. Mais tous leurs efforts rĂ©unis ne purent la ramener. Elle Ă©tait accrochĂ©e quelque part. Pour la dĂ©gager, l’un d’eux, hardi plongeur, se laissa couler le long de la chaĂźne. Quand il remonta, il dit Ă  ses compagnons — Devinez en quoi Ă©tait engagĂ©e notre ancre ? — HĂ© ! parbleu ! dans quelque roche. — Non. Dans les barreaux d’une fenĂȘtre. Les pĂȘcheurs crurent qu’il Ă©tait devenu fou. — Oui, poursuivit-il, et cette fenĂȘtre Ă©tait une fenĂȘtre d’église. Elle Ă©tait illuminĂ©e. La lumiĂšre qui venait d’elle Ă©clairait au loin la mer profonde. J’ai regardĂ© par le vitrail. Il y avait foule dans l’église. Beaucoup d’hommes et de femmes avec de riches costumes. Un prĂȘtre se tenait Ă  l’autel. J’ai entendu qu’il demandait un enfant de chƓur pour lui rĂ©pondre la messe. — Ce n’est pas possible ! s’écriĂšrent les pĂȘcheurs. — Je vous le jure sur mon Ăąme ! Il fut convenu qu’on irait conter la chose au recteur. Ils y allĂšrent, en effet. Le recteur dit au marin qui avait plongĂ© — Vous avez vu la cathĂ©drale d’Is. Si vous vous Ă©tiez proposĂ© au prĂȘtre pour lui rĂ©pondre sa messe, la ville d’Is tout entiĂšre serait ressuscitĂ©e des flots et la France aurait changĂ© de capitale. ContĂ© par Prosper Pierre. — Douarnenez, 1887. ⁂ La ville d’Is s’étendait de Douarnenez Ă  Port-Blanc. Les Sept-Îles en sont des ruines. La plus belle Ă©glise de la ville s’élevait Ă  l’endroit oĂč sont aujourd’hui les rĂ©cifs des Triagoz. C’est pourquoi on les appelle encore Trew-gĂȘr[169]. Dans les rochers de Saint-Gildas, quand les nuits sont claires et douces, on entend chanter une sirĂšne, et cette sirĂšne, c’est AhĂšs, la fille du roi Gralon. Quelquefois aussi des cloches tintent au large. Il est impossible d’ouĂŻr un carillon plus mĂ©lodieux. C’est le carillon des cloches d’Is. ⁂ Un des quartiers de la ville s’appelait Lexobie. Il y avait dans Is cent cathĂ©drales, et, dans chacune d’elles, c’était un Ă©vĂȘque qui officiait. Quand la ville fut engloutie, chacun garda l’attitude qu’il avait et continua de faire ce qu’il faisait au moment de la catastrophe. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la mĂȘme piĂšce d’étoffe aux mĂȘmes acheteurs
 Et cela durera ainsi jusqu’à ce que la ville ressuscite et que ses habitants soient dĂ©livrĂ©s. ⁂ Un patron de barque et son mousse Ă©taient allĂ©s tous deux Ă  la pĂȘche. À mi-chemin de la cĂŽte aux Sept-Îles, ils jetĂšrent l’ancre. Il faisait si chaud qu’au bout d’une heure le patron s’endormit. C’était le moment du reflux. La mer baissa tellement que la barque finit par se trouver Ă  sec. Grande fut la surprise du mousse en voyant tout Ă  l’entour non pas des goĂ©mons, mais un champ de petits pois. Il laissa dormir le patron, sauta Ă  terre et se mit Ă  cueillir le plus qu’il put de cosses vertes. Il en emplit la barque. Quand le patron se rĂ©veilla, la mer avait montĂ©. Il fut tout Ă©tonnĂ© de voir la barque pleine de petits pois et le mousse qui s’en rĂ©galait. — Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il en se frottant les yeux, persuadĂ© qu’il avait la berlue. L’enfant conta la chose. Le patron comprit alors qu’ils avaient mouillĂ© dans la banlieue de Ker-Is, lĂ  oĂč les maraĂźchers de la grande ville avaient autrefois leurs cultures. ContĂ© par Jeanne-Marie BĂ©nard. — Port-Blanc. _______ ⁂ Ma mĂšre a vu la ville d’Is s’élever au-dessus des eaux. Ce n’étaient que chĂąteaux et tourelles. Dans les façades s’ouvraient des milliers de fenĂȘtres. Les toits Ă©taient luisants et clairs, comme s’ils avaient Ă©tĂ© de cristal. Elle entendait distinctement les cloches sonner dans les Ă©glises et le murmure de la foule dans les rues. ContĂ© par Jeanne-Marie BĂ©nard. — Port-Blanc. ⁂ Une femme de Pleumeur-Bodou, Ă©tant descendue Ă  la grĂšve puiser de l’eau de mer pour faire cuire son repas, vit tout Ă  coup surgir devant elle un portique immense. Elle le franchit et se trouva dans une citĂ© splendide. Les rues Ă©taient bordĂ©es de magasins illuminĂ©s. Aux devantures s’étalaient des Ă©toffes magnifiques. Elle en avait les yeux Ă©blouis et cheminait, la bouche bĂ©ante d’admiration, au milieu de toutes ces richesses. Les marchands Ă©taient debout sur le seuil de leur porte. À mesure qu’elle passait prĂšs d’eux, ils lui criaient — Achetez-nous quelque chose ! Achetez-nous quelque chose ! Elle en Ă©tait abasourdie, affolĂ©e. À la fin, elle finit par rĂ©pondre Ă  l’un d’eux — Comment voulez-vous que je vous achĂšte quoi que ce soit ? Je n’ai pas un liard en poche. — Eh bien ! c’est grand dommage, dit le marchand. En prenant ne fĂ»t-ce que pour un sou de marchandise vous nous eussiez dĂ©livrĂ© tous. À peine eut-il parlĂ©, la ville disparut. La femme se retrouva seule sur la grĂšve. Elle fut si fort Ă©mue de cette aventure qu’elle s’évanouit. Des douaniers qui faisaient leur ronde la transportĂšrent chez elle. À quinze jours de lĂ , elle mourut. ContĂ© par Lise Bellec. — Port-Blanc. ⁂ Deux jeunes hommes de BuguĂ©lĂšs Ă©taient allĂ©s nuitamment couper du goĂ©mon Ă  Gueltraz, ce qui est sĂ©vĂšrement prohibĂ©, comme chacun sait. Ils Ă©taient tout occupĂ©s Ă  leur besogne, quand une vieille, trĂšs vieille, vint Ă  eux. Elle pliait sous le faix de bois mort. — Jeunes gens, dit-elle d’une voix suppliante, vous seriez bien gentils de me porter ce fardeau jusqu’à ma demeure. Ce n’est pas loin, et vous rendriez grand service Ă  une pauvre femme. — Oh bien ! rĂ©pondit l’un d’eux, nous avons mieux Ă  faire. — Sans compter, ajouta l’autre, que tu serais capable de nous dĂ©noncer Ă  la douane. — Maudits soyez-vous ! s’écria alors la vieille. Si vous m’aviez rĂ©pondu oui, vous auriez ressuscitĂ© la ville d’Is. Et, sur ces mots, elle disparut. ContĂ© par Françoise Thomas. — PenvĂ©nan, 1886. ⁂ La montagne du Roc’h-KarlĂšs, entre Saint-Michel-en-GrĂšve et Saint-Efflam, sert de tombe Ă  une ville magnifique. Tous les sept ans, pendant la nuit de NoĂ«l, la montagne s’entr’ouvre, et par la fente, on entrevoit les rues splendidement illuminĂ©es de la ville morte. La ville ressusciterait, s’il se trouvait quelqu’un d’assez hardi pour s’aventurer dans les profondeurs de la montagne, au premier coup sonnant de minuit, et d’assez agile pour en ĂȘtre sorti, au moment oĂč retentirait le douziĂšme coup[170]. LIIILe pendu C’étaient deux jeunes hommes. L’un s’appelait KadĂŽ Vraz, l’autre Fulupik Ann DĂ». Tous deux Ă©taient de la mĂȘme paroisse, s’étaient assis, au catĂ©chisme, sur le mĂȘme banc, avaient fait ensemble leurs premiĂšres PĂąques, et depuis lors ils Ă©taient restĂ©s les meilleurs amis du monde. Lorsqu’aux pardons, on voyait paraĂźtre l’un d’eux, les jeunes filles se poussaient du coude et chuchotaient en riant — Parions que l’autre n’est pas loin ! Il eĂ»t fallu marcher longtemps avant de trouver une amitiĂ© plus parfaite que la leur. Ils s’étaient jurĂ© que le premier d’entre eux qui se marierait prendrait l’autre pour garçon de noce ». — DamnĂ© sois-je, avait dit chacun d’eux, si je ne suis pas de parole. Le temps vint qu’ils tombĂšrent amoureux, et le malheur voulut que ce fĂ»t de la mĂȘme hĂ©ritiĂšre. Leur amitiĂ© toutefois n’en souffrit point dans les dĂ©buts. Ils firent leur cour loyalement Ă  la belle Marguerite OmnĂšs, ne mĂ©disant jamais l’un de l’autre, frĂ©quentant mĂȘme de compagnie chez OmnĂšs le vieux et se portant des santĂ©s rĂ©ciproques avec les pleines Ă©cuellĂ©es de cidre que MargaĂŻdik leur versait. — Choisis de nous celui qui te plaira le plus, disaient-ils Ă  la jeune fille. Tu feras un heureux, sans faire un mauvais jaloux. Marguerite ne laissait pas que d’ĂȘtre fort embarrassĂ©e, en dĂ©pit de toutes ces belles assurances. Elle dut pourtant se dĂ©cider. Un jour que KadĂŽ Vraz vint seul, elle le fit asseoir Ă  la table de la cuisine, et, s’installant en face de lui, elle lui dit — KadĂŽ, j’ai pour vous une grande estime et une franche amitiĂ©. Vous serez toujours le bienvenu dans ma maison ; mais, ne vous en dĂ©plaise, nous ne serons jamais mari et femme. — Ah ! rĂ©pondit-il un peu interloquĂ©, c’est donc de Fulupik que vous avez fait choix
 Je ne vous en veux pas, ni Ă  lui non plus ! Il tĂąchait de faire bonne contenance, s’efforçait de dissimuler son Ă©motion, mais le coup Ă©tait inattendu et le frappait en plein cƓur. AprĂšs quelques paroles banales, il partit en vacillant comme un homme ivre, bien qu’il eĂ»t Ă  peine portĂ© les lĂšvres au verre que Marguerite lui avait rempli. Quand il fut sorti de la cour des OmnĂšs et qu’il se trouva seul avec son infortune dans le chemin creux qui menait Ă  sa demeure, il se mit Ă  sangloter comme un enfant Ă  qui l’on a fait mal. Il se dit À quoi bon vivre, dĂ©sormais ? » Et il rĂ©solut de mourir. Auparavant toutefois, il voulut serrer la main de Fulup Ann DĂ» et ĂȘtre le premier Ă  lui annoncer son bonheur. Au lieu de continuer vers KerberennĂšs, qui Ă©tait sa maison familiale, il prit donc un sentier Ă  gauche pour aller Ă  Kervaz oĂč habitait Fulupik. La vieille Ann DĂ» Ă©pluchait des pommes de terre pour le repas du soir. Elle fut Ă©tonnĂ©e de la mine si pĂąle, si douloureuse de Kado Vraz. — Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle. Tu es blanc comme un linge. — C’est que vous me voyez Ă  la brume de nuit, gentille marraine. Je suis venu m’informer de ce que Fulup compte faire demain dimanche. — En vĂ©ritĂ©, je ne saurais te le dire. Imagine-toi que Fulupik tient Ă  cette heure un nouveau-nĂ© sur les fonts baptismaux ! — Bah ! — Oui. C’est encore cette fille NanĂšs qui est accouchĂ©e d’un enfant bĂątard. On est allĂ© frapper Ă  trois portes pour trouver un parrain. En dĂ©sespoir de cause, on s’est adressĂ© Ă  Fulupik, qui a acceptĂ©. J’étais d’avis qu’il refusĂąt comme les trois autres, mais c’est un entĂȘtĂ© qui ne veut rien entendre. J’ai eu beau lui objecter qu’auprĂšs des mauvaises langues il risquait de passer pour le pĂšre de l’enfant, il s’est tout de mĂȘme habillĂ© et il est parti au bourg. Il jurait mĂȘme en partant qu’il ferait sonner les cloches[171]. La vieille n’avait pas fini de parler qu’une sonnerie joyeuse retentissait au loin. — Quand je vous le disais !
 s’écria MĂŽn Ann DĂč, en prĂȘtant l’oreille. Elle reprit — Mon fils est un Ă©cervelĂ©. Tu devrais le morigĂ©ner, Kado. Tu es plus sĂ©rieux que lui, toi. Je tremble souvent que son Ă©tourderie ne lui porte malheur. — Soyez tranquille, rĂ©pondit KadĂŽ Vraz ; je vous affirme au contraire qu’il a dĂ» naĂźtre sous une bonne Ă©toile. Et, souhaitant le bonsoir, il tourna les talons. Sur le seuil, il fit halte, un instant. — Bonne marraine, dit-il, priez donc Fulupik de me venir joindre demain, dĂšs l’aube, au carrefour de la Lande-Haute. La Lande-Haute est un dos de colline, semĂ© d’herbe maigre et plantĂ© de quelques ajoncs, oĂč paissent des vaches de pauvres. Deux chemins, deux sentiers plutĂŽt s’y croisent au pied d’un calvaire. C’est Ă  ce calvaire que se rendit KadĂŽ Vraz. Il avait d’abord Ă©tĂ© chez lui prendre un licol, sous prĂ©texte de ramener des champs la jument grise. Il attacha ce licol Ă  l’une des branches de la croix et se pendit. Quand, Ă  l’aube du lendemain, Fulupik se trouva au rendez-vous, ce fut pour voir le corps de son ami se balancer entre terre et ciel. En ce temps-lĂ , pour rien au monde on ne se fĂ»t permis de toucher Ă  un homme qui s’était volontairement donnĂ© la mort. Fulup Ann DĂ», fort marri, descendit dans la plaine raconter le malheur qui Ă©tait arrivĂ©. Lorsqu’il dit la chose chez les OmnĂšs, Marguerite se mit Ă  pleurer abondamment. — Ah ! s’écria le jeune homme, c’est lui que vous aimiez ! — Tu fais erreur, camarade, rĂ©pondit OmnĂšs le vieux, qui fumait sa pipe dans l’ñtre. MargaĂŻdik, dans l’aprĂšs-midi d’hier, a annoncĂ© Ă  KadĂŽ Vraz que, quelque amitiĂ© qu’elle eĂ»t pour lui, c’était toi qu’elle Ă©pouserait. Ce fut un grand baume pour le cƓur de Fulup Ann DĂ». SĂ©ance tenante, le jour des noces fut fixĂ©. Par exemple, il fut convenu qu’on ne danserait pas, et qu’il y aurait simplement un repas Ă  l’auberge, Ă  cause de la triste mort de KadĂŽ Vraz. La semaine d’aprĂšs, le fiancĂ© se mit en route, accompagnĂ© d’un autre jeune homme, pour faire la tournĂ©e d’invitations ». Comme ils passaient au pied de la Lande Haute, le soir, Fulup se frappa le front tout Ă  coup. — J’ai jurĂ© Ă  KadĂŽ Vraz que je n’aurais pas Ă  mon mariage d’autre garçon d’honneur que lui. Il faut que je l’invite. C’est une formalitĂ© superflue, je le sais. Du moins aurai-je tenu mon serment. Il y va de mon salut dans l’autre monde. Et il se mit Ă  gravir la pente. Le cadavre, dĂ©jĂ  trĂšs endommagĂ©, du pendu oscillait toujours au bout de la corde. À l’approche de Fulupik, des nuĂ©es de corbeaux s’envolĂšrent. — KadĂŽ, dit-il, je me marie mercredi matin. Je t’avais jurĂ© de te prendre pour garçon d’honneur. Je viens t’inviter, afin que tu saches que je suis fidĂšle Ă  ma parole. Ton couvert sera mis, Ă  l’auberge du Soleil levant. Cela dit, Fulupik rejoignit son compagnon qui l’attendait Ă  quelque distance, et les corbeaux, un moment effarouchĂ©s, achevĂšrent de dĂ©pecer en paix les restes mortels de KadĂŽ Vraz. Fulupik eĂ»t encore volontiers invitĂ© son filleul, mais le pauvre petit ĂȘtre Ă©tait mort dans l’intervalle
 Le jour de la noce arriva. Le nouveau mariĂ©, tout Ă  son bonheur, n’avait d’yeux que pour sa jeune femme qui, sous sa coiffe de fine dentelle, Ă©tait, il faut l’avouer, la plus jolie fille qu’on pĂ»t voir. Certes, Fulup ne pensait plus Ă  KadĂŽ. Au reste, n’avait-il pas mis sa conscience en rĂšgle de ce cĂŽtĂ© lĂ  ?
 Donc, la fĂȘte allait bon train. Les mets Ă©taient succulents. Le cidre dans les verres avait une belle couleur d’or jaune. Les invitĂ©s commençaient Ă  bavarder bruyamment. DĂ©jĂ  on portait les santĂ©s et Fulupik s’apprĂȘtait Ă  rĂ©pondre Ă  ses hĂŽtes, quand tout Ă  coup, en face de lui, il vit se lever un bras de squelette, tandis qu’une voix sinistre ricanait — À mon meilleur ami ! Horreur ! Ă  la place qui lui avait Ă©tĂ© rĂ©servĂ©e, le fantĂŽme de KadĂŽ Vraz Ă©tait assis. Le mariĂ© devint pĂąle. Son verre lui tomba des mains et se brisa sur la nappe en mille morceaux. MargaĂŻdik, la jeune Ă©pousĂ©e, Ă©tait, elle aussi, plus blanche que cire. Un silence pĂ©nible se fit dans toute la salle. L’aubergiste, surpris de voir qu’on ne mangeait ni ne buvait plus, bougonna d’un ton mĂ©content — Libre Ă  vous ! Mais les choses sont prĂ©parĂ©es. Ce qui n’aura pas Ă©tĂ© consommĂ© sera payĂ© tout de mĂȘme. Personne ne rĂ©pondit mot. Seul, KadĂŽ Vraz, s’étant levĂ©, dit en s’adressant Ă  Fulup Ann DĂ» — D’oĂč vient que je parais ĂȘtre de trop ici ? Ne m’as-tu pas invitĂ© ? Ne suis-je pas ton garçon d’honneur ? Et, comme Fulup gardait le silence, le nez dans son assiette — Je n’ai rien Ă  faire avec ceux qui sont ici, continua le mort. Je ne veux pas gĂąter leur plaisir plus longtemps. Je m’en vais. Mais toi, Fulupik, j’ai le droit de te demander raison. Je te donne de nouveau rendez-vous Ă  la Lande-Haute, pour cette nuit, Ă  la douziĂšme heure. Sois exact. Si tu manques, je ne te manquerai pas ! La seconde d’aprĂšs, le squelette avait disparu. Son dĂ©part soulagea l’assistance, mais la noce finit tout de mĂȘme tristement. Les invitĂ©s se retirĂšrent au plus vite. Fulup resta seul avec sa jeune femme. Il ne s’en rĂ©jouit nullement ; comme on dit, il avait des puces dans les bras. — GaĂŻdik, prononça-t-il, tu as entendu l’ombre de KadĂŽ Vraz. Que me conseilles-tu de faire ? Elle pencha la tĂȘte et rĂ©pondit, aprĂšs rĂ©flexion — C’est un vilain moment Ă  passer. Mais mieux savoir tout de suite Ă  quoi s’en tenir. Va au rendez-vous, Fulup, et que Dieu te conduise ! Le mariĂ© embrassa longuement sa femme neuve », et, comme l’heure Ă©tait avancĂ©e, s’en alla, dans la claire nuit. Il faisait lune blanche. Fulupik Ann DĂ» marchait, le cƓur navrĂ©, l’ñme pleine d’un pressentiment sinistre. Il pensait C’est pour la derniĂšre fois que je parcours ce chemin. Avant qu’il soit longtemps Marguerite OmnĂšs se remariera, veuve et vierge. » Il s’abandonnait de la sorte Ă  de pĂ©nibles songeries, lorsque, arrivĂ© au pied de la Lande-Haute, il se trouva nez Ă  nez avec un cavalier vĂȘtu de blanc. — Bonsoir, Fulup ! dit le cavalier. — À vous de mĂȘme, repartit le jeune homme, quoique je ne vous connaisse pas aussi bien que je suis connu de vous. — Ne vous Ă©tonnez pas si je sais votre nom. Je pourrais vous dire encore oĂč vous allez. — DĂ©cidĂ©ment, c’est que sur toutes choses vous en savez plus long que moi. Car je vais je ne sais oĂč. — Vous allez en tout cas au rendez-vous que vous a donnĂ© KadĂŽ Vraz. Montez en croupe. Ma bĂȘte est solide. Elle portera sans peine double faix. Et au rendez-vous oĂč vous allez, il vaut mieux ĂȘtre Ă  deux que seul. Tout ceci paraissait bien Ă©trange Ă  Fulupik Ann DĂ». Mais il avait la tĂȘte si perdue ! Et puis, le cavalier parlait d’une voix si tendre !
 Il se laissa persuader, sauta sur le cheval, et, pour s’y maintenir, saisit l’inconnu Ă  bras le corps. En un clin d’Ɠil, ils furent au sommet de la colline. Devant eux la potence se dĂ©coupait en noir sur le ciel couleur d’argent, et le cadavre du pendu, qui n’était plus qu’un squelette, se balançait au vent lĂ©ger de la nuit. — Descends maintenant, dit Ă  Fulup le cavalier, tout de blanc vĂȘtu. Va sans peur au squelette de KadĂŽ Vraz, et touche-lui le pied droit avec la main droite, en lui disant KadĂŽ, tu m’as appelĂ©, je suis venu. Parle, s’il te plaĂźt. Que veux-tu de moi ? » Fulup fit ce qui lui venait d’ĂȘtre commandĂ©, et profĂ©ra les paroles sacramentelles. Le squelette de KadĂŽ Vraz se mit aussitĂŽt Ă  gigoter avec un bruit d’ossements qui s’entre-choquent, et une voix sĂ©pulcrale hurla — Je donne ma malĂ©diction Ă  celui qui t’a enseignĂ©. Si tu ne l’avais trouvĂ© sur ta route, je serais Ă  cette heure sur le sentier du paradis, et tu aurais pris ma place Ă  ce gibet ! Fulupik s’en retourna sain et sauf vers le cavalier, et lui rapporta l’imprĂ©cation de KadĂŽ Vraz. — C’est bien, rĂ©pondit l’homme blanc. Remonte Ă  cheval. Ils dĂ©valĂšrent la pente au galop. — C’est ici que je t’ai rencontrĂ©, reprit l’inconnu, ici je te laisse. Va rejoindre ton Ă©pousĂ©e. Vis avec elle en bonne intelligence, et ne refuse jamais ton aide aux pauvres gens qui recourront Ă  toi. Je suis l’enfant que tu as tenu sur les fonts baptismaux. Tu vois qu’avec un bĂątard, le bon Dieu peut faire un ange. Tu me rendis un grand service en consentant Ă  ĂȘtre mon parrain, au refus de trois personnes. Je viens de te rendre un service Ă©gal. Nous sommes quittes. Au revoir, dans les gloires cĂ©lestes[172] ! ContĂ© par Lise Bellec. — Port-Blanc. _______ CHAPITRE VIL’Anaon Le peuple immense des Ăąmes en peine s’appelle l’Anaon. ⁂ Lorsqu’on n’a plus Ă  se servir du trĂ©pied, il est[173] mauvais de l’oublier au feu. Pa chomm ann trebe war ann tĂąn,Ann Anaon paour a ve en poan. Quand reste le trĂ©pied sur le feu, Les pauvres Ăąmes sont en peine. Si le trĂ©pied reste au feu, alors qu’on n’en a plus besoin, il faut avoir soin de placer dessus un tison allumĂ©, afin d’avertir les morts, qui voudraient s’y asseoir, que le trĂ©pied est encore brĂ»lant. Les morts ont toujours froid et cherchent constamment Ă  se glisser jusqu’au foyer, oĂč ils s’assoient sur le premier objet venu. Il importe de leur Ă©viter des mĂ©prises douloureuses. ⁂ Il n’est pas bon de balayer la maison, aprĂšs le coucher du soleil. On risquerait de balayer, avec la poussiĂšre, les Ăąmes des morts qui, Ă  cette heure-lĂ , obtiennent souvent la permission de rentrer dans leur ancien logis. Surtout, si le vent fait rentrer la poussiĂšre, il faut se donner bien garde de la rejeter dehors une seconde fois. Les gens qui manquent Ă  ces prescriptions ne peuvent dormir, sans ĂȘtre, Ă  tout moment, rĂ©veillĂ©s en sursaut par les Ăąmes dĂ©funtes. Quand on balaye le soir, on chasse la sainte Vierge qui fait sa tournĂ©e pour savoir dans quelles maisons elle peut laisser rentrer ses Ăąmes prĂ©fĂ©rĂ©es. Comte de Villiers de l’Isle-Adam, recteur de Ploumilliau, CĂŽtes-du-Nord. ⁂ Les enfants morts sans baptĂȘme errent dans l’air sous la forme d’oiseaux. Ils ont un petit cri plaintif comme un vagissement. On les prend souvent pour des oiseaux vĂ©ritables ; mais les vieilles gens ne s’y trompent point. Ils attendent ainsi, dissĂ©minĂ©s dans l’espace, que vienne la fin du monde. Saint Jean le Baptiseur leur administrera alors le sacrement qui leur manque aprĂšs quoi, ils voleront tout droit au ciel. Les saintes avant d’entrer au Paradis peuvent passer par les limbes pour voir leurs enfants, morts sans baptĂȘme, les saintes surtout qui ont beaucoup priĂ© pour les Ăąmes abandonnĂ©es. ⁂ Certaines Ăąmes sont condamnĂ©es Ă  faire pĂ©nitence jusqu’à ce qu’un gland, ramassĂ© le jour de leur mort, soit devenu un plant de chĂȘne propre Ă  quelque usage. ⁂ Tel fut le cas de Jouan CaĂŻnec. Mais Jouan CaĂŻnec avait Ă©tĂ©, de son vivant, un homme avisĂ©, et il lui en Ă©tait restĂ© quelque chose aprĂšs sa mort. Le gland, semĂ© le jour de son trĂ©pas, ne fut pas plus tĂŽt hors de terre qu’il coupa la jeune pousse et en fabriqua une cheville de voiture ». GrĂące Ă  ce stratagĂšme, il n’eut pas longtemps Ă  rĂŽtir dans les flammes. ⁂ D’autres Ăąmes sont condamnĂ©es Ă  faire des mottes de tourbe, en quantitĂ© suffisante pour chauffer trois ans durant le purgatoire ; d’autres encore Ă  couper de l’ajonc, pendant un nombre fixĂ© d’annĂ©es, pour chauffer le feu du purgatoire. Celles qui autrefois Ă©courtaient leurs priĂšres du matin ou du soir et allaient Ă  leur ouvrage ou gagnaient leur lit sans prendre le temps de dire l’Amen final, errent par les chemins abandonnĂ©s, en murmurant des patenĂŽtres. ArrivĂ©es Ă  la derniĂšre phrase, elles s’interrompent tout Ă  coup et ne parviennent jamais Ă  trouver le mot qui achĂšve la priĂšre. Par exemple, on les entend qui rĂ©pĂštent dĂ©sespĂ©rĂ©ment — Sed libera nos a malo !.
 sed libera nos a malo ! 
 Elles ne seront dĂ©livrĂ©es que le jour oĂč quelque vivant aura assez de courage et de prĂ©sence d’esprit pour leur rĂ©pondre — Amen ! Si on dit cependant ses priĂšres par les chemins et que le mot que cherche l’ñme en peine, on le dise, l’ñme est sauvĂ©e. ⁂ Il en est d’autres, parmi les Ăąmes, qui accomplissent leur pĂ©nitence sous la forme d’une vache ou celle d’un taureau, suivant le sexe qu’elles avaient de leur vivant. Les Ăąmes de riches sont parquĂ©es dans des champs stĂ©riles oĂč ne poussent que des cailloux et quelques herbes maigres. Les Ăąmes de pauvres trouvent Ă  brouter abondamment dans des pĂątures opulentes oĂč il ne manque ni trĂšfle, ni luzerne. Elles ne sont sĂ©parĂ©es les unes des autres que par un muret en pierres sĂšches. La vue des pauvres si libĂ©ralement traitĂ©s, ajoute encore Ă  l’amertume des riches, de mĂȘme que la misĂšre de ceux-ci rend plus savoureuse la joie de ceux-lĂ . En vĂ©ritĂ©, Ă  quoi servirait l’autre monde, s’il n’était pas l’opposĂ© du nĂŽtre[174] ? CommuniquĂ© par Henri BarrĂ©. — Pont-l’AbbĂ©, 1887. ⁂ Quand on va pour franchir un talus plantĂ© d’ajonc, il faut avoir soin, au prĂ©alable, de faire quelque bruit, de tousser par exemple, pour avertir les Ăąmes qui y font peut-ĂȘtre pĂ©nitence et leur permettre de s’éloigner. Avant de commencer Ă  couper un champ de blĂ©, on doit dire Si l’Anaon est lĂ , paix Ă  son Ăąme. M. Dollo[175] se promenait un jour Ă  la campagne, en compagnie d’un monsieur de la ville. Le chemin qu’ils suivaient Ă©tait bordĂ© d’une double haie d’ajoncs. Le monsieur, tout en marchant, s’amusait Ă  Ă©tĂȘter Ă  coups de canne les pousses qui dĂ©passaient les autres. Le vĂ©nĂ©rable Dollo lui prit brusquement le bras et lui dit — Cessez ce jeu, songez que des milliers d’ñmes accomplissent leur purgatoire, parmi les ajoncs et que vous les troublez dans leur pĂ©nitence
 ⁂ Aussi pressĂ©es que les brins d’herbe dans les champs ou que les gouttes d’eau dans l’averse sont les Ăąmes qui font sur terre leur purgatoire. ⁂ Tant qu’il fait jour, la terre est aux vivants ; le soir venu, elle appartient aux Ăąmes dĂ©funtes. Les honnĂȘtes gens font en sorte de dormir, toutes portes closes, Ă  l’heure des revenants. ⁂ Il est bon de laisser couver un peu de feu sous la cendre, pour le cas oĂč le mort voudrait revenir se chauffer au foyer de son ancienne demeure. ⁂ Il est, dans l’annĂ©e, trois circonstances, trois fĂȘtes solennelles oĂč tous les morts de chaque rĂ©gion se donnent rendez-vous 1o La veille de NoĂ«l[176] ; 2o La nuit de la Saint-Jean ; 3o Le soir de la Toussaint. La nuit de NoĂ«l, on les voit dĂ©filer par les routes en longues processions. Ils chantent avec des voix douces et lĂ©gĂšres le cantique de la NativitĂ©. On croirait, Ă  les entendre, que ce sont les feuilles des peupliers qui bruissent, si, Ă  cette Ă©poque de l’annĂ©e, les peupliers avaient des feuilles. À leur tĂȘte marche le fantĂŽme d’un vieux prĂȘtre, aux cheveux bouclĂ©s, blancs comme neige, au corps un peu voĂ»tĂ©. Entre ses mains dĂ©charnĂ©es, il porte le ciboire. DerriĂšre le prĂȘtre vient un petit enfant de chƓur qui fait tinter une minuscule clochette. La foule suit, sur deux rangs. Chaque mort tient un cierge allumĂ© dont la flamme ne vacille mĂȘme pas au vent. On s’achemine de la sorte vers quelque chapelle abandonnĂ©e et en ruines, oĂč ne se cĂ©lĂšbrent plus d’autres messes que celles des Ăąmes dĂ©funtes. _______ LIVLa messe des Ăąmes Mon grand-pĂšre, le vieux Chatton, s’en revenait un soir de Paimpol, oĂč il avait Ă©tĂ© toucher des rentes. C’était la veille de NoĂ«l. Tout le jour, il avait neigĂ©, en sorte que la route Ă©tait toute blanche ; blancs aussi Ă©taient les champs et les talus. Craignant de perdre son chemin dans toute cette neige, mon grand-pĂšre faisait marcher son cheval au pas. Comme il arrivait prĂšs de la vieille chapelle en ruines qui est en contre-bas de la route, sur le bord du Trieux, il entendit sonner minuit. Et aussitĂŽt une cloche aux sons grĂȘles se mit Ă  tinter, comme pour la messe. — Tiens, pensa mon grand-pĂšre, on a donc restaurĂ© la chapelle de Saint Christophe. Je ne m’en suis pas aperçu ce matin, Ă  mon passage. Il est vrai que je n’ai pas regardĂ© de ce cĂŽtĂ©. La cloche tintait toujours. Il rĂ©solut d’aller voir ce que cela signifiait. La chapelle se dressait, comme toute neuve, sous la lumiĂšre de la lune. À l’intĂ©rieur Ă©taient allumĂ©s des cierges dont les reflets rougeĂątres Ă©clairaient les vitraux. Grand-pĂšre Chatton mit pied Ă  terre, attacha son cheval Ă  une barriĂšre qui Ă©tait lĂ , et pĂ©nĂ©tra dans la maison du saint ». Elle Ă©tait pleine de monde. Et tout ce monde Ă©tait d’un recueillement !!
 Pas mĂȘme un de ces bruits de toux qui rompent Ă  tout moment le silence dans les Ă©glises. Le vieux s’agenouilla sur les dalles, Ă  l’entrĂ©e du porche. Le prĂȘtre Ă©tait Ă  l’autel. Son acolyte allait et venait par le chƓur. Grand-pĂšre se dit — Au moins, je n’aurai pas manquĂ© la messe de minuit. Et il se mit Ă  prier, selon l’usage, pour ceux de ses parents qu’il avait perdus. Le prĂȘtre cependant venait de se tourner vers l’assistance, comme pour la bĂ©nir. Grand-pĂšre remarqua qu’il avait les yeux Ă©trangement brillants. Chose plus Ă©trange, ces yeux semblaient l’avoir distinguĂ©, lui, Chatton, dans toute cette foule, et leur regard restait posĂ© sur lui, fixement. C’était au point que grand-pĂšre en Ă©prouva une sorte de gĂȘne. Le prĂȘtre, ayant pris une hostie dans le ciboire et la tenant entre ses doigts, demanda d’une voix sourde — Y a-t-il quelqu’un qui puisse recevoir ? Personne ne rĂ©pondit. Par trois fois, le prĂȘtre rĂ©pĂ©ta sa question. MĂȘme silence parmi les fidĂšles. Alors, grand-pĂšre Chatton se leva. Il Ă©tait indignĂ© de voir tout ce monde demeurer comme indiffĂ©rent Ă  la parole d’un prĂȘtre. — Ma foi, Monsieur le recteur, s’écria-t-il, je me suis confessĂ© ce matin avant de me mettre en route, dans l’intention de communier demain, jour de NoĂ«l. Mais si cela peut vous faire plaisir, je suis prĂȘt Ă  recevoir, dĂšs maintenant, le corps et le sang de Notre-Seigneur JĂ©sus-Christ. Le prĂȘtre aussitĂŽt descendit les marches de l’autel, pendant que grand-pĂšre traversait la foule pour aller s’agenouiller Ă  la balustrade du chƓur. — Ma bĂ©nĂ©diction sur toi, Chatton, dit le prĂȘtre, dĂšs que grand-pĂšre eut avalĂ© l’hostie. Une nuit de NoĂ«l qu’il neigeait comme ce soir, je refusai d’aller porter le viatique Ă  un moribond. VoilĂ  trois cents ans de cela. Pour que je fusse dĂ©livrĂ©, il fallait qu’un vivant acceptĂąt Ă  communier de ma main. Merci Ă  toi. Tu me sauves, et tu sauves en mĂȘme temps toutes les Ăąmes dĂ©funtes qui sont ici prĂ©sentes. Au revoir, Chatton, au revoir, Ă  bientĂŽt, dans le paradis ! À peine achevait-il ces mots, que les cierges s’éteignirent. Grand-pĂšre se retrouva seul dans un Ă©difice en ruines et qui n’avait pour toit que le ciel ; il se retrouva seul, au milieu des grandes ronces et des bouquets d’orties qui avaient envahi toute la nef. Il eut mille peines Ă  s’en dĂ©pĂȘtrer. Il remonta Ă  cheval et continua son chemin. RentrĂ© chez lui, il dit Ă  sa femme — Il faudra te rĂ©signer Ă  me perdre, avant qu’il soit longtemps. J’ai dĂ©jĂ  reçu le viatique. Mais, console-toi. Ce viatique doit me conduire tout droit en paradis. Quinze jours aprĂšs, il mourut[177]. ContĂ© par Charles Corre, dit Charlo Bipi. — PenvĂ©nan, 1885. ⁂ La nuit de la Saint-Jean, dans tous les bourgs, dans tous les hameaux de la Basse-Bretagne, s’allument les tantad on bĂ»chers[178]. Quand le feu a fini de flamber, l’assistance s’agenouille en cercle autour du monceau de braise. Et l’on commence Ă  rĂ©citer les grĂąces. C’est toujours un ancien » qui se charge de ce soin. La priĂšre terminĂ©e, l’ancien se lĂšve, chacun en fait autant, et tout le monde, rangĂ© sur une file, se met Ă  marcher en silence autour du tantad. Au troisiĂšme tour, on s’arrĂȘte. Chacun ramasse Ă  terre un caillou, et le jette dans le feu. Ce caillou s’appelle dĂšs lors Anaon. Ce rite accompli, la foule se disperse. DĂšs que les vivants ont disparu, les morts accourent, car le feu attire les morts, les morts qui ont toujours froid[179], mĂȘme dans les belles nuits tiĂšdes du mois de juin. Ils sont heureux de pouvoir se chauffer Ă  ce qui reste du tantad. Ils s’asseyent sur les pierres, sur les anaon qui ont Ă©tĂ© mis lĂ  Ă  leur intention. Et jusqu’au matin ils se chauffent. Le lendemain, les vivants viennent visiter l’emplacement du feu de la veille. Celui dont l’anaon a Ă©tĂ© retournĂ© peut s’attendre Ă  mourir dans l’annĂ©e. ⁂ Le soir de la Toussaint, veille de la fĂȘte des Morts GoĂ«l ann Anaon, les dĂ©funts viennent tous visiter les vivants. Les vivants ont fait, aprĂšs vĂȘpres, la procession du charnier ». Les prĂȘtres et les chantres ont entonnĂ© devant l’ossuaire la complainte qui porte son nom gwerz ar Garnel. Voici cette gwerz Venons au charnier, chrĂ©tiens, voyons les ossements De nos frĂšres, sƓurs, pĂšres et mĂšres, De nos voisins, de nos amis les plus chers ; Voyons l’état pitoyable oĂč ils sont rĂ©duits. Vous les voyez cassĂ©s, Ă©miettĂ©s ; MĂȘme la plupart sont en poussiĂšre tombĂ©s. Ici plus de noblesse, plus de fortune, plus de beautĂ© ! La mort et la terre ont tout confondu. Entre le pauvre et le riche, le maĂźtre et le valet, Plus de diffĂ©rence ; tous sont semblables. Il ne reste d’eux que des os, de la poussiĂšre et de la pourriture. Ils nous dĂ©goĂ»teraient, si nous n’en avions pitiĂ©. Eh bien ! en ce pitoyable Ă©tat oĂč ils sont rĂ©duits, Ils parlent, et leur parole muette est d’une singuliĂšre Ă©loquence. Ils nous font la leçon, et c’est Ă  nous d’en profiter, Tant qu’il plaira Ă  Dieu de nous laisser en ce monde. Écoutez donc leur enseignement, Ă©coutez-le bien, Avec un cƓur dĂ©sireux d’en tirer bon profit. Ils vous disent clairement qu’eux aussi ont Ă©tĂ© de ce monde, Et que vous mourrez comme eux, quand vous y penserez le moins. — Nous avons vĂ©cu sur terre, tout comme vous, Nous avons devisĂ©, marchĂ©, bu, mangĂ©, Et voici maintenant en quel Ă©tat nous sommes rĂ©duits, AprĂšs avoir Ă©tĂ© en terre servir de pĂąture aux vers. — J’étais un homme robuste et galant ! — Moi, un gentilhomme ! — Moi, un homme riche ! — Moi, un habile homme !
 — J’ai perdu ma noblesse ! — J’ai perdu ma fortune !
 — J’ai perdu force et beautĂ© ! — J’ai perdu ma science !
 Nous n’avons eu que nos personnes et nos bonnes Ɠuvres À prĂ©senter Ă  notre Juge, Ă  notre Roi, Ă  notre PĂšre ! Laissez donc les biens de la terre, dĂ©testez les vices, Et habillez vos Ăąmes de toutes sortes de vertus. Que si vous demandez oĂč s’en sont allĂ©es nos Ăąmes, Au purgatoire elles sont, loin encore des cieux. Elles sont dans le feu, qui brĂ»lent, pour achever de payer la dette Qu’elles ont contractĂ©e sur terre envers le vrai Dieu. TerrifiĂ©es par les flammes, elles s’époumonent Ă  crier, À implorer vos priĂšres, pour s’évader au plus vite Des prisons tĂ©nĂ©breuses oĂč elles sont jetĂ©es. HĂątez, hĂątez-vous de les secourir, et ne diffĂ©rez point ! À vous nous nous adressons, parents et amis ! Ayez souvenir de nous ! quand vous allez par le cimetiĂšre, Dites, en passant Dieu pardonne À l’Anaon dans le purgatoire ! » Car c’est lĂ  notre pays. Une aumĂŽne, une priĂšre faite Ă  plein cƓur, Un jeĂ»ne, ou une messe, ou une communion Peuvent beaucoup pour nous soulager, pour abrĂ©ger nos peines, Et pour nous arracher d’un coup Ă  l’horreur des flammes. PrĂȘtres aimants, qui nous avez guidĂ©s Dans le chemin du salut, lorsque nous Ă©tions du monde, Continuez encore quelque peu Ă  avoir pitiĂ© de nous Et Ă  nous donner, par bontĂ© d’ñme, toutes sortes de biens. Quand vous montez Ă  l’autel, pour officier, Quand Dieu descend vers vous, Ă©coutez alors notre cri Du sein des flammes nous vous supplions De nous aider, par le saint sacrifice, Ă  faire avec Dieu notre paix. Et quand nous aurons fini d’expier notre pĂ©chĂ©, Nous adresserons pour vous Ă  Dieu notre requĂȘte. Priez. Nous le ferons Ă  notre tour. Aidons-nous les uns les autres ; C’est un bon moyen pour empĂȘcher que personne se perde. Comme l’eau Ă©teint le pire incendie, Ainsi, le feu du purgatoire est aussi Ă©teint Par le saint sacrifice Ă©pandu sur l’autel. Demandez notre dĂ©livrance, au nom de Dieu le Sauveur. DĂšs que le soleil lumineux s’élance hors des nuages, Le monde entier, aussitĂŽt, resplendit de clartĂ©. Nous aussi, nous nous lĂšverons, clairs, comme les Ă©toiles, Par la vertu du saint sacrifice, quand seront terminĂ©es nos peines. Adieu, pĂšres et mĂšres, frĂšres et sƓurs ! Adieu, parents, amis ! Adieu, vous, les vivants du monde ! Nous vous faisons maintenant nos derniers adieux. Adieu, tous ! Au revoir dans la vallĂ©e de Josaphat Donnez le durable repos, JĂ©sus, notre MaĂźtre, Au bon Anaon trĂ©passĂ© qui est dans les flammes ! Envoyez-le au paradis pour vous louer Ă  jamais Avec les saints, avec tous les anges[180] ! La gwerz chantĂ©e, chacun rentre chez soi. Puis on s’installe au coin du feu, pour causer de ceux qui sont morts. La maĂźtresse de la maison recouvre d’une nappe blanche la table de la cuisine, et, sur cette nappe, dispose du cidre, du lait caillĂ©, des crĂȘpes chaudes[181]. Ces prĂ©paratifs terminĂ©s, tout le monde se couche. Le feu est entretenu dans l’ñtre par une Ă©norme bĂ»che, la bĂ»che des dĂ©funts kef ann Anaon. Vers les neuf heures, neuf heures et demie, des voix lamentables s’élĂšvent dans la nuit. Ce sont les chanteurs de la mort » qui se promĂšnent par les routes et viennent, au nom des dĂ©funts, interpeller sur le seuil des maisons les vivants prĂšs de s’endormir. Ils disent la complainte des Ăąmes »[182]. I Mes pauvres gens, ne vous Ă©tonnez point, Si au seuil de votre porte nous survenons ; C’est JĂ©sus qui nous a envoyĂ©s Vous rĂ©veiller, si vous ĂȘtes endormis. II C’est JĂ©sus qui nous a envoyĂ©s Vous rĂ©veiller, si vous ĂȘtes endormis, Vous rĂ©veiller de votre premier somme, Afin que vous priiez Dieu pour les Ăąmes. III Vous ĂȘtes dans votre lit bien Ă  l’aise, Les pauvres Ăąmes sont en peine. Vous ĂȘtes dans votre lit doucement Ă©tendus, Les pauvres Ăąmes sont en dĂ©tresse. IV Un drap blanc, cinq planches, Un bouchon de paille sous notre tĂȘte, Cinq pieds de terre par-dessus, VoilĂ  tous nos biens en ce monde oĂč nous sommes. V Vierge Marie, mĂšre de JĂ©sus, C’est ici la triste complainte, C’est ici la triste complainte Qui vient du ciel, de la part de JĂ©sus ! VI Peut-ĂȘtre votre pĂšre et votre mĂšre Sont-ils au purgatoire dans le feu flambant ! Peut-ĂȘtre votre frĂšre et votre sƓur Sont-ils dans le feu flambant du purgatoire ! VII Ils sont lĂ , sur leur bouche, Feu au-dessus, feu au dessous, Feu au-dessus, feu au-dessous, Criant, implorant vos priĂšres. VIII Par ceux que nous avons nourris Voici beau temps que nous sommes dĂ©laissĂ©s. Priez, parents et amis, Car nos enfants ne le font pas ! IX Priez, parents et amis, Car nos enfants ne le font pas ; Priez, parents et amis, Car les enfants sont des ingrats. X Allons ! sautez de votre lit, Sautez pieds-nus sur la terre, À moins que vous ne soyez malades Ou dĂ©jĂ  surpris par la mort[183] !
 Les gens qui vont ainsi chanter de porte en porte la complainte des Ăąmes » durant la nuit de la Toussaint, ont souvent senti passer sur leur cou l’haleine froide de l’Anaon qui se pressait en foule derriĂšre eux. Souvent aussi on a entendu, cette nuit-lĂ , les feuilles mortes bruire dans les sentiers, comme sous les pas d’ĂȘtres invisibles. Les morts passent toute la nuit qui prĂ©cĂšde leur fĂȘte Ă  se chauffer et Ă  se rĂ©galer dans leur ancienne demeure. Il n’est pas rare que les gens de la maison entendent remuer les escabeaux. Le lendemain, on constate parfois que les visiteurs nocturnes ont changĂ© de place les assiettes dans le vaisselier. Au point du jour, les morts se rendent en mĂȘme temps que les vivants Ă  la messe qui se cĂ©lĂšbre Ă  leur intention dans l’église de la paroisse. Une annĂ©e que mon pĂšre se rendait seul Ă  la messe des morts, il s’entendit hĂ©ler soudain par quelqu’un qui paraissait vouloir le rejoindre — HĂ© ! Iouenn, attends-moi ! Il se retourna et ne vit personne. Mais il avait distinctement reconnu la voix de sa mĂšre, morte l’annĂ©e d’avant. » ContĂ© par Marie Hostiou. — Quimper, 1887. _______ LVIl ne faut point trop pleurer l’Anaon 
 En ce temps-lĂ , il y avait Ă  Coray une jeune fille dont la mĂšre venait de mourir et qui ne pouvait se consoler de cette perte. Elle ne faisait que pleurer, jour et nuit. Tout ce que les voisines pitoyables lui disaient pour tĂącher d’apaiser sa douleur ne contribuait qu’à l’aviver encore. Souvent elle se dĂ©menait comme une folle, en criant — Je voudrais revoir ma mĂšre ! Je voudrais revoir ma mĂšre ! En dĂ©sespoir de cause, les voisines eurent recours au recteur qui Ă©tait un saint homme. Celui-ci se rendit auprĂšs de la jeune fille, et, au lieu de lui faire reproche de ses lamentations, se mit Ă  la plaindre doucement. Puis, aprĂšs l’avoir un peu calmĂ©e de la sorte, il lui dit — Vous seriez bien aise de revoir votre mĂšre, n’est-ce pas, mon enfant ? — Oh ! Monsieur le recteur, il n’y a pas un instant dans la journĂ©e oĂč je ne supplie Dieu de m’accorder cette faveur. — Eh bien ! mon enfant, il va ĂȘtre fait selon votre dĂ©sir. Venez me trouver, ce soir, au confessionnal. Elle fut exacte au rendez-vous. Le recteur la confessa et lui donna l’absolution. — Maintenant, ajouta-t-il, restez agenouillĂ©e ici, en priĂšres, jusqu’à ce que vous entendiez sonner minuit Ă  l’horloge de l’église. Vous n’aurez qu’à Ă©carter lĂ©gĂšrement le rideau du confessionnal, et vous verrez passer votre mĂšre. Cela dit, le recteur s’en alla. La jeune fille demeura en oraison, le temps prescrit. Minuit sonna. Elle Ă©carta le pan du rideau, et voici ce qu’elle vit. Une procession d’ñmes dĂ©funtes s’avançait, par le milieu de la nef, vers le chƓur. Toutes marchaient d’un pas mystĂ©rieux, et ne faisaient pas plus de bruit que ne font les nuages d’étĂ©, un jour de calme, en traversant le ciel. Une d’elles cependant, la derniĂšre, semblait se traĂźner pĂ©niblement, et son corps Ă©tait dĂ©jetĂ©, parce qu’elle portait un seau plein d’une eau noire qui dĂ©bordait. La jeune fille reconnut en elle sa mĂšre et fut frappĂ©e de l’expression de courroux qui se peignait sur son visage. Aussi, rentrĂ©e au logis, pleura-t-elle plus abondamment encore, persuadĂ©e que sa mĂšre n’était pas heureuse dans l’autre monde. Puis, ce seau et cette eau noire l’intriguaient. DĂšs l’aube, elle courut s’en ouvrir au vieux recteur. — Retournez encore ce soir Ă  votre poste, rĂ©pondit le prĂȘtre. Vous serez peut-ĂȘtre renseignĂ©e sur ce que vous dĂ©sirez savoir. 
 À minuit, les Ăąmes dĂ©funtes dĂ©filĂšrent silencieusement comme la veille. La jeune fille, par l’entre-bĂąillement du rideau, regardait. Sa mĂšre ne vint encore que la derniĂšre ; cette fois, elle Ă©tait toute voĂ»tĂ©e, car, au lieu d’un seau, elle avait Ă  en porter deux ; elle pliait sous le faix, et son visage Ă©tait presque noir de colĂšre. Pour le coup, la jeune fille ne put se retenir d’interpeller la morte. — Mamm ! Mamm ! qu’avez-vous que vous paraissiez si sombre[184] ? Elle n’avait pas fini que sa mĂšre se prĂ©cipitait sur elle furieuse, et lui criait, secouant son tablier jusqu’à l’arracher — Ce que j’ai ? malheureuse !
 Cesseras-tu bientĂŽt de me pleurer ? Ne vois-tu pas que tu me forces, Ă  mon Ăąge, Ă  faire le mĂ©tier d’une porteuse d’eau ? Ces deux seaux sont pleins de tes larmes, et si tu ne te consoles dĂšs Ă  prĂ©sent, je les devrai traĂźner jusqu’au jour du jugement. Souviens-toi qu’il ne faut point pleurer l’Anaon. Si les Ăąmes sont heureuses, on trouble leur bĂ©atitude ; si elles attendent d’ĂȘtre sauvĂ©es, on retarde leur salut ; si elles sont damnĂ©es, l’eau des yeux qui les pleurent retombe sur elles en une pluie de feu qui redouble leur torture en renouvelant leurs regrets. » Ainsi parla la morte. Quand, le lendemain, la jeune fille rapporta ces paroles au recteur, celui-ci lui demanda — Avez-vous pleurĂ© depuis, mon enfant ? — Certes non, et dorĂ©navant point ne le ferai. — Retournez donc ce soir encore Ă  l’église. Je pense que vous aurez lieu de vous rĂ©jouir
 La jeune fille se rĂ©jouit, en effet, car sa mĂšre marchait en tĂȘte de la procession des Ăąmes dĂ©funtes, la figure toute claire, toute rayonnante d’une fĂ©licitĂ© cĂ©leste[185]. ContĂ© par Mme Hostiou. — Quimper, 1889. _______ LVILa mĂšre qui pleurait trop son fils Grida Lenn avait un fils unique qu’elle adorait. Son rĂȘve Ă©tait d’en faire un prĂȘtre. À ce dessein, elle l’avait envoyĂ© Ă©tudier au petit sĂ©minaire de Pont-Croix. Tous les dimanches, pour l’aller voir, elle faisait le trajet de DinĂ©ault Ă  Pont-Croix, qui est bien d’une dizaine de lieues. Un jour qu’elle dĂ©barquait de voiture Ă  la porte du collĂšge, on lui apprit que NoĂ«lik c’était le nom de ce fils tant aimĂ© Ă©tait tombĂ© trĂšs malade et que le mĂ©decin dĂ©sespĂ©rait de le sauver. Grida devint blanche comme une feuille de papier. Trois jours et trois nuits, elle veilla au chevet de son enfant, sans vouloir prendre aucune nourriture. Il mourut. Grida emmena son cadavre Ă  DinĂ©ault, dans sa propre voiture qu’elle conduisit elle-mĂȘme. Elle lui fit faire, dans le cimetiĂšre, une belle tombe de pierre polie, avec beaucoup d’écriture dessus. Et, Ă  partir de ce moment, elle passa presque tout son temps, agenouillĂ©e sur cette tombe, Ă  pleurer, Ă  sangloter, Ă  supplier Dieu de lui rendre son fils, son pauvre cher fils. Les prĂȘtres de la paroisse essayĂšrent de calmer sa douleur. Mais leurs efforts rĂ©unis demeurĂšrent impuissants. On avait beau la sermonner, lui remontrer que c’est blasphĂ©mer contre les morts que de ne se rĂ©signer pas Ă  leur perte, rien n’y faisait. On crut dans le pays qu’elle en deviendrait innocente. Parfois, en effet, au milieu de ses sanglots, elle se mettait Ă  chanter, Ă  fredonner les berceuses avec lesquelles elle endormait NoĂ«lik naguĂšre, lorsqu’il Ă©tait un tout petit enfant. À la fin le recteur la prit Ă  part et lui dit — Écoutez, Grida cela ne peut pas durer de la sorte. Vous rĂ©clamez votre fils Ă  cor et Ă  cris. Eh bien ! rĂ©pondez-moi auriez-vous le courage de supporter sa vue, si vous vous retrouviez avec lui face Ă  face ? — Oh ! monsieur le recteur, s’écria Grida dont les yeux brillĂšrent, si vous pouviez seulement m’obtenir de le revoir, ne fĂ»t-ce qu’un instant !
 — Je vous l’obtiendrai. Mais, Ă  votre tour, promettez-moi que vous vous comporterez ensuite comme une vraie chrĂ©tienne, comme une chrĂ©tienne rĂ©signĂ©e Ă  la volontĂ© de Dieu. — Je promets tout ce que vous voudrez ! Vous pensez bien que le recteur de DinĂ©ault savait ce qu’il faisait. Il donna rendez-vous Ă  sa paroissienne dans le cimetiĂšre, sur la tombe du jeune clerc, au premier coup de minuit. — Un mot encore, ajouta-t-il. Non seulement vous verrez votre fils, mais vous pourrez mĂȘme lui parler, et il vous parlera. Jurez-moi dĂšs Ă  prĂ©sent que, quoi qu’il exige de vous, vous vous y soumettrez de point en point. — Je le jure par les sept douleurs de la Vierge-MĂšre ! Avant le premier coup de minuit, Grida Ă©tait au rendez-vous. Elle y trouva le recteur, qui lisait dans son livre noir, Ă  la clartĂ© de la lune. L’heure sonna. Le prĂȘtre ferma son livre, fit le signe de la croix, et appela par trois fois NoĂ«lik Lenn. Au troisiĂšme appel, la tombe s’entr’ouvrit NoĂ«lik apparut, debout. Il Ă©tait tel que de son vivant, si ce n’est que sa figure Ă©tait toute triste et que sa peau Ă©tait couleur de la terre. — Voici votre fils, Grida, dit le recteur. Grida s’était prosternĂ©e, pour attendre, derriĂšre un genĂȘt qu’elle avait fait planter au pied de la tombe. À la voix du prĂȘtre, elle se releva et alla vers son fils lui tendant les bras. Mais il l’écarta du geste. — Ma mĂšre, prononça-t-il, nous ne devons plus nous embrasser, avant le jour du dernier jugement. Il se pencha pour cueillir une branche Ă  la touffe de genĂȘt. — Quoi que j’exige de vous, vous avez jurĂ© de vous y soumettre. — C’est vrai, j’ai jurĂ©, rĂ©pondit Grida. — Prenez donc cette branche de genĂȘt et fouettez-moi de toutes vos forces. La pauvre femme se recula, suffoquĂ©e d’étonnement et aussi d’indignation. — Te fouetter, moi !
 Fouetter mon fils, mon NoĂ«lik tant aimĂ© ! Ah ! non, par exemple, jamais !!! Le mort reprit — C’est parce que vous m’avez trop aimĂ© autrefois, c’est parce que vous ne m’avez jamais fouettĂ©, qu’il faut que vous le fassiez maintenant. Je ne serai sauvĂ© qu’à ce prix. — S’il le faut pour ton salut, soit ! dit Grida Lenn. Elle se mit Ă  le fouetter, mais si doucement qu’elle effleurait Ă  peine le cadavre. — Plus fort ! plus fort ! cria celui-ci. Elle frappa plus rudement. — Plus fort ! plus fort encore ! ou je suis perdu, perdu Ă  tout jamais ! criait toujours NoĂ«lik. Elle frappa avec emportement, avec fureur. Le sang jaillissait du corps de son fils. Mais toujours NoĂ«lik criait — Hardi ! ma mĂšre ! Encore donc ! Encore ! Sur ces entrefaites, les douze coups de minuit achevĂšrent de sonner Ă  l’horloge de la tour. — C’est fini, pour ce soir, dit le mort Ă  Grida, mais si vous tenez Ă  moi, vous reviendrez demain Ă  la mĂȘme heure. Et il disparut dans la tombe qui se referma sur lui. Grida s’en retourna chez elle, en compagnie du recteur. Pendant le trajet, celui-ci demanda — N’avez-vous rien remarquĂ© de particulier ? — Si, dit-elle. Il m’a semblĂ© que le corps de NoĂ«lik devenait plus blanc, Ă  mesure que je le battais davantage. — C’est bien cela, dit le recteur. Il ajouta — Maintenant que je vous ai mise en rapport avec votre fils, vous pouvez vous passer de mon ministĂšre. TĂąchez seulement d’avoir la force d’aller jusqu’au bout. Donc, le lendemain, Grida Lenn se rendit seule au tombeau du clerc. Les choses se passĂšrent exactement comme la veille, sauf que la mĂšre ne se fit plus prier pour fouetter son enfant, et qu’elle fouetta, fouetta, jusqu’à n’en pouvoir plus. — Ce n’est pas encore assez, lui dit NoĂ«lik, lorsque le douziĂšme coup sonna. Il faudra que vous reveniez une troisiĂšme fois. Elle revint. — Surtout, ma mĂšre, supplia le jeune homme, allez-y cette fois de tout votre cƓur et de toutes vos forces ! Elle se mit Ă  le battre avec tant d’acharnement que la sueur tombait d’elle comme une pluie d’orage et que le sang jaillissait du corps de NoĂ«lik comme l’eau jaillit d’une pomme d’arrosoir. À la fin, sentant son bras se raidir et l’haleine lui manquer, elle cria — Je n’en puis plus, mon pauvre enfant ! Je n’en puis plus ! — Si ! Si ! Encore ! MĂšre, je vous en conjure ! disait la voix de son enfant, et cela avec un tel accent d’angoisse que Grida retrouva une seconde d’énergie. MalgrĂ© ses tempes qui bourdonnaient, malgrĂ© ses jambes qui flĂ©chissaient sous elle, elle fit un effort suprĂȘme. Mais aussitĂŽt elle tomba Ă  la renverse. GrĂące Ă  Dieu, son dernier effort avait suffi. CouchĂ©e sur le dos dans l’herbe du cimetiĂšre, elle vit le corps de son fils, devenu blanc comme neige, s’élever doucement dans le ciel, comme une colombe qui prend son vol. Quand il fut Ă  quelque hauteur au-dessus d’elle, il lui dit — Ma mĂšre, en m’aimant trop pendant ma vie, en me pleurant trop aprĂšs ma mort, vous aviez retardĂ© ma bĂ©atitude Ă©ternelle. Il fallait, pour que je fusse sauvĂ©, que vous fissiez sortir de moi autant de gouttes de sang que vous aviez versĂ© sur moi de larmes. DĂ©sormais, nous sommes quittes. Merci ! Sur ce mot, il s’évanouit dans l’air. À partir de cette nuit, Grida Lenn ne pleura plus. Elle avait compris que son fils Ă©tait mieux lĂ  oĂč il Ă©tait qu’il ne l’aurait jamais Ă©tĂ© sur terre. ContĂ© par un vieux sonneur de biniou Ar zoner coz. — DinĂ©ault, 1887. _______ LVIILe laboureur et sa mĂ©nagĂšre Le vieux Fanchi, de Kermaria-Sulard, Ă©tant mort sans laisser d’enfants, sa ferme Ă©chut Ă  des parents Ă©loignĂ©s qui n’eurent rien de plus pressĂ© que de la vendre. Elle fut achetĂ©e par la veuve Salliou. Ne pouvant l’exploiter elle-mĂȘme, celle-ci y plaça deux de ses domestiques, un garçon et une servante. Le garçon, qui s’appelait Jobic, dit un matin Ă  la servante qui s’appelait Monna — Je vais aller faire un tour par les champs, afin de me rendre compte de ce que j’y devrai semer. N’apprĂȘte pas mon dĂźner de trop bonne heure. — Cela se trouve bien, rĂ©pondit la servante, j’employerai ce temps Ă  visiter la maison, afin de savoir oĂč se trouve chaque chose. Jobic se mit en route. Il traversa le courtil, inspecta le verger, puis s’engagea dans les friches. Il s’était Ă©coulĂ© environ deux mois depuis le dĂ©cĂšs de Fanchi. Durant ces deux mois les mauvaises herbes avaient poussĂ© dru. — Tout de mĂȘme, pensait Jobic, il est aisĂ© de voir que le maĂźtre n’est plus lĂ . Fanchi passait pour le laboureur le plus soigneux de toute la rĂ©gion. De son vivant, ses terres Ă©taient les mieux tenues, de Louannec Ă  Minihy, sur un parcours de quatre lieues. — Il ne les reconnaĂźtrait plus Ă  cette heure, continuait Jobic, en se parlant Ă  lui-mĂȘme. Et je ne puis guĂšre espĂ©rer les remettre Ă  moi seul en l’état oĂč elles Ă©taient. C’est grand dommage, vraiment ! Comme il achevait ces mots, il s’arrĂȘta tout surpris. De l’endroit oĂč il se trouvait, ses yeux embrassaient la partie la plus grasse du domaine. Or, lĂ -bas, dans le terroir en pente douce, un homme, appuyĂ© sur le manche d’une charrue sans attelage, creusait un sillon d’une merveilleuse rectitude. Il avait la figure ombragĂ©e par un feutre Ă  larges bords, dont les rubans de velours lui pendaient dans le dos, mĂȘlĂ©s Ă  ses longs cheveux gris. Il labourait silencieusement, et les glĂšbes se retournaient comme d’elles-mĂȘmes. Jobic le hĂ©la, mais il ne parut point entendre. Jobic se mit alors Ă  le considĂ©rer avec attention. À la taille, Ă  l’allure, aux vĂȘtements qu’il portait, il vit Ă  n’en pas douter que c’était Fanchi. Cela lui ĂŽta toute envie de poursuivre sa promenade. Il rentra Ă  la ferme. Il paraĂźt que Monna n’avait pas tenu grand compte de la recommandation qu’il lui avait faite au dĂ©part, car, bien qu’il fĂ»t de retour plus tĂŽt qu’il n’avait dit, le dĂźner l’attendait. Son Ă©cuellĂ©e de soupe et celle de Monna fumaient l’une en face de l’autre, de chaque cĂŽtĂ© de la table. — HĂ© ! s’écria-t-il, dĂšs le seuil, tu prĂ©voyais donc que je ne serais pas longtemps dehors ? — Non, rĂ©pondit la servante, si tu trouves le dĂźner prĂȘt, ce n’est pas Ă  moi qu’il faut en savoir grĂ©. Elle Ă©tait assise sur le banc du lit, prĂšs de l’ñtre. En s’approchant d’elle, Jobic s’aperçut qu’elle avait au cou la couleur de la mort. — Il t’est donc arrivĂ© quelque chose, Ă  toi aussi ? demanda-t-il. — Pourquoi Ă  moi aussi ? — C’est que
, commença le jeune homme, c’est que je viens de rencontrer Fanchi, charruant ses champs. — À merveille ! Moi, je viens de passer la matinĂ©e en compagnie de sa dĂ©funte femme. Elle est entrĂ©e paisiblement, comme chez elle. J’ai cru d’abord que c’était quelque voisine. Elle tenait une brassĂ©e d’ajonc sec qu’elle a jetĂ©e sur l’ñtre. Elle a montĂ© d’un cran la marmite que j’avais sans doute suspendue trop bas Ă  la crĂ©maillĂšre. Alors, je lui ai parlĂ©. Elle n’a mĂȘme pas fait mine de m’entendre. J’ai regardĂ© sa figure de plus prĂšs, sous sa vieille coiffe jaunie. J’ai reconnu la dĂ©funte de Fanchi. Cela m’a glacĂ© les sangs. Je suis tombĂ©e sur ce banc et je n’en ai plus bougĂ©. Si tu avais tardĂ© une heure encore, je crois que la peur m’aurait mangĂ©e toute. Jobic et Monna se rendirent, d’un commun accord, au presbytĂšre du bourg et contĂšrent au curĂ© leur double cas. — Avez-vous touchĂ© aux Ă©cuellĂ©es de soupe ? demanda celui-ci. Ils s’en Ă©taient donnĂ© garde, — Vous avez agi sagement, dit le curĂ©. N’y eussiez-vous touchĂ© que du bout des lĂšvres, vous seriez morts Ă  l’heure qu’il est[186]. Continuez d’avoir mĂȘme prudence. Le manĂšge de Fanchi et de sa femme pourra durer longtemps encore. Ne vous en inquiĂ©tez point. N’ayez mĂȘme pas l’air de vous en apercevoir. Au jour marquĂ© par Dieu, ils seront sauvĂ©s et vous laisseront tranquilles. Tant que l’ñme n’a pas accompli sa pĂ©nitence, elle doit faire aprĂšs la mort ce qu’elle avait coutume de faire de son vivant. Ne t’étonne donc point, Jobic, si Fanchi laboure avec toi les champs ; ni vous, Monna, si Gritten, sa femme, persiste Ă  s’occuper avec vous des choses du mĂ©nage. Chacun a son lot, en ce monde et dans l’autre. Qui veut vivre en paix ne cherche pas Ă  pĂ©nĂ©trer le secret de Dieu. À partir de ce jour, plus ne tremblĂšrent ni Jobic, ni Monna. La vieille de Fanchi put croire que c’était elle qui menait l’intĂ©rieur de la ferme. Et Fanchi put croire que c’était lui qui faisait pousser de beau froment vert dans ses champs d’autrefois. Et cela dura ce que Dieu voulut. ContĂ© par Marie-Anne Offret. — Yvias, 1886. _______ LVIIILe vieux fileur d’étoupes C’était Ă  KĂ©ribot, en PenvĂ©nan, dans une maison composĂ©e d’un rez-de-chaussĂ©e et d’un Ă©tage. J’occupais le rez-de-chaussĂ©e, avec ma femme et mes enfants. À l’étage, demeurait un vieux qui Ă©tait de son mĂ©tier fileur d’étoupes. Ce vieux vint Ă  mourir. J’étais alors ce que je suis aujourd’hui un pauvre tailleur de campagne, sauf qu’en ce temps-lĂ , j’étais jeune, actif, et que la besogne ne me faisait jamais dĂ©faut. J’en avais mĂȘme, la plupart du temps, Ă  ne savoir par oĂč commencer. J’étais obligĂ© de passer la plus grande partie de mes nuits Ă  coudre. Ma femme, qui Ă©tait tricoteuse, me tenait compagnie. On couchait les enfants de bonne heure, et nous vaquions Ă  notre ouvrage, chacun de son cĂŽtĂ©. Un soir, que nous veillions ainsi, en silence, ma femme SoĂ«z me dit tout Ă  coup — N’entends-tu pas ? Elle me montrait du doigt le plancher, au-dessus de nos tĂȘtes. Je prĂȘtai l’oreille. C’était Ă  croire que le vieux fileur Ă©tait ressuscitĂ©, et qu’il recommençait Ă  tourner son rouet, la-haut, dans la chambre. De temps en temps le bruit s’arrĂȘtait, comme si, une fuselĂ©e Ă©tant terminĂ©e, le fileur s’interrompait pour en apprĂȘter une autre. Puis, le ron-ron reprenait de plus belle. — Charlo, supplia ma femme, toute pĂąle, allons nous coucher. On m’avait bien dit qu’il n’était pas bon de veiller aprĂšs minuit, le samedi soir. Nous nous couchĂąmes, mais nous ne pĂ»mes fermer l’Ɠil ; la peur nous tenait Ă©veillĂ©s, et aussi le bruit du rouet qui ne cessa qu’aux approches du matin. Le lendemain soir, qui Ă©tait dimanche, il ne pouvait ĂȘtre question de travailler. Nous fĂ»mes au lit presque aussitĂŽt que les enfants, et cette nuit-lĂ , rien ne troubla notre sommeil. Mais la nuit du lundi, celle du mardi, et toutes les nuits de la semaine, jusques et y compris celle du samedi suivant, nous eĂ»mes dans les oreilles l’éternel ron-ron. Cela devenait intolĂ©rable. Le samedi soir, je dis Ă  ma femme, en me couchant — Il faut que ça finisse. Demain, je monterai. Je veux en avoir le cƓur net. Je passai mon aprĂšs-midi du dimanche Ă  chopiner d’auberge en auberge, Ă  seule fin de me donner du cƓur, en sorte que je rentrai pour souper, un peu bu. Ma soupe m’attendait dans l’ñtre. Je la mangeai trĂšs vite, et je criai — SoĂ«z Chatton, allume-moi une chandelle que j’aille voir ce qu’il faut au vieux stoupĂȘr marchand d’étoupes ! — Jamais de la vie, Charlo ! Tu ne feras pas cette chose. Il nous arriverait malheur. Je suis entĂȘtĂ©, quand les verres pleins m’ont passĂ© ailleurs que sous le nez. J’allumai moi-mĂȘme la chandelle, et me voilĂ  dans l’escalier
 Je n’avais pas grimpĂ© six marches que je restai comme clouĂ© sur place. Il venait de lĂ -haut un vent terrible, un vent glacĂ© qui faillit me jeter bas. Du coup, toute ma boisson s’évapora et, avec elle, mon courage. Je redescendis. — Cela te servira de leçon, me dit ma femme. Vous me croirez, si vous voulez, mais une annĂ©e durant, nous nous rĂ©signĂąmes Ă  entendre au-dessus de nous le bruit du rouet, et, au bout d’une annĂ©e, notre patience n’avait pas lassĂ© le mort. Du reste, nous nous Ă©tions faits Ă  notre supplice. Le ron-ron ne nous troublait presque plus. Si mĂȘme il tardait parfois Ă  se faire entendre, nous en Ă©tions comme inquiets. Il nous manquait quelque chose. Je disais souvent Ă  SoĂ«z — Pourvu que le vieux stoupĂȘr ne rĂ©veille pas les enfants c’est tout ce qu’il faut. Mais, en une annĂ©e, les enfants grandissent. Certain soir, un des nĂŽtres se dressa en sursaut dans son lit — MĂšre, qui est-ce donc qui file ? Ma femme se prĂ©cipita vers lui, l’obligea Ă  se recoucher — Personne ne file. Rendors-toi. Et moi, je criai de la table oĂč j’avais coutume de travailler — Ce sont les moutons qui font ce bruit dans l’étable. L’enfant finit par se rendormir. Tout de mĂȘme, cela ne pouvait plus durer ainsi. J’allai trouver un fils que le vieux fileur d’étoupes avait laissĂ©, et qui Ă©tait fermier dans la paroisse voisine, Ă  Plouguiel. — Ça, lui dis-je, il se passe chez nous des choses Ă©tranges. Ton pĂšre revient. Il file, file, comme de son vivant, dans son ancienne chambre. M’est avis qu’il a besoin d’une messe. Si tu n’en recommandes pas une Ă  son intention, je le ferai moi-mĂȘme. — Il faut que je voie ça, me rĂ©pondit-il. Il m’accompagna chez nous, entendit ce que nous entendions. C’était un honnĂȘte chrĂ©tien. Au point du jour, il se rendit au presbytĂšre de PenvĂ©nan, et recommanda pour son pĂšre une messe de six francs. À partir de ce moment-lĂ , nous vĂ©cĂ»mes tranquilles. Par exemple, il ne m’arriva plus de veiller le samedi soir plus tard que minuit. ContĂ© par Charles Corre, dit Charlo Bipi, tailleur Ă  PenvĂ©nan. — 1885. _______ LIXL’ñme dans un tas de pierres Si vous avez Ă©tĂ© au MĂ©nez-Hom, vous avez dĂ» remarquer le tas de pierres[187] » Ar Bern-MeĂŻn. Mais vous ne savez peut-ĂȘtre pas son histoire. Je m’en vais vous la conter. Autrefois, il y avait en Bretagne un roi trĂšs puissant qu’on appelait le roi Marc’h[188], parce qu’il Ă©tait fort comme un cheval. Samson lui-mĂȘme n’aurait pu jouter avec lui. Le roi Marc’h s’enorgueillissait de sa force ; souvent aussi, il en abusait. C’était un terrible batailleur. Malheur Ă  qui faisait mine de lui rĂ©sister. Quand il avait envie d’une chose, il ne se gĂȘnait pas pour la prendre, surtout quand cette chose Ă©tait une belle fille qui lui plaisait. Il faut tout dire le roi Marc’h avait aussi ses bons cĂŽtĂ©s. Par exemple, il distribuait volontiers l’aumĂŽne. De plus, quoiqu’il ne fĂ»t pas dĂ©vot, il avait une vĂ©nĂ©ration particuliĂšre pour sainte Marie du MĂ©nez-Hom. On prĂ©tend mĂȘme que c’est lui qui fit construire la jolie chapelle qui est Ă  mi-pente sur le versant de la montagne, et qui, depuis, est restĂ©e dĂ©diĂ©e Ă  cette sainte. Quand il mourut notez que c’est en pleine orgie qu’il trĂ©passa, le bon Dieu parla de le damner. Mais sainte Marie jeta les hauts cris, et plaida si bien la cause de son fidĂšle serviteur, que le bon Dieu se laissa flĂ©chir. — Soit, dit-il, ton roi Marc’h ne sera point damnĂ©. Mais son Ăąme devra demeurer dans la tombe, jusqu’à ce que cette tombe soit assez haute pour que, de son sommet, le roi Marc’h puisse voir le clocher de ta chapelle. Le roi Marc’h, pour ĂȘtre plus prĂšs de la sainte, son amie, avait ordonnĂ© qu’on l’enterrĂąt au MĂ©nez-Hom. On l’y avait enterrĂ©, en effet ; seulement, au lieu de creuser sa tombe dans le cimetiĂšre de la chapelle, parmi les morts du commun, on avait jugĂ© plus convenable de lui faire une sĂ©pulture Ă  part, sur le versant opposĂ© de la montagne, en sorte qu’entre cette sĂ©pulture et la chapelle il y avait un grand dos de lande. Le bon Dieu, en mettant au salut de l’ñme du roi Marc’h la condition que j’ai dite, pensait satisfaire Ă  sa justice Ă©ternelle tout en condescendant au dĂ©sir de sainte Marie. Le roi Marc’h ne serait point damnĂ©, il ne serait jamais sauvĂ© non plus. Oui, mais les saintes ont quelquefois plus de finesse que le bon Dieu, tout Dieu qu’il est. À quelque temps de lĂ , un mendiant, passant prĂšs de l’endroit oĂč avait Ă©tĂ© enterrĂ© le roi Marc’h, rencontra une belle dame qui semblait porter un objet fort lourd dans les plis de sa robe. Il lui demanda l’aumĂŽne. — Volontiers, rĂ©pondit la belle dame, mais d’abord faites comme moi. Prenez une de ces grosses pierres qui sont lĂ , dans la lande, et venez la dĂ©poser sur la tombe oĂč je vais moi-mĂȘme dĂ©poser celle que je porte. Le mendiant obĂ©it. La belle dame l’en rĂ©compensa, en lui glissant dans la main un louis d’or tout neuf. Vous pensez si le mendiant remercia. — Promettez-moi, dit la belle dame, qu’à chaque fois que vous passerez en ce lieu, vous ne manquerez jamais de faire ce que vous avez fait aujourd’hui. — Je vous le promets. — Je souhaiterais aussi que vous fissiez la mĂȘme recommandation Ă  toutes les personnes de votre connaissance qui ont coutume de voyager dans la montagne. — Je le ferai. — Au surplus, je puis vous le confier c’est l’ñme du roi Marc’h qui est enfermĂ©e ici. Elle sera sauvĂ©e le jour oĂč, de ce tas de pierres que nous venons de commencer, elle pourra voir le clocher de la chapelle qui est de l’autre cĂŽtĂ© du mont. Le roi Marc’h a toujours Ă©tĂ© bon pour les gens de votre sorte. Rendez-lui du moins en cailloux ce que vous avez reçu de lui en pain et en menue monnaie. Soyez assurĂ© d’ailleurs que sainte Marie vous en saura grĂ©. Vous l’avez devinĂ© dĂ©jĂ  la belle dame n’était autre que sainte Marie elle-mĂȘme. Le mendiant s’acquitta en conscience de la commission de la sainte. Depuis lors, il s’est Ă©coulĂ© plus de cent ans. D’annĂ©e en annĂ©e, le tas de pierres grandit. Chaque passant y apporte sa pierre. Moi, quand je chemine de ce cĂŽtĂ©, j’ai soin, dĂšs le pied de la montagne, d’emplir de cailloux mon tablier. Beaucoup de femmes font de mĂȘme, pour ĂȘtre agrĂ©ables Ă  sainte Marie. Avant que le tas soit assez Ă©levĂ©, il faudra sans doute attendre bien des annĂ©es et des annĂ©es encore. Mais aussi le roi Marc’h sera sauvĂ© pour l’éternitĂ©, et sainte Marie aura jouĂ© au bon Dieu un tour dont certainement il ne se fĂąchera point. VoilĂ  l’histoire du Bern-MeĂŻn[189]. ContĂ© au Port-Launay, par une mendiante connue sous le nom de Katic-coz. _______ CHAPITRE VIILes bons revenants LXLe Vieux » de Tourc’h Ceci se passait au village de Keranniou, en Tourc’h. Le chef de mĂ©nage, le penn-ti s’était mariĂ© sur le tard, avait Ă©pousĂ© une toute jeune femme, en avait eu sept enfants, et, brusquement, Ă©tait mort. D’aprĂšs son inscription tumulaire, il avait alors soixante-dix ans. Aussi, lorsqu’on Ă©voquait parfois son souvenir dans la maison, ne l’appelait-on jamais que le Vieux, ar pĂŽtr coz. Vivant, il avait l’humeur gaie, comme c’est l’ordinaire en Cornouailles. Et la mort ne semblait pas l’avoir attristĂ©. Il avait dĂ» enjĂŽler le bon Dieu pour obtenir de lui la faveur de faire son purgatoire dans son ancienne demeure, Ă  Keranniou. On ne l’y voyait pas, mais on l’entendait toujours rire dans quelque coin. Il n’était pas de malice qu’il ne fĂźt. Malices innocentes, d’ailleurs, et qui ne tiraient pas Ă  consĂ©quence. Il se plaisait surtout Ă  taquiner ThĂ©rĂšse, une jeune servante, entrĂ©e dans la maison depuis sa mort, et pour laquelle il s’était pris d’affection, sans doute parce qu’elle avait un caractĂšre tout pareil au sien et qu’elle riait Ă  gorge dĂ©ployĂ©e du matin au soir ; peut-ĂȘtre aussi parce qu’elle Ă©tait trĂšs bonne, trĂšs patiente, avec les enfants, les sept enfants qu’il avait laissĂ©s et dont les deux derniers Ă©taient encore en bas Ăąge. De son vivant, le Vieux aimait beaucoup le cidre. Maintenant il faisait sa pĂ©nitence de mort, en montant la garde autour des pommes qu’on entassait Ă  Keranniou, au bas-bout de la maison, derriĂšre des claies de paille tressĂ©e. Vous connaissez le proverbe. Mab e tad eo CadiĂŽ, Cadiou est fils de son pĂšre ». Le Vieux ayant aimĂ© le cidre, ses enfants raffolaient des pommes. Sans cesse, ils criaient, pendus aux jupons de ThĂ©rĂšse — ThĂ©rĂšse, attrape-nous des pommes ! ThĂ©rĂšse faisait semblant de les repousser, mais se dirigeait tout de mĂȘme du cĂŽtĂ© des pommes. — Vieux, disait-elle en riant, laisse m’en prendre une pour chacun des petits. Le Vieux riait aussi, et la laissait prendre. Par exemple, il avait soin de compter Ă  mesure — Une ! Deux ! Trois ! Quatre ! Cinq ! Six ! Sept ! AprĂšs la septiĂšme, il mettait le holà
 Vous pensez bien que les pommes Ă©taient dĂ©jĂ  mangĂ©es et qu’on en rĂ©clamait d’autres. ThĂ©rĂšse usait alors d’un stratagĂšme. Elle allait quĂ©rir une gaule munie Ă  son extrĂ©mitĂ© d’une Ă©pingle sans tĂȘte. Et avec la gaule elle fourrageait dans le tas de pommes, et elle en amenait une, puis deux, puis vingt autres ; le Vieux faisait mille parades vaines, et rageait, sans pouvoir s’empĂȘcher de rire. — Je te revaudrait cela, ThĂ©rĂšse ! criait-il. Quelquefois il parvenait Ă  s’emparer du bout du bĂąton. — Allons ! Vieux, lĂąche donc, disait ThĂ©rĂšse. C’est pour les petits ! Et elle tirait, elle tirait sur l’autre bout. — Oui ! Oui ! ricanait le Vieux. Et il se raidissait si fort que ses vieilles joues flasques et jaunes en devenaient toutes rouges, toutes gonflĂ©es. Puis, brusquement, il lĂąchait tout. ThĂ©rĂšse qui ne s’y attendait point, tombait Ă  la renverse. Et le Vieux de rire, de sa petite voix flĂ»tĂ©e, de sa petite voix grĂȘle — Hi ! Hi ! Hi ! Hu ! Hu ! Hu ! C’était un drĂŽle de vieux. Il arrivait souvent que ThĂ©rĂšse ne retrouvait plus ses vaches dans le champ oĂč elle les avait menĂ©es, le matin, ni ses porcs dans les garennes[190] oĂč elle les avait lĂąchĂ©s. — Allons ! c’est encore un tour du Vieux, pensait la petite servante. Elle faisait mine de chercher, pendant quelque temps, grimpait sur les talus pour voir plus au loin, puis sautait Ă  bas, dans le champ ou dans le chemin, en criant Ă  haute voix, avec une moue de dĂ©pit — Que sont encore devenues ces vilaines bĂȘtes ? Ce manĂšge lui rĂ©ussissait toujours. Un Ă©clat de rire chevrotant sortait soudain d’une touffe de genĂȘts ou d’un buisson de lande. Et la tĂȘte du Vieux apparaissait, Ă©panouie dans une folle grimace. — Vieux, viens m’aider Ă  chercher les bĂȘtes, disait alors ThĂ©rĂšse. Le Vieux la plaisantait, la traitait d’écervelĂ©e, de petite propre-Ă -rien, et finalement la conduisait oĂč Ă©taient les vaches ou les porcs. Il n’avait pas de peine Ă  retrouver les animaux perdus, puisque c’était lui-mĂȘme qui les Ă©garait. Le jeudi soir, on faisait des crĂȘpes Ă  Keranniou comme dans la plupart des fermes bretonnes, en vue des deux jours maigres, du vendredi et du samedi. On installait une crĂ©piĂšre dans chaque foyer ; l’une, dans la cuisine, Ă©tait rĂ©servĂ©e Ă  la servante principale ; ThĂ©rĂšse vaquait Ă  l’autre, dans la piĂšce qu’on appelle le bas-bout Ar penn-traon, et qui sert d’ordinaire de lieu de dĂ©barras. La servante principale, plus ĂągĂ©e que ThĂ©rĂšse, Ă©tait aussi plus experte. Elle avait une dextĂ©ritĂ© merveilleuse pour Ă©tendre la pĂąte avec la raclette et retourner la crĂȘpe, dĂ©jĂ  couleur d’or, avec l’éclisse. On s’étonnait que le Vieux, grand amateur de crĂȘpes au temps oĂč il en pouvait manger, ne vint pas de prĂ©fĂ©rence s’asseoir auprĂšs d’elle. Mais mĂȘme sur ce chapitre il demeurait obstinĂ©ment fidĂšle Ă  ThĂ©rĂšse. Il trouvait, il est vrai, Ă  se rĂ©galer Ă  sa façon, en plaisantant la fillette sur sa gaucherie. — Encore une de manquĂ©e, belle fille !
 Voyez donc, elle a plus de trous que le fond de culotte d’un mendiant
 C’est ça, cousons-y des morceaux
 Mais tu ne sais pas plus ravauder, je crois, que tu ne sais faire le neuf
 C’est cela change de mĂ©thode
 Voici maintenant que la crĂȘpe va ĂȘtre aussi Ă©paisse qu’une vilaine bouse de vache
 Et le Vieux de rire, de rire Ă  se tordre — Hu ! Hu ! Hu ! Hi ! Hi ! Hi ! ThĂ©rĂšse aussi riait, avec sa belle humeur inaltĂ©rable. On s’en donnait Ă  cƓur joie dans le bas-bout, et ce n’était tant pis que pour les crĂȘpes qui, pendant ce temps-lĂ , se faisaient Ă  la grĂące de Dieu. — Ça, disait ThĂ©rĂšse au Vieux, en lui rendant taquinerie pour taquinerie, pour combien de temps vous a-t-on donnĂ© congĂ© dans l’autre monde ? — Tu commences Ă  en avoir assez de moi, peut-ĂȘtre. — Oh ! assurĂ©ment. Vous n’ĂȘtes pas sĂ©rieux, pour un mort. En vĂ©ritĂ©, pour ce que vous ĂȘtes venu faire ici, vous auriez aussi bien pu rester lĂ -bas. — Tu parles comme une sotte de ce que tu ne sais pas. — Ou, comme une curieuse, de ce que je voudrais savoir. Si vous Ă©tiez bien gentil, Vieux, vous me diriez pourquoi vous ĂȘtes revenu de si loin et jusques Ă  quand cela doit durer. Elle parlait ainsi d’un ton moitiĂ© cĂąlin, moitiĂ© comique. Le Vieux rĂ©pondait alors, sentencieusement — Il faut que ce qui doit ĂȘtre soit. Vivant ou mort, on doit remplir sa destinĂ©e. Et, pour changer de conversation, il ajoutait avec sa jovialitĂ© ordinaire — Puisque c’est ton lot de faire des crĂȘpes, si tu ne les fais pas bien de ton vivant, crois que tu l’en repentiras, aprĂšs ta mort. Le Vieux avait d’autres amusements. Par exemple, il lui arrivait de passer les aprĂšs-midi Ă  jouer Ă  la boule. Un soir, un pillawer de La FeuillĂ©e[191], qui Ă©tait en tournĂ©e dans la rĂ©gion, vint demander Ă  loger Ă  Keranniou. Ce pillawer avait entendu parler du pĂŽtr coz. Les pillawers sont gens habiles, mais ils ont tort de se croire plus d’esprit encore qu’ils n’en ont. Celui-ci, aprĂšs avoir bourrĂ© de tabac Ă  chiquer et allumĂ© au foyer sa petite pipe en terre noire, dit Ă  ThĂ©rĂšse qu’il ne serait pas fĂąchĂ© de faire un brin connaissance avec ce Vieux dont on parlait tant. — Ma foi, il est en train de jouer Ă  la boule, lĂ -haut, dans le grenier. Allez l’y voir. Seulement je vous avertis qu’il n’aime pas beaucoup qu’on le dĂ©range. — Laissez faire, rĂ©partit le pillawer, d’un air d’importance goguenarde ; j’en ai roulĂ© de plus fins que ce bonhomme. Je vais me proposer Ă  lui comme partenaire. — Prenez garde ! À votre place, je me tiendrais tranquille. Mais le pillawer Ă©tait dĂ©jĂ  dans l’escalier
 Quand il redescendit, il n’était plus qu’un paquet de chair meurtrie. On le soigna Ă  la ferme. Il fut un mois Ă  guĂ©rir. DĂšs qu’il fut hors de danger, ThĂ©rĂšse n’eut rien de plus pressĂ© que de se gausser de lui joliment. — Qu’est-ce que je vous disais, mon pauvre cher homme !
 VoilĂ  votre tournĂ©e perdue maintenant. Vous rentrerez chez vous, le sac vide et le corps en piteux Ă©tat. Ne racontez pas votre histoire aux gars de La FeuillĂ©e ils vous trouveraient la mine d’un sot. Mais, dites-moi du moins comment les choses se sont passĂ©es. Le pillawer lui fit ce rĂ©cit d’un ton geignard. Ah ! il s’en souviendrait, de cette leçon ! Il avait donc proposĂ© au Vieux de jouer Ă  deux. Fort bien, avait rĂ©pondu le Vieux, je serai le joueur, toi, la boule. » Et de vous empoigner mon pillawer, et de vous le pĂ©trir, en quelques tours de mains, comme une simple boulette, et de le lancer d’un bout de la piĂšce Ă  l’autre. Roule, pillawer ! » Heureusement que la porte du grenier Ă©tait restĂ©e ouverte, et que le pillawer avait eu la chance de l’enfiler. On le ramassa en bas, dans l’état que l’on sait. L’annĂ©e suivante, il reparut Ă  Keranniou, qui Ă©tait une maison hospitaliĂšre. Naturellement, il ne souffla mot du pĂŽtr-coz. Il ne demandait pas mieux, cette fois, que de rester bien coi, sur le banc de l’ñtre, Ă  fumer sa petite pipe en terre noire. Mais il ne fut pas plus tĂŽt assis qu’il fut bousculĂ© dans le feu. Il s’en fallut de peu qu’il n’y rĂŽtĂźt. Il se releva, alla s’asseoir prĂšs de la table. Mais alors des mains invisibles lui pincĂšrent les cuisses jusqu’au sang et des paires de gifles se mirent Ă  pleuvoir sur ses joues, au point qu’elles en Ă©taient toutes marbrĂ©es. Il dut s’enfuir au plus vite. Depuis il n’osa mĂȘme plus passer sur les terres de la ferme. Le Vieux fit longtemps des gorges chaudes de cette aventure. C’était vraiment un farceur que ce Vieux. La nuit venue et les priĂšres dites en commun, je vous assure que c’était Ă  qui se fourrerait le plus prestement au lit, dans le manoir de Keranniou. Car le dernier couchĂ© recevait sur le derriĂšre une si formidable claque qu’il ne pouvait guĂšre ensuite reposer qu’à plat ventre[192]. Ce terrible Vieux vous imprimait sa paume et ses cinq doigts dans la peau. L’endroit, qui Ă©tait aussi l’envers, en restait endolori pendant toute une semaine. Sur ces entrefaites, ThĂ©rĂšse, qui Ă©tait devenue une belle et forte fille, quitta la ferme pour se marier. Les enfants ayant grandi et pouvant dĂ©sormais se passer de soins, la veuve de Keranniou ne jugea pas Ă  propos de la remplacer. La servante principale, moyennant une faible augmentation de gages, se chargea de toute la besogne. PĂŽtr-coz ne l’aimait pas. Elle Ă©tait grignouse, c’est-Ă -dire revĂȘche. Toujours grognant, geignant, rechignant. Ce fut une tout autre chanson. Ou plutĂŽt, ThĂ©rĂšse partie, il n’y avait plus de chanson du tout. Adieu le bon temps ! Le Vieux en devint fort maussade. On voyait bien qu’il ne cherchait qu’une occasion de jouer un mauvais tour Ă  la servante principale dĂ©sormais l’unique. Elle la lui fournit elle-mĂȘme. Le Vieux, ai-je dit, prenait grand plaisir Ă  regarder faire des crĂȘpes. Comme on n’en faisait plus que dans l’ñtre de la cuisine, c’est lĂ  qu’il vint s’installer dĂ©sormais, prĂšs de la servante que nous appellerons, si vous voulez, MĂŽn. Celle-ci, dĂšs la premiĂšre fois, l’accueillit assez mal. À la seconde, elle lui signifia durement qu’elle ne tolĂ©rerait plus sa prĂ©sence. Le Vieux n’était pas homme Ă  se dĂ©concerter. Le troisiĂšme jeudi, il Ă©tait encore Ă  son poste. Pour le coup, MĂŽn enragea. Elle grommelait — Il m’ennuie, ce Vieux. Il est lĂ  qui me regarde tout le temps avec son Ɠil en dessous
 Mais je m’en vais lui faire passer le goĂ»t des crĂȘpes. Comme elle en retournait une, sur son Ă©clisse, elle la retira vivement, et l’appliqua toute brĂ»lante sur ta figure du Vieux. Le pauvre bonhomme hurla de douleur. Il se mit Ă  sauter et Ă  courir Ă  travers la maison comme un chat qu’on vient d’échauder. Puis il enfila la porte et disparut dans les champs. La servante se fĂ©licitait dĂ©jĂ  d’avoir pour jamais dĂ©barrassĂ© la ferme de cet hĂŽte inquiĂ©tant. À vrai dire, ce soir-lĂ , on put se coucher en paix. Personne ne reçut de tape sur la fesse. MĂŽn jubilait, en s’étendant entre ses draps. Elle s’endormit toute joyeuse. Tout Ă  coup, il lui sembla, dans son sommeil, que ses draps devenaient durs comme des planches, et qu’entre celui de dessus et celui de dessous elle Ă©tait pressĂ©e comme un grain de froment entre deux meules. Elle ouvrit les yeux. Quelle ne fut pas sa stupĂ©faction, quand elle se retrouva debout et Ă  demi Ă©crasĂ©e entre le pied de son lit et le flanc de l’armoire voisine ! Elle cria au secours. Les gens de la ferme, rĂ©veillĂ©s en sursaut, accoururent et la dĂ©livrĂšrent. Elle avait tout le corps meurtri ; sa vie durant, elle clocha des hanches. La maĂźtresse de Keranniou, la veuve du Vieux, lui dit, quand son effroi fut un peu passĂ© — Souvenez-vous de ceci, MĂŽn. Il ne faut pas manquer aux morts. Cette veuve, qui se nommait Catherine, Ă©tait une petite femme trĂšs douce, assez timide, et qui Ă©tait restĂ©e faible de santĂ© Ă  cause des nombreux enfants qu’elle avait eu coup sur coup. On s’étonnait dans le pays qu’elle ne se remariĂąt point. Elle n’était pas de taille Ă  mener seule une exploitation aussi importante que celle de Keranniou. D’aucuns prĂ©tendaient que le bon Dieu avait pris pitiĂ© d’elle, et expliquait ainsi le retour du Vieux Ă  la ferme, aprĂšs sa mort. Il y avait peut-ĂȘtre de cela, mais ce n’était pas la grande raison. On le sut plus tard. Un matin, Catherine se rendit au presbytĂšre de Tourc’h. La gouvernante du recteur, la carabassenn », lui trouva l’air pĂąle, la mine plus souffreteuse qu’à l’ordinaire. — Je voudrais parler Ă  M. DĂ©nĂšs, murmura la pauvre femme, en s’affaissant sur une chaise. M. DĂ©nĂšs, c’était le recteur, un brave homme de prĂȘtre. Il fit entrer la veuve de Keranniou dans la salle Ă  manger et ferma soigneusement la porte. Il pressentait qu’elle avait Ă  lui faire quelque grave confidence. La veuve ne fut pas plus tĂŽt seule avec lui qu’elle fondit en larmes. Le recteur la laissa pleurer, puis l’encouragea doucement. — Dites-moi votre peine, Katic ; cela vous soulagera, j’en suis sĂ»r. — Jamais je n’oserai, monsieur DĂ©nĂšs. C’est si invraisemblable, si surnaturel ! Elle finit par oser. Elle se confessa, non sans rougir de honte. VoilĂ  elle se sentait enceinte. Elle pouvait jurer ses grands dieux pourtant que pas homme vivant n’était entrĂ© dans son lit, depuis la mort du Vieux. Mais, Ă  diverses reprises, elle avait vu le Vieux lui-mĂȘme s’étendre Ă  cĂŽtĂ© d’elle. Elle aurait bien voulu se refuser. Elle lui avait obĂ©i par peur. Il disait que Dieu l’ordonnait, qu’il n’était revenu que pour cela, parce qu’il n’avait pas fait son compte d’enfants
 — Il faut que ce qui doit ĂȘtre soit, prononça le recteur, quand elle eut tout racontĂ©. Allez en paix, ma fille. Vous n’avez fait que votre devoir. — HĂ©las ! monsieur le recteur, comment serais-je en paix ? Les mauvaises langues vont tourner comme des roues de moulin. Je suis une femme perdue. On ne croira pas ce qui est
 En effet, dĂšs que sa grossesse fut visible, tout le monde la hua. On l’accusa de s’ĂȘtre livrĂ©e au charretier. On la flĂ©trit, on la vilipenda. De guerre lasse, elle retourna au presbytĂšre. — Monsieur le recteur, donnez-moi, je vous prie, l’absolution finale. Je n’en peux plus. Je suis rĂ©solue de mourir. — Attendez jusqu’à dimanche, Katic, et venez Ă  la grand’messe. Elle eut le courage d’y venir et de gagner son banc, malgrĂ© les yeux hostiles qui la dĂ©visageaient, malgrĂ© les vilaines choses qui se chuchotaient Ă  mi-voix sur son passage. AprĂšs l’évangile, le recteur monte en chaire, pour le prĂŽne. — Paroissiens, dit-il, quiconque juge mal en ce monde sera mal jugĂ© dans l’autre. Il y a ici une femme Ă  qui vos calomnies font faire son purgatoire en cette vie. Mais je vous dis, moi, que, si vous n’y prenez garde, vous vous damnerez Ă  cause de ce que vous racontez d’elle. En vĂ©ritĂ©, vous vous acharnez comme des chiens pleins de rage aprĂšs la jupe d’une honnĂȘte femme
 Katic de Keranniou, relevez votre front. C’est Ă  ceux qui mĂ©disent de vous de baisser la tĂȘte
 » À partir de ce jour, on laissa la veuve tranquille. Elle accoucha d’un enfant chĂ©tif, mais qui ressemblait Ă  tous les autres enfants, sauf ce dĂ©tail qu’il n’avait pas d’yeux dans ses orbites. Il avait en revanche une intelligence extraordinaire. On le mena baptiser. Quand on le rapporta Ă  la ferme, il se mit Ă  parler comme un homme et dit Ă  sa mĂšre combien de verres et quelles espĂšces de liqueurs les gens du baptĂȘme avaient bus Ă  l’auberge du bourg. Les personnes prĂ©sentes en demeurĂšrent tout Ă©baubies. Elles comprirent alors que le recteur avait eu ses raisons pour parler comme il l’avait fait. Il ne fut plus bruit dans la contrĂ©e que du nouveau-nĂ© de Keranniou. Le soir du jour oĂč il naquit, on vit arriver le Vieux qui n’avait plus reparu Ă  la ferme depuis l’incident de la crĂȘpe. Non qu’il s’en fĂ»t Ă©loignĂ©. On l’avait maintes fois aperçu rĂŽdant aux environs, dans les garennes » abandonnĂ©es. Souvent aussi sa tĂȘte s’était montrĂ©e derriĂšre le vitrage de la fenĂȘtre. Mais il n’avait plus franchi le seuil. Ce soir-lĂ , il reprit sa place au foyer, du cĂŽtĂ© oĂč se trouvait le berceau, contre le lit de la mĂšre. Il y passa les journĂ©es et les nuits. DĂšs que l’enfant pleurait, il se prĂ©cipitait pour le bercer. C’était une chose qu’il n’avait guĂšre faite de son vivant. Aussi avait-il le mouvement un peu brusque. Il appuyait parfois sur le rebord du berceau comme s’il se fĂ»t agi de peser sur un mancheron de charrue. L’enfant alors le calmait — Doustadic, pĂŽtr-coz, doustadic ! Doucettement, Vieux, doucettement ! L’enfant vĂ©cut sept mois ; il causait Ă  merveille et avait l’air de tout voir, malgrĂ© ses orbites creux. Un matin, on le trouva mort dans sa couchette. Le Vieux l’accompagna jusqu’au cimetiĂšre et, Ă  partir de ce moment, ne donna plus de ses nouvelles. Il attendait, dit-on, que l’enfant le conduisĂźt au paradis par la main[193]. ContĂ© par Marie Hostiou. — Quimper. _______ LXIJean CarrĂ© Jean CarrĂ© Ă©tait un pauvre orphelin, restĂ© sans pĂšre ni mĂšre, Ă  l’ñge de trois ou quatre ans. Mais il avait une marraine qui Ă©tait riche et n’était pas mariĂ©e. Elle prit son filleul avec elle, et le fit Ă©lever dans sa maison comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© son enfant. Quand il fut en Ăąge de faire ses Ă©tudes, elle le mit au collĂšge. Jean CarrĂ© aurait pu, tout aussi bien qu’un autre, devenir prĂȘtre ou notaire. Mais il Ă©tait nĂ© aventurier. Vers sa dix-neuviĂšme annĂ©e, quand il revint en vacances, il dit Ă  sa marraine — Si vous m’aimez, vous ne me renverrez plus au collĂšge. — Tu as donc pris les livres en dĂ©goĂ»t ? — Je n’ai pas pris les livres en dĂ©goĂ»t, marraine. Ce qui me dĂ©plaĂźt, c’est d’ĂȘtre toujours assis, dans une salle oĂč je m’ennuie. — Quel Ă©tat comptes-tu donc prendre, mon enfant ? — Je voudrais ĂȘtre marin. — TrĂšs bien, Jean CarrĂ©, dit la marraine. J’eusse prĂ©fĂ©rĂ© te voir Ă©tabli prĂšs de moi. Mais je me suis promis de ne pas contrarier ta vocation. Tu veux ĂȘtre marin sois marin. Je vais de ce pas te faire construire un solide bĂątiment ; car je n’entends pas que mon filleul s’engage en qualitĂ© de simple matelot. Je tiens Ă  ce que tu passes d’emblĂ©e capitaine. Tu choisiras toi-mĂȘme ton Ă©quipage. Quoique Jean CarrĂ© n’eĂ»t pas beaucoup travaillĂ© au collĂšge, il en savait cependant assez pour ĂȘtre reçu capitaine. Il prit son brevet, en attendant que le navire fĂ»t lancĂ©. Le jour du lançage, Jean CarrĂ© dit Ă  celle qui avait toujours Ă©tĂ© si bonne pour lui — Vous ĂȘtes ma marraine. Soyez aussi la marraine de mon bateau. On inscrivit donc sur l’arriĂšre du bĂątiment le nom de BarbaĂŻka. Car ainsi s’appelait l’excellente femme. Je ne vous dirai point si le navire Ă©tait une goĂ©lette ou un trois mĂąts. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il faisait honneur au chantier d’oĂč il Ă©tait sorti. De mĂȘme, il pouvait se vanter d’avoir en Jean CarrĂ© un capitaine comme il s’en rencontre peu. VoilĂ  les voiles au vent et la BarbaĂŻka en pleine mer. Dieu lui donne heureuse traversĂ©e ! Jean CarrĂ© avait rĂ©solu de faire dans la MĂ©diterranĂ©e une campagne de deux ans. Pendant les seize premiers mois, tout se passa Ă  merveille. Beau temps, belle mer, bonne brise. — Ce n’est pas le tout, dit un jour le jeune capitaine Ă  son Ă©quipage. Vous devez avoir hĂąte de revoir le pays. Nous allons maintenant mettre le cap sur la Basse-Bretagne. Ainsi fut fait. DĂ©jĂ  la terre bretonne s’élevait Ă  leurs yeux du fond de l’horizon. — À genoux ! commanda Jean CarrĂ©, et remercions Dieu d’avoir bĂ©ni notre voyage. Mais une voix de matelot lui rĂ©pondit de la vergue du grand mĂąt — Le plus dur est encore Ă  passer, capitaine. Je vois venir sur nous un navire qui ne promet rien de bon. Jean CarrĂ© braqua sa longue-vue dans la direction indiquĂ©e. — En effet, dit-il, nous allons avoir affaire Ă  un pilleur de mer ». OhĂ© ! les gars, tenons-nous prĂȘts ! La BarbaĂŻka hissa pavillon, mais le pilleur de mer continua de lui courir dessus, sans rĂ©pondre Ă  sa politesse. — C’est bon ! gronda Jean CarrĂ©. Celui-ci a besoin qu’on lui donne une leçon. Il l’aura, et il la paiera cher. Il avait Ă  son bord une douzaine de piĂšces de canon de gros calibre, car la marraine avait bien fait les choses. Les douze piĂšces partirent Ă  la fois. Le pilleur de mer, qui se croyait en prĂ©sence d’un simple navire marchand, ne s’attendait pas Ă  ĂȘtre bonjourĂ© de la sorte. Il tourna trois fois sur lui-mĂȘme, et coula. Jean CarrĂ© n’était pas un mauvais homme. Il ordonna de mettre les chaloupes Ă  l’eau, et sauva tout ce qu’il y avait de vivant sur le navire ennemi. Or, les pirates avaient avec eux soixante jeunes filles remarquablement belles. — D’oĂč avez-vous eu ces filles ? demanda Jean CarrĂ© au chef des pirates. — Nous les avons enlevĂ©es. — Et oĂč les emmeniez-vous ? — J’allais les vendre. Parmi ces beautĂ©s, se trouvait une princesse qui paraissait avoir au plus dix-sept ou dix-huit ans. Elle Ă©tait fraĂźche, rosĂ©e, blonde, les yeux aussi limpides que le ciel. Elle avait avec elle sa femme de chambre qui ne la quittait jamais. — Combien me vendriez-vous cette jeune princesse ? demanda Jean CarrĂ©. — Puisque vous nous avez sauvĂ©s, je vous la cĂ©derai pour mille Ă©cus. — Et la femme de chambre ? — Je vous la donnerai par-dessus le marchĂ©. Seulement vous nous dĂ©barquerez sains et saufs au premier port. — MarchĂ© conclu ! dit Jean CarrĂ©, et il paya incontinent les mille Ă©cus. Au premier port, il dĂ©barqua les pirates sains et saufs. Puis il fit voile vers le port oĂč il devait dĂ©sarmer. LĂ , il logea la princesse et sa femme de chambre dans le meilleur hĂŽtel, les recommandant aux bons soins de l’hĂŽtesse. Quant Ă  lui, il se fit seller un cheval et piqua droit vers le manoir oĂč demeurait sa marraine. Vous pensez si celle-ci le reçut Ă  bras ouverts. — Eh bien ! quoi de nouveau ? lui demanda-t-elle, aprĂšs l’avoir Ă©treint sur son cƓur. — Pas grand’chose, si ce n’est que j’ai fait un achat. — Lequel ? — J’ai peur qu’il ne soit pas de votre goĂ»t. — Mais encore ? — Accompagnez-moi, et vous verrez. La marraine ne se fĂźt pas prier. ArrivĂ©e Ă  l’hĂŽtel, elle vit la princesse et se prit pour elle d’une vive amitiĂ©. — À quand la noce ? dit-elle, en se tournant vers Jean CarrĂ©. — Quand il vous plaira, marraine. — En ce cas, le plus tĂŽt possible. Quinze jours aprĂšs, le mariage eut lieu. Croyez que ce fut une belle noce. Au bout de treize mois, la princesse accouchait d’un fils Ă  qui l’on donna les noms de Jean-BarbaĂŻk. Le pĂšre, Jean CarrĂ©, vĂ©cut deux ans prĂšs de sa marraine, de sa femme et de son enfant, uniquement occupĂ© de les aimer tous les trois. Mais, dans le cours de la troisiĂšme annĂ©e, il commença Ă  prendre un air d’ennui. — Il te manque quelque chose, lui dit un jour sa marraine. — Oui, il me manque la mer. — Y songes-tu ? abandonner la femme, ton fils ! Je ne te parle pas de moi qui ne suis que ta marraine. — Que voulez-vous ? Je ne suis pas fait pour vivre les pieds au feu, comme tant d’autres. Laissez-moi accomplir encore un voyage. Je vous reviendrai ensuite, et je ne vous quitterai plus. — Tu jures au moins que ce voyage sera le dernier ? — Je le jure. — Pars donc. Le soir mĂȘme, la marraine annonça Ă  la princesse que Jean CarrĂ©, pour la derniĂšre fois, allait reprendre la mer. — Eh bien ! dit la princesse, puisque cependant vous partez, faites peindre mon portrait, celui de notre enfant et celui de ma femme de chambre sur la poupe de votre navire. Il ne vous sera pas difficile, soit Ă  l’aller, soit au retour, de relĂącher dans le port de Londres. RelĂąchez-y, pour l’amour de moi. LĂ , vous amarrerez votre bĂątiment au quai, non point par le nez, comme c’est l’usage, mais par derriĂšre, de façon que les trois portraits puissent ĂȘtre vus des gens qui seront Ă  terre. C’est tout ce que j’exige de vous. Je pense que vous m’accorderez cette satisfaction en Ă©change du chagrin que vous me causez en partant. — Je vous l’accorderai, rĂ©pondit Jean CarrĂ©. Et, Ă  l’aller, il ordonna en effet Ă  ses matelots de relĂącher dans le port de Londres. Le navire y fut amarrĂ© au quai, comme l’avait souhaitĂ© la princesse. Or, le roi et la reine d’Angleterre avaient un grand jardin dont la terrasse dominait le quai, et d’oĂč ils assistaient Ă  toutes les entrĂ©es comme Ă  toutes les sorties de navires. — Hum ! dit, ce matin-lĂ , le roi Ă  la reine, vois-tu ce bĂątiment qui vient d’arriver. — Oui !
 pourquoi ? — Ne remarques-tu pas qu’il a le derriĂšre lĂ  oĂč il devrait avoir le nez ? — Si bien. — Il faut que ce soit un fameux imbĂ©cile qui le commande. Descendons de la terrasse. Je veux l’aller trouver de ce pas. Il ne sera pas dit qu’un navire aura Ă©tĂ© impunĂ©ment amarrĂ© d’aussi sotte façon Ă  mon quai de Londres. Le roi Ă©tait trĂšs en colĂšre. — Quel est l’idiot de capitaine qui commande ici ? demanda-t-il, quand il fut prĂšs de la BarbaĂŻka. — Il s’appelle Jean CarrĂ©, rĂ©pondit le mousse. Mais si vous avez Ă  lui parler, vous ferez bien de vous montrer plus poli, car il a l’oreille chatouilleuse. Pendant ce colloque, la reine dĂ©visageait, avec curiositĂ© d’abord, puis avec Ă©tonnement, les figures peintes Ă  l’arriĂšre du navire. — Au lieu de te fĂącher, dit-elle Ă  son mari en le tirant par le bras, regarde donc ces trois portraits. Ne jurerait-on pas que celle-ci est notre fille, et celle-lĂ  sa femme de chambre ? Par exemple, je ne m’explique pas comment cet enfant se trouve entre elles deux. Tout ceci est bien Ă©trange. Informe-toi poliment auprĂšs du capitaine. Si tu t’emportes, nous n’apprendrons rien. Tu devrais savoir que quand tu es en colĂšre, tu ne fais que des bĂȘtises. Justement, Jean CarrĂ© venait de paraĂźtre sur le pont. — Pardon, monsieur le capitaine, dit le roi, en soulevant son chapeau, seriez-vous assez aimable pour me dire comment ces portraits sont tombĂ©s en votre possession ? — Parbleu ! c’est moi qui les ai fait faire. — Mais, les originaux, alors ? — Celle-ci est ma lĂ©gitime Ă©pouse, celle-lĂ  sa femme de chambre. Quant Ă  l’enfant, je me vante d’ĂȘtre son pĂšre. — Comment ! celle-ci est votre lĂ©gitime Ă©pouse ! s’écria la reine ; embrassons-nous donc, car vous ĂȘtes mon gendre. — Embrassez-moi aussi ! s’écria le roi. — Du diable, fit Jean CarrĂ©, si je m’attendais Ă  avoir de la famille dans la ville de Londres ! Il n’en embrassa pas moins le roi et la reine. Puis il leur raconta comment il avait achetĂ© leur fille Ă  un pirate, et comme quoi il en avait fait sa femme. — Tout est bien, dit le roi, du moment que notre fille est vivante. Voici plus de deux ans que nous la pleurions comme morte. Ça, mon gendre, vous allez passer quelque temps auprĂšs de nous, afin que nous fassions plus ample connaissance. Je veux que vous logiez dans mon palais. Votre second vous remplacera dans le commandement du navire. Je me charge de l’entretien de l’équipage. — Soit ! rĂ©pondit Jean CarrĂ©. Et il suivit au palais ses beaux-parents. Deux mois durant, il mena large vie. Le roi tint Ă  honneur de lui faire visiter tout le royaume, et pas Ă  pied, je vous le promets. ⁂ Un jour qu’ils arrivaient dans une grosse bourgade, ils trouvĂšrent les rues pleines de monde. — Que signifie tout ce rassemblement de peuple ? demanda Jean CarrĂ©. Ils s’avancĂšrent jusqu’au cƓur de la foule. Un spectacle horrible s’offrit Ă  eux. Deux robustes gaillards traĂźnaient un cadavre, en le tirant chacun par une jambe. La tĂȘte du suppliciĂ© sonnait sur le pavĂ©, sourdement. La populace lui jetait de la boue, Ă  poignĂ©es. — En quel pays sommes-nous donc ! s’écria Jean CarrĂ© d’une voix de tonnerre. Est-ce lĂ  le respect que l’on doit Ă  un mort ? Un des deux hommes qui traĂźnaient le cadavre rĂ©pondit — Celui que voici n’avait pas payĂ© ses dettes avant de mourir. C’est pourquoi nous le traitons de la sorte. Cela s’est toujours fait, parmi nous, et cela se fera toujours. Les mauvais dĂ©biteurs sont comme la mauvaise herbe. Il ne suffit pas qu’ils meurent. Il faut que leur exemple ne puisse pas porter graine. Ce que vous voyez n’est rien encore. Lorsque nous aurons halĂ© cet homme jusqu’à une carriĂšre qui est lĂ -bas, nous le couperons en morceaux aussi menu que chair Ă  pĂątĂ©, et, ces morceaux, nous les Ă©parpillerons, pour qu’ils deviennent promptement la pĂąture des animaux sauvages et des oiseaux de proie. — En Basse-Bretagne, grommela Jean CarrĂ©, c’est vous que l’on mettrait en piĂšces. À combien se montaient donc les dettes que ce malheureux a laissĂ©es aprĂšs lui ? — À cent francs. — Eh bien ! les voilĂ , vos cent francs ! Au moins sa dĂ©pouille m’appartient-elle ? — Oui, et libre Ă  vous d’en faire ce qu’il vous plaira. — Je la ferai enterrer pompeusement, afin de vous montrer, Ă  vous autres Anglais, comment les Bretons traitent les morts. Le roi Ă©tait lĂ  qui Ă©coutait, mais qui n’osait rien dire, ne voulant pas ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă  ses sujets, encore moins Ă  son gendre. Jean CarrĂ© fit faire l’enterrement, suivant les usages du pays, et en rĂ©gla tous les frais. Puis il commanda aux tailleurs de pierre les plus renommĂ©s une tombe magnifique sur laquelle furent inscrits le nom du mort et le sien. Le roi, un peu inquiet, lui dit — Nous pourrions peut-ĂȘtre nous en retourner maintenant du cĂŽtĂ© de Londres ? — Ma foi, oui ! rĂ©pondit Jean CarrĂ©. Ce que nous venons de voir ici ne m’engage nullement Ă  poursuivre. Ils rebroussĂšrent chemin. De retour Ă  Londres, Jean CarrĂ© annonça Ă  ses beaux-parents qu’il commençait Ă  trouver le temps long, depuis si longtemps qu’il n’avait vu sa femme. Il avait grande hĂąte aussi de rentrer Ă  bord de la BarbaĂŻka. — Vous partirez, lui dit le roi, mais non sur le navire qui vous a amenĂ©. Rappelez-vous que vous ĂȘtes mon gendre. Le gendre du roi d’Angleterre ne saurait voyager sur un navire de trois cents tonneaux, comme un simple maĂźtre au cabotage. Je vais donner l’ordre Ă  mon escadre de se tenir prĂȘte. Elle sera toute Ă  votre disposition. L’amiral en chef lui-mĂȘme ne sera vis-Ă -vis de vous que comme un matelot par rapport Ă  son capitaine. Aux yeux de Jean CarrĂ©, toute l’escadre du roi d’Angleterre, avec ou sans amiral, ne valait point la BarbaĂŻka. Mais, au moment de quitter beau-pĂšre et belle-mĂšre, il ne voulut pas leur causer de chagrin. Il s’embarqua donc sur le vaisseau-amiral. De quoi il eut Ă  se repentir amĂšrement. À bord de ce vaisseau-amiral, il y avait comme pilote un grand juif, assez bel homme, mais que je n’eusse pas achetĂ© deux liards. Le soir du premier jour de traversĂ©e, Jean CarrĂ© ne fut pas peu surpris de voir que les autres bĂątiments de l’escadre gagnaient de vitesse celui qu’il montait. C’était cependant un fier navire, merveilleusement gréé. — Ça, dit-il au juif, d’un ton courroucĂ©, d’oĂč vient que nous marchons Ă  la traĂźne ? Le bateau a tout ce qu’il faut pour aller de l’avant ». Vous ĂȘtes un mauvais pilote ! — Je ne suis pas un mauvais pilote. Comment gouverner, quand le gouvernail n’est pas Ă  sa place ? — Vous me ferez quinze jours de fers. Le gouvernail Ă©tait bien Ă  sa place, quand nous avons appareillĂ©. — Jugez-en vous mĂȘme ! — C’est ce que nous allons voir. Comme Jean CarrĂ© se penchait pour voir, le juif le saisit par les pieds et lui fit faire la culbute par-dessus bord. — Au secours ! Au secours ! cria le pauvre capitaine. HĂ©las ! il ne lui restait qu’à pĂ©rir lamentablement. La mer Ă©tait grosse. Il roulait, Ă  moitiĂ© enseveli, dans l’entre-deux des lames. Le juif avait si lestement fait son coup que personne, ne s’était aperçu de la disparition du gendre du roi. D’ailleurs, l’amiral se fĂ»t assez peu souciĂ© de le repĂȘcher. Il n’était dĂ©jĂ  que trop vexĂ© d’avoir Ă  obĂ©ir Ă  un simple capitaine de la marine bretonne. Le vaisseau continua donc sa route, comme si de rien n’était. — Il faut mourir ! se dit Jean ; et, en attendant d’ĂȘtre englouti, il se mit Ă  rĂ©citer une courte priĂšre. En ce moment, une haute vague le souleva. Il jeta autour de lui, sur la grande mer, le regard dĂ©solĂ© de ceux qui sombrent. Et voici qu’il vit venir vers lui, marchant sur les flots, la silhouette d’un homme. Et l’homme lui dit, d’une voix douce — Ne sois plus navrĂ©, mon pauvre Jean ! S’il y a des gens qui trahissent, il y en d’autres qui se souviennent. — Comment ne serais-je pas navrĂ© ? Je n’embrasserai plus ni ma marraine, ni ma femme, ni mon fils ! Je leur avais promis, en les quittant, que ce voyage serait le dernier. Je ne croyais pas si bien dire ! — Prends courage ! Je viens pour te sauver. L’homme surnaturel tendit la main Ă  Jean CarrĂ©. — Monte sur mon dos, dit-il. Jean CarrĂ© obĂ©it. L’homme se mit de nouveau Ă  marcher sur la mer. Il cheminait dans le creux des vagues, comme un laboureur dans un sillon. Il emporta ainsi Jean CarrĂ© jusqu’à une Ăźle rocheuse, mais verte, dont nul capitaine n’avait jamais eu connaissance. Il l’y dĂ©posa Ă  l’ombre d’un arbre de palmes. — LĂ , camarade, lui dit-il. Ce que tu as de mieux Ă  faire pour le moment, c’est de sĂ©cher tes habits. Vois, le soleil est chaud. Dans une heure ou deux tu n’auras plus un fil de mouillĂ©, et tu auras pris quelque repos, Nous continuerons alors notre route. — À votre grĂ©. Le chemineur-de-mer disparut. Jean CarrĂ©, restĂ© seul sous les hautes palmes qu’agitait une brise douce, ne tarda pas Ă  s’endormir. Ne troublons pas son sommeil !
 ⁂ Pendant ce temps, l’escadre du roi d’Angleterre voguait Ă  pleines voiles vers les cĂŽtes de Basse-Bretagne. À mesure qu’on en approchait, l’amiral se sentait ennuyĂ© grandement. Que dire Ă  la princesse ? Comment lui rĂ©vĂ©ler la chose fatale ? Il y a, mĂȘme pour les amiraux, des passes difficiles. Celui-ci n’était pas fĂąchĂ© de la disparition de Jean, mais il dĂ©plorait d’avoir Ă  l’annoncer. Quant au juif, il affectait un air navrĂ©. Au fond de son cƓur, il jubilait. Lorsqu’on eut abordĂ©, la flotte hissa le drapeau noir. La princesse qui se promenait dans ses domaines, avec son enfant sur les bras, aperçut au loin cette forĂȘt de mĂąts et de vergues, ainsi que les flammes de deuil qui flottaient Ă  leurs drisses. Elle tomba Ă  genoux, l’ñme frappĂ©e d’un pressentiment. À ce moment, l’amiral s’avançait vers elle, chapeau bas. — Princesse, commença-t-il
 — Inutile de poursuivre, Jean CarrĂ© est mort, n’est-ce pas ? — Comme vous dites, princesse ! — Retournez donc au pays d’oĂč vous venez. — Sans vous ? — Devant la grande mer, je fais ce serment. Rapportez-le Ă  mon pĂšre. Je jure de ne retourner en Angleterre que lorsque la mort m’aura rĂ©unie Ă  Jean CarrĂ© ! Ce soir mĂȘme, l’amiral reprenait le large. Mais le juif, lui, avait dĂ©sertĂ©. À la trouble-nuit, comme les vaisseaux avaient dĂ©jĂ  dĂ©passĂ© la ligne bleue de l’horizon, il faisait son entrĂ©e au manoir de KerdĂ©val oĂč demeuraient ensemble la marraine de Jean CarrĂ© et sa veuve. Il les trouva qui pleuraient enlacĂ©es. — Faites excuse, dit-il dĂšs le seuil, moi seul, je sais comment celui que vous pleurez a pĂ©ri. J’ai vu l’amiral le jeter par-dessus bord. Et il se prit Ă  larmoyer, avec une dĂ©solation en apparence si vraie que sa douleur fit diversion Ă  celle des deux femmes. — Approchez-vous du feu ! dirent-elles. Il raconta qu’il avait dĂ©sertĂ©, pour ne plus vivre sous les ordres d’un homme aussi criminel que l’amiral. Bref, il sut si bien se concilier les bonnes grĂąces de la marraine et de la veuve, qu’on le pria d’accepter l’hospitalitĂ© dans la maison. Croyez qu’il mit Ă  profit son sĂ©jour. À force de parler de Jean CarrĂ©, sur un ton de douloureuse sympathie, il finit par s’insinuer dans le cƓur de la pauvre princesse. Elle tolĂ©ra la cour qu’il lui faisait, accepta de devenir sa femme. Non qu’elle eĂ»t oublie Jean CarrĂ©. Bien au contraire, elle pensait ĂȘtre fidĂšle Ă  sa mĂ©moire en lui donnant pour successeur un homme qui avait sans cesse son Ă©loge Ă  la bouche. La marraine elle-mĂȘme avait Ă©tĂ© sĂ©duite par ce misĂ©rable juif. Elle fut la premiĂšre Ă  encourager la princesse Ă  l’épouser. Le mariage fut dĂ©cidĂ©. Il ne restait plus Ă  faire que les derniers prĂ©paratifs. ⁂ 
 — Eh bien ! Jean, tes effets sont-il secs ? demandait Ă  Jean CarrĂ©, ce matin-lĂ , l’homme surnaturel. Jean CarrĂ© ouvrit pĂ©niblement un Ɠil, puis l’autre. — Sapristi ! s’écria-t-il, je viens de faire un bon somme ! Il essaya de se mettre sur son sĂ©ant. Il ne le put. Sa tĂȘte toujours retombait en arriĂšre. — Qu’est-ce que j’ai donc ? — Tu as que tes cheveux et ta barbe ont tellement poussĂ©, depuis que tu es Ă©tendu lĂ , qu’ils ont pris racine dans le sol. — C’est, ma foi, vrai ! Comment cela se fait-il ? — Parce qu’il y a deux ans que tu dors, rĂ©pondit tranquillement l’étranger[194]. — Deux ans ! — Pas un jour de plus, pas un jour de moins. J’aime Ă  croire que te voilĂ  suffisamment reposĂ©. — Je dois l’ĂȘtre. — Il faut que tu le sois, car tu n’es pas au bout de tes peines. Remonte sur mes Ă©paules, que nous nous mettions de nouveau en chemin. L’un portant l’autre, ils traversĂšrent la mer brumeuse. L’homme surnaturel marcha sur les eaux trois jours et trois nuits. Le jour, une colonne d’écume blanche cheminait devant lui, pour lui montrer la route. La nuit, c’était une claire Ă©toile. La troisiĂšme nuit, il dit Ă  Jean CarrĂ© — Reconnais-tu cette terre ? — Oui, c’est celle oĂč je suis nĂ©. — Tu n’as plus besoin de moi. La grĂšve commence ici. Ne t’attarde point. Rends-toi directement Ă  KerdĂ©val. Tu y trouveras ta femme en train de se remarier avec le juif qui te jeta naguĂšre Ă  la mer. Ne coupe ni tes cheveux, ni ta barbe. Fais-toi embaucher parmi les serviteurs de la maison, pour n’importe quelle besogne. Je sais que l’on est en quĂȘte d’un fendeur de bois. Tu pourras te proposer comme tel. Et maintenant, avant que je t’abandonne Ă  ton sort, dis-moi, Jean CarrĂ©, aurai-je le droit, si on me le demande, d’affirmer que je t’ai rendu service ? — Tu as le droit de le proclamer en tout lieu. Moi-mĂȘme je n’y faillirai point. — BĂ©ni sois-tu pour cette parole ! Elle m’ouvre le paradis. Je suis le mort dont tu payas jadis les dettes et Ă  qui tu fis donner la sĂ©pulture. À mon tour, j’avais contractĂ© une dette envers toi. Tu m’as dĂ©livrĂ© quittance. Je suis dĂ©sormais sauvĂ©. Bon voyage, Jean CarrĂ©, et merci ! — C’est Ă  moi de te remercier ! s’écria Jean CarrĂ©, mais il n’y avait dĂ©jĂ  plus sur la grĂšve que lui et son ombre que la lumiĂšre de la lune dĂ©coupait sur le sable. Pour arriver plus vite Ă  KerdĂ©val, il prit un sentier de traverse. La porte du manoir Ă©tait encore close. Il dut attendre, assis sur les marches du seuil, que l’aube se fĂ»t levĂ©e, et, avec l’aube, les servantes. — Excusez-moi, dit-il alors, je suis un homme de bonne volontĂ©. Je suis prĂȘt Ă  accepter beaucoup de travail en Ă©change d’un peu de pain. Il s’adressait en ces termes Ă  sa marraine. Il la reconnaissait bien, mais elle ne pouvait le reconnaĂźtre, Ă  cause de ses cheveux qui lui pendaient dans le dos et de sa barbe qui s’étalait sur sa poitrine. D’ailleurs, la vue de la vieille avait baissĂ©, par l’effet naturel de l’ñge et aussi parce qu’elle n’avait cessĂ© depuis la prĂ©tendue mort de Jean CarrĂ© de verser sur lui d’amĂšres larmes. — Entrez, brave homme, dit-elle. Savez-vous fendre le bois ? — Vous en jugerez, si vous m’employez. — Vous allez d’abord manger une Ă©cuellĂ©e de soupe, puis vous vous rendrez Ă  la forĂȘt que vous voyez lĂ -haut, sur le penchant de la montagne. Vous y trouverez des troncs abattus. Vous en ferez des bĂ»ches. On signe ce soir le contrat de ma filleule. Je voudrais que vous eussiez fendu assez de bois pour le feu de joie qui doit prĂ©cĂ©der la cĂ©rĂ©monie. — Reposez-vous-en sur votre serviteur. Vous serez satisfaite de lui. VoilĂ  Jean CarrĂ© d’avaler sa soupe et de partir pour la forĂȘt. Quand il se fut Ă©loignĂ©, la vieille marraine dit — À en juger d’aprĂšs sa longue barbe, ce doit ĂȘtre quelque ermite qui s’est condamnĂ©, par esprit de mortification, Ă  aller de porte en porte mendier du travail. Ce fut l’avis de chacun. ⁂ La femme de chambre de la princesse avait charge de promener le petit Iannik, tous les jours, entre midi et quatre heures. Elle le conduisait d’ordinaire aux champs oĂč l’enfant s’amusait fort Ă  regarder travailler les hommes. Ce midi-lĂ , elle lui dit Je vais te faire voir un bel ermite qui fend du bois, pour mĂ©riter le ciel. Ils se rendirent donc Ă  la forĂȘt, oĂč Jean ne perdait pas son temps, car on entendait de loin le bruit de sa hache s’enfonçant dans les troncs d’arbres. DĂšs qu’il fut en prĂ©sence du prĂ©tendu ermite, l’enfant se mit Ă  le dĂ©visager fixement. Puis, cet examen terminĂ©, il dit d’une voix tranquille, avec un air sĂ©rieux — C’est vous, mon pĂšre, qui peinez dur ! Vous abattez Ă  vous seul au tant de besogne que trois journaliers ensemble. — Que dis-tu lĂ , mon enfant ? Je ne suis pas ton pĂšre. — Ne parlez pas ainsi les autres ne le savent pas, mais moi je le sais. Jean CarrĂ© se mit Ă  rire. — Tenez ! reprit l’enfant, vous avez Ă  la joue une fossette toute semblable Ă  la mienne. Je la vois bien, malgrĂ© votre barbe. La femme de chambre n’était pas intervenue dans ce colloque. Mais la derniĂšre remarque de l’enfant l’avait frappĂ©e. — Maman ! s’écria le petit Iannik en rentrant au chĂąteau, maman ! j’ai vu mon pĂšre. — HĂ©las ! mon enfant, il y a plus de deux ans que ton pĂšre est mort. — Mon pĂšre n’est pas mort. Vous pouvez me croire, quand je vous affirme qu’il est bien vivant. — Je l’affirmerais volontiers moi-mĂȘme, prononça la femme de chambre. Elle raconta Ă  sa maĂźtresse ce qui s’était passĂ© dans la forĂȘt. La princesse en fut toute troublĂ©e. Elle n’avait pas cessĂ© d’aimer Jean, mais elle avait une peur mortelle que tout ceci ne fĂ»t qu’un leurre. Elle alla trouver la marraine et en causa avec elle. — Faisons toujours venir l’ermite, dit la marraine. Jean fut mandĂ© au chĂąteau. Il y arriva, les yeux baignĂ©s de larmes. — Pourquoi pleurez-vous ? lui demanda-t-on. — Je pleure de joie. On a bien raison de dire que c’est sur les lĂšvres des enfants que Dieu a mis la meilleure des sagesses. Il fit alors le rĂ©cit de son aventure, sans rien omettre, ni la perfidie du juif, ni l’efficace reconnaissance du mort. La femme de chambre courut au village voisin et en ramena barbier et perruquier. Jean CarrĂ© ne tarda pas Ă  sortir de leurs mains identiquement pareil Ă  ce qu’il Ă©tait deux annĂ©es auparavant. On lui fit alors prendre un bain et on le revĂȘtit de son habit de mariage que sa femme avait pieusement conservĂ© dans son armoire en souvenir de lui. Comme bien vous pensez, le juif n’était au courant de quoi que ce fĂ»t. Il surveillait dans la cour les apprĂȘts du feu de joie, donnant des ordres Ă  chacun, du ton insolent d’un parvenu, et se carrant dĂ©jĂ  dans son orgueil de futur maĂźtre de la maison. Sans cesse arrivaient des voitures, bondĂ©es de parents, Ă©loignĂ©s ou proches. Le juif les recevait Ă  mesure, s’empressait, faisait l’aimable. Les gendarmes du chef-lieu de canton Ă©taient lĂ  aussi ; on les avait convoquĂ©s, un peu pour assurer l’ordre, mais surtout pour rehausser l’éclat de la cĂ©rĂ©monie nuptiale qui devait se cĂ©lĂ©brer le lendemain. Soudain, on vit descendre la princesse. Elle prit Ă  part le brigadier et lui chuchota quelques mots Ă  l’oreille. C’est entendu ! rĂ©pondit le chef des gendarmes. Et il commanda de mettre le feu au bĂ»cher. La flamme s’éleva, pĂ©tillante et claire. À ce moment, Jean CarrĂ© apparut, tenant son fils par la main, et suivi de sa marraine. Ce fut un vrai coup de théùtre. Le juif Ă©tait devenu couleur vert-chou. Deux gendarmes l’empoignĂšrent par sa veste et le prĂ©cipitĂšrent dans le brasier. Il y flamba comme une simple allumette. Les invitĂ©s ne perdirent rien Ă  cela. Au lieu d’une noce, ce fut un retour de noce. Au lieu d’un repas, il y en eut vingt. Huit jours durant, les broches tournĂšrent, les tonneaux coulĂšrent, les gens mangĂšrent, burent, se vidĂšrent et recommencĂšrent. Il n’y eut personne de mĂ©content de voir le vrai maĂźtre remis en possession de sa femme et de ses biens, si ce n’est peut-ĂȘtre le juif, mais celui-lĂ  n’est jamais venu se plaindre. Du feu de KerdĂ©val il a dĂ» passer au feu de l’enfer oĂč il continue de cuire, espĂ©rons-le, pour l’éternitĂ©. La princesse, on s’en souvient, avait jurĂ© de ne retourner en Angleterre que lorsque la mort l’aurait rĂ©unie Ă  Jean CarrĂ©. Jean CarrĂ© pensa que la condition exigĂ©e avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© remplie, puisqu’en somme c’était grĂące Ă  un mort qu’il avait pu rejoindre sa femme. La marraine fut de son avis. Ils s’embarquĂšrent donc tous pour Londres. Mais le roi et la reine de ce pays ayant trĂ©passĂ© peu aprĂšs, Jean CarrĂ©, sa femme et sa marraine, regagnĂšrent leur chĂąteau de Basse-Bretagne oĂč dĂ©sormais ils vĂ©curent heureux. Puissiez-vous avoir bonheur Ă©gal, Ă  moins de frais[195]. ContĂ© par Lise Bellec, couturiĂšre. — Port-Blanc. _______ LXIILa pierre de salut Ce jour-lĂ , il y avait un grand repas Ă  KerbĂ©rennĂšs, maison riche de la paroisse de Langoat. Le plus jeune des enfants Ă©tant encore en bas Ăąge, on craignit que, par ses pleurs ou par ses cris, il ne gĂȘnĂąt les convives ; on pria donc une des servantes de sortir avec lui et de l’amuser pendant toute la durĂ©e du repas. La fille qui fut chargĂ©e de ce soin ne trouva rien de mieux, pour distraire le poupon, que de se mettre Ă  lancer des pierres dans une citerne vaste et profonde, situĂ©e Ă  l’un des angles de la cour. Les pierres, en tombant, faisaient plouff ! plouff ! Ce jeu Ă©gayait l’enfant ; la servante ne l’interrompit que lorsque les invitĂ©s de KerbĂ©rennĂšs se furent levĂ©s de table. On l’appela alors pour venir laver la vaisselle. Elle Ă©tait occupĂ©e Ă  cette nouvelle besogne, quand tout Ă  coup une grĂȘle de cailloux s’abattit sur la façade de la maison. Il en pleuvait jusque dans l’intĂ©rieur de la cuisine, par la fenĂȘtre et par l’ouverture de la porte. La servante sursauta, tout interloquĂ©e. Les cailloux rebondissaient sur les meubles, avec violence. Bon nombre d’assiettes volĂšrent en Ă©clats autour de la jeune fille. Elle abrita sa figure derriĂšre son bras et tĂącha de voir d’oĂč arrivaient toutes ces pierres. Elle constata qu’elles jaillissaient de la citerne, et ne douta point que ce ne fussent celles-lĂ  mĂȘmes qu’elle y avait lancĂ©es tout Ă  l’heure. Elle se garda bien d’en rien dire Ă  ses maĂźtres, se bornant Ă  leur montrer sur le sol les pierres qui avaient occasionnĂ© le dĂ©gĂąt. Le propriĂ©taire de KerbĂ©rennĂšs crut Ă  la vengeance d’un voisin qu’il n’avait pas jugĂ© Ă  propos d’inviter au repas. Quant Ă  sa femme, vous pouvez penser qu’elle Ă©tait navrĂ©e de voir son mobilier si luisant criblĂ© d’éraflures, et sa meilleure vaisselle en morceaux. On se coucha de fort mauvais humeur, cette nuit-lĂ , Ă  KerbĂ©rennĂšs. La jeune servante Ă©tait restĂ©e sur pied la derniĂšre, comme c’était son devoir. Elle finissait de couvrir le feu de l’ñtre avec la cendre et s’apprĂȘtait Ă  s’aller coucher Ă  son tour, lorsqu’entra, le corps ployĂ© en deux, une misĂ©rable vieille pauvresse dont les haillons dĂ©gouttaient d’eau. Elle grelottait si fort, la pauvre vieille, que la servante en eut grand pitiĂ©, quoique ce ne fĂ»t pas une heure Ă  se prĂ©senter chez des chrĂ©tiens. — Vous avez l’air d’avoir bien froid, ma brave femme ? dit la servante. — Oui, rĂ©pondit la groac’h[196] », bien froid, en effet ! — Il pleut donc Ă  verse que vos hardes sont trempĂ©es Ă  ce point ? Notez qu’il faisait nuit d’étoiles, sans un nuage, mais la jeune fille avait la tĂȘte si troublĂ©e depuis son aventure du jour qu’elle ne savait mĂȘme plus la couleur du temps. — Approchez-vous du foyer, marraine, reprit-elle, je vais rallumer le feu. La pauvresse s’assit sur un escabeau qui Ă©tait dans le coin de l’ñtre. Mais elle continuait de grelotter, malgrĂ© la flambĂ©e d’ajonc sec que venait d’allumer la servante. Et, tout en grelottant, elle gĂ©missait, gĂ©missait — Iaou, ma Doue !.. Iaou
 Iaou
 ma Doue, couscoude ! HĂ©las ! mon Dieu !
 HĂ©las !
 HĂ©las ! Mon Dieu, cependant ! — Par le Sauveur, supplia la jeune servante, ne vous lamentez pas ainsi ! Le maĂźtre couche dans le lit que voilĂ , et il s’est endormi, ce soir, sur son mĂ©contentement. Si vous le rĂ©veillez, il ne fera pas bon ici pour vous. Elle achevait Ă  peine de parler ainsi, Ă  voix basse, que le maĂźtre se rĂ©veillait. — Que signifie ce feu ? cria-t-il. Il ne pouvait apercevoir la vieille mendiante qui occupait prĂ©cisĂ©ment le coin de l’ñtre situĂ© Ă  la tĂȘte du lit. Il eĂ»t fallu, pour qu’il la vĂźt, qu’il se penchĂąt au dehors. De quoi il n’avait nulle envie, attendu qu’il Ă©tait un peu gourd, ayant festoyĂ© dans la journĂ©e. Il rĂ©pĂ©ta toutefois sa question, mais dĂ©jĂ  rendormi Ă  moitiĂ© — Que signifie ce feu ? La servante allait rĂ©pondre, lorsque trois coups violents retentirent sur le bank tossel ». Le maĂźtre ne bougea plus. Qui avait frappĂ© ces trois coups ? C’est ce que la servante n’aurait su dire. La groac’h » n’avait pas fait un mouvement ; les mains croisĂ©es sur ses genoux, elle aurait eu l’air d’une morte, n’était la plainte ininterrompue qui s’exhalait de ses lĂšvres et le grelottement qui secouait sa vieille peau. La servante sentait sa peur de l’aprĂšs-midi s’accroĂźtre d’une Ă©pouvante nouvelle. — Chauffez-vous, marraine, dit-elle. Vous n’avez dĂ©sormais qu’à entretenir la flamme. Et, en grande hĂąte, elle gagna son lit qui Ă©tait Ă  l’autre bout de la cuisine. Une fois couchĂ©e, elle fit semblant de dormir, mais ne cessa de veiller d’un Ɠil, quoiqu’elle fĂ»t bien lasse. Au premier chant du coq, elle vit la pauvresse se lever, et disparaĂźtre. — C’est bien une morte, pensa-t-elle ; elle s’en va, parce que son heure est venue. DĂšs que l’aube colora le ciel, la jeune fille se rhabilla, sans avoir pris son repos, et, d’un pas rapide, s’achemina vers le bourg. À l’église, elle trouva le recteur qui revĂȘtait son surplis pour la cĂ©lĂ©bration de la premiĂšre messe basse. — Au nom de Dieu, monsieur le recteur, confessez-moi sur-le-champ ! Et elle lui conta tout, l’histoire de la citerne et celle de la mendiante. Le recteur lui dit — Soyez en paix ! Tout ceci s’éclaircira, car tout ceci s’est fait avec le consentement de Dieu. La bonne femme reviendra vous visiter. Attendez-la, et, comme hier, recevez-la du mieux qu’il vous sera possible. La pauvrette s’en retourna chez elle, rĂ©confortĂ©e. Le soir mĂȘme, la prĂ©diction du recteur s’accomplit. La groac’h » reparut. La servante avait eu soin de lui prĂ©parer un grand feu dont tout l’ñtre rayonnait. Comme la veille, la mendiante, Ă  peine assise, se mit Ă  gĂ©mir, seulement elle ne grelottait plus, ses haillons Ă©taient presque secs, et ses gĂ©missements mĂȘmes Ă©taient moins lugubres Ă  entendre. La jeune fille se sentait avec elle plus Ă  l’aise ; toutefois elle ne dormit pas plus que la nuit prĂ©cĂ©dente, et, Ă  l’aube, elle se rendit de nouveau prĂšs du recteur. — Ce soir, dit celui-ci, vous verrez encore arriver la morte. Ce sera la troisiĂšme fois. Vous aurez acquis le droit de l’interroger. Demandez-lui pourquoi ses vĂȘtements Ă©taient si trempĂ©s avant-hier. Je suis sĂ»r qu’elle vous donnera l’explication de tout. C’était un homme de bon conseil que ce recteur, et qui savait, comme pas un, son mĂ©tier de prĂȘtre. Cette fois, la servante alluma sur le foyer un vrai feu de Saint-Jean. À l’heure accoutumĂ©e, elle vit entrer la vieille, et la vieille prit place sur l’escabeau, Ă  l’angle de la cheminĂ©e, non seulement sans grelotter, mais encore sans gĂ©mir. La servante entama la conversation — Seigneur Dieu bĂ©ni ! Vous voilĂ  en meilleur Ă©tat, marraine. Pourquoi donc vos vĂȘtements Ă©taient-ils trempĂ©s Ă  ce point, quand vous ĂȘtes venue ici tout d’abord ? — Je puis te le dire Ă  prĂ©sent, ma filleule, rĂ©pondit la pauvresse. Depuis cinquante ans je fais pĂ©nitence au fond de la citerne qui est dans la cour. — En ce cas, je vous ai peut-ĂȘtre blessĂ©e avant-hier, quand j’y ai jetĂ© des pierres pour amuser l’enfant ? — Tu m’as sauvĂ©e au contraire. Je ne pouvais sortir de ce trou qu’à la condition d’avoir une pierre dans la main, une pierre de secours jetĂ©e par un vivant. Ce disant, la vieille fouilla dans la poche de sa jupe. — Cette pierre, la voici, dit-elle. Je te la rends afin qu’elle te porte bonheur. — Mais alors, reprit la jeune fille, ce n’est donc pas vous qui avez rejetĂ© contre la maison tous les cailloux que j’avais lancĂ©s dans la citerne ? — Certes, non ! Celui qui faisait cela, c’était mon mauvais ange. Heureusement, il n’a pas pu les rejeter tous. Je tenais dĂ©jĂ  bien serrĂ©e dans ma main la pierre qui devait me sauver. C’est celle que je t’ai remise. Garde-la prĂ©cieusement. Je ne saurais te faire un meilleur cadeau, en reconnaissance du service que tu m’as rendu. Mais si tu t’en sĂ©pares, le bonheur sortira de ta maison avec elle. — Je vous remercie, dit la jeune servante. Je veillerai sur cette pierre de salut comme sur la prunelle de mes yeux. Si vous allez maintenant en paradis, faites savoir Ă  ma mĂšre que vous m’aurez vue. — Oui, rĂ©pondit la pauvresse, mais j’attends encore de toi une derniĂšre bontĂ©. — Parlez ! je suis Ă  vos ordres. — Il me faut deux messes que tu feras dire Ă  mon intention, dans la chapelle de Saint-CarrĂ©, par le recteur qui t’a si bien disposĂ©e Ă  mon Ă©gard. — Soit. La servante n’eĂ»t pas plus tĂŽt prononcĂ© ce mot que la vieille s’évanouit en une petite fumĂ©e blanche. Le recteur de Langoat, le dimanche suivant, partit pour Saint-CarrĂ©. Il y cĂ©lĂ©bra les deux messes sollicitĂ©es par la mendiante. La jeune servante assista Ă  l’une et Ă  l’autre. Comme elle s’en revenait, nu-pieds, elle vit un lĂ©ger nuage de poussiĂšre s’élever devant elle sur la route ; ce nuage prit peu Ă  peu la forme de la pauvresse. Seulement le visage semblait tout jeune et resplendissait d’une clartĂ© surnaturelle. Le vƓu de la morte Ă©tait accompli. contĂ© par Marie Corre. — PenvĂ©nan, 1886. CHAPITRE VIIILes morts malfaisants. — conjurations et conjurĂ©s Le revenant le plus malintentionnĂ© ne peut rien contre trois baptĂȘmes rĂ©unis, c’est-Ă -dire contre trois personnes cheminant de compagnie et ayant Ă©tĂ© toutes les trois baptisĂ©es[197]. ⁂ Pour se garantir des malĂ©fices d’un fantĂŽme, il n’est que de lui crier — Si tu viens de la part de Dieu, exprime ton dĂ©sir. Si tu viens de la part du diable, va-t-en dans ta route, comme moi dans la mienne. Il importe surtout de le tutoyer. Si on s’oubliait Ă  lui dire vous », on serait perdu[198]. ⁂ Si vous voulez que les revenants ne puissent rien contre vous, ne cheminez jamais de nuit sans avoir sur vous l’un quelconque de vos instruments de travail. Les instruments de travail sont sacrĂ©s. Aucune espĂšce de malĂ©fices ne peut prĂ©valoir contre eux. Un tailleur, voyant un mort s’avancer sur lui, fit le signe de la croix avec son aiguille. Le mort disparut aussitĂŽt, en criant — Si tu n’avais eu ton aiguille, j’aurai fait de toi un homme je t’aurais broyĂ©[199] ! LXIIILa fiancĂ©e du mort Le plus beau fils de paysan qu’il y eĂ»t en BĂ©gard Ă©tait Ă  coup sĂ»r RenĂ© Pennek, fils d’Ervoann, et la plus jolie fille qui fĂ»t Ă  dix lieues Ă  la ronde, c’était Dunvel Karis, la douce » de RenĂ© Pennek. Les deux jeunes gens s’aimaient depuis le temps oĂč ils s’étaient rencontrĂ©s sur les bancs du catĂ©chisme. Tous deux Ă©taient de bonne maison. Seulement les Pennek possĂ©daient le double de la fortune des Karis. Pour cette raison, Ervoann Pennek ne voyait pas sans contrariĂ©tĂ© le penchant de son fils pour Dunvel. De son cĂŽtĂ©, Juluenn Karis, le pĂšre de Dunvel, Ă©tait fier de tempĂ©rament ; pour rien au monde il n’eĂ»t consentit Ă  faire les premiĂšres dĂ©marches auprĂšs d’Ervoann Pennek qu’il traitait d’égal Ă  Ă©gal et peut-ĂȘtre mĂȘme avec quelque hauteur, prĂ©cisĂ©ment parce qu’il se savait infĂ©rieur Ă  lui sous le rapport de la fortune. Cela n’empĂȘchait pas les deux jeunes gens de se donner assignation » dans tous les lieux de rendez-vous, tels que pardons, aires neuves et frikadek bolc’h[200]. On avait plaisir Ă  les voir ensemble, tellement ils paraissaient faits l’un pour l’autre. Souventes fois, par badinage, on leur demandait — À quand la noce ? Dunvel alors rougissait sous sa coiffe et rĂ©pondait d’un ton triste — Quand il plaira Ă  Mgr Dieu. Mais RenĂ©, lui, se redressait — Ce qu’il y a de certain, disait-il, c’est qu’elle aura lieu, en dĂ©pit de tout et de tous. Les choses en Ă©taient lĂ , lorsqu’un matin Ervoann Pennek dit Ă  son fils RenĂ© — J’ai fait venir des ouvriers pour abattre les hĂȘtres qui sont sur nos terres du MĂ©zou-Meur. Je te prie de les aller surveiller, afin qu’ils fassent prompte besogne. RenĂ© Pennek obĂ©it incontinent Ă  l’invitation de son pĂšre. Il se rendit Ă  l’écurie, sella l’étalon, qui Ă©tait le meilleur trotteur de la contrĂ©e, et se mit en route. Le MĂ©zou-Meur Ă©tait un domaine situĂ© en Louargat sur l’autre versant du MĂ©nez-BrĂ©[201]. Il appartenait Ă  Ervoann Pennek, du chef de sa femme qui Ă©tait de par lĂ . RenĂ©, pour y arriver, avait Ă  parcourir quatre bonnes lieues. Et, Ă  l’époque dont je vous parle, les routes ne ressemblaient guĂšre Ă  celles d’aujourd’hui. Jusqu’au Menez, le chemin n’était que fondriĂšres. Il fallait compter ensuite l’escalade du Mont par des sentiers ravinĂ©s comme des lits de torrents, puis la descente du versant opposĂ©, plus dangereuse encore que l’escalade. — C’est toute une journĂ©e Ă  passer dehors, s’était dit RenĂ© Pennek en s’asseyant en selle. Il entendait par lĂ  que c’était toute une journĂ©e sans voir sa douce ». Pour se mettre le cƓur en repos, il fit un crochet et traversa la cour des Karis. Dunvel Ă©tait en train d’étendre la lessive sur l’herbe du clos. RenĂ© Pennek la serra dans ses bras et reprit sa route, en sifflant une chanson joyeuse. Quant Ă  Dunvel, il paraĂźt qu’elle fut triste tout le restant du jour, sans qu’elle sĂ»t elle-mĂȘme pourquoi. Le soleil Ă©tait Ă  son midi, lorsque RenĂ© Pennek entra sur les terres du MĂ©zou-Meur. Jusque-lĂ  son voyage s’était accompli sans encombre. L’étalon, durant tout le trajet, s’était montrĂ© d’une docilitĂ© parfaite. Il n’en fut pas de mĂȘme, hĂ©las ! jusqu’au terme du voyage. À mesure qu’il approchait du lieu oĂč se faisait l’abatis d’arbres, le jeune homme dut serrer les flancs de sa monture et lui tenir haute la bride. Le bruit des haches s’enfonçant dans le bois faisait dresser les oreilles du cheval. Tout Ă  coup un hĂȘtre se coucha juste en travers de la route. L’étalon fit un bond d’épouvante. RenĂ© Pennek tomba
, il tomba si malheureusement qu’il fut tuĂ© du coup. Sa tĂȘte avait portĂ© contre une roche encastrĂ©e dans le talus. Les ouvriers accoururent. Avec des branchages on improvisa une civiĂšre. Le pauvre cher jeune homme fut dĂ©posĂ© dans la loge » des sabotiers, avec qui son pĂšre avait fait marchĂ© pour les troncs abattus. On alla quĂ©rir une charrette Ă  la ferme la plus proche, puis on tira au sort pour savoir qui ramĂšnerait le cadavre chez les vieux parents, car personne ne se souciait d’ĂȘtre le messager de la sinistre nouvelle. Ce ne fut qu’à la nuit close que RenĂ© Pennek rentra dans la demeure des siens, les pieds en avant ». Chez les Karis, on se coucha, cette nuit-lĂ , comme Ă  l’ordinaire. On n’y avait pas eu vent du malheur qui Ă©tait survenu. Seule, Dunvel ne dormait point. Elle ne faisait que tourner et retourner dans son lit, comme si elle avait Ă©tĂ© dĂ©vorĂ©e par les puces. Le cƓur des amoureuses a de singuliers pressentiments. Elle se demandait surtout pourquoi RenĂ© n’était pas venu lui apporter le bonsoir, Ă  son retour, ainsi qu’il le lui avait promis le matin. Car, pensait-elle, depuis longtemps dĂ©jĂ  il devait ĂȘtre rentrĂ© du MĂ©zou-Meur. Comme elle lui faisait reproche, Ă  part soi, de ce manquement Ă  sa promesse, elle eut une joie vive. Le pas d’un cheval venait de retentir sur le pavĂ© de la cour ; et, presque aussitĂŽt, trois coups vigoureusement frappĂ©s Ă©branlĂšrent le bois de la porte. Nul doute c’était lui ! c’était RenĂ© ! L’horloge de la maison, en ce moment mĂȘme, tinta minuit. Dunvel attendit que l’heure eĂ»t fini de faire son vacarme, avant de rĂ©pondre Ă  l’appel du voyageur. — C’est toi, RenĂ© ? dit-elle. — Certes, oui, c’est moi ! — Tu as bien fait de venir m’apporter le bonsoir. Je commençais Ă  penser que tu n’étais qu’un trompeur. Cette idĂ©e m’aigrissait le sang. Maintenant que j’ai entendu le son de ta voix, je vais pouvoir dormir Ă  l’aise. — Il s’agit bien de dormir. Je viens te chercher pour te conduire chez moi et faire de toi ma femme. — Y songes-tu, RenĂ© ? sais-tu quelle heure il est ? — Qu’importe l’heure ! Toute heure est mon heure. LĂšve-toi vite, Dunvel, et viens t’en ! — Tes parents consentent donc ? — Ils ne peuvent plus refuser, maintenant. DĂ©pĂȘche-toi, si tu ne veux que je me lasse d’attendre. Dunvel se leva, mais une pareille dĂ©marche, Ă  une heure si peu chrĂ©tienne, ne laissait pas que de lui sembler Ă©trange. Avant d’ouvrir la porte Ă  RenĂ© Pennek, elle se rendit pieds-nus auprĂšs du lit de sa mĂšre qu’elle Ă©veilla doucement, afin de lui demander conseil. Les mĂšres sont toujours trop heureuses de bien caser leurs filles. La mĂšre de Dunvel dĂ©plorait la fiertĂ© de son mari qui, plus encore que la fortune des Pennek, Ă©tait le grand obstacle au bonheur de son enfant. Elle dit Ă  sa fille — Si RenĂ© Pennek t’est venu chercher au milieu de nuit, c’est qu’il a fini par arracher leur consentement Ă  ses vieux » et qu’il tient Ă  battre le fer pendant qu’il est chaud. Suis-le, puisqu’il te fait signe. Il n’est pire sottise que de tourner le dos Ă  son Ă©toile. — Mais votre prĂ©sence n’est-elle pas indispensable, ainsi que celle de mon pĂšre ? — Ne te mets en peine de rien. Je vais prĂ©parer Juluenn Karis Ă  cet Ă©vĂ©nement qu’il souhaite autant que moi de voir arriver, quoiqu’il s’en taise. Toi, prends les devants, avec ton promis. Dunvel ne se le fit pas rĂ©pĂ©ter deux fois. Les paroles de sa mĂšre l’avaient rassurĂ©e contre ses mauvaises imaginations. Elle passa prestement sa jupe et son corsage, Ă©pingla sa coiffe, saisit ses sabots d’une main et tira le verrou de l’autre. — Enfin ! tu t’es donc dĂ©cidĂ©e ! cria, sur le seuil, la voix de RenĂ© Pennek. La mĂšre de Dunvel attendit que le galop du cheval qui emportait sa fille et le fiancĂ© de sa fille se fĂ»t perdu dans l’éloignement. Puis elle poussa du coude Juluenn Karis qui dormait Ă  cĂŽtĂ© d’elle du lourd sommeil de ceux qui, le jour durant, ont durement travaillĂ© aux champs. Juluenn Karis, ne se fit pas trop prier. Sa femme disait vrai l’annonce du mariage de sa fille, avec le fils d’Ervoann Pennek, le combla de joie. Il se laissa sans protestation aucune revĂȘtir de ses plus beaux habits et prit, en compagnie de sa vieille », attifĂ©e elle aussi, comme pour un dimanche de PĂąques, le chemin du Quinquiz, oĂč demeuraient les Pennek. Le garçon vacher les prĂ©cĂ©dait avec une lanterne, car la nuit Ă©tait noire comme un pĂ©chĂ© mortel. En arrivant dans l’aire du Quinquiz, ils virent tout le rez-de-chaussĂ©e Ă©clairĂ© d’une vive lumiĂšre. À coup sĂ»r il allait y avoir grand rĂ©gal. On n’attendait plus qu’eux pour signer le contrat et faire bombance. Ils furent tout surpris, en franchissant le pas de la porte, d’entendre qu’on rĂ©citait les litanies de la mort »  Sur la table de la cuisine, garnie d’une nappe blanche qui pendait jusqu’à terre, ils virent Ă©tendu le corps de RenĂ© Pennek. Il avait une fente au milieu du front, et, par cette fente, la cervelle se montrait. Au bas-bout de la table Ă©tait placĂ©e une assiette oĂč trempait un rameau de buis dans l’eau bĂ©nite dont on asperge les dĂ©funts. De chaque cĂŽtĂ© de l’ñtre, le pĂšre et la mĂšre du trĂ©passĂ© pleuraient en silence. Juluenn Karis et sa femme n’osĂšrent questionner. La mĂȘme pensĂ©e leur Ă©tait venue Ă  tous deux. RenĂ© Pennek avait dĂ» trouver la mort entre leur manoir et le Quinquiz. Mais qu’était-il advenu de Dunvel ? En vain ils la cherchaient des yeux parmi les femmes agenouillĂ©es qui rĂ©citaient les priĂšres funĂšbres. Ce qu’il Ă©tait advenu d’elle, le voici RenĂ© Pennek, ou, si vous prĂ©fĂ©rez, son fantĂŽme l’avait d’abord assise en croupe derriĂšre lui, puis le cheval Ă©tait parti ventre Ă  terre. Il avait la criniĂšre si longue, ce cheval, que, dans la vitesse de la course, elle fouettait jusqu’au sang la joue de Dunvel. En sorte qu’à tout moment Dunvel criait — RenĂ©, mon ami ! Ne trouvez-vous pas que nous allons trop vite ? Mais Ă  la plainte de la jeune fille, RenĂ© Pennek ne savait que rĂ©pondre — Il faut aller, ma douce ! Il faut aller ! — RenĂ©, mon ami ! reprenait Dunvel, ĂȘtes-vous bien sĂ»r de la route ? — Tout chemin, ma douce, mĂšne oĂč nous devons aller ! — RenĂ©, mon ami ! est-ce bien au Quinquiz que vous me conduisez par cette route ? — Je vous conduis chez moi, ma douce ! N’est-ce pas ce que vous souhaitez comme moi-mĂȘme ? Tels Ă©taient les propos qu’ils Ă©changeaient dans la nuit. Dunvel vit soudain se dresser devant elle, comme une grande chose noire, l’église du bourg. La grille du cimetiĂšre Ă©tait large ouverte. Le cheval enfila l’allĂ©e principale, fit un bond par-dessus quatre ou cinq rangĂ©es de tombes et s’abattit au bord d’une fosse toute fraĂźche. Avant qu’elle eĂ»t pu se reconnaĂźtre, Dunvel Karis Ă©tait couchĂ©e au fond du trou. — C’est ici notre lit de noce, dit RenĂ© Pennek, et il s’allongea sur elle
 Le lendemain, quand les fossoyeurs voulurent mettre en terre l’unique hĂ©ritier du Quinquiz, ils reculĂšrent d’épouvante. Le cadavre aplati et dĂ©figurĂ© de Dunvel Karis gisait dans la fosse[202]. ContĂ© par Françoise OmnĂšs. — BĂ©gard, septembre 1890. _______ LXIVLa rancune du premier mari Mon frĂšre Ă©tait un piqueur de pierres si renommĂ© que tous les grands chantiers de Bretagne se le disputaient. Aussi Ă©tait-il souvent absent, et pour de longs mois. Par exemple, il ne laissait jamais passer une annĂ©e, sans venir voir notre pĂšre
 Notre pĂšre ! Ah ! que ne l’avez-vous connu ! C’est celui-lĂ  qui vous en aurait dĂ©bitĂ©, des histoires ! Et des rouges et des noires, et des grises et des bleues !
 Tous ses enfants raffolaient de lui. Donc, un beau matin, on entendait cogner Ă  la porte, et c’était mon frĂšre Yvon. De chaque main il tenait une bouteille d’eau-de-vie. — Allons, mon pĂšre, criait-il joyeusement dĂšs le seuil, je sais bien que vous allez me gronder un peu, parce que j’ai Ă©tĂ© longtemps sans reparaĂźtre. Mais, s’il vous plaĂźt, nous commencerons par trinquer. Je vous chanterai ensuite les jolies chansons que j’ai apprises. On attrape toujours quelque chose en battant du pays. Le pĂšre ne se faisait pas prier. Il Ă©tait l’indulgence mĂȘme. Or, un jour, mon frĂšre arriva ainsi, Ă  l’improviste. Il riait trĂšs fort et cependant avait l’air trĂšs embarrassĂ©. — Mon pĂšre, dit-il, apprĂȘtez-vous Ă  me faire un sermon. J’ai rĂ©solu de prendre femme. — Bah ! s’exclama le vieux, et qui donc Ă©pouses-tu ? — NaĂŻc, d’ici tout prĂšs. — NaĂŻc la veuve, une soularde ! Je ne t’en fais pas mon compliment, mais je te donne ma bĂ©nĂ©diction. À chacun son sort. — À la bonne heure ! Il y a toujours moyen de s’entendre avec vous. — Il faut bien que le moulin tourne du cĂŽtĂ© oĂč souffle le vent. — Je sais tout ce qu’on dit contre NaĂŻc. Mais voilĂ , elle m’a plu, et je le lui ai prouvĂ©. Je lui ai enveloppĂ© son feu. La crĂ©ature qu’elle porte a prĂšs de six mois. — Ce qui est fait n’est plus Ă  faire. À quand la noce ? — Lundi en quinze. Le contrat fut, en effet, signĂ© au jour indiquĂ©, mais le mariage religieux ne put ĂȘtre cĂ©lĂ©brĂ© ce jour-lĂ , je ne me rappelle plus pour quelle cause. Le repas avait Ă©tĂ© commandĂ© Ă  l’auberge. On le mangea, quoiqu’il n’eĂ»t pas Ă©tĂ© bĂ©ni par un prĂȘtre. Pour ma part, je le trouvai excellent. Les autres invitĂ© furent de mon avis, et, ma foi ! toutes les tĂȘtes Ă©taient un peu Ă©chauffĂ©es, quand on s’en revint du bourg. Mon frĂšre n’avait pas d’abord l’intention de passer la nuit avec sa femme. Mais, l’ayant reconduite chez elle, comme c’était son devoir, il resta. Cela, il n’aurait pas dĂ» le faire, jusqu’à ce que son mariage eĂ»t Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ© Ă  l’église. Las ! que voulez-vous, les hommes sont les hommes, et cette NaĂŻc Ă©tait vraiment une enjĂŽleuse. Il est probable qu’ils trinquĂšrent Ă  la santĂ© l’un de l’autre. Puis ils s’en furent coucher dans le mĂȘme lit. Mon frĂšre ne fut pas plus tĂŽt allongĂ© Ă  cĂŽtĂ© d’elle, dans les draps, qu’il lui passa dans l’esprit une idĂ©e singuliĂšre. — Hein ! dit-il Ă  la nouvelle Ă©pousĂ©e, si Jean-Marie Corre nous voyait ici comme nous sommes !
 Jean-Marie Corre Ă©tait le nom du premier mari de la veuve. À peine eut-il achevĂ© cette phrase, mon frĂšre sursauta. En face de lui, Jean-Marie Corre Ă©tait assis Ă  table, devant le verre qu’il venait Ă  l’instant de vider lui-mĂȘme. — NaĂŻc, murmura mon frĂšre, regarde donc ! — Quoi ? — Est-ce que tu ne reconnais pas celui qui est lĂ  ? — De qui parles-tu ? Je ne vois personne. — Tu ne vois pas Jean-Marie ? — Eh ! laisse-moi tranquille avec Jean-Marie ! Si tu n’as rien de mieux Ă  me dire, dormons ! LĂ -dessus, NaĂŻc tourna la tĂȘte du cĂŽtĂ© du mur. Elle avait bu pas mal dans la journĂ©e. Au bout d’un moment elle ronflait. Mon frĂšre n’essaya plus de la rĂ©veiller. Mais il demeura, quant Ă  lui, sur son sĂ©ant, les yeux rivĂ©s au spectre de Jean-Marie Corre toujours immobile. Il sentait ses cheveux dressĂ©s sur sa tĂȘte, aussi raides que les dents d’un peigne Ă  carder l’étoupe. Le mort ne faisait pas un geste, ne profĂ©rait pas une parole. À la fin, mon frĂšre en eut assez de cette situation. — Jean-Marie Corre, dit-il, apprends-moi du moins ce qu’il te faut. Ah ! mes amis, n’interpellez jamais un mort ! Ceci est la franche et pure vĂ©ritĂ© ainsi interpellĂ©, le spectre de Jean-Marie Corre ne fit qu’un bond du banc oĂč il Ă©tait assis jusqu’au lit oĂč se trouvait mon frĂšre. Le pauvre Yvon se fourra tout entier sous les draps. De la sorte, il ne voyait plus rien. Mais le mort Ă©tait Ă  cheval sur sa poitrine ; le mort lui Ă©treignait les flancs entre ses deux genoux pointus. C’était une souffrance atroce. Il aurait voulu crier il ne le pouvait. Il n’avait plus de respiration. Il entendait son haleine rĂąler dans sa gorge comme le vent dans un soufflet crevĂ©. Je vous promets que le soleil qui se leva le lendemain de cette nuit-lĂ  fut bĂ©ni par quelqu’un, et ce quelqu’un Ă©tait mon frĂšre, Yvon Le Flem. Au point du jour, nous le vĂźmes entrer chez nous, le visage dĂ©fait, la couleur de la mort au cou. Quand il essaya de parler, un hoquet lui Ă©trangla la voix. Il finit par dire — Je ne coucherai plus dans la maison de NaĂŻc. — Si donc, rĂ©pondit notre pĂšre, sur un ton de plaisanterie. Qui a commencĂ© doit continuer. Yvon lui raconta alors la chose. Le bonhomme devint sĂ©rieux. — C’est qu’il manque Ă  ton contrat la signature de Dieu, conclut-il. Mon frĂšre ne retourna coucher avec NaĂŻc chez elle que lorsque tout fut en rĂšgle. Il aurait bien mieux fait de n’y mettre jamais les pieds. ContĂ© par Marie-Yvonne Le Flem. — Port-Blanc. _______ LXVLe crieur de nuit NoĂ«l Gariez Ă©tait un journalier de BĂ©gard. Il demeurait au bourg, mais partait chaque matin pour aller travailler dans des fermes souvent Ă©loignĂ©es et ne rentrait presque jamais qu’à des heures tardives. Il lui Ă©tait arrivĂ© plus d’une fois d’entendre hopper[203] le crieur de nuit », mais cela Ă  de grandes distances, en sorte qu’il ne s’était jamais rencontrĂ© avec ce personnage. Pourtant, disait-il parfois, quand on en parlait, il n’eĂ»t pas Ă©tĂ© fĂąchĂ© de le voir de prĂšs, ne fĂ»t-ce que pour se rendre compte comment il Ă©tait bĂąti. Or, une nuit qu’il revenait de son travail, comme il passait sur une espĂšce de tertre, couvert de broussailles il entendit hurler, presque Ă  son oreille, le ho ! ho ! » du crieur de nuit. NoĂ«l Gariez promena les yeux tout autour de lui, mais n’aperçut rien ni personne. Il continua d’avancer Ă  travers la broussaille, sans mot dire. Il savait qu’il n’est pas bon de rĂ©pondre Ă  l’appel du hopper-noz. Celui-ci, son appel jetĂ©, s’était tu, sans doute pour attendre la rĂ©ponse de NoĂ«l. NoĂ«l, lui, hĂątait le pas. Il allait sortir de la lande, quand derriĂšre lui, sur le tertre, la voix du hopper-noz se mit Ă  crier d’un ton lamentable — Ma momm ! Ma momm ! Ma mĂšre ! Ma mĂšre ! On eĂ»t dit le cri de dĂ©tresse d’un enfant abandonnĂ©. Ce cri Ă©mut NoĂ«l Gariez jusqu’aux entrailles. Il ne put cette fois s’empĂȘcher de rĂ©pondre. — Comment ! buguel-noz[204] enfant de la nuit, tu as donc une mĂšre aussi, toi ? NoĂ«l Garlez dit cette parole, sans penser Ă  mal, et parce qu’il avait pitiĂ© du pauvre ĂȘtre qui gĂ©missait ainsi aprĂšs sa mĂšre. Mais il ne l’eut pas plus tĂŽt prononcĂ©e qu’il vit se dresser prĂšs de lui un homme immense, immense, d’une stature si dĂ©mesurĂ©e que sa tĂȘte semblait se perdre dans les nuages. Cet homme se penchait vers NoĂ«l, et NoĂ«l vit que sa bouche Ă©tait toute grimaçante comme celle d’un poupon qui pleure ; il vit aussi qu’elle Ă©tait garnie de quenottes menues, menues, et blanches comme neige. NoĂ«l Gariez eut grand peur Ă  tout hasard, il fit un signe de croix. La forme gigantesque s’évanouit aussitĂŽt, mais lĂ -bas, dans les broussailles, la voix de tout Ă  l’heure, la voix d’enfant abandonnĂ©, bĂ©gaya — Oui, oui, oui, j’ai une mĂšre aussi[205], J’ai une mĂšre, tout comme toi !Ia, ia, ia, ia, me’m euz eur vomm ive,Me’ m euz eur vomm, coulz ha te ! ContĂ© par Françoise OmnĂšs, — BĂ©gard, aoĂ»t 1890. __________ LXVICelle qui lavait la nuit Fanta Lezoualc’h, de Saint-TrĂ©meur, pour gagner quelques sous, se louait Ă  la journĂ©e dans les fermes des environs. Aussi ne pouvait-elle vaquer Ă  son propre mĂ©nage que le soir. Or, un soir, elle se dit en rentrant C’est aujourd’hui samedi, demain dimanche. Il faut que j’aille laver la chemise de mon homme et celles de mes deux enfants. Elles auront de temps de sĂ©cher, d’ici Ă  l’heure de la grand messe, car la nuit promet d’ĂȘtre belle. » Il faisait, en effet, un magnifique clair de lune. Fanta prit donc le paquet de linge et s’en alla laver Ă  la riviĂšre. Et la voilĂ  de savonner, et de frotter, et de taper, Ă  tour de bras. Le bruit de son battoir retentissait au loin, dans le silence de la nuit, multipliĂ© par tous les Ă©chos Plie ! Plac ! Ploc ! Elle Ă©tait toute Ă  sa besogne. Quel que fĂ»t l’ouvrage, elle y allait ainsi, hardiment, des deux mains. C’est sans doute pourquoi elle n’entendit pas arriver une autre lavandiĂšre. Celle-ci Ă©tait une femme mince, svelte comme une biche, et qui portait sur la tĂȘte un Ă©norme faix de linge aussi allĂšgrement que si c’eĂ»t Ă©tĂ© un ballot de plume. — Fanta Lezoualc’h, dit-elle, tu as le jour pour toi ; tu ne devrais pas me prendre ma place, la nuit. Fanta, qui se croyait seule, sursauta de frayeur, et ne sut d’abord que rĂ©pondre. Elle finit enfin par balbutier — Je ne tiens pas Ă  cette place plus qu’à une autre. Je vais vous la cĂ©der, si cela peut vous faire plaisir. — Non, repartit la nouvelle venue, c’est par badinage que j’ai parlĂ© de la sorte. Je ne te veux aucun mal, bien au contraire. La preuve en est que je suis toute disposĂ©e Ă  t’aider si tu y consens. Fanta Lezoualc’h, que ces paroles avaient rassurĂ©e, rĂ©pondit Ă  la MaonĂšs-noz, Ă  la femme de nuit » — Ma foi, ce n’est pas de refus. Seulement je ne voudrais pas abuser de vous, car votre paquet semble plus gros que le mien. — Oh ! moi, rien ne me presse. Et la femme de nuit de jeter lĂ  son faix de linge, et toutes deux de frotter, de savonner et de taper avec entrain. Tout en besognant, elles causĂšrent. — Vous avez dure vie, Fanta Lezoualc’h ? — Vous pouvez le dire. En ce moment, surtout. Depuis l’angĂ©lus du matin jusqu’à la nuit close, aux champs. Et cela doit durer ainsi jusqu’à la fin de l’aoĂ»t. Tenez, il n’est pas loin de dix heures, et je n’ai pas encore soupĂ©. — Oh ! bien, Fanta Lezoualc’h, dit l’étrangĂšre, retournez donc chez vous, et mangez en paix. Vous n’en serez pas Ă  la troisiĂšme bouchĂ©e que je vous aurai rapportĂ© votre linge, blanchi comme il faut. — Vous ĂȘtes vraiment une bonne Ăąme, rĂ©pondit Fanta. Et elle courut d’une traite jusqu’à sa maison. — DĂ©jĂ  ! s’écria son mari, en la voyant entrer, tu vas vite vraiment ! — Oui, grĂące Ă  une aimable rencontre que j’ai faite. Elle se mit Ă  raconter son aventure. Son homme l’écoutait, allongĂ© dans son lit, oĂč il achevait de fumer sa pipe. DĂšs les premiĂšres paroles de Fanta, son visage devint tout soucieux. — Ho ! Ho ! dit-il, quand elle eut fini, c’est lĂ  ce que tu appelles une aimable rencontre. Dieu te prĂ©serve d’en faire souvent de semblables ! Tu n’as donc pas rĂ©flĂ©chi qui Ă©tait cette femme ? — Tout d’abord, j’ai eu un peu peur, mais je me suis vite rassurĂ©e. — Malheureuse ! tu as acceptĂ© l’aide d’une MaouĂšs-noz ! — JĂ©sus, mon Dieu !
 J’en avais eu idĂ©e
 Que faire, maintenant ? Car elle va venir me rapporter le linge. — Achevez de souper, rĂ©pondit l’homme, puis rangez soigneusement tous les ustensiles qui sont sur l’ñtre. Suspendez surtout le trĂ©pied[206] Ă  sa place. Vous balaierez ensuite la maison, de façon Ă  ce que l’aire en soit nette ; vous mettrez le balai dans un coin, la tĂȘte en bas. Cela fait, lavez-vous les pieds, jetez l’eau sur les marches du seuil, et couchez-vous. Mais soyez preste. Fanta Lezoualc’h obĂ©it en hĂąte. Elle suivit de point en point les recommandations de son mari. Le trĂ©pied fut bien assujetti Ă  son clou, le sol de la maison nettoyĂ© jusque sous les meubles, le balai renversĂ©, le manche en l’air, l’eau qui avait servi Ă  laver les pieds de Fanta rĂ©pandue sur les marches du seuil. — VoilĂ  ! dit Fanta, en sautant sur le bank-tossel », et en se fourrant au lit, sans mĂȘme prendre le temps de se dĂ©shabiller tout Ă  fait. Juste Ă  ce moment, la femme de nuit » cognait Ă  la porte. — Fanta Lezoualc’h, ouvrez ! C’est moi qui vous rapporte votre linge. Fanta et son mari se tinrent bien coi. Une seconde, une troisiĂšme fois, la femme de nuit rĂ©pĂ©ta sa demande d’ouverture ». MĂȘme silence Ă  l’intĂ©rieur du logis. Alors on entendit au dehors s’élever un grand vent. C’était la colĂšre de la MaouĂšs-noz. — Puisque chrĂ©tien ne m’ouvre, hurla une voix furieuse, trĂ©pied, viens m’ouvrir ! — Je ne puis, je suis suspendu Ă  mon clou, rĂ©pondit le trĂ©pied. — Viens alors, toi, balai ! — Je ne puis, on m’a mis la tĂȘte en bas. — Viens alors, toi, eau des pieds ! — HĂ©las ! regarde-moi, je ne suis plus que quelques Ă©claboussures sur les marches du seuil. Le grand vent tomba aussitĂŽt. Fanta Lezoualc’h entendit la voix furieuse qui s’éloignait en grommelant — La mauvaise piĂšce » ! Elle peut se fĂ©liciter d’avoir trouvĂ© plus savant qu’elle pour lui faire la leçon[207] ! ContĂ© par CrĂ©ac’h. — Plougastel-Daoulas, octobre 1890. _______ LXVIILes trois femmes J’ai entendu raconter ceci Ă  un charbonnier de l’Argoat. Pendant la belle saison, il allait de bourg en bourg, comme tous ses pareils, vendant son charbon Ă  qui voulait en acheter. Il s’arrĂȘtait chez nous, rĂ©guliĂšrement ; on lui donnait le souper et le gĂźte. En retour, il nous faisait le rĂ©cit de ses aventures. Il lui arrivait souvent d’ĂȘtre surpris par la nuit en pleine campagne, loin de tout village et de toute habitation. Il Ă©tait rare qu’en pareil cas il ne lui advĂźnt pas quelque chose d’extraordinaire. La nuit dont je vous parle, il se trouvait dans la grande lande de Pontmelvez. Un vrai dĂ©sert. Deux lieues de plateau sans un seul arbre. Pas un talus oĂč s’abriter contre le vent. Et justement, cette nuit-lĂ , il soufflait un vent de tous les diables, un vent de montagne, Ăąpre et tenace, qui vous pinçait la peau jusqu’au sang. Le ciel, noir comme un four. Pas une Ă©toile. Pour surcroĂźt de malheur, une rafale avait Ă©teint la lanterne du charbonnier. Il menait son cheval par la bride, Ă  l’aveuglette. Dans un chemin ordinaire, il eĂ»t Ă©tĂ© averti de la route Ă  tenir, par les douves ou par les fossĂ©s. Mais lĂ , dans cette lande rase, il avançait, ma foi, Ă  la grĂące de Dieu. Il regrettait bien fort, en ce moment, de s’ĂȘtre attardĂ© au bourg de Pontmelvez, Ă  boire avec des maçons qui travaillaient Ă  l’église neuve. Ajoutez qu’il n’avait pas pris le temps de souper et que son estomac criait famine. — En vĂ©ritĂ©, se disait-il, je donnerais volontiers deux ou trois sacs de charbon fin pour une botte de paille sous n’importe quel toit et pour un petit morceau de n’importe quel pain ! Soudain, il sembla que Dieu voulĂ»t exaucer son souhait. À quelque distance il vit scintiller une lumiĂšre qui annonçait une maison habitĂ©e. Le marchand de froment noir[208] » marcha droit sur elle. Il se trouva bientĂŽt devant une misĂ©rable hutte dont le toit de genĂȘt descendait presque jusqu’à terre. — OhĂ© ! cria-t-il, il y a ici un chrĂ©tien qui demande ouverture au nom de JĂ©sus-Christ, de Notre-Dame la Vierge et de tous les saints de Bretagne. Il rĂ©pĂ©ta par trois fois sa supplique. Trois fois elle demeura sans rĂ©ponse. — Cependant, pensait le charbonnier, lĂ  oĂč il y a une lumiĂšre, il y a une Ăąme, morte ou vivante. Et, laissant lĂ  son cheval et sa charrette, il se mit Ă  faire le tour de la hutte pour tĂącher de dĂ©couvrir la porte. Il finit par la trouver. C’était une claie rembourrĂ©e de paille comme celles qui ferment les loges » de sabotiers. Le charbonnier la tira Ă  lui et entra. À l’intĂ©rieur, pas un meuble, pas mĂȘme une huche, pas mĂȘme un lit. Il y avait pourtant un Ăątre, et dans l’ñtre brĂ»lait un maigre feu, et au-dessus de la petite flamme pĂąle qu’il donnait Ă©tait installĂ©e une poĂȘle et avec cette poĂȘle une femme Ă  mine livide faisait des crĂȘpes. — Votre feu a l’air bien menu, dit le charbonnier en maniĂšre de salut. Si vous consentez Ă  m’accepter comme hĂŽte jusqu’à la pointe du jour, je vous ferai cadeau d’un sac de charbon, et je vous parle d’un charbon si lĂ©ger qu’il flambera comme de l’étoupe. — Mon feu me suffit, rĂ©pondit la femme sans se dĂ©tourner. — L’accueil n’est pas aimable, se dit le charbonnier, mais du moment qu’on ne me met pas dehors, ma foi, je reste. Il s’assit par terre, prĂšs du foyer. La femme continuait Ă  faire des crĂȘpes sans avoir l’air de s’apercevoir de sa prĂ©sence. Quand elle en avait cuit une, elle la disposait, avec l’éclisse, sur un plat, Ă  cĂŽtĂ© d’elle. Mais, chose bizarre ! le charbonnier remarqua que le plat demeurait toujours vide, comme si les crĂȘpes se fussent Ă©vaporĂ©es Ă  mesure. Ho ! Ho ! se murmura-t-il Ă  lui-mĂȘme, voilĂ  qui n’est pas naturel. MĂ©fions-nous ! Il avait commencĂ© Ă  bourrer sa pipe, mais il la remit promptement dans la poche de sa veste en peau de chĂšvre. Et il se mit Ă  regarder autour de lui. Il vit alors qu’il y avait dans la hutte deux autres femmes. L’une d’elles Ă©tait occupĂ©e Ă  avaler un os qui lui sortait aussitĂŽt par la nuque, l’autre comptait de l’argent, se trompait sans cesse dans son compte, et se reprenait Ă  compter de plus belle. Maintenant le charbonnier aurait autant aimĂ© se retrouver dans la lande, malgrĂ© le terrible vent qui soufflait. Mais il n’osait pas faire un mouvement, de crainte qu’il ne lui arrivĂąt malheur. Il se tenait au contraire bien coi, attendant le jour avec impatience et souhaitant que les coqs chantassent de meilleure heure afin d’ĂȘtre plus tĂŽt dĂ©livrĂ©. Comme il se reprochait pour la centiĂšme fois la mauvaise idĂ©e qu’il avait eue de se fourvoyer dans ce taudis de sorciĂšres, la femme qui faisait des crĂȘpes se tourna vers lui et lui dit — Si vous en dĂ©sirez, prenez-en ! — Merci ! rĂ©pondit-il, je n’ai pas faim. Alors, celle qui avalait un os s’avança vers lui et lui dit — Si vous prĂ©fĂ©rez la viande, prenez-en ! — Merci ! rĂ©pondit-il encore, je suis repu. Celle qui comptait de l’argent s’approcha Ă  son tour — Acceptez au moins de quoi vous dĂ©frayer de vos dĂ©penses Ă  venir. — Pas davantage, rĂ©pondit le charbonnier. Mon charbon paie ce que je bois et ce que je mange. À peine se fut-il exprimĂ© de la sorte que tout s’évanouit, les femmes et la hutte. Le charbonnier se retrouva seul, dans la lande immense, seul avec son bidet qui paissait de jeunes pousses d’ajonc, Ă  cĂŽtĂ© de lui. DerriĂšre les montagnes d’ArĂ©, le jour commençait Ă  blanchir. Le charbonnier s’aperçut qu’il avait fait un crochet hors de la grand’route. Il se disposait Ă  la regagner, en obliquant Ă  droite, quand surgit en face de lui un vieillard Ă  longue barbe, Ă  figure engageante et vĂ©nĂ©rable. — Charbonnier, dit le vieillard, tu t’es conduit en habile homme. — Vous savez donc ce qui s’est passĂ© ? demanda le charbonnier. — Je sais ce qui s’est passĂ©, ce qui se passe et ce qui se passera. — Puisque vous savez tout, pouvez-vous me dire qui Ă©taient ces trois femmes ? — Trois femmes perverses de leur vivant. La premiĂšre ne faisait jamais de crĂȘpes que le dimanche. La seconde, en distribuant les parts, dans le repas, gardait pour elle toute la viande et ne servait Ă  ses gens que les os. La troisiĂšme volait chacun afin d’entasser davantage. Tu viens d’assister Ă  la pĂ©nitence qu’elles accomplissent pour l’éternitĂ©. Tu n’as acceptĂ© d’elles ni crĂȘpes, ni viande, ni argent. Tu as bien fait. Si tu avais agi autrement, tu ne les aurait pas sauvĂ©es, mais tu aurais Ă©tĂ© condamnĂ© toi-mĂȘme, en revanche, et cela jusqu’à la fin des temps, Ă  manger les crĂȘpes que faisait l’une, Ă  grignoter l’os qu’avalait l’autre, et Ă  aider dans ses calculs la troisiĂšme. ContĂ© par Françoise OmnĂšs, — BĂ©gard, aoĂ»t 1889. _______ LXVIIIConjurations et conjurĂ©s[209] Les personnes qu’on est obligĂ© de conjurer sont presque toujours des riches dont les biens ont Ă©tĂ© mal acquis, des tuteurs qui ont accaparĂ© les deniers de leurs pupilles ; bref des gens qui ont volĂ© et qui ont Ă  restituer. ⁂ Leurs Ăąmes sont condamnĂ©es Ă  errer, jusqu’à ce que le tort qu’elles ont fait ait Ă©tĂ© rĂ©parĂ© de quelque façon. Elles sont hargneuses et mĂ©chantes. Elles rĂŽdent sans cesse autour de leur ancienne demeure, et se vengent de leur dĂ©tresse en portant le trouble parmi les vivants. On les conjure, pour les rĂ©duire Ă  l’immobilitĂ© et au silence. ⁂ Les prĂȘtres seuls ont le pouvoir de conjurer. Encore tous les prĂȘtres ne le savent-ils pas faire. Il faut un homme habile, dĂ©terminĂ©, sĂ»r de sa science. C’est tout au plus s’il s’en trouve un par rĂ©gion. Il ne suffit pas que l’exorciste connaisse Ă  fond son mĂ©tier, il est indispensable aussi qu’il ait la poigne solide. ⁂ Quand le prĂȘtre est appelĂ© pour une conjuration, il revĂȘt son surplis et tient Ă  la main son Ă©tole. ArrivĂ© dans la maison hantĂ©e, il se dĂ©chausse, car il faut qu’il soit prĂȘtre jusqu’à la terre bĂȘlek betek ann douar[210]. » Pour qu’il puisse reconnaĂźtre les traces du mort, les gens de la maison ont eu soin, dĂšs la veille, de rĂ©pandre sur le sol de terre battue du sable ou de la cendre fine. Ils en ont rĂ©pandu de mĂȘme dans l’escalier, sur toutes les marches depuis le rez-de-chaussĂ©e jusqu’au grenier. Le prĂȘtre suit Ă  la piste les traces du mort et s’enferme dans la piĂšce au seuil de laquelle elles paraissent s’arrĂȘter. C’est lĂ  qu’est gĂźtĂ© le mauvais revenant. LĂ  aussi, s’engage entre le prĂȘtre et lui un terrible combat. On a vu des prĂȘtres sortir de ces rencontres extĂ©nuĂ©s, pĂąles, ruisselants de sueur. Tout le temps que dure le sinistre tĂȘte-Ă -tĂȘte, les gens de la maison se tiennent tapis au coin du foyer, muets d’épouvante. Ils se bouchent les oreilles pour tĂącher de n’entendre point le vacarme effrayant qui se fait lĂ -haut. Chacun se demande avec anxiĂ©tĂ© qui l’emportera, de l’ñme mĂ©chante ou de l’homme de Dieu. Le prĂȘtre cependant tantĂŽt multiplie les oraisons spĂ©cifiques, tantĂŽt lutte avec le revenant corps Ă  corps ; quelquefois il ruse avec lui, il lui pose des questions embarrassantes et profite du moment oĂč il est occupĂ© Ă  chercher la rĂ©ponse, pour lui passer l’étole au cou. DĂšs lors le revenant est vaincu. Il devient d’une docilitĂ© rampante. Le prĂȘtre prononce sur lui la formule d’exorcisme et le fait entrer dans le corps d’un animal, le plus souvent d’un chien noir. Il le traĂźne hors de la maison, puis le remet Ă  un homme de confiance, gĂ©nĂ©ralement le bedeau ou le sacristain, dont il se fait toujours accompagner en semblable occurrence. Tous deux se dirigent alors, le prĂȘtre marchant devant, le bedeau suivant avec la bĂȘte, vers quelque endroit peu frĂ©quentĂ©, comme une lande stĂ©rile, une carriĂšre abandonnĂ©e, une fondriĂšre dans une prairie. C’est ici dĂ©sormais que tu demeureras » dit le prĂȘtre au mort. Et il lui dĂ©limite l’espace dans lequel il se pourra mouvoir. Pour circonscrire cet espace, il se sert habituellement d’un cercle de barrique. On choisit un endroit peu frĂ©quentĂ©, parce que si quelqu’un passait Ă  portĂ©e du conjurĂ©, il serait sĂ»r d’ĂȘtre apprĂ©hendĂ© par les pieds et entraĂźnĂ© sous terre. Dans les marais qui avoisinent l’embouchure du Douron, au Moual’chic lieu du petit merle, en Plestin, il y avait un conjurĂ© qui criait sur un ton lamentable, toutes les nuits — Daouzek dezio Pask ha Nedelek, Re C’hourmikel, ha re ann Drinded, Biskoaz hini, nhe n’am eus grĂȘt !
 Les quatre-temps en breton les douze jours de PĂąques et de NoĂ«l, — ceux de la Saint Michel et de la TrinitĂ©, — il n’y en a pas un que j’aie observĂ© !
 Quelqu’un, passant un jour Ă  proximitĂ©, rĂ©pondit au mauvais hurleur — Je les ai observĂ©s tous quatre ; je te fais cadeau d’une de mes observances. — Ma bĂ©nĂ©diction sur toi ! dit l’ñme, calmĂ©e subitement ; dĂ©sormais, je suis dĂ©livrĂ©e. CommuniquĂ© par Le Braz. ⁂ Monseigneur Luyer qui mourut Ă©vĂȘque de Quimper, vers 1757, avait de son vivant, paraĂźt-il, commis bien des passe-droits. Pendant de longues annĂ©es, il hanta son chĂąteau Ă©piscopal de Lanniron. Il se promenait dans son carrosse Ă  travers les allĂ©es du parc, l’air absorbĂ©, soucieux. Un jeune prĂȘtre du diocĂšse eut le courage de le conjurer. — HolĂ , monseigneur ! lui cria-t-il, mettez du moins la tĂȘte Ă  la portiĂšre, que l’on puisse vous dire un mot. Le mort, interloquĂ©, se pencha en dehors du carrosse. Le prĂȘtre eut le temps de lui passer au cou son Ă©tole. À partir de ce jour, Mgr Luyer ne revint plus. CommuniquĂ© par RenĂ© Alain. — Quimper. _______ LXIXLa conjuration de Trogadek GWERZ I Depuis que Trogadek est mort, aux alentours rien ne dure. Seul un jeune prĂȘtre du LĂ©on a eu la hardiesse de le venir conjurer, en apportant avec lui son Ă©tole. Le jeune prĂȘtre demandait Ă  Trogadek, en le conjurant — Dites moi, Trogadek, combien y a t-il de temps que vous ĂȘtes dĂ©cĂ©dĂ© ? — Oh ! il y a sept ans passĂ©s, et plus, depuis que je suis en enfer archi-rĂŽti. — Vous faites mensonge, Trogadek. Car, il n’y a pas sept jours passĂ©s que votre veuve est en deuil et, nuit et jour, verse des larmes. Dites-moi, Trogadek, qu’est-ce qui est cause que vous ĂȘtes damnĂ© ? — J’ai Ă©tĂ© marchand-mercier. Je voudrais bien ne l’avoir jamais Ă©tĂ©. Quand les chalands me demandaient de leur couper trois aunes d’étoffe, je leur en servais une aune et demie, et je touchais le prix de trois. Allez chez moi, dites Ă  ma femme de distribuer mes biens mal acquis ; dites-lui de donner aux pauvres tous les biens que je possĂšde en sec et en vert. Si elle ne le fait, en enfer sa place est marquĂ©e. II Le jeune prĂȘtre disait Ă  la baronne[211] en la saluant — Par votre mari, il vous est recommandĂ© de distribuer vos biens mal acquis, de les donner aux pauvres en sec et en vert, sinon votre place en enfer est marquĂ©e. — Tout ce qui est entre Brest et Lesneven, je l’ai achetĂ© avec ce que m’a rapportĂ© mon aune. Cela n’est rien, mais j’ai une maison neuve en Bretagne, la plus jolie qui se puisse voir. Pourvu qu’on me laisse ma maison neuve, j’abandonne Ă  Dieu son paradis. III Or, peu de temps aprĂšs cela, la baronne dut s’aliter. Le neuviĂšme jour, elle dĂ©cĂ©da. La baronne disait, au moment oĂč elle tombait dans le puits de l’enfer — Si j’avais obĂ©i Ă  bon conseil, ce n’est point ici que l’on m’eĂ»t trouvĂ©e. Je voudrais voir le faĂźte de ma maison neuve Ă©crasĂ© sur le foyer, et que mon Ăąme fĂ»t pardonnĂ©e. Je voudrais ma maison neuve rasĂ©e et que mon Ăąme fĂ»t en bon Ă©tat. Au moins mon anaon eĂ»t Ă©tĂ© sauvĂ©, tandis que maintenant, mon mari et moi, nous sommes damnĂ©s tous deux. ChantĂ© par Anna Drulot. — PĂ©dernec, 1887. _______ Cf. la gwerz donnĂ©e par M. Luzel dans le premier volume des Chants populaires de la Basse-Bretagne Gwerziou Breiz-lzel, p. 68, et intitulĂ©e Trogadec tout court. Dans cette version, c’est Trogadec qui tient le discours prĂȘtĂ©, dans la nĂŽtre, Ă  la baronne. Ce qui paraĂźt d’ailleurs plus naturel. La fin est particuliĂšrement intĂ©ressante comme trait de mƓurs Allez chez moi, dit Trogadec au prĂȘtre, et priez ma femme de me venir voir dans l’enfer. Quand elle y sera, elle ne s’en ira plus. Si elle avait voulu, Ă  mon insu, donner l’aumĂŽne en ma maison, un de nous deux aurait Ă©tĂ© sauvé  — Et comment donner Ă  votre insu ? rĂ©pond la femme. Le pain Ă©tait toujours sous clef, et vous faisiez une marque pour savoir combien il y avait de farine dans le pĂ©trin. — Certes, mais je ne visitais pas le blĂ© dans l’arche !
 » Avare pendant sa vie, Trogadec reproche Ă  sa femme, aprĂšs sa mort, de n’avoir pas su ĂȘtre charitable Ă  sa place. Cela est d’une psychologie paysanne trĂšs fine. Nos poĂštes populaires ont quelquefois de ces trouvailles. C’est peut-ĂȘtre ici le lieu de faire remarquer quelle importance morale revĂȘt l’aumĂŽne aux yeux des Bretons. Il faut donner aux pauvres ». C’est lĂ  un axiome en quelque sorte fondamental. Beaucoup de nos lĂ©gendes n’en sont qu’une dĂ©monstration, une paraphrase. TĂ©moin la merveilleuse aventure de la PĂ©nitente de Lochrist en Izelvet, dont nous croyons utile de donner ici une version. On peut dire que les pauvres sont les rois fainĂ©ants de la Basse-Bretagne. Le mot rois » n’est pas aussi mĂ©taphorique qu’on pourrait le croire. Certaines familles forment de vĂ©ritables dynasties de mendiants. L’état de chercheur de pain » klasker bara est chez nous comme empreint d’un caractĂšre de majestĂ©. À nos pardons, les pauvres jouent un rĂŽle plus essentiel que les prĂȘtres. Leur royautĂ© est de droit divin. On les vĂ©nĂšre comme les proches parents de Dieu. On se considĂšre comme tenu de les hĂ©berger, de les nourrir. Ils vous disent Je dĂźnerai chez vous, tel jour. » On se donne bien garde de les mal accueillir. Ils distribuent ainsi leurs journĂ©es entre leurs bienfaiteurs, j’allais dire entre leurs sujets. Ils vous abordent avec une patenĂŽtre, vous quittent, en vous laissant une bĂ©nĂ©diction, et c’est vous qui ĂȘtes leur obligĂ©. Partout on fait d’eux grand Ă©tat. Ceux d’entre eux qui ne sont pas des idiots, des innocents » ont souvent une sorte de supĂ©rioritĂ© intellectuelle sur les gens du peuple qui vivent de leur travail. N’ayant pas Ă  se prĂ©occuper de la vie matĂ©rielle, ils ont le loisir de cultiver leur esprit, d’orner leur mĂ©moire. J’en connais qui sont de magnifique discoureurs, d’autres qui philosophent. Tous sont des gazettes vivantes, des journaux ambulants. Il en est qu’on peut feuilleter comme un livre, comme une somme de traditions populaires ». Ceux-lĂ  font parfois Ă©cole ils lĂšguent Ă  des disciples un enseignement oral ; ce sera vraiment grand dommage le jour oĂč aura disparu le dernier d’entre eux. LA PÉNITENTE DE LOCHRIST-EN-IZELVET I Par la grĂące du Seigneur Dieu le PĂšre, — avec l’inspiration du bon Ange, — et le secours de la Vierge, — je voudrais composer une gwerz nouvelle. Sur le sujet d’un lieu saint, — qui est en Basse-Bretagne. — S’il vous plaĂźt de le venir visiter, — vous n’y perdrez pas votre temps. Dans l’ancien Ă©vĂȘchĂ© de LĂ©on, — il y a un lieu de dĂ©votion, — en Guinevez, entendez-le, — Ă  Lochrist-ann-Izelvet. Autrefois, dans le vieux temps, — Ă  Lochrist, il y avait une fontaine, — qui Ă©tait frĂ©quentĂ©e — par des pĂšlerins de tous pays. Or, entendez-le, Bretons, — il y avait lieu de l’aller visiter, — car un miracle par jour Ă©tait accompli — par l’eau de cette fontaine. Dans une auge de pierre qui est lĂ , — sous les yeux du Seigneur Christ, toujours, — on plaçait les gens affligĂ©s d’infirmitĂ©s, — pour les y laver avec l’eau de la fontaine. De cette fontaine partait, — un joli canal qui dĂ©versait — l’eau dans un seau, qu’on allait quĂ©rir — en grande pompe et assistance. Un prĂȘtre vĂȘtu de blanc, — accompagnĂ© du sacristain, et l’étole au cou, — allait chaque jour aider — Ă  laver dans l’auge les malades. Oui, chaque jour, Ă  tour de rĂŽle, — on couchait des malades dans cette auge ; — et par la grĂące du Christ bĂ©ni, — tous y recouvraient la santĂ©. Ce ne sont pas des fables que ces choses. — C’est la vĂ©ritĂ© que je dis. — Quiconque Ă©tait affligĂ© d’une infirmitĂ© — Ă  Lochrist recouvrait la santĂ©. À la fin, le village se trouva comble. — Aux alentours on mĂ©nagea — des logements pour les infirmes. — De tous pays abondaient les pĂšlerins. Ce que voyant, des gens de la contrĂ©e — s’empressĂšrent de couvrir cette fontaine, — de peur que ne survĂźnt la peste — dans le pays et aussi dans la banlieue. Le Seigneur Christ, permit, — par faveur, que la fontaine fĂ»t mise Ă  l’abri, — sous terre, dans l’église, — lĂ  oĂč on le prie chaque jour. Mais, depuis qu’elle a Ă©tĂ© ainsi sĂ©questrĂ©e, — par force gens elle a Ă©tĂ© dĂ©laissĂ©e. — C’est cependant un lieu sacrĂ©, — s’il en est en Basse-Bretagne. Dans une auge de pierre qui est lĂ , — beaucoup de malades ont puisĂ© du rĂ©confort. — À prier le Christ bĂ©ni, — on trouve soulagement toujours. Quand vous serez en affliction, malade d’esprit ou de corps, — venez Ă  Lochrist, d’un cƓur droit ; — lĂ  il y a des remĂšdes excellents — pour les maladies de langueur et pour les infirmitĂ©s. Pour avoir Ă©tĂ© dĂ©laissĂ© — de beaucoup de ses pĂšlerins, — ce n’en est pas moins le plus antique — parmi les lieux saints de ce pays. Afin de vous faire entendre quelle profusion de miracles — s’y sont accomplis ou continuent de s’y accomplir, — sachez que pour les conter et les Ă©crire — un mois entier ne serait rien. Ô vous, Seigneur Christ bĂ©ni, — versez la lumiĂšre Ă  mon esprit, — que je puisse divulguer aux Bretons — quelques-uns des prodiges que vous y avez faits. Je vais devant tous les proclamer, — avec la grĂące de la Vierge Marie ; — Mon bon ange m’inspirera. — Qu’il vous plaise de les venir Ă©couter ! II À Lochrist, un temps fut, — un maĂźtre de maison faisait demeurance. — Sa femme, l’élue de son cƓur, — se montrait au pauvre charitable. Pourtant, il advint qu’un jour, — prĂȘtez votre attention Ă  ceci, — car c’est une chose horrible Ă  ouĂŻr, — il advint qu’un pauvre chercheur d’aumĂŽne Se prĂ©senta dans leur mĂ©nage, — en quĂȘte de quelque subsistance. — Au nom de Dieu, il demandait — de quoi prolonger sa vie. Si charitables que fussent les deux Ă©poux, — la femme, en cette occasion, se montra dure — envers ce pauvre cher qui demandait au nom de Dieu l’aumĂŽne. Je suis fort pressĂ©e, dit-elle ; — J’ai Ă  prĂ©parer le repas de mes gens. — Une autre fois, je vous viendrai en aide
 — Pour l’instant, dĂ©campez ! » Le pauvre cher, malgrĂ© cet accueil, — toujours et toujours insistait Donnez-moi de quoi manger, disait-il, — car j’ai bien faim en ce moment. Il y a si longtemps que je n’ai mangĂ© morceau ! — Mon cƓur de dĂ©tresse se serre. — Au nom de Dieu, soulagez-moi, — ou je mourrai sur place, Ă  coup sĂ»r ! » La femme lui rĂ©pliqua, — avec une colĂšre des plus terribles — Hors de cĂ©ans, ou je vous chasserai, en lĂąchant sur vous le grand chien ! » Elle se laisse entraĂźner par sa colĂšre, — elle lĂąche le chien, aussitĂŽt dit. — Mais la bĂȘte ne fait aucun mal au pauvre ; — elle ne fait que le flairer. Et le pauvre de soupirer ; — et le cƓur de lui manquer, — en se voyant ainsi abandonnĂ©, — sans personne qui lui vienne en aide. Du seuil de la maison il partit, — devant la porte de la cour il mourut. — Deux chiens Ă©taient Ă  ses cĂŽtĂ©s, — chose mystĂ©rieuse Ă  comprendre ! Avec le chien qui avait Ă©tĂ© lĂąchĂ©, — un autre Ă©tait survenu, — et il se tenait prĂšs du pauvre, lui faisant mille joies, — sans toucher Ă  lui, en aucune sorte. Quand rentrĂšrent les gens de la maison, pour le repas, — vieux et jeunes, tous furent Ă©tonnĂ©s — de trouver lĂ  cet homme, mort, — sans un seul chrĂ©tien pour le garder. Devant la porte de la cour Ă©tait restĂ© — le corps du pauvre homme dĂ©cĂ©dĂ© ; — seuls les deux chiens veillaient Ă  ses cĂŽtĂ©s. — C’était lĂ  une grande leçon ! Lorsque la femme eut connaissance de la chose, — elle se prit Ă  pleurer, Ă  se lamenter. — HĂ©las ! c’est moi qui suis cause, dit-elle, — de ce malheur, de cet ennui ! Le grand chien, c’est moi qui l’ai lĂąchĂ© !
 — Et c’est lui qui l’aura Ă©tranglĂ© !
 — Et cela, parce qu’il demandait — un morceau de pain, au nom de Dieu ! »  Il vint du monde voir le mort, — s’informer de ce qui lui Ă©tait arrivĂ©. — Il ne portait pas trace de blessure. — Peu aprĂšs, il fut enseveli. La femme, dans l’espoir d’expier — sa faute, sans regret, ni tristesse — donna pour l’enlinceuler — chemise, drap, Ă  mettre avec lui dans la tombe. À la nouvelle d’un malheur si grand, — il se fit nombreux concours de gens — pour le voir dĂ©poser en terre ; — et tous avaient navrement et ennui. À Guinevez il fut envoyĂ© — enterrer, avec tous les honneurs possibles. — Ce fut la femme qui paya les prĂȘtres — pour cĂ©lĂ©brer le service et dire les priĂšres d’usage. Quand elle fut de retour chez elle, — elle trouva sur la table — et son argent et son linge. — À confesse elle se rendit aussitĂŽt. Mais elle ne trouva aucun prĂȘtre pour l’absoudre. — Il fallait qu’elle partĂźt pour Rome, — qu’elle s’adressĂąt au pape et lui confessĂąt — ses pĂ©chĂ©s, sans en rien taire. Cette pĂ©nitence, elle l’accepta. — Aux siens elle demanda, — le soir mĂȘme, la permission de se mettre en route — Mon mari, je ne puis diffĂ©rer !
 » Son mari lui parla de la sorte — OĂč vous allez, je vous suivrai. — Si l’un de nous part, nous partirons tous deux. — Je n’ai cure des biens que je laisserai derriĂšre moi ! » Elle avait un fils encore Ă  la mamelle ; — c’est lui qu’elle embrassa le premier, — puis vint le tour de sa fille aĂźnĂ©e. — Adieu ! dit-elle, mes enfants ! » Les voilĂ  tous deux de partir, — emportant avec eux un double pain. — Ils Ă©taient dĂ©jĂ  loin de chez eux, — quand ils se croisĂšrent en route avec des passants. La femme, alors, de dire — devant ces gens-lĂ  Ă  son mari — L’argent que vous m’aviez donnĂ© — sur la table, Ă  la maison, est restĂ©. Mon pauvre Ă©poux, allez le prendre ; — en cet endroit, je vous attendrai. » — L’homme obĂ©it sur l’heure ; — il retourna chez lui chercher l’argent. DĂšs qu’ils se furent sĂ©parĂ©s, — la femme se remit en marche. — Et, lorsque le mari revint Ă  l’endroit convenu, — son Ă©pouse n’y Ă©tait plus. Le voilĂ  de gĂ©mir, — de pleurer et de se lamenter, — tant son angoisse Ă©tait grande
 — À la maison, alors, il retourna. À partir de ce jour, ils furent vingt-cinq ans — sans se rencontrer en nul chemin, — et sans jamais entendre prononcer le nom — l’un de l’autre. Le mari, n’entendant plus parler — de sa femme, et n’ayant d’elle aucune nouvelle, — avec le temps, se fiança de nouveau — et prit une seconde Ă©pouse. HĂ©las ! s’il avait pu savoir — que sa premiĂšre femme vivait, — il n’aurait pas fait cette chose. — Il n’en fut plus tard que trop navrĂ©. III La femme, Ă  Rome quand elle arriva, — aux pieds du pape se prosterna, — pour implorer de lui une pĂ©nitence — et l’absolution de son pĂ©chĂ©. Le pape enjoignit de la conduire — en grande hĂąte, pour expier sa faute, — dans la chambre de pĂ©nitence, — oĂč l’on enferme les pires pĂ©cheurs, Et de lui donner, quand elle y serait, — du pain et de l’eau pour trois jours, — ainsi que du lin qu’elle aurait Ă  filer, — pendant ces trois jours, sans dĂ©mordre. Grande est la misĂ©ricorde d’un Dieu ! — Tout le temps qu’elle resta dans cette chambre, — on fit comme si elle n’existait plus — Quand on se souvint d’elle, on ne douta point qu’elle ne fĂ»t morte. Or, lorsqu’on alla ouvrir sur elle la porte, — on la trouva qui filait, le corps sain et l’ñme sereine. — On la tira donc de ce lieu, — et le pape, alors, lui donna l’absolution. Au sortir de Rome, elle rencontra un vieillard — qui, humblement, lui demanda — D’oĂč venez-vous ? OĂč comptez-vous aller ? — Mon amie, dites-le moi. Jamais je ne vous vis en ces parages ; — vous n’ĂȘtes pas de ce pays. » — Je ne vous le cacherai point, brave homme — Je suis de Basse-Bretagne, tenez-le pour certain, — et de Lochrist-ann-Izevelt. — LĂ  est mon mari. LĂ  est mon mari, lĂ  sont mes enfants, — pour qui j’ai Ă©tĂ© une cause de peine, — parce que je les ai abandonnĂ©s. — Je crois pourtant qu’ils auraient dĂ©sir de me revoir. » — Si vous avez dĂ©sir, dit cet homme, — de les aller revoir, vous aussi, — avant qu’il soit longtemps, grĂące Ă  Dieu, — vous parviendrez en leur contrĂ©e. Votre mari et vos enfants, — bientĂŽt vous les reverrez, — et vous les pourrez consoler — en leur navrement et ennui. Quand vous arriverez en Izelvet, — chez le Seigneur Christ bĂ©ni, — faites-lui tous mes compliments, — et dites Ă  Christ que je l’aime. Je suis le charpentier qui a sculptĂ© — le premier ses calvaires. — Vous voyez cette baguette blanche que je tiens — Je vais vous la donner maintenant. — Votre mari et vos enfants, — avant peu vous les reverrez. » VI DĂšs lors, elle marcha d’une telle allure — qu’elle arriva dans son pays promptement. — À la maison des siens elle se rendit ; — la baguette blanche la conduisit. Chez son mari quand elle fut, — Ă  ĂȘtre logĂ©e elle demanda — avec dĂ©fĂ©rence et humilitĂ©. — Nul chrĂ©tien ne la reconnaissait. La maĂźtresse de maison Ă©tait altiĂšre — et lui rĂ©pondit sĂšchement — Ici, vous ne serez pas logĂ©e ; — allez oĂč bon vous semblera ! » Son mari n’était pas Ă  la maison. — Ses enfants, entendant — leur pauvre mĂšre demander logement — Ă  leur marĂątre, si humblement, eurent pitiĂ© d’elle, et elle fut logĂ©e, — grĂące Ă  ses enfants, croyez-le bien ; — oui, en dĂ©pit de la marĂątre, — elle fut dignement hĂ©bergĂ©e par eux. La pauvre femme, parvenue au seuil — de sa maison de la maison oĂč demeurait son mari, — s’assit sur le rebord d’une auge de pierre, — et demanda la permission d’y coucher. Sa fille, qui allait et venait, — Ă  son frĂšre prĂȘtre disait — Cette femme a quelque chose d’étrange ; — Ă  la voir, j’ai le cƓur serrĂ©. La mĂšre qui nous a enfantĂ©s, — vous et moi, mon frĂšre prĂȘtre, — lui ressemblait fort, je trouve. — Je me sens une tendresse chaude pour elle. » La femme Ă©tait lĂ , sur le pas de la porte. — Son fils l’aborda, plein de dĂ©fĂ©rence. — Avec respect et humilitĂ©, — il la prit par la main. Au foyer elle fut amenĂ©e — par sa fille et par son fils prĂȘtre. — LĂ , son fils la fit asseoir — Ă  la place qui lui Ă©tait rĂ©servĂ©e, Ă  lui-mĂȘme. Sa fille alors lui lava — les pieds, avec une humilitĂ© grande. — Et, ayant vu qu’elle avait Ă  la jambe une marque, — elle dit Ă  son frĂšre prĂȘtre — Plus que jamais mon cƓur m’affirme — que c’est ici la femme qui nous a enfantĂ©s. — Elle porte Ă  la jambe la mĂȘme cicatrice — qu’avait notre vĂ©ritable mĂšre. » Le prĂȘtre ne fit mine de rien — jusqu’à ce que le souper eĂ»t Ă©tĂ© servi. — Mais alors il donna sa part — Ă  la femme qui l’avait mis au monde. La marĂątre de se fĂącher — et de prendre Ă  partie le prĂȘtre — Ce n’est pas envers moi que vous auriez tant de prĂ©venance, — ni non plus envers votre pĂšre ! » Sans se fĂącher, le prĂȘtre — continua de faire ce qu’il jugeait de son devoir. — Il recommanda Ă  sa sƓur — d’avoir bien soin de l’étrangĂšre. — Apportez des vĂȘtements, dit-il, — ma sƓur, et donnez-les Ă  cette femme — afin qu’elle se change et qu’elle aille se coucher ; — c’est dans mon lit qu’on la mettra. Car, cette nuit, point ne me coucherai ; — Je la veux passer en oraison, — pour demander Ă  Dieu la faveur — de bien conduire ma vie. » La sƓur eut grande joie de ses paroles ; — Ă  son armoire aussitĂŽt elle alla — elle en tira pour sa mĂšre un vĂȘtement — et une chemise tout flambant neuve. Quand la femme fut habillĂ©e — et de bardes propres revĂȘtue, — la sƓur dit Ă  son frĂšre — Celle-ci est notre mĂšre, j’en suis sĂ»re. » Le prĂȘtre Ă  sa sƓur rĂ©pondit — J’en suis convaincu, comme vous, — mais ne prĂ©cipitons rien ; — avec le temps, tout s’éclaircira. » Dans le lit de son fils, la femme reposa. — Ceci est un grand exemple de tendresse — entre une mĂšre et ses enfants, — au cours de la vie. Cependant, le mari rentra. — Sa seconde femme lui dit — Vous avez, de par le monde, un fils prĂȘtre — qui fera belle fin, j’imagine ! Une femme a Ă©tĂ© ici logĂ©e — par votre fille et votre fils prĂȘtre, — et c’est dans son lit qu’il l’a mise !
 — Si vous ne m’en croyez, allez-y voir. » Le pauvre mari, Ă  cette nouvelle, — furieux, Ă  la chambre monta. Quand il eut constatĂ© que la chose Ă©tait vraie, — lui d’interpeller son fils prĂȘtre, alors — Dites-moi, mon fils prĂȘtre, — Ă  quoi donc pensez-vous ? — Il ne me semble pas que vous ayez agi — d’une façon convenable, pour un homme de votre sorte ! » Par la vertu de son oraison, — le fils amollit le cƓur de son pĂšre. — Taisez-vous, mon pĂšre, dit-il, — c’est pour Dieu que je l’ai fait. Laissez dire Ă  ma marĂątre — ce qui lui fera plaisir. — Celui qui loge sera logĂ©. — Il n’est qu’un devoir, c’est de faire le bien. » VoilĂ  notre homme radouci — par les paroles de son fils prĂȘtre. — Il redescendit au plus vite — sans ajouter un seul mot qui fĂ»t dĂ©placĂ©. V Quand fut venue la prime aube, — la pauvre femme se leva en hĂąte, — et se dĂ©vĂȘtit de ses hardes — pour les rendre Ă  sa fille, avec gratitude. Le prĂȘtre Ă  sa sƓur dit — Ce ne sont pas les hardes qui vous manquent, je le sais ; — vous pouvez abandonner celles que voici — Ă  cette pauvre femme, pour l’amour de Dieu. » La fille qui avait bon cƓur, — tout autant que le fils prĂȘtre, — dit Ă  sa mĂšre, alors — Vous pouvez garder les hardes que voilĂ . » Elle, donc, de les remercier — et de demander Ă  son fils — s’il aurait la bontĂ© — de faire en sorte qu’elle pĂ»t ce jour-lĂ  se confesser. — Oui, dit-il, je ferai cela pour vous. — Si j’en avais eu le droit, je vous eusse confessĂ©e moi-mĂȘme. — Quand viendront les prĂȘtres Ă  l’église, — je vous ferai certainement confesser par l’un d’eux. Vous pourrez vous confesser et communier. — Vous dĂ©jeĂ»nerez ici ensuite, — et, en attendant la grand’messe, — Ă  ma premiĂšre messe vous assisterez. » — Oui, dit-elle, j’y assisterai — votre premiĂšre messe, je l’entendrai. — Et je ne communierai pas avant — que vous ayez cĂ©lĂ©brĂ© votre messe. » — Vous auriez trop longtemps Ă  rester Ă  jeun, dit-il ; — peut-ĂȘtre, aprĂšs, seriez-vous malade. — Communiez et dĂ©jeunez, — car mon office, croyez-moi, sera long. » — Je ne ferai ni l’un ni l’autre. — C’est de votre main que je veux recevoir la communion, — s’il vous plaĂźt, aprĂšs que vous aurez — cĂ©lĂ©brĂ© votre premiĂšre grand’messe. » LĂ -dessus, nos gens se rendent Ă  l’église. — Le prĂȘtre fit confesser sa mĂšre — qui dit alors qui elle Ă©tait — au prĂȘtre qui la confessait. Le confesseur qui Ă©tait discret — garda Ă  la femme le secret, — jusqu’à ce que son fils eĂ»t dit la messe — et qu’elle eĂ»t communiĂ© de sa main. Quand elle se fut confessĂ©e, — qu’elle eut communiĂ© de la main de son fils, — elle se mit en priĂšre — et dit au Seigneur Christ — J’ai des compliments Ă  vous faire, dit-elle, — de la part d’un homme qui n’est pas le premier venu. — Vous, Seigneur Christ bĂ©ni, — s’il vous plaĂźt, daignez m’écouter. C’est de la part d’un vieillard de lointain pays. — Il m’a recommandĂ©, Seigneur, — de vous dire en propres termes — que c’est lui, le charpentier qui fit votre croix. » Par trois fois, elle rĂ©pĂ©ta sa phrase ; — Ă  la troisiĂšme fois, le Christ inclina — sa tĂȘte sur sa poitrine. C’est chose avĂ©rĂ©e. — Et depuis il est restĂ© dans cette posture. C’est pour remercier cette femme — que le Seigneur Christ fit ce geste, — et pour montrer Ă  tous, par un effet de sa grĂące, — que cette femme Ă©tait grandement sainte. Son fils, aprĂšs ĂȘtre descendu — de l’autel bĂ©ni, — entra dans la sacristie, pour ĂŽter ses ornements. Pendant qu’il les dĂ©pouillait, — le confesseur lui dit — La femme Ă  qui vous avez donnĂ© la communion — est la mĂšre qui vous a mis au monde. À moi, elle me l’a dĂ©clarĂ©, — mais Ă  vous elle ne le voulait dire, — de crainte que vous n’en fussiez chagrinĂ©s, — vous et celle qui est votre propre sƓur. » Avec une grande angoisse de joie, — il courut Ă  sa mĂšre — qui faisait sa priĂšre — au Seigneur Christ de tout cƓur. Comme signe de reconnaissance, du double pain — qu’elle avait emportĂ© cette femme — avait gardĂ© un morceau, — sans la moindre moisissure, aussi frais qu’au dĂ©part. Dans sa main, elle tenait un billet ; personne ne le lui pouvait arracher. — Mais, quand vint son fils prĂȘtre, — il le lui prit sans difficultĂ©. Sur ce billet Ă©tait Ă©crite — sa vie entiĂšre, tout au long. — Son fils se mit Ă  le lire, — et chacun de s’extasier. — HĂ©las ! ma pauvre mĂšre, dit-il, — je ne savais rien de tout cela. — Je ne pouvais me douter — que vous fussiez la mĂšre dont je suis nĂ©. D’amour grande et de navrement — ils moururent tous deux sur place. — Leurs proches n’assistaient pas Ă  l’évĂ©nement ; — on leur fit porter la nouvelle. Ils Ă©taient en train d’apprĂȘter le repas — et de disposer tout ce qui est nĂ©cessaire — pour donner aux gens Ă  dĂźner, — lorsque leur parvint cette nouvelle. La fille, dĂšs les premiers mots, — et aussi le mari laissĂšrent lĂ  — toutes choses, Ă  l’abandon, tant ils avaient de navrement au cƓur. Ils se mirent en route pour l’église, — mais ils moururent tous deux, ensemble, — au milieu du chemin, — et ce fut pour tout le monde une stupeur. De les voir le mĂȘme jour. — mourir tous quatre, — le pĂšre, la mĂšre, les enfants. — VoilĂ  une aventure bien triste, en vĂ©ritĂ© ! Peu aprĂšs on les ensevelit — pour les mettre en terre ; Ă  Guinevez ils furent transportĂ©s, — avec grand honneur et grand respect. Trois d’entre eux demeurĂšrent lĂ  — pour y ĂȘtre enterrĂ©s avec grand respect ; — le mari et son fils prĂȘtre — et la fille y furent enterrĂ©s. Mais la charrette oĂč se trouvait la mĂšre aimĂ©e — ne fut pas plutĂŽt arrivĂ©e au cimetiĂšre — que les bƓufs firent un brusque dĂ©tour, — Personne ne les put arrĂȘter. En sorte que les gens d’église recommandĂšrent — de les laisser aller Ă  leur guise, — lĂ  oĂč il plairait Ă  Dieu — que fĂ»t enterrĂ©e cette femme. Quand ils furent prĂšs du porche du cimetiĂšre — de Lochrist-ann-Izelvet, — les bĂȘtes s’arrĂȘtĂšrent net ; le chariot resta sur place. On descendit alors le cercueil — du chariot, sans difficultĂ©, — et les gens qui Ă©taient prĂ©sents — Ă  l’église le portĂšrent. Dans l’église quand il entra, — le Seigneur Christ dĂ©signa lui-mĂȘme — le lieu oĂč il fallait l’enterrer, — en le montrant du doigt Ă  l’assistance. LĂ  fut enseveli le corps de la femme — avec grand honneur et grand respect, — dans la maison du Seigneur Christ bĂ©ni. — Au pied de sa croix on l’enterra. Bien des annĂ©es plus tard, — on ouvrit cette tombe. On y trouva le cercueil — aussi intact qu’au premier jour. Le cercueil alors fut tirĂ© — de la tombe, sans dommage aucun, — et, depuis, il est restĂ© — dans la maison du Seigneur Christ bĂ©ni. On ne saurait Ă©couler l’histoire — que vous venez d’entendre psalmodier, — Ă  moins d’avoir l’insensibilitĂ© du tigre, — sans en ĂȘtre Ă©mu jusqu’aux entrailles. Quand viendront les pauvres gens Ă  votre porte, — rĂ©pondez-leur avec dĂ©fĂ©rence, — pour l’amour de Dieu ! — Ils sont les membres de JĂ©sus ! Donnez de bon cƓur l’aumĂŽne ; — soyez assidus Ă  la messe, — aux bonnes Ɠuvres, aux priĂšres, — et JĂ©sus vous rĂ©compensera. Pour conclure et terminer, — du fond du cƓur je vous prie — de venir tous, avec dĂ©votion, — Ă  la maison du Seigneur Christ, au pardon. LĂ , tenez-le pour certain, il y a des reliques, — qui sont entre les plus belles du pays, — et qui ont une efficacitĂ© toute spĂ©ciale. — Deux fois par an on les porte en procession. À Pont-Christ on les porte d’abord, — dans la maison de Madame Marie. — À la fĂȘte de mai, entendez-le bien, — puis Ă  la fĂȘte du Christ, on les sort. Ainsi donc, ne manquez pas — de venir Ă  Lochrist-ann-Izelvet — gagner des indulgences, — le quatorze du mois de la paille blanche septembre. Ce jour-lĂ  se cĂ©lĂšbre la solennitĂ© — du grand pardon, en ce lieu. — C’est pour nous une occasion de prier JĂ©sus — qu’il soit Ă  notre Ă©gard misĂ©ricordieux. C’est lĂ  la traduction, aussi littĂ©rale que possible, d’une vieille gwerz bretonne, jadis trĂšs rĂ©pandue dans le pays de Morlaix. Au pardon de Lochrist-ann-Izelvet, il s’en dĂ©bitait des milliers d’exemplaires imprimĂ©s en feuilles volantes. Au temps oĂč fut composĂ©e notre gwerz, ce pardon ne jouissait dĂ©jĂ  plus de son antique faveur dans la dĂ©votion populaire, si l’on en juge par la mĂ©lancolie du dĂ©but, et surtout par la naĂŻve rĂ©clame de la fin. Toutefois il a conservĂ© quelques fidĂšles ; aussi la complainte trouve-t-elle encore Ă  se vendre. La preuve en est qu’elle se rĂ©imprime. L’exemplaire que j’ai entre les mains a eu pour Ă©diteur LanoĂ«, le successeur actuel de LĂ©dan, Ă  Morlaix. Il est donc tout rĂ©cent, malgrĂ© l’air ancien que prennent si vite toutes choses en Bretagne, et en particulier les publications sur papier d’étoupe Ă  l’usage du peuple. Il a pour titre exact Autrou Lochrist-ann-Izelvet Seigneur de Lochrist-ann-Izelvet ; au-dessus de cet intitulĂ©, une gravure grossiĂšre reprĂ©sentant un Christ en croix, dans un paysage de roches, sur un fond de ciel sombre, avec cette lĂ©gende au bas Bezit sonch eus ar Vetronet Ayez souvenir des Bretons. Suivant la croyance populaire, bien que la gwerz ne le dise pas explicitement, le mendiant que la femme nĂ©gligea de secourir et le charpentier qu’elle rencontra sur le chemin, Ă  son dĂ©part de Rome, n’étaient qu’un seul et mĂȘme personnage. La moralitĂ© de l’histoire, c’est qu’il faut ĂȘtre charitable envers les pauvres. Aussi est-ce sous ce titre que M. Luzel en a donnĂ© une variante contĂ©e, dans ses LĂ©gendes chrĂ©tiennes t. II, p. 201. Il est possible que la conteuse, Marguerite Philippe, ait entendu chanter la gwerz, en ait oubliĂ© la forme rimĂ©e, et ne se soit plus souvenue que du fond du rĂ©cit. Toujours est-il que beaucoup de faits lĂ©gendaires survivent ainsi dans la mĂ©moire du peuple sous une double forme ici, rĂ©cit en prose ; plus loin, ballade, selon les localitĂ©s. Tel est le cas, entre autres, pour la lĂ©gende de La fille qui pleurait trop sa mĂšre » cf. plus haut Il ne faut pas trop pleurer l’Anaon. Elle se retrouve, presque identique, dans les Gwerziou Breiz-Izel, tome I, p. 60. On peut se demander laquelle des deux formes est la plus ancienne, du rĂ©cit en prose ou de la complainte. Est-ce la complainte dont le rythme a disparu ? Est-ce le rĂ©cit en prose que les poĂštes populaires ont exploitĂ© comme une matiĂšre Ă  versification ? Il serait bien difficile de se prononcer. L’une et l’autre thĂšses se peuvent soutenir avec une Ă©gale vraisemblance. Pour ce qui est de la gwerz qui nous occupe, il est certain que l’épisode de la pĂ©nitente, qui la remplit presque toute, n’a qu’un rapport trĂšs indirect avec le sanctuaire de Lochrist et les miracles dont on le glorifie. Il s’adapte tant bien que mal au cadre oĂč on l’a fait entrer. La chapelle de Lochrist commune de PlounĂ©vez, arrondissement de Morlaix est un ancien prieurĂ© de l’abbaye de Saint-Mathieu. Les vieux titres la dĂ©signent sous le nom de priatorus de loco Christi, ou encore humilioris arboris, ce qui traduit exactement an izelvet, corruption de an izel-guez les bas arbres. Le site est gracieux et vert ; la mer, toute proche, s’étale en une grande nappe miroitante dans l’anse de Goulven, Ă  l’ouest, et borde, Ă  l’est, l’étrange et pittoresque rivage du pays de Plouescat. Le sanctuaire actuel est un Ă©difice sans caractĂšre, reconstruit vers la fin du XVIIIe siĂšcle. Quelques parties plus anciennes ont cependant Ă©tĂ© conservĂ©es, en particulier une tour et un porche qui doivent remonter Ă  une date lointaine. Si l’on en croit la tradition, la chapelle primitive aurait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e sur le lieu oĂč Fragan, pĂšre de GuĂ©nolĂ©, dĂ©fit les barbares qui ravageaient Ă  cette Ă©poque le littoral du LĂ©on. Elle est placĂ©e en tout cas, au point oĂč finissait l’archidiaconĂ© de LĂ©on et oĂč commençait celui de KĂ©mĂ©net-Illy. Le ruisseau qui leur servait de ligne de dĂ©marcation coule au pied de Lochrist. La chapelle est entourĂ©e d’un cimetiĂšre oĂč l’on n’enterre plus. On en a extrait naguĂšre des sarcophages en pierre, datant des premiers siĂšcles de l’Église. Quant Ă  la tombe de la pĂ©nitente dont il est question dans notre gwerz, j’ignore si elle existe rĂ©ellement ; les gens du pays le tiennent pour certain, et vous montrent une dalle funĂ©raire, encastrĂ©e dans le pavĂ© de la chapelle aux pieds du crucifix. Non loin du Lochrist, se trouve le sanctuaire en ruines de Pont-Christ dont il est Ă©galement fait mention dans la complainte ci-dessus. On y voit encore un beau calvaire en granit qui porte la date de 1676. — [A. le B.] _______ LXXLa princesse rouge[212] Vous connaissez l’üle du ChĂąteau, Ă  l’entrĂ©e de Port-Blanc ? Il y a plus de morts dans cette Ăźle qu’il n’y a de galets de Bruk Ă  BuguĂ©lĂšs. Ceci est l’histoire d’une morte qui fut conjurĂ©e en ce lieu, voici bien longtemps. De son vivant, elle Ă©tait princesse. Vous trouverez mĂȘme des gens qui vous diront qu’elle avait nom AhĂšs et que c’était la propre fille de Gralon, le roi d’Is. Peut-ĂȘtre est-ce vrai ; peut-ĂȘtre est-ce faux. Toujours est-il que, mĂȘme conjurĂ©e, elle avait pouvoir, tous les sept ans, sur sept lieues de terre ou de mer Ă  la ronde. Je vais vous conter comment elle fut dĂ©pouillĂ©e de ce pouvoir. Mais sachez d’abord que son pouvoir Ă©tait funeste. Il s’annonçait par une grande brume rouge qui s’élevait de la mer. De lĂ  sans doute le nom de la Dame rouge » que les pĂȘcheurs avaient donnĂ© Ă  la princesse. Venait ensuite un vent furieux qui dissipait la grande brume et bouleversait les flots jusque dans leurs profondeurs. Ces jours-lĂ , les barques les plus audacieuses n’osaient se risquer au large. MĂȘme calfeutrĂ© chez soi, Ă  l’intĂ©rieur des maisons, on tremblait la fiĂšvre d’épouvante. Comme des mĂšches de cheveux arrachĂ©s, des touffes de chaume s’envolaient des toits. C’était un terrible vent ! Il s’engouffrait par le tuyau des cheminĂ©es, comme une voix de gĂ©ant en colĂšre. On ne comprenait pas trĂšs bien ce qu’il disait, mais il avait certainement des mots rudes, pareils Ă  ceux d’un homme qui gronde. Pour exorciser la princesse, cause de tout ce vacarme, on avait fait cĂ©lĂ©brer plus d’une messe noire Ă  Notre-Dame de Port-Blanc, par les prĂȘtres rĂ©putĂ©s les plus habiles. Peine perdue. Tous les sept ans, c’était mĂȘme bruit sauvage, mĂȘme fureur dĂ©chaĂźnĂ©e. On avait fini par en conclure qu’il n’y avait, ni de la part des hommes, ni de la part de Dieu, aucun moyen de tranquilliser la princesse et de la rendre inoffensive. Sur ces entrefaites, une pauvresse de la cĂŽte gagna un soir l’üle du ChĂąteau, Ă  l’intention d’y pĂȘcher des ormeaux haliotides, Ă  la basse marĂ©e de nuit. Elle dut attendre quelque temps que les roches fussent dĂ©couvertes. N’ayant rien de mieux Ă  faire, elle se mit Ă  Ă©grener son chapelet, car c’était une femme dĂ©vote et qu’à cause de cela on avait surnommĂ©e dans le pays FantĂšs ar Pedennou Françoise-les-PriĂšres. Elle en Ă©tait au troisiĂšme dizain, quand, tout Ă  coup, s’étant retournĂ©e par hasard, elle vit, Ă  la place de l’énorme rocher qui domine l’ülot, une chapelle haute et grande comme une Ă©glise de canton, et dont les vitraux Ă©taient splendidement Ă©clairĂ©s. Elle se leva, laissant lĂ  ses engins, et courut Ă  la porte de la miraculeuse chapelle. Sur les vantaux Ă©tait tracĂ©e en caractĂšres d’or, flamboyante, une inscription bretonne. Or, FantĂšs savait lire le breton[213]. L’inscription disait — Si, par le trou de la serrure, tu peux regarder sans ĂȘtre vue, il te sera donnĂ© de faire un grand bien Ă  toi et Ă  tes proches. La femme hĂ©sita d’abord, puis — Ma foi ! pensa-t-elle, regardons toujours ! Et elle appliqua un de ses yeux au trou de la serrure. Elle vit la princesse, qui lui tournait le dos, s’acheminer vers l’autel dressĂ© dans le chƓur au milieu d’une gloire d’or. Elle voulut soulever le loquet de la porte, mais il Ă©tait rivĂ©. Alors, elle se mit Ă  faire le tour de la chapelle, en dehors. Elle arriva ainsi Ă  une deuxiĂšme porte sur laquelle il Ă©tait Ă©crit — Si tu veux entrer, va cueillir Ă  trois pas d’ici, dans le buisson, deux brins d’herbe blanche que tu disposeras en croix dans le creux de ta main droite. Elle fit ce qui Ă©tait recommandĂ©, revint Ă  la chapelle et lut sur une troisiĂšme porte — Entre maintenant. Tous les trĂ©sors qui sont ici t’appartiennent. De plus, il ne dĂ©pend que de toi de conjurer la princesse et de l’empĂȘcher dĂ©sormais de nuire. FantĂšs entra. La princesse, debout sur les marches de l’autel, se dĂ©tourna au bruit que firent en sonnant sur les dalles les sabots de la pauvresse. — Que me veux-tu ? s’écria-t-elle d’un ton courroucĂ©. — T’empĂȘcher de nuire, si tel est mon pouvoir, rĂ©pondit FantĂšs avec calme. — Du moment que tu es ici, c’est que ta volontĂ© est plus forte que la mienne. Je suis en ta possession. RelĂšgue-moi aussi loin qu’il te plaira. OĂč tu me diras d’aller, j’irai. Voici les clefs de l’étang que j’ai fait construire en pierres de taille. Toutes mes victimes sont lĂ . Je te les abandonne. Je t’abandonne aussi mes trĂ©sors. TĂąche d’en faire bon usage. Ce disant, elle tendit Ă  FantĂšs-ar-Pedennou un trousseau de clefs Ă©tincelantes. La pauvresse s’essuya les mains dans son tablier Ă  plusieurs reprises avant d’oser toucher Ă  ces clefs merveilleuses. Elle les prit cependant et fit avec elles le signe de la croix. — OĂč m’enjoins-tu de me rendre ? demanda la princesse. — Plus loin que la terre et plus loin que la mer ! dit FantĂšs. La princesse aussitĂŽt s’évanouit ans l’air. Depuis, on n’a jamais entendu parler d’elle. En mĂȘme temps s’écroulĂšrent sans bruit et sans laisser de traces les murailles de la chapelle Ă©trange. FantĂšs-ar-PĂ©donnou se trouva devant un Ă©tang construit et pavĂ© en pierres de taille. L’eau y Ă©tait claire, lumineuse. Çà et lĂ  des cadavres flottaient, la face tournĂ©e vers le ciel. Parmi les plus rapprochĂ©s du bord, FantĂšs reconnut deux hommes du pays qui avaient Ă©tĂ© noyĂ©s, un jour de tempĂȘte, l’annĂ©e d’auparavant, sans qu’on sĂ»t au juste dans quels parages. Une vanne d’acier fermait l’étang. Avec une des clefs, la pauvresse ouvrit cette vanne. L’eau se prĂ©cipita Ă©cumante vers la mer. Les noyĂ©s se levĂšrent comme ressuscitĂ©s, et FantĂšs les vit s’éloigner en chantant des cantiques, par le chemin des flots oĂč ils marchaient paisiblement, comme autrefois JĂ©sus. Quand toute l’eau se fut Ă©coulĂ©e, le fond de l’étang apparut Ă  FantĂšs couvert de piĂšces d’or. Elle en ramassa autant qu’elle en put porter et revint Ă  sa maison. Le lendemain, dĂšs la premiĂšre heure, elle courut Ă  confesse. — Que ferai-je de tout cet or ? demanda-t-elle au prĂȘtre, aprĂšs lui avoir contĂ© son aventure. — Vous ferez dire des messes pour les Ăąmes qui en ont besoin, rĂ©pondit le confesseur, et vous distribuerez l’aumĂŽne aux vivants[214]. ContĂ© par Marie-Hyacinthe Toulouzan. — Port-Blanc. _______ LXXILe conjurĂ© de Tadic-coz Ceci se passait au temps oĂč Tadic-coz Ă©tait recteur de BĂ©gard. Tadic-coz s’appelait de son vrai nom Monsieur Guillermic. » C’était un curĂ© Ă  la mode d’autrefois, un brave vieux bonhomme qu’on rencontrait plus souvent par les chemins et dans les champs qu’au presbytĂšre. Des montagnes d’Arez Ă  la Mer Grande », il Ă©tait connu d’un chacun. Il avait une charitĂ© d’ñme extraordinaire. Et, comme JĂ©sus-Christ, ceux qu’il aimait le plus, c’étaient les petites gens, les pauvres paysans, les journaliers, les pĂątres. Moi qui vous parle, je l’ai connu. Je l’ai connu longtemps, et je ne l’ai connu que vieux. J’ai entendu raconter qu’il Ă©tait plus vieux que la terre, qu’il Ă©tait mort dix fois, et que dix fois il Ă©tait ressuscitĂ©. Je puis vous faire son portrait. Il avait le dos voĂ»tĂ©, les cheveux longs et blancs. On n’aurait su dire si sa figure Ă©tait d’un vieillard ou bien d’un enfant. Il riait toujours, et goguenardait volontiers. Sa soutane Ă©tait faite de piĂšces et de morceaux, comme on dit, mais il y avait encore plus de trous que de morceaux. DĂšs le matin, sa messe dite, il partait en tournĂ©e. On le bonjourait » au passage. Il s’arrĂȘtait, engageait la conversation par une phrase toujours la mĂȘme — Contet d’in ho stad, va bugel. Me eo ho tad, ho tadic-coz ! Contez-moi votre Ă©tat, mon enfant. C’est moi qui suis votre pĂšre, votre vieux petit pĂšre. C’est pour cela qu’on avait fini par ne l’appeler plus que Tadic-coz vieux petit pĂšre. On l’aimait et on le vĂ©nĂ©rait. On le craignait aussi. Car, ce n’était pas seulement un bon prĂȘtre, c’était encore un prĂȘtre savant, Ă  qui Dieu, disait-on, avait donnĂ© autant de pouvoir qu’au pape. Les gens qui connaissent quelque peu les choses de ce monde se croient de grands magiciens. Tadic-coz, lui, possĂ©dait Ă  la fois tous les secrets de la vie et tous les secrets de la mort. On prĂ©tend que, de temps en temps, il passait la tĂȘte dans le soupirail de l’enfer, demeurait penchĂ© sur l’abĂźme et conversait avec les diables. Toujours est-il que, pour cĂ©lĂ©brer l’ofern drantel, il n’avait pas son pareil. On le venait consulter de tout le pays breton, et mĂȘme du pays gallot. Quand il ne pouvait sauver une Ăąme, au moins l’obligeait-il Ă  se tenir en repos. Jamais il n’y a eu de prĂȘtre sachant conjurer, comme Tadic-coz. Je vais, Ă  ce propos, vous raconter une histoire que je tiens de l’individu mĂȘme Ă  qui elle arriva. ⁂ Il Ă©tait soldat de Louis-Philippe, en garnison Ă  Lyon-sur-RhĂŽne, bien loin d’ici, comme vous voyez ! Ayant obtenu un congĂ© d’un mois, il voulut se montrer en uniforme aux gens de son pays, et prit la diligence de Bretagne dans ce temps-lĂ  il n’y avait pas encore de chemins de fer. La voiture le dĂ©posa Ă  Belle-Isle-en-Terre. De lĂ  Ă  TrĂ©zĂ©lan, son village, il avait Ă  faire encore trois bonnes lieues. Mais qu’est-ce que trois lieues pour un soldat qui rentre au pays ? Il se mit en route, d’un pied leste. Comme il passait au MĂ©nez-BrĂ©, il croisa un vieux prĂȘtre qui avançait pĂ©niblement, la taille courbĂ©e en deux, et menait en laisse un chien noir, un affreux barbet. — HĂ© ! mais ! s’écria le soldat du plus loin qu’il le vit venir. C’est Tadic-coz ! c’est ce bon Tadic-coz ! Bonjour, Tadic-coz. — Bonjour, mon enfant. — Vous ne me reconnaissez donc pas, Tadic-coz ? — C’est que ma vue baisse, mon enfant. — Je suis Jobic, Jobic Ann DrĂ©z, de la ferme de CoatfĂŽ en TrĂ©zĂ©lan. C’est vous qui m’avez baptisĂ©, Tadic-coz, et qui m’avez fait faire ma premiĂšre communion. — Oui, oui, ta mĂšre est Gaud Ar VrĂąn. Elle sera bien contente de te revoir
 Et, ajouta le vieux prĂȘtre, aprĂšs une courte hĂ©sitation, tu es sans doute pressĂ© d’arriver Ă  CoatfĂŽ ? — Dame, oui, Tadic-coz. Je ne serais pas fĂąchĂ© d’ĂȘtre rendu. Mais pourquoi me demandez-vous cela ? — C’est que
 Si tu avais eu le temps
 Il y a lĂ  ce vilain barbet qu’il faut que je conduise au recteur de Louargat
 Et mes jambes sont si vieilles qu’elles branlent sous moi
 Je ne sais en vĂ©ritĂ© si j’aurai la force d’aller jusqu’au bout
 Mon ami Jobic sentit son cƓur s’attendrir de pitiĂ©. C’était pourtant vrai que le pauvre Tadic-coz paraissait extĂ©nuĂ© de fatigue. — Sapristi ! il faut que ce soit pour vous, Tadic-coz ! Donnez-moi la laisse de ce chien. Je le conduirai au recteur de Louargat. Je tourne le dos Ă  TrĂ©zĂ©lan, mais n’importe ! on ne refuse pas un service Ă  Tadic-coz. Retournez en paix Ă  votre presbytĂšre. Peut-ĂȘtre rencontrerez-vous quelqu’un des miens sur la route ; annoncez que je ne rentrerai pas avant la tombĂ©e de la nuit. — Ma bĂ©nĂ©diction sur toi, mon enfant ! Et Tadic-coz de remettre Ă  Jobic Ann DrĂ©z la laisse du chien noir. La hideuse bĂȘte voulut grogner d’abord, mais Tadic-coz lui imposa silence, en marmottant quelques paroles latines, et elle ne fit plus difficultĂ© de suivre son nouveau conducteur. Une demi-heure aprĂšs, Jobic frappait Ă  la porte du recteur de Louargat. — Sauf votre respect, Monsieur le recteur, voici un chien que Tadic-coz m’a priĂ© de vous ramener. Le recteur regarda Jobic Ann DrĂ©z d’un air tout drĂŽle. — C’est volontairement que tu t’es chargĂ© de cette commission ? — Sans doute. Histoire de faire plaisir Ă  Tadic-coz. — Eh bien mon garçon, tu n’es pas au bout de tes peines !
 — Qu’entendez-vous par lĂ  ? — Tu verras ça. En attendant, vide-moi ce verre de vin. Il te faut des jambes pour aller jusqu’à Belle-Isle. — Comment ! jusqu’à Belle-Isle ? s’écria Jobic Ann DrĂ©z. Vous moquez-vous de moi ? VoilĂ  votre barbet, gardez-le ! Faites-en ce qu’il vous plaira ! Moi, je m’en vais Ă  TrĂ©zĂ©lan ; sans Tadic-coz, j’y serais dĂ©jĂ . Bonjour et bonsoir, Monsieur le recteur ! — Ta, ta, ta ! mon garçon. Des barbets du genre de celui-ci, quand on en a pris la charge, on ne les plante pas ainsi au premier tournant de route. Si par malheur tu lĂąchais ce chien, c’en serait fait de toi. Ton Ăąme serait condamnĂ©e Ă  prendre la place de l’ñme mauvaise qui est en lui. Vois si cela te convient. — Ce chien n’est donc pas un chien ? murmura Jobic subitement radouci, et mĂȘme un peu pĂąle. — HĂ© non ! c’est quelque revenant malfaisant que Tadic-coz aura conjurĂ©. Regarde comme ses yeux Ă©tincellent. Pour la premiĂšre fois, Jobic examina le chien d’un peu prĂšs ; il remarqua qu’en effet il avait des yeux extraordinaires, des yeux de diable. — N’empĂȘche, murmura-t-il, c’est un vilain tour que Tadic-coz m’a jouĂ© lĂ  ! — Ce que tu as de mieux Ă  faire, dĂ©sormais, c’est d’en prendre ton parti, dit le recteur de Louargat. — Ainsi, je dois maintenant me rendre Ă  Belle-Isle ? — Oui, tu iras trouver mon confrĂšre et tu diras que c’est moi qui t’envoie. — Allons ! soupira Jobic. Puisqu’il faut, il faut
 Et le voilĂ  en route pour Belle-Isle, faisant Ă  rebours le chemin qu’il avait parcouru quelques heures plus tĂŽt. Il chantait gaiement alors, tandis qu’à prĂ©sent il se sentait plus triste que le bon Dieu de Pleumeur[215]. Le recteur de Belle-Isle le reçut avec une grande affabilitĂ©. — Mon garçon, lui dit-il, la nuit arrive. Tu vas coucher ici ce soir. Demain matin, tu continueras ton voyage. — En vĂ©ritĂ©, s’exclama Jobic-Ann-DrĂ©z, ce n’est donc pas pour vous non plus, le chien ? — Non, mon ami. Jobic eut grande envie de se fĂącher tout rouge, cette fois, mais son regard ayant rencontrĂ© celui de la bĂȘte maudite, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes. — Quand on pense, sanglota-t-il, que j’aurais pu ĂȘtre Ă  table maintenant, chez mes vieux », dans la cuisine de CoatfĂŽ. — Console-toi, lui dit le recteur, je n’ai pas l’intention de te laisser mourir de faim. Donne-moi la corde de l’animal, que j’enferme celui-ci dans la cave. Toi, va souper et tĂąche de bien dormir. N’ayant pas mangĂ© de la journĂ©e, Jobic fil honneur au repas, malgrĂ© son chagrin, et, quand il fut au lit, il dormit d’un sommeil de plomb. Le lendemain matin, ce fut le recteur en personne qui le vint rĂ©veiller — Debout, camarade ! Le soleil est dĂ©jĂ  levĂ© ! Le barbet se dĂ©mĂšne et hurle ! Allons, en route ! TĂąche d’arriver pour dĂ©jeuner au presbytĂšre de GurnhuĂ«l. Tu diras au recteur que tu viens de ma part ! Et Jobic Ann DrĂ©z de dĂ©guerpir. Que voulez-vous ? Il fallait bien qu’il subĂźt ce qu’il ne pouvait empĂȘcher. Nous ne le suivrons pas de presbytĂšre en presbytĂšre. Le recteur de GurnhuĂ«l l’adressa au recteur de Callac. Le recteur de Callac au recteur de MaĂ«l-Carhaix ; Le recteur de MaĂ«l-Carhaix Ă  celui de TrĂ©brivan
 etc., etc. En deux jours, il visita une douzaine de maisons de curĂ©s », bien accueilli d’ailleurs dans chacune ; partout il trouvait bon vin, bon repas et bon gĂźte. Cela l’ennuyait tout de mĂȘme, d’abord parce qu’il se demandait avec terreur s’il y aurait jamais un terme Ă  ce singulier voyage ; ensuite, parce que c’était vexant d’ĂȘtre un objet de curiositĂ© pour les gens, que son passage attirait sur le seuil des portes et qui paraissaient fort intriguĂ©s de ce que pouvait bien ĂȘtre ce soldat, traĂźnant ce chien. Le troisiĂšme jour, vers midi, il entrait chez le recteur de Commana, tout lĂ -haut, lĂ -haut, dans les monts d’Arez. — Sauf votre respect, Monsieur le recteur, voici un chien
 C’était la treiziĂšme ou quinziĂšme fois qu’il prononçait cette phrase. Il en Ă©tait arrivĂ© Ă  la dĂ©biter du ton piteux dont un mendiant implore l’aumĂŽne. Le recteur de Commana l’interrompit — Je sais, je sais. Fais-toi servir un verre de cidre Ă  la cuisine. Il faudra que tu sois en Ă©tat, ce tantĂŽt, de me donner un bon coup de main, car la bĂȘte n’a pas l’air commode. — Si c’est pour me dĂ©barrasser d’elle, enfin, s’écria Jobic, n’ayez pas peur, je vous vaudrai un homme ! — Tiens-toi prĂȘt dĂšs que je te ferai signe. Mais il faut attendre le coucher du soleil
 — À la bonne heure, pensa Jobic Ann DrĂ©z, voilĂ  un langage que je comprends. Il n’y comprenait pas grand’chose, Ă  vrai dire, sinon que le plus dur restait Ă  faire, mais aussi que, cela fait, il serait libre. Au coucher du soleil, il s’entendit hĂ©ler par le recteur. Celui-ci avait revĂȘtu son surplis et passĂ© son Ă©tole. — Allons ! dit-il. Surtout, prends garde que l’animal ne t’échappe. Nous serions perdus l’un et l’autre ! — Soyez tranquille ! rĂ©pondit Jobic Ann DrĂ©z, en assujettissant la corde Ă  son poignet, solidement. Les voilĂ  partis tous les trois ; le recteur marchait devant, puis venait Jobic, et, derriĂšre lui, le chien. Ils allaient Ă  une grande montagne sombre[216], bien plus haute et plus sauvage que le MĂ©nez-BrĂ©. Tout Ă  l’entour la terre Ă©tait noire. Il n’y avait lĂ  ni herbe, ni lande, ni bruyĂšre. ArrivĂ© au pied de la montagne, le recteur s’arrĂȘta un instant — Nous entrons dans le Ieun Elez le marais des roseaux, dit-il Ă  Jobic. Quoi que tu entendes, ne dĂ©tourne pas la tĂȘte. Il y va de ta vie en ce monde et de ton salut dans l’autre. Tu tiens bien l’animal au moins ? — Oui, oui, Monsieur le recteur. Le lieu oĂč ils cheminaient maintenant Ă©tait triste, triste ! C’était la dĂ©solation de la dĂ©solation. Une bouillie de terre noire dĂ©trempĂ©e dans de l’eau noire[217]. — Ceci doit ĂȘtre le vestibule de l’enfer, se disait Jobic-Ann-DrĂ©z. On ne fut pas plus tĂŽt dans ces fondriĂšres que le chien se mit Ă  hurler lamentablement et Ă  se dĂ©battre avec frĂ©nĂ©sie. Mais Jobic tenait bon. Plus on avançait, plus la maudite bĂȘte faisait de bonds et poussait de iou !
 iou !. Elle tirait tellement sur la corde que Jobic en avait les poings tout ensanglantĂ©s. N’importe ! il tenait bon. Cependant, on avait atteint le milieu du Ieun Elez. — Attention ! murmura le recteur Ă  l’oreille de Jobic. Il marcha au chien, et, comme celui-ci se dressait pour le mordre, houp ! avec une dextĂ©ritĂ© merveilleuse il lui passa son Ă©tole au cou. La bĂȘte eut un cri de douleur atroce, Ă©pouvantable. — Vite ! Ă  plat ventre et la face contre terre ! commanda le recteur Ă  Jobic, en prĂȘchant d’exemple. À peine Jobic Ann DrĂ©z s’était-il prosternĂ©, qu’il entendit le bruit d’un corps qui tombe Ă  l’eau. Et aussitĂŽt ce furent des sifflements, des dĂ©tonations, tout un vacarme enfin ! On eĂ»t jurĂ© que le marais Ă©tait en feu. Cela dura bien une demi-heure. Puis tout rentra dans le calme. Le recteur de Commana dit alors Ă  Jobic Ann DrĂ©z — Retourne maintenant sur tes pas. Mais ne manque point de t’arrĂȘter dans chacun des presbytĂšres oĂč tu es entrĂ© en venant. À chaque recteur tu diras Votre commission est faite. » Cette fois, Jobic ne se fit pas prier pour se remettre en chemin. Tout le long de la route, il chanta, heureux de n’avoir plus de chien Ă  traĂźner, heureux aussi d’aller vers TrĂ©zĂ©lan. Il chemina de bourgade en bourgade, de presbytĂšre en presbytĂšre, tant et si bien qu’il arriva enfin chez le recteur de Louargat. — Ah ! te voilĂ , mon garçon ! dit le recteur. Eh bien ! va trouver Tadic-coz. Il est impatient de te revoir. Tadic-coz ! À ce nom, Jobic Ann DrĂ©z sentit sa colĂšre lui revenir. Certainement, il irait le trouver, ce Tadic-coz, et, par la mĂȘme occasion, il lui apprendrait
!! Ce fut, au contraire, Tadic-coz qui lui apprit une chose qui l’étonna fort. Ce conjurĂ© que Jobic-Ann-DrĂ©z avait conduit au Ieun Elez, devinez qui c’était. Son propre grand-pĂšre ! Depuis sa mort, arrivĂ©e quelques mois auparavant, le vieux ne cessait de faire des siennes, Ă  CoatfĂŽ et dans la rĂ©gion. Pour venir Ă  bout de lui, il avait fallu recourir Ă  la science de Tadic-coz. En sorte que Jobic Ann DrĂ©z, aprĂšs avoir Ă©tĂ© mystifiĂ© par le vieux prĂȘtre, se trouvait encore ĂȘtre son obligĂ©. ContĂ© par Baptiste Jeffroy. — PenvĂ©nan, 1886. _______ CHAPITRE IXL’Enfer et le Paradis LXXIILe Diable et l’Enfer Il fut un temps oĂč tous ceux qui mouraient Ă  TrĂ©guier, le dimanche, entre messe et vĂȘpres, appartenaient de droit au diable et Ă©taient damnĂ©s. Voici pourquoi. C’était Ă  l’époque oĂč l’église de TrĂ©guier, encore inachevĂ©e d’ailleurs, Ă©tait en construction. La nef Ă©tait terminĂ©e ; mais il ne restait plus d’argent pour la tour. Le clergĂ© rĂ©solut alors d’avoir recours Ă  la bourse du diable. PĂŽlic[218] promit son aide, mais en y mettant la condition Ă©noncĂ©e ci-dessus. Les prĂȘtres acceptĂšrent. La tour fut bĂątie, et il n’y en a pas dans le pays qui puisse rivaliser avec elle. Toutefois, on ne tarda pas Ă  trouver qu’on avait fait un marchĂ© onĂ©reux en la payant, si Ă©lĂ©gante fĂ»t-elle, du salut de tant d’ñmes. On ne pouvait rompre le pacte ; on tĂącha du moins de l’éluder. On s’y prit d’une façon bien simple. À peine le prĂȘtre officiant avait-il lancĂ© l’Ite missa est, qu’un des chantres entonnait le premier psaume de vĂȘpres. Le diable, c’est le cas de le dire, n’y vit que du feu[219]. CommuniquĂ© par Jean-Marie Toulouzan. — Port-Blanc. ⁂ Les damnĂ©s sont Ă  jamais perdus. On n’entend plus parler d’eux. ⁂ Les morts ne reviennent jamais de l’enfer. Mais des vivants y sont allĂ©s, et en sont revenus. On ne sait de l’enfer que ce qu’ils nous en ont rapportĂ©. LXXIIIGlaoud-ar-Skanv J’ai connu Ă  Duault un franc luron qu’on appelait Glaoud-ar-Skanv Claude le LĂ©ger. Il passait pour ĂȘtre Ă  demi paĂŻen, prĂ©fĂ©rait la messe de l’auberge Ă  celle de l’église, et ne disait de priĂšre ni le matin, ni le soir. On l’en plaisantait, dans le pays Pa c’ha da gousked Glaoud-ar-Skanv,He lemm he dok da diwezan. Quand va se coucher Claude le LĂ©ger, — c’est son chapeau qu’il ĂŽte le dernier. » Un soir qu’il Ă©tait soĂ»l et jurait Ă  faire crouler le ciel, il eut maille Ă  partir avec le diable. PĂŽlic vint Ă  lui, l’enleva en croupe et l’emporta en enfer. La vieille mĂšre de Glaoud fut bien dĂ©solĂ©e. Elle aimait son fils qui se conduisait honnĂȘtement envers elle et qui Ă©tait d’ailleurs son unique soutien. Elle se mit Ă  sa recherche par monts et par vaux. Mais elle eut beau frapper Ă  tous les cabarets, Ă  six lieues Ă  la ronde, personne n’avait vu Glaoud-ar-Skanv. La pauvre femme, dĂ©sespĂ©rĂ©e, rĂ©solut de s’adresser Ă  Notre-Dame de LoquĂ©tou, en Locarn, qui est bien la sainte la plus puissante de toute la rĂ©gion. Il n’y a guĂšre que Monsieur saint Servais qui ait autant d’influence auprĂšs de Dieu. — Voyons, se dit la vieille Maharit, la mĂšre de Glaoud, qu’est-ce que je pourrais offrir Ă  Notre-Dame de LoquĂ©tou, pour me la rendre favorable ? Elle fit le tour de sa maison, cherchant des yeux quelque objet qui eĂ»t chance de plaire Ă  la Vierge de Locarn. HĂ©las ! c’était une maison de pauvre, qui ne contenait qu’un misĂ©rable lit, un bahut, deux bancs et une table boiteuse. La Vierge de Locarn avait mieux que tout cela. VoilĂ  Maharit bien en peine. — HĂ© mais ! s’écria-t-elle soudain, en se frappant le front, j’ai encore ma gĂ©nisse ! Elle courut Ă  la crĂšche. La gĂ©nisse Ă©tait lĂ , une jolie gĂ©nisse au poil roux, mouchetĂ© de blanc, qu’elle avait achetĂ©e Ă  la derniĂšre foire de BrĂ©, du fruit de ses longues Ă©conomies. Elle la hĂ©la doucement — Viens, Koantik ! viens, ma chĂšre petite bĂȘte ! Et la gĂ©nisse vint, croyant que c’était pour recevoir sa provende de chaque matin. Maharit lui passa une longe autour du cou et s’en alla par la grande route, du cĂŽtĂ© de Locarn. Croyez que ce lui Ă©tait un dur crĂšve-cƓur de se sĂ©parer de Koantik. Il fallait qu’elle aimĂąt bien son chenapan de fils et qu’elle sĂ©chĂąt d’envie de le revoir ! Elle entra dans la chapelle avec la gĂ©nisse, et, l’ayant attachĂ©e Ă  la balustrade du chƓur, elle dit Ă  Notre-Dame — Notre-Dame de LoquĂ©tou, celle que voici est Koantik, ma gĂ©nisse. Si Dieu la prĂ©serve, ce sera une bonne vache avant peu. Je vous la donne, quoi qu’il m’en coĂ»te, Ă  la condition que, dans huit jours, par votre intercession, mon fils Glaoud soit de retour chez son maĂźtre, le fermier de KerbĂ©rennĂšs. Maharit rĂ©cita ensuite cinq Pater et cinq Ave, puis s’en retourna vers Duault, laissant Koantik, qui meuglait lamentablement, Ă  la garde de Notre-Dame de LoquĂ©tou. Huit jours aprĂšs, comme les gens de KerbĂ©rennĂšs Ă©taient en train de manger la bouillie du soir, dans la cour de la ferme, ils virent arriver un homme Ă  la peau brĂ»lĂ©e et qui sentait le roussi terriblement. Tout d’abord, ils ne le reconnurent point. Mais lui salua le fermier par son nom. AussitĂŽt, ce fut un Ă©clat de rire universel. — C’est Glaoud-ar-Skanv ! C’est Glaoud-ar-Skanv ! Glaoud, seul, ne riait pas. — Va prendre ta cuillĂšre[220], lui dit le maĂźtre de KerbĂ©rennĂšs ; tu arrives Ă  temps pour le souper. Tout en mangeant, tu nous conteras d’oĂč tu viens. — D’oĂč je viens ? rĂ©pondit Glaoud-ar-Skanv. D’un lieu oĂč je vous souhaite Ă  tous de ne jamais aller
 de l’enfer ! Sans ma brave femme de mĂšre, j’y serais encore. À partir de ce moment, personne n’eut plus goĂ»t Ă  la bouillie. On entoura Glaoud. On toucha ses vĂȘtements, ses mains, son visage. Pensez donc ! Un homme qui revenait vivant de l’enfer ! La vieille Maharit fut avertie en toute hĂąte. Elle accourut aussi vite que le lui permettaient ses jambes de soixante-dix ans. Glaoud l’embrassa avec effusion, et lui jura que dĂ©sormais il vivrait en chrĂ©tien, dĂ©vot Ă  Dieu et Ă  ses saints, mais surtout Ă  la Vierge de Locarn. Ce fut une scĂšne touchante. Tout le monde pleurait. Cette nuit-lĂ , il y eut grande veillĂ©e Ă  KerbĂ©rennĂšs. Glaoud-ar-Skanv raconta son voyage. Il avait retrouvĂ© dans l’enfer des hommes de la paroisse qui lui avaient fait part de leurs tourments. La chose la plus affreuse qu’il eĂ»t vue, c’étaient des gens dont on cardait la chair comme de l’étoupe entre des peignes aux dents aiguĂ«s et chauffĂ©es au rouge. Son rĂ©cit dura plusieurs nuits. Un poĂšte local mit l’aventure en complainte. MalgrĂ© toutes mes recherches, je n’ai malheureusement jamais pu me la procurer. ContĂ© par mon pĂšre, N. M. Le Braz. — TrĂ©guier, 1891. _______ LXXIVLe cheval du diable Jean-RenĂ© Cuzon revenait une nuit de la foire de Landerneau. La route est longue, de Landerneau au Faou. Jean-RenĂ© sifflotait, en marchant, pour se donner des jambes, et aussi pour se tenir compagnie. — Tu siffles Ă  merveille ! dit tout Ă  coup une voix derriĂšre lui. Jean-RenĂ© se dĂ©tourna et aperçut un homme Ă  cheval qui venait tranquillement, au pas de sa bĂȘte, — OĂč vas-tu ? demanda l’homme, quand il eut rejoint Jean-RenĂ©. — Au Faou. — Je vais aussi de ce cĂŽtĂ©. Nous allons faire route ensemble. Les voilĂ  de cheminer cĂŽte Ă  cĂŽte. — Votre cheval ne fait pas grand bruit, observa Jean-RenĂ©. On dirait qu’il n’est pas ferrĂ©. — C’est qu’il est encore jeune, rĂ©pondit l’inconnu, et qu’il a le sabot tendre. La conversation continua, sur un ton amical. Ils causĂšrent des gens du Faou. L’homme semblait connaĂźtre tout le monde de la ville et des environs, depuis le plus riche jusqu’au plus pauvre. Il racontait sur la vie de chacun des anecdotes fort drĂŽles. Un tel est un ivrogne
 ; un tel, un ladre ;
 tel autre bat sa femme
 ; celui-ci est cornard
 ; celui-lĂ  jaloux. » Et Ă  chaque nom qu’il prononçait, il citait une histoire pour prouver son dire. C’était un amusant compagnon. Jean-RenĂ© Ă©tait aux anges de l’avoir rencontrĂ©. Tout en jasant, ils arrivĂšrent Ă  l’entrĂ©e d’une avenue, sur la gauche du chemin. — J’ai besoin de m’arrĂȘter ici, dit le cavalier. J’ai une commission Ă  faire dans le manoir qui est lĂ -bas derriĂšre les arbres. Aurais-tu la complaisance de tenir la bride de mon cheval pendant ce temps-lĂ  ? Dans quelques minutes, je serai de retour. — Volontiers. Mais je crains bien que vous ne fassiez un voyage inutile. À pareille heure, il ne doit y avoir personne sur pied au manoir. — Oh ! si. On compte sur moi. — Allez alors. — Prends garde que la bĂȘte ne t’échappe. — N’ayez pas peur. J’en ai maintenu de plus fringantes. Le cavalier sauta Ă  terre, prit un sac qui Ă©tait amarrĂ© Ă  la selle, et s’engagea dans l’avenue. Jean-RenĂ©, lui, passa la bride Ă  son bras et, pour plus de prĂ©caution, empoigna solidement la criniĂšre du cheval. — ChrĂ©tien ! chrĂ©tien ! soupira la bĂȘte, tu me fais mal. Par pitiĂ©, ne tire pas tant sur mes crins ! Jean-RenĂ© eut un cri de stupeur. — Comment ! les chevaux se mettent Ă  parler maintenant ! — Je suis cheval aujourd’hui !.. Mais, de mon vivant j’étais une femme. Regarde mes pieds et tu verras. Jean-RenĂ© regarda, et vit en effet que la bĂȘte avait des pieds humains, de jolis pieds fins et menus comme ceux d’une femme. — JĂ©sus, mon Dieu ! fit-il, quelle espĂšce d’homme est-ce donc qui te monte ? — Ce n’est pas un homme, c’est le diable ! — Oh ! — Il s’est arrĂȘtĂ© ici, pour aller quĂ©rir au manoir l’ñme d’une jeune fille qui vient de trĂ©passer. Il la met, en ce moment, dans le sac que tu l’as vu prendre et tout Ă  l’heure il l’emportera en enfer. Tu peux t’attendre Ă  semblable destin, si tu n’as dĂ©guerpi avant qu’il nous rejoigne
 Jean-RenĂ© n’en entendit pas davantage. Il avait dĂ©jĂ  pris sa course vers le Faou oĂč il arriva hors d’haleine. Il fut trois jours sans pouvoir parler. Ce n’est que le quatriĂšme soir qu’il trouva la force de raconter aux siens son aventure[221]. ContĂ© par Nanna Gostalen. — Le Faou, 1886. _______ LXXVLe cheval du diable autre version Alain Ar Guillou, d’Elliant, avait Ă©tĂ© dans sa jeunesse un homme trĂšs pieux, dĂ©vot Ă  l’église, aimĂ© de son recteur. Il avait fait Ă©riger, de ses deniers, dans un carrefour non loin de sa ferme, un calvaire en granit qui avait bien quinze ou seize pieds de haut et dont le Seigneur Dieu » avait Ă©tĂ© sculptĂ© par le plus habile tailleur de pierre de la Cornouaille. Lorsque Alain Ar Guillou s’en revenait le dimanche de la messe, il ne manquait jamais, en ce temps-lĂ , de s’agenouiller pour dire une priĂšre ou deux au pied de son » calvaire. Il pouvait lire sur le socle ses nom et prĂ©noms, et aussi ceux de sa femme. On dit quelquefois qu’il n’est que de vieillir pour s’assagir. Ce fut tout le contraire pour Alain Ar Guillou. En vieillissant, il s’encanailla. À mesure que grisonnĂšrent ses cheveux, son nez se prit Ă  rougeoyer. On ne le vit plus Ă  l’église, mais on le trouvait attablĂ© dans tous les cabarets. Quant au calvaire, il ne s’arrĂȘtait plus devant lui que pour lui crier des insultes. Il devenait fou furieux de songer qu’il avait payĂ© ce bon Dieu si laid » soixante Ă©cus de trois livres. Que de belle eau-de-vie il eĂ»t pu boire, avec ses soixante Ă©cus ! Tout d’abord, il ne se soĂ»la que le dimanche. Puis ce fut Ă  chaque fois que se levait le soleil bĂ©ni. Il ne craignait plus ni Dieu ni gendarmes. À minuit passĂ©, il buvait encore dans les auberges de mauvais renom. L’aube le surprenait souvent en quĂȘte de sa demeure, zigzaguant d’un talus Ă  l’autre. Une nuit qu’il rentrait Ă  sa ferme, ivre comme de coutume, il trĂ©bucha contre les marches du calvaire qu’il avait fait dresser. Le choc fut si rude qu’il en resta quelque temps Ă©tourdi, abattu Ă  plat ventre sur le sol, avec son nez qui saignait. Il essaya de se relever ; impossible. L’eau-de-vie qu’il avait bue lui Ă©tait tombĂ©e dans les jambes. Vous pensez s’il jurait et sacrait. Il lançait les imprĂ©cations les plus atroces contre la croix, contre le Christ mĂȘme. Il alla plus tard jusqu’à prĂ©tendre que le calvaire avait fait exprĂšs de lui venir barrer le chemin. Pour le moment il Ă©tait fort ennuyĂ© d’ĂȘtre couchĂ© lĂ  malgrĂ© lui. Et le lit n’était pas de balle d’avoine, mais bien de terre dure. — Daonet vî
 DamnĂ© soit !
 Je vous fais grĂące du reste, s’écria Alanic, en dĂ©sespoir de cause, puisque Dieu est contre moi, que le diable me vienne en aide ! À peine eut-il lĂąchĂ© ce mot impie, qu’il entendit sonner derriĂšre lui, sur la route, les quatre fers d’un cheval. Quand la bĂȘte fut arrivĂ©e Ă  l’endroit oĂč il gisait, elle s’arrĂȘta, le flaira longuement. Il sentit son haleine sur son cou, et cette haleine Ă©tait terriblement chaude. Alain Ar Guillou s’arc-bouta d’un bras. Il vit que la criniĂšre du cheval, toute rouge, pendait jusqu’à terre. Il l’empoigna de l’autre bras. Or, si ses jambes Ă©taient faibles, en revanche il avait le poing solide. Tant bien que mal, il parvint Ă  se hisser sur le dos de la bĂȘte. — Et hue !!
 Feu et tonnerre ! Ce ne sont pas les fines montures qui manquent au pays d’Elliant, mais la pareille de celle-ci, on l’y chercherait en vain jusqu’au jugement dernier. Des jambes, non. Des ailes ! Le vent de la course avait un peu rafraĂźchi les idĂ©es d’Alanic. — Quel diable de chemin faisons-nous ? pensa-t-il. Cela descendait, descendait. Il ne reconnaissait pas du tout ni les fossĂ©s, ni les arbres. — Dousic ! dousic ! loĂ«n brao ! Doucettement, jolie bĂȘte !. Ah bien, oui ! On aurait attachĂ© un fagot d’ajonc sec au derriĂšre de la jolie bĂȘte », qu’elle n’eĂ»t pas filĂ© plus vite. Les Ă©toiles cependant mouraient une Ă  une. La nuit commençait Ă  blanchir. Dans quelque manoir, au loin, un coq chanta. Le cheval aussitĂŽt s’arrĂȘta net. Alanic, qui ne s’y attendait pas, faillit lui passer par-dessus le cou. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. Vous pensez bien qu’il ne comptait pas que le cheval lui rĂ©pondĂźt. Cela fut, pourtant. Le cheval dit en propres termes Ă  Alain Ar Guillou — Cana ’ra mab ar iar Voici que chante le fils de la poule. Et en disant cela, il tremblait de tous ses membres. — Ho ! ho ! pensa Alanic, celui-ci a peur du chant du coq. Je n’ai plus rien Ă  craindre de lui. Et il riposta gaillardement — Mab ar iar A gĂąn pa gar. Le fils de la poule, — chante quand bon lui semble. En mĂȘme temps, il lui talonnait les flancs avec ses sabots Ă  clous. Le cheval rebroussa chemin. Alain Ar Guillou vit dĂ©filer Ă  rebours les talus et les arbres qu’il ne reconnaissait pas. Puis vinrent des arbres et des talus qu’il reconnaissait. Enfin, apparut la silhouette du calvaire. ArrivĂ© lĂ , l’étrange monture s’enfonça en terre. Alain Ar Guillou se retrouva debout, les jambes Ă©cartĂ©es, les pieds appuyĂ©s au sol. Il rentra chez lui sans encombre. Cette leçon ne le guĂ©rit point. Au contraire. Il prit de l’orgueil de cette aventure, et se vanta d’avoir appris au diable ce que c’est qu’un franc gars d’Elliant. Dieu veuille qu’Alanic mort, le diable n’en ait pas tirĂ© vengeance ! ContĂ© par Marie Hostiou. — Quimper. _______ LXXVIJean l’Or Il Ă©tait une fois un homme qui n’avait au cƓur d’autre passion que celle de la richesse. Aussi l’avait-on surnommĂ© Jean l’Or. Il Ă©tait laboureur de son mĂ©tier, et travaillait jour et nuit Ă  seule fin d’avoir, dans un temps Ă  venir, son armoire pleine d’écus de six francs. Mais il avait beau peiner et suer, ce temps-lĂ  ne venait pas vite. La Basse-Bretagne, comme vous savez, nourrit son monde, mais ne l’enrichit pas. Jean l’Or se rĂ©solut Ă  quitter une si pauvre terre. Il avait entendu parler de contrĂ©es merveilleuses oĂč il suffisait, disait-on, de gratter le sol avec les ongles pour mettre Ă  nu de vĂ©ritables rochers d’or. Seulement, ces contrĂ©es-lĂ  Ă©taient situĂ©es de l’autre cĂŽtĂ© du pays du bon Dieu, dans le domaine du diable. Jean l’Or avait Ă©tĂ© baptisĂ©, comme vous et moi ; il se souciait assez peu de tomber entre les griffes de Satan. Mais sa passion pour l’argent le tenait si fort, qu’il se mit tout de mĂȘme en route. — Aussi bien, se disait-il, il n’est pas prouvĂ© que ces rochers d’or soient la propriĂ©tĂ© du diable. Les gens qui l’ont prĂ©tendu voulaient sans doute dĂ©courager les bĂ©nets d’y aller voir, afin de garder le magot pour eux seuls. Quand le bon Dieu a partagĂ© le monde entre Satan et lui, il n’a certes pas Ă©tĂ© assez sot pour faire la part si belle Ă  son mortel ennemi. Vous voyez que Jean l’Or jugeait Dieu Ă  son aune. Il concluait — Allons en tout cas faire un tour de ce cĂŽtĂ©. Je verrai du moins de quoi il retourne. S’il y a danger, il sera toujours temps de rebrousser chemin. Et le voilĂ  de faire lieue sur lieue, tant et si bien qu’il arriva Ă  la ligne qui sĂ©pare le domaine de Dieu de celui du diable. Il s’agenouilla, en deçà de la ligne, et se mit Ă  gratter la terre. Mais il ne rĂ©ussit qu’à s’ensanglanter les ongles contre une pierre aussi dure et d’aussi peu de valeur que celle qui faisait le fond de son champ, en Basse-Bretagne. — Ma foi, maugrĂ©a-t-il, il ne sera pas dit que j’aurai tant cheminĂ© pour rien. Il faut que je sache si vraiment le diable est plus riche que le bon Dieu. Je regarderai et je ne toucherai pas. Il franchit la ligne, s’agenouilla encore, et recommença Ă  gratter. Ici, la terre Ă©tait molle comme du sable. À peine y eut-il plongĂ© les mains qu’il en retira un caillou de la grosseur d’un Ɠuf, un caillou en or pur, en bel or blond tout flambant neuf. Puis, ce fut un second caillou, de la grosseur d’un galet de cordonnier[222]. Puis, un troisiĂšme, aussi large qu’une meule de moulin. Celui-ci, Jean l’Or n’essaya mĂȘme pas de le soulever ; encore moins ceux qu’il mit ensuite Ă  dĂ©couvert et qui formaient comme un dallage d’or. — Que c’est donc beau ! s’écriait-il, Ă  mesure qu’il dĂ©blayait toutes ces merveilles. Et comme je serais riche, si je pouvais seulement emporter le dixiĂšme de ce que je vois ! Il se souvint qu’il s’était jurĂ© de ne toucher Ă  rien. — Bah ! se dit-il, vaincu par la cupiditĂ©, je vais mettre celui-ci dans ma poche et cet autre sous mon aisselle. Cela ne tirera pas Ă  consĂ©quence. Le diable ne s’en apercevra point. Il mit dans sa poche le caillou qui Ă©tait de la grosseur d’un Ɠuf, et sous son aisselle celui qui Ă©tait de la grosseur d’un galet de cordonnier. DĂ©jĂ  il dĂ©guerpissait au plus vite, comme bien vous pensez, lorsque PĂŽlic se dressa devant lui. Il faut vous dire que Satan faisait justement ce jour-lĂ  sa tournĂ©e sur ses terres. Il avait vu venir Jean l’Or et avait guettĂ© ses moindres gestes, embusquĂ© derriĂšre un buisson. — Ho ! ho ! camarade, ricana-t-il, on ne s’en va pas ainsi sans souhaiter le bonsoir aux gens qu’on vient de voler. Jean l’Or aurait bien voulu ĂȘtre ailleurs. Mais il ne pouvait plus songer Ă  fuir. Satan lui avait appliquĂ© la main sur l’épaule et cette main Ă©tait terriblement brĂ»lante et lourde, comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© de fer rougi. Jean l’Or cria, se dĂ©battit, supplia. Mais le diable a la poigne solide et le cƓur cuirassĂ©. — Pas tant de façons ! il faut me suivre. Satan siffla son cheval qui paissait Ă  quelque distance de lĂ , l’enfourcha, jeta Jean l’Or en travers sur la croupe, comme un simple sac de charbon, et hue dia !! Jean l’Or demandait d’une voix dolente — Qu’allez-vous faire de moi, Monsieur le diable ? Et le diable rĂ©pondait — Ta chair sera rĂŽtie pour le dĂźner de mes gens, et tes os calcinĂ©s serviront de pĂąture Ă  mes chevaux. Le pauvre Jean l’Or n’en menait pas large. On arriva en enfer. DĂšs le seuil, un dĂ©mon se prĂ©cipita au devant de Satan et lui dit — MaĂźtre, le valet d’écurie a Ă©tĂ© dĂ©vorĂ© par les bĂȘtes. — MalĂ©diction ! s’écria le diable, d’un ton si effrayant que des damnĂ©s qui se trouvaient non loin de lĂ , dans une mare de poix bouillante, se mirent Ă  faire des bonds de carpe, en poussant des hurlements de dĂ©tresse. Mais la colĂšre du diable tomba brusquement. Il venait d’apercevoir Jean l’Or qui s’était laissĂ© glisser Ă  terre et qui gĂ©missait, accroupi, la tĂȘte dans les mains. — LĂšve-toi, grand nigaud, lui dit-il, et approche ! Jean l’Or obĂ©it en rechignant. — Écoute, continua Satan, les choses tournent bien pour toi. Jusqu’à nouvel ordre, ta chair ne sera pas rĂŽtie, et tes os ne seront pas calcinĂ©s. Mais tu penses bien que je ne vais pas te garder ici Ă  rien faire. Voici quelle sera ta besogne. J’ai trois chevaux dans mon Ă©curie, y compris celui que je montais tout Ă  l’heure. Tu en auras le soin. Tous les matins, tu les Ă©trilleras, tu les laveras, tu les brosseras et tu leur donneras des os calcinĂ©s en guise de fourrage. TĂąche seulement que le travail soit bien fait, sinon tu sais ce qui t’attend. Jean l’Or n’était pas prĂ©cisĂ©ment flattĂ© de devenir le valet d’écurie du diable. Mais il n’avait pas le choix, et mieux valait encore soigner les chevaux que de leur ĂȘtre jetĂ© en pĂąture. Tout alla bien pendant une quinzaine de jours. Jean l’Or ne mĂ©nageait pas sa peine et s’efforçait de contenter son terrible maĂźtre. Mais, le soir venu, lorsqu’il Ă©tait Ă©tendu dans son lit, Ă  l’un des angles de l’écurie, il restait longtemps, avant de s’endormir, Ă  dĂ©plorer son sort et Ă  regretter sa Basse-Bretagne. Comme il se repentait maintenant de sa maudite cupiditĂ© ! Une nuit qu’il se tournait et se retournait ainsi sur sa couchette de paille, il sentit une haleine chaude sur sa figure ; c’était un des chevaux qui s’était dĂ©tachĂ© et qui tendait son mufle vers Jean l’Or. — Que me veut cette bĂȘte de malheur ? pensa-t-il, car c’était justement la monture sur laquelle il avait Ă©tĂ© transportĂ© en ce lieu de damnation. Il allait lui donner du fouet, quand la bĂȘte lui parla en ces termes — Ne fais pas de bruit, afin de ne pas rĂ©veiller les autres chevaux. C’est dans ton intĂ©rĂȘt que je viens te trouver. Dis-moi, Jean l’Or, est-ce que tu te plais en ce pays ? — Foi de Dieu, non ! — En ce cas, nous sommes tous deux du mĂȘme avis. Comme toi, je voudrais retourner en terre bĂ©nite, car, comme toi, je suis chrĂ©tienne. — Mais comment nous en aller d’ici ? — C’est mon affaire. Je te prĂ©viendrai, quand le moment sera venu. En attendant, donne-moi chaque jour double ration, non plus d’os calcinĂ©s, mais de foin et d’avoine. Il faut que je prenne des forces, car le voyage sera long. À partir de ce soir-lĂ , Jean l’Or eut pour la bĂȘte des attentions particuliĂšres. Plusieurs semaines s’écoulĂšrent, sans rien amener de nouveau. Mais un matin la bĂȘte dit Ă  Jean l’Or — Le moment est venu. J’ai vu tout Ă  l’heure Satan qui allait se promener Ă  pied. Selle-moi donc solidement, enfourche-moi, et partons. Tu emporteras pour tout bagage le baquet dans lequel tu vas nous puiser de l’eau, ainsi que l’étrille et la brosse. Les voilĂ  en route pour la terre bĂ©nite. Le cheval galopait, galopait. Il galopa tout le jour. Le soir arriva. Le cheval tourna la tĂȘte et dit Ă  Jean l’Or — C’est l’heure oĂč le diable rentre chez lui. Il sait maintenant notre fuite. Regarde derriĂšre toi. N’aperçois-tu rien ? — Non, fit Jean l’Or. Et la bĂȘte et l’homme, d’aller toujours. La nuit se leva, claire. Le cheval dit encore — Regarde derriĂšre toi. N’aperçois-tu rien ? — Si, rĂ©pondit Jean l’Or, cette fois, je vois venir le diable, et il marche bon train. — Jette donc le baquet, dit la bĂȘte. À peine le baquet eut-il touchĂ© le sol qu’il en jaillit un torrent ; le torrent devint un fleuve, et le fleuve un Ă©tang immense. Le diable a peur de l’eau. Au lieu de traverser l’étang, il se mit Ă  en faire le tour. C’était du temps gagnĂ© pour nos fugitifs. Au bout d’une heure ou deux, le cheval redemanda — Jean l’Or, n’aperçois-tu rien ? — Si, rĂ©pondit Jean l’Or, le diable a tournĂ© l’étang. — Jette donc la brosse, dit la bĂȘte. À peine la brosse eut-elle touchĂ© terre que chacun des poils devint un arbre gigantesque, en sorte que le diable se trouva pris dans une forĂȘt inextricable. Avant qu’il fĂ»t parvenu Ă  s’en dĂ©pĂȘtrer, Jean l’Or et sa monture l’avaient distancĂ© de beaucoup. Au bout d’une heure ou deux, le cheval, pour la troisiĂšme fois, interpella son cavalier — N’aperçois-tu rien ? — Si, je vois le diable qui sort du bois. Il se hĂąte, il se hĂąte. — Jette donc l’étrille. L’étrille Ă©tait Ă  peine jetĂ©e qu’à la place oĂč elle venait de tomber s’élevait une montagne Ă©norme, vingt fois plus haute que le MĂ©nez-MikĂȘl. Et elle Ă©tait encore plus large que haute. Le diable prĂ©fĂ©ra la gravir que d’en faire le tour. Pendant ce temps le cheval volait aussi vite que le vent. DĂ©jĂ  l’on pouvait voir la terre bĂ©nite verdoyer au loin, avec ses champs, ses prairies et ses landes. — Jean l’Or ! Jean l’Or ! interrogea la bĂȘte, toute haletante, est-ce que le diable nous suit toujours. — Il descend la pente de la montagne, rĂ©pondit Jean l’Or. — En ce cas, demande Ă  Dieu qu’il nous vienne en aide il ne nous reste plus d’autre moyen de salut. Satan Ă©tait, en effet, Ă  leurs trousses. Il Ă©tait presque sur eux quand le cheval fit un dernier bond, un bond dĂ©sespĂ©rĂ©. Ses deux pieds de devant retombĂšrent sur la terre bĂ©nite juste au moment oĂč le diable l’empoignait par la queue. Tout ce que celui-ci put remporter chez lui, ce fut une touffe de crins. Le cheval, qui avait repris forme humaine, dit Ă  Jean l’Or — Nous allons nous sĂ©parer ici. Moi, je vais de ce pas au purgatoire ; toi, retourne en Basse-Bretagne, et ne pĂšche plus. Jean l’Or s’en retourna en Basse-Bretagne, content d’avoir ramenĂ© une Ăąme de l’enfer, plus content d’en ĂȘtre sorti lui-mĂȘme, et bien rĂ©solu d’ailleurs Ă  faire tout son possible pour n’y plus revenir, ni de son vivant, ni aprĂšs sa mort[223]. ContĂ© par CrĂ©ac’h. — Plougastel-Daoulas. _______ LXXVIIL’Homme Ă  la quittance Jean Gomper Ă©tait un fermier de DinĂ©ault[224]. Homme trĂšs entendu, il n’avait jamais manquĂ© de payer rĂ©guliĂšrement son terme. La derniĂšre fois qu’il alla payer c’était, je crois, Ă  ChĂąteaulin il ne trouva pas le propriĂ©taire Ă  la maison. Mais, comme son fils Ă©tait lĂ , Jean Gomper lui remit tout de mĂȘme l’argent J’aurai occasion de voir votre pĂšre Ă  la prochaine foire. Vous lui demanderez de m’apporter alors ma quittance. » — À votre grĂ©, rĂ©pondit le fils. Et Jean Gomper rentra chez lui, l’esprit tranquille. Étant probe lui-mĂȘme, il ne doutait pas de la probitĂ© d’autrui. En quoi il eut tort, cette fois du moins. Car, deux jours plus tard, il apprenait la mort de son propriĂ©taire, et la semaine n’était pas finie qu’un homme se prĂ©sentait de la part du fils pour rĂ©clamer le terme. — Mais, je l’ai payĂ©, s’écria Jean Gomper. Le fils le sait bien. C’est Ă  lui que j’ai remis l’argent. — En ce cas, faites voir votre quittance, rĂ©pondit l’homme. Je suis chargĂ© de liquider la succession. Je dois faire mon mĂ©tier. Jean Gomper voulut raconter comme s’étaient passĂ©es les choses. — Ta, ta, ta ! reprit le sergent »[225], montrez-moi votre papier, si vous en avez un. On ne me paie pas avec des paroles. Naturellement, Jean Gomper ne put pas montrer de papier. — Si dans le courant de la semaine qui vient, dit l’homme d’affaires en sortant, vous ne m’avez pas fait tenir, en mon cabinet, la somme de trois cents Ă©cus, je mets immĂ©diatement saisie sur vos biens meubles et immeubles. C’était la ruine, la misĂšre noire pour Jean Gomper et pour les siens. — Comment Ă©carter ce malheur de notre tĂȘte ? hurlait-il. Et, de dĂ©sespoir, il arrachait ses cheveux Ă  pleines poignĂ©es. — Dieu n’est pas juste ! Non, Dieu n’est pas juste ! — Commence donc par t’adresser Ă  lui, lui fit observer sa femme. À ta place, j’irais de ce pas trouver le recteur. Je suis sĂ»re qu’il te donnerait un bon conseil. — Avec un bon conseil on n’a jamais fait trois cents Ă©cus, grogna Jean Gomper. Il n’en suivit pas moins l’avis de sa mĂ©nagĂšre. Le voilĂ  donc de se rendre au presbytĂšre de DinĂ©ault. Le recteur Ă©tait en train de souper. Mais c’était un brave homme de prĂȘtre qui n’aimait pas Ă  faire attendre les gens. Jean Gomper fut introduit dans la salle Ă  manger. LĂ , il exposa son cas, du mieux qu’il put, non sans Ă©mailler son rĂ©cit de plusieurs jurons. Mais le recteur ne fit attention qu’au fond de l’affaire, et, lorsque le paysan eut fini de parler — Vous ne mentez pas, Jean Gomper ? dit-il. Il est bien vrai que vous avez payĂ© le fermage qu’on vous rĂ©clame ? — Aussi vrai que je suis le mari lĂ©gitime de Barba Goff et le lĂ©gitime pĂšre de ses quatre enfants ! — Alors il n’y a qu’une chose Ă  faire c’est d’aller trouver votre propriĂ©taire, lĂ  oĂč il est, et de lui demander, aprĂšs sa mort, la quittance qu’il ne vous a pas remise de son vivant. — Hem ! fit Jean Gomper, je ne sais seulement pas quel chemin il faudrait prendre. — Je vous l’enseignerai, moi. — Je vous entends bien, Monsieur le recteur, repartit le fermier qui croyait Ă  une plaisanterie de la part du prĂȘtre. L’aller n’est pas difficile, mais il n’en est pas de mĂȘme du retour. — Je me charge du second comme du premier. — Parlez-vous sĂ©rieusement ? — Sachez, Jean Gomper, qu’un prĂȘtre ne plaisante jamais sur ces choses-lĂ . Le curĂ© avait dit cela d’un ton grave. Le paysan se mit Ă  tourner son chapeau entre ses mains, et murmura, tout dĂ©contenancĂ© — J’irai oĂč il vous plaira de m’envoyer, Monsieur le recteur. Le recteur ouvrit la porte d’une chambre obscure, en disant — Je vais d’abord m’en informer moi-mĂȘme. — Pourvu que ce soit en paradis, pensait Jean Gomper, mais cela m’étonnerait fort. Mon gueux de propriĂ©taire ne doit pas ĂȘtre logĂ© Ă  si bonne enseigne. Le recteur s’était enfermĂ© Ă  double tour. Le fermier l’entendit marmonner Ă  mi-voix, Ă  trĂšs vite, trĂšs vite. — Il consulte son Egremont, se dit-il. L’oraison terminĂ©e, le prĂȘtre reparut. C’est en enfer qu’il faut que vous alliez, dit-il dĂšs le seuil. Jean Gomper eut un soubresaut d’épouvante. — Acceptez-vous ? demanda le recteur. — À Dieu vat ! rĂ©pondit notre homme, aprĂšs une courte hĂ©sitation. Le curĂ© lui imposa les mains, lui traça avec le pouce une croix sur la poitrine, et lui souffla sur le front. Pff ! Jean Gomper Ă©tait dĂ©jĂ  chez le diable. Je vous promets qu’il n’avait pas eu le temps de regarder si c’étaient des landes d’ajoncs ou bien des champs de seigle qui bordaient le chemin. Avant de l’expĂ©dier ainsi, toutefois, le recteur l’avait muni de quelques instructions — Vous aurez bien soin, lui avait-il recommandĂ©, de ne prendre ni la premiĂšre, ni la seconde quittance que vous offrira votre propriĂ©taire. La troisiĂšme seulement sera la bonne. Encore ne la prendrez-vous pas de ses mains. Elle vous brĂ»lerait jusqu’aux moelles et vous deviendriez la proie des dĂ©mons. Vous prierez le damnĂ© de la poser Ă  terre, puis vous la ramasserez. Vous serez prĂ©servĂ© de la sorte vous aurez mis la terre entre vous et lui. Je vous ai dit que Jean Gomper Ă©tait un homme entendu. Il se donna garde de manquer Ă  quoi que ce fĂ»t de ce qu’on lui avait prescrit. Tout d’abord il se trouva quelque peu dĂ©paysĂ©. Il ne voyait de toutes parts que d’immenses roues de feu qui tournaient, tournaient, tournaient. Cela lui Ă©blouissait les yeux. Puis c’était une insupportable odeur de roussi qui le suffoquait. Il tĂącha nĂ©anmoins de s’orienter lĂ  dedans tant bien que mal. Au bout d’une heure de marche, il arriva dans une allĂ©e le long de laquelle Ă©tait rangĂ©s, de cĂŽtĂ© et d’autre, des fauteuils de fer chauffĂ©s au rouge. Dans ces fauteuils Ă©taient assis des damnĂ©s. Leur corps demeurait immobile, mais sur leur figure se succĂ©daient sans interruption les grimaces les plus atroces. C’est parmi eux que Jean Gomper rencontra enfin son propriĂ©taire — Comment vous portez-vous ? dit le fermier, en soulevant son chapeau avec politesse. — Ah ! c’est toi ! maudit ! s’écria le damnĂ©. C’est Ă  cause de toi que je suis ici. Tu viens me rĂ©clamer ta quittance, n’est-ce pas ? MisĂ©rable, si tu ne t’étais pas dessaisi de ton argent si sottement, ni moi ni mon fils nous n’aurions Ă©tĂ© tentĂ©s !
 Tout en criant ainsi, il avait tirĂ© un papier de sa poche. — Tiens ! la voilĂ , ta quittance ! — Pardonnez-moi, mon maĂźtre, ce n’est pas celle-lĂ . — En ce cas, c’est celle-ci, dit le damnĂ©, en exhibant une seconde. — Pas davantage ! — Ah ! tu m’ennuies, Ă  la fin ! — Essayons de la troisiĂšme. — Prends-la donc, grand nigaud que tu es ! — Avec plaisir. Daignez seulement la poser Ă  terre. Le damnĂ© s’exĂ©cuta. — Merci et bonne chance ! dit Jean Gomper, en ramassant le papier et en le pliant soigneusement. — Je n’ai que faire de tes remerciements ni de tes souhaits. Veux-tu cependant me rendre un service ? — Certes oui, Ă  moins qu’il ne s’agisse de me mettre Ă  votre place. — Tu vois ce fauteuil vide Ă  ma gauche ? PrĂ©viens mon fils qu’il lui est rĂ©servĂ©, s’il continue Ă  imiter, lĂ -haut, mon exemple. — Je m’acquitterai de la commission. Et Jean Gomper de revenir sur ses pas. Une sueur bouillante ruisselait sur ses membres. Tout Ă  coup il sentit un souffle frais lui passer sur la figure, et il se retrouva dans la salle Ă  manger du presbytĂšre de DinĂ©ault. — Rentrez chez vous, lui dit le recteur. Ne blasphĂ©mez plus la justice de Dieu, et vivez toujours en homme de bien. Le lendemain, Jean Gomper se rendit chez le fils de son propriĂ©taire, Ă  qui il rĂ©pĂ©ta les paroles du damnĂ©, puis chez le sergent » qui ne put que constater que la quittance Ă©tait valable[226]. ContĂ© par HervĂ© BrĂ©livet, de DinĂ©ault. — Quimper, 1888. _______ LXXVIIIL’auberge du Paradis Il y a quatre-vingt-dix-neuf auberges de la terre au paradis. Il faut faire une station dans chacune. Quand on n’a pas d’argent pour payer, on rebrousse chemin vers l’Enfer. L’auberge de mi-route[227] s’appelle BitĂȘklĂš. Le bon Dieu y vient faire sa tournĂ©e une fois par semaine, le samedi soir. Il emmĂšne avec lui en paradis les clients qui ne sont pas trop soĂ»ls. ⁂ Il ne manque pas d’ivrognes incorrigibles qui sĂ©journent Ă  BitĂšklĂȘ plus que de raison. De ce nombre sont, dit-on, Laur Kerrichard et Job Ann ToĂ«r Joseph le couvreur, tous deux de PenvĂ©nan. Depuis cinq ans qu’ils sont partis », ils n’ont pas dĂ©passĂ© BitĂȘklĂš. C’étaient de leur vivant deux francs compagnons, les meilleurs enfants du monde, mais qui auraient bu la mer si elle avait Ă©tĂ© de cidre et non d’eau salĂ©e. Le bon Dieu ne demandait pas mieux que de leur entre-bailler la porte de son paradis. Malheureusement, Ă  chaque fois qu’il fait l’appel, Ă  BitĂȘklĂȘ, et qu’il arrive aux noms de Laur Kerrichard et de Job Ann ToĂ«r, c’est toujours la mĂȘme histoire. Les deux lurons ont la langue tellement Ă©paisse qu’ils sont incapables de rĂ©pondre PrĂ©sents ! Le lendemain, ils regrettent l’occasion manquĂ©e. Pour se consoler, ils se remettent Ă  boire. Cela dure depuis cinq ans et il n’y a pas de raison pour que cela finisse avant le jugement dernier. ContĂ© par Pierre Simon. — PenvĂ©nan. _______ LXXIXLe voyage de Iannik Vous n’ĂȘtes pas sans connaĂźtre le manoir de Kerbeulven[228]. C’est une des plus anciennes et aussi une des plus belles demeures de la paroisse de PenvĂ©nan. Les Ă©vĂȘques de TrĂ©guier en firent jadis leur rĂ©sidence de campagne, au temps oĂč il y avait encore des Ă©vĂȘques Ă  TrĂ©guier. Avant que ce manoir ne devĂźnt propriĂ©tĂ© Ă©piscopale, il appartenait Ă  un prĂȘtre libre, qui Ă©tait en grande vĂ©nĂ©ration dans la contrĂ©e et qu’on appelait Dom Iann. C’était le dernier descendant d’une vieille famille noble dont le nom devait s’éteindre avec lui. Il vivait lĂ , en gentilhomme campagnard, et en saint. Il faisait cultiver ses terres par de pauvres gens qu’il empĂȘchait ainsi de mourir de faim et Ă  qui il abandonnait presque tous les produits du domaine. Quant Ă  lui, il passait ses journĂ©es en oraison dans la chapelle du manoir, qui sert aujourd’hui de lieu de dĂ©barras. Un pauvre homme vint, un jour, l’y trouver, pour lui demander d’ĂȘtre le parrain de son fils. — Volontiers ! rĂ©pondit le saint personnage, et il donna Ă  l’enfant, sur les fonts baptismaux, son prĂ©nom de Iann ou de Jean. Puis il fit porter chez l’accouchĂ©e le meilleur vin de sa cave, auquel, pour son compte, il ne touchait jamais. Au repas de baptĂȘme, il rĂ©cita le bĂ©nĂ©dicitĂ© puis s’en alla, en disant — L’enfant dont nous cĂ©lĂ©brons la venue verra des choses qui n’ont pas encore Ă©tĂ© dĂ©couvertes Ă  des yeux de chrĂ©tien. Cet enfant grandit. Lorsque le moment de sa premiĂšre communion fut proche, le prĂȘtre le prit avec lui Ă  Kerbeulven, pour l’instruire. Il lui apprit Ă  rĂ©pondre et Ă  servir la messe, et ne voulut plus d’autre acolyte. Le garçonnet s’attacha Ă  son parrain, de tout cƓur. Tous les matins et tous les soirs, il se rendait Ă  Kerbeulven, assistant Dom Iann dans tous ses exercices de dĂ©votion comme dans toutes ses bonnes Ɠuvres. On prĂ©tend que les saints ne vivent jamais vieux. Ils sont pressĂ©s de s’en retourner vers le Seigneur, et le Seigneur a hĂąte de les avoir prĂšs de lui. Toujours est-il que dans le cours de sa cinquantiĂšme annĂ©e Dom Iann tomba malade. Il dut s’aliter. Seulement, comme on Ă©tait dans la belle saison, il continua quelque temps de se lever l’aprĂšs-midi, pour aller prier Ă  la chapelle. Durant le trajet, il s’appuyait sur l’épaule de son filleul, Iannik. Sa priĂšre dite, il se faisait conduire dans l’avenue. Il y avait lĂ  des arbres centenaires, parmi lesquels un chĂątaignier haut de quatre-vingts pieds. Le prĂȘtre aimait Ă  s’asseoir Ă  son ombre, la figure tournĂ©e du cĂŽtĂ© de la mer qu’on voyait bleuir au loin entre BuguĂ©lĂšs et le Port-Blanc. Il y demeurait jusqu’aux premiĂšres fraĂźcheurs du soir, conversant avec Dieu, et feuilletant sa conscience, comme un livre, pour voir si tous les comptes y Ă©taient en ordre. Son filleul s’accroupissait par terre, Ă  ses pieds, partagĂ© entre deux dĂ©sirs contraires, celui de conserver son parrain en ce monde et celui de le voir jouir des fĂ©licitĂ©s que promet l’autre Ă  ses Ă©lus. Une aprĂšs-midi, comme ils Ă©taient ainsi tous deux assis sous le chĂątaignier, Dom Iann dit Ă  Iannik — Que penses-tu de moi, mon enfant ? — Je pense que vous ĂȘtes le plus saint homme qu’il y ait eu dans la chrĂ©tientĂ© depuis les apĂŽtres. — J’ai cependant commis le plus grand pĂ©chĂ© qu’un homme puisse commettre, mon enfant. — Ce n’est pas possible, mon parrain. — Cela est, te dis-je. Le jour oĂč je fus ordonnĂ© prĂȘtre, je promis d’aller en pĂšlerinage Ă  Rome. Or, voici que je touche Ă  ma fin, et je n’aurai pas accompli mon vƓu. Ce que je n’ai pas fait de mon vivant, je serai tenu de le faire aprĂšs ma mort. Mon salut Ă©ternel sera retardĂ© d’autant. C’est une chose qui attriste mes derniers jours. — Ne pourrais-je adoucir votre tristesse, mon parrain ? — Tu le pourrais, si tu as la foi solide. — J’ai la foi que vous m’avez donnĂ©e. Elle est aussi solide que les calvaires de pierre qui sont Ă  nos carrefours, et ceux-lĂ  il n’y a que le tonnerre de Dieu qui les puisse abattre. — Tu irais donc Ă  Rome, Ă  ma place ? — J’irai Ă  Rome, j’irai mĂȘme en enfer sans crainte, pourvu que vous m’indiquiez le chemin. Dom Iann mit la main sur la tĂȘte de son filleul. — Tu as un vrai cƓur de Breton, Iannik. J’aurai recours Ă  ton dĂ©vouement. Mais il faudra que j’éprouve au prĂ©alable si tu m’aimes aussi sincĂšrement que tu le dis. Je ne reviendrai plus avec toi sur ce chapitre. Ne parle Ă  personne de notre conversation, mais tĂąche de ne la point oublier. À quelque temps de lĂ , le saint prĂȘtre mourut. Je ne vous parlerai pas de tous les signes qui annoncĂšrent ou qui accompagnĂšrent sa mort. On l’enterra dans la chapelle oĂč il avait coutume d’officier. On couvrit sa tombe d’une pierre oĂč furent inscrits son nom et ses vertus. Les gens qui le servaient, une gouvernante et un domestique, s’en allĂšrent vivre ailleurs de la rente qu’il leur avait faite. La maison fut abandonnĂ©e, le domaine resta en friche. Quant Ă  Iannik, son parrain semblait avoir fait exprĂšs de l’oublier dans son testament. De quoi les parents du garçonnet eurent grand dĂ©pit. Mais quant Ă  lui, son affection et sa reconnaissance pour Dom Iann n’en furent point altĂ©rĂ©es. Il demeura aussi fidĂšle au mort qu’il l’avait Ă©tĂ© au vivant. Tous les jours que Dieu fit, il alla religieusement s’agenouiller sur sa tombe. Or, Ă  chaque fois qu’il s’y agenouillait, la pierre sĂ©pulcrale se fendait par la moitiĂ©, ainsi que cela se produisit autrefois pour Lazare, lorsque le Christ lui enjoignit de se lever. — Peut-ĂȘtre que mon parrain va se lever aussi, pensait l’enfant. Et il attendait, avec une espĂ©rance mĂȘlĂ©e d’épouvante. Un matin, il remarqua que la fente Ă©tait beaucoup plus large que d’habitude et plus profonde. La terre mĂȘme de la fosse Ă©tait crevassĂ©e. Iannik se dit — Ce sera pour aujourd’hui. Et, en effet, comme il gagnait l’avenue pour retourner chez ses parents, il aperçut son parrain assis Ă  sa place de prĂ©dilection, Ă  l’ombre du grand chĂątaignier. Il Ă©tait revĂȘtu des beaux ornements sacerdotaux dont on l’avait revĂȘtu au moment de sa mort, avant de le mettre au cercueil. Ses mains Ă©taient croisĂ©es sur ses genoux ; ses yeux Ă©taient ouverts et pleins de lumiĂšre. Iannik s’approcha, en marchant sur la pointe du pied. Le prĂȘtre le regardait venir, et ses yeux brillaient Ă  mesure d’un plus vif Ă©clat. Quant il fut tout prĂšs, il lui dit, avec douceur — Iannik, mon filleul, maintenant je ne doute plus de ta fidĂ©litĂ©. Tu as vraiment la foi solide. Mais es-tu toujours disposĂ© Ă  faire pour moi le pĂšlerinage de Rome ? — Toujours ! mon parrain. — Eh bien, va ce soir Ă  confesse, car il faut que tu sois en Ă©tat de grĂące, et demain matin tu te mettras en route. — Mais le chemin, mon parrain ? — Tu n’auras qu’à suivre la gaule blanche que voici. Elle a Ă©tĂ© coupĂ©e naguĂšre Ă  la croix du RĂ©dempteur, alors que cette croix Ă©tait encore un arbre qui portait branches, dans la forĂȘt de JĂ©rusalem. Tu la tiendras dans ta main droite. Prends garde de la perdre, tu te perdrais toi-mĂȘme. Tant que tu l’auras en ta possession, elle te servira de guide et de talisman. Quoi que tu voies, ne t’épouvante de rien. Elle te protĂ©gera contre tous les malĂ©fices. Note soigneusement en ton esprit tous les dĂ©tails de ton voyage, afin que tu puisses, au retour, m’en rendre un compte exact. C’est pour moi que tu fais ce pĂšlerinage. Il faut que je sois aussi bien renseignĂ© que si je l’avais fait moi-mĂȘme. — Je vous comprends, mon parrain, rĂ©pondit Iannik ; je vous obĂ©irai de point en point scrupuleusement. Le prĂȘtre prit congĂ© du garçonnet, en lui souhaitant bon voyage. Le soir, Iannik alla Ă  confesse, et le lendemain matin, sans rien dire Ă  ses parents, il se mit en route, tenant dans sa main droite la gaule blanche. Le soleil commençait Ă  Ă©clairer le ciel, quand il franchit le seuil de sa maison. Mais dĂšs qu’il eut fait dehors les premiers pas, il ne fut pas peu surpris de se retrouver plongĂ© dans la nuit. Cette nuit ne ressemblait pas Ă  celle que nous connaissons. Ce n’était ni une nuit sombre, avec des nuages, ni une nuit claire, avec des Ă©toiles. C’était plutĂŽt une absence de lumiĂšre qu’une vĂ©ritable nuit. On y voyait toutes choses, mais Ă©trangement, comme dans un rĂȘve. La premiĂšre chose que vit Iannik fut un ravin encombrĂ© de ronces, d’ajoncs et d’arbustes de toute sorte hĂ©rissĂ©s de piquants. Il y marcha tout droit. AussitĂŽt, devant lui, ou plutĂŽt devant la baguette, un chemin s’ouvrit dans l’inextricable fourrĂ©. Il s’y engagea hardiment. À mesure qu’il s’enfonçait plus avant, le chemin se refermait par derriĂšre, en sorte, que Iannik Ă©tait comme noyĂ© dans une mer d’épines, d’épines aiguĂ«s et tranchantes comme des poignards. Il en sortit sans une Ă©gratignure. Il arriva sur une espĂšce de plateau dĂ©couvert. Et soudain surgirent de ce plateau deux montagnes gigantesques. Elles Ă©taient si hautes, si hautes, que leurs cimes se perdaient dans le ciel. Elles se dressaient chacune Ă  une extrĂ©mitĂ© de l’horizon. Celle de gauche Ă©tait noire, celle de droite Ă©tait blanche. Iannic les vit s’ébranler toutes deux et fondre l’une sur l’autre avec une impĂ©tuositĂ© qui donnait le vertige. Elles se heurtĂšrent si violemment qu’elles volĂšrent en Ă©clats, avec un fracas immense, et pendant quelques instants, l’air fut obscurci par une grĂȘle de pierres, blanches et noires. On eĂ»t dit une nuĂ©e de corbeaux aux prises avec une nuĂ©e de colombes. C’était un spectacle Ă©pouvantable que cette bataille de deux montagnes. Iannik pensait qu’elles s’étaient rĂ©duites l’une l’autre en poussiĂšre, tant leur choc avait Ă©tĂ© terrible. Mais il les aperçut, dressĂ©es de nouveau Ă  chaque bout de l’horizon, et qui reprenaient leur Ă©lan sauvage. — HĂątons-nous de passer, se dit-il. Et profitant de l’écart qui sĂ©parait encore les deux monstres de pierre, il passa. Un sentier Ă  pente rapide le conduisit jusqu’à une grĂšve. Du bas de cette grĂšve, comme d’un entonnoir profond, montait une buĂ©e rouge, une vapeur ensanglantĂ©e. Iannik regarda, et vit que c’était une mer en fureur qui se dĂ©vorait elle-mĂȘme. Les vagues se soulevaient en Ă©normes paquets d’eau, puis couraient les unes contre les autres, avec des abois dĂ©sespĂ©rĂ©s et des bonds effrayants de bĂȘtes. — Si ma baguette s’achemine par lĂ , se dit Iannic, je suis assurĂ© de n’en pas sortir vivant. Ce fut pourtant par lĂ  que s’achemina la baguette. Mais la brume sanglante se dĂ©chira devant elle, et Iannic franchit encore ce mauvais pas, sans autre ennui que d’entendre hurler Ă  son oreille les vagues, semblables Ă  des chiennes enragĂ©es. Sur l’autre bord de cette mer, il se trouva dans un pays maigre, pitoyablement maigre. Ce n’étaient que landes pierreuses, ravinĂ©es, plantĂ©es seulement de quelques touffes de joncs des marĂ©cages. DĂ©solation et abomination. On ne pouvait rien imaginer de plus pauvre, ni de plus triste. — Pour le coup, pensa Iannik, me voici arrivĂ© de l’autre cĂŽtĂ© du pays du pain ». N’importe ! Allons toujours ! Il vit alors une trentaine de vaches qui paissaient au milieu de cette rĂ©gion stĂ©rile. Autant l’herbe qu’elles paissaient Ă©tait rare et menue, autant elles Ă©taient grasses, les flancs rebondis, le poil net et luisant. Leurs pis lourds, gonflĂ©s, traĂźnaient presque jusqu’à terre. Elles avaient l’air enchantĂ© de leur sort. Iannik Ă©tait rĂ©solu Ă  ne s’étonner de rien. Il enjamba un muret de pierres sĂšches et se trouva dans une rĂ©gion nouvelle qui Ă©tait tout le contraire de la prĂ©cĂ©dente. C’était un prĂ© si vaste que l’Ɠil n’en pouvait mesurer l’étendue. Il y poussait une herbe haute, serrĂ©e, verdoyante Ă  plaisir. Elle ne tentait cependant pas cinquante vaches qui Ă©taient lĂ  et qui semblaient Ă  demi mortes de faim, tant leur peau Ă©tait flasque et ridĂ©e sur leurs os, tant leurs jambes vacillaient sous elles. Au lieu de paĂźtre, elles restaient, le mufle tendu par-dessus le muret de pierres sĂšches, Ă  regarder avec des yeux furibonds, leurs compagnes qui se rĂ©galaient dans le pays maigre, tandis qu’elles, dans leur pays d’abondance, meuglaient la famine. Iannik passa outre. Il arriva Ă  une grande forĂȘt, oĂč il y avait des arbres de toutes essences, de toute taille et de toute dimension. Autour de chaque arbre voltigeaient des bandes d’oiseaux. Iannik observa qu’ils tournoyaient, tournoyaient sans fin, et jamais ne se perchaient sur aucune branche. Leur vol Ă©tait silencieux et plein de mystĂšre comme celui des oiseaux de nuit. Leur plumage Ă©tait tantĂŽt gris, tantĂŽt noir. Iannik continua d’avancer Ă  travers la forĂȘt. BientĂŽt il vit accourir des bandes d’oiseaux blancs. Ceux-ci s’abattirent sur les hautes ramures des arbres et se mirent Ă  chanter d’une voix si mĂ©lodieuse que Iannic se crut transportĂ© dans les bois de Kerbeulven, par une jolie matinĂ©e de printemps. — À la bonne heure ! murmura-t-il, voilĂ  qui vous met le cƓur en joie ! Et il reprit sa route, avec une vaillance nouvelle. Il fit ainsi des lieues et des lieues. Soudain se dressa devant lui un MĂ©nez si grand qu’il barrait tout le ciel, comme une immense et sombre muraille. Le pied du mont Ă©tait tapissĂ© de mousse fine, plus douce que le velours. La brise rĂ©pandait dans l’air une odeur suave, Ă©manĂ©e on ne savait d’oĂč. Iannic eut bien envie de s’allonger lĂ , dans la mousse, pour respirer plus longtemps cette odeur. Comme si ce n’eĂ»t pas Ă©tĂ© assez de ce charme, des voix exquises se mirent Ă  chanter. Il y en avait des cent mille et des cent mille, et elles chantaient bellement, mais sur un ton un peu triste. L’enfant serait volontiers demeurĂ© des annĂ©es, immobile, Ă  les entendre. Il ne put que s’en dĂ©lecter au passage. La baguette le tirait par la main. Il dut la suivre. L’escalade du MĂ©nez fut pĂ©nible et longue. Il fallait se raccrocher Ă  des buissons, se cramponner Ă  des roches. Une fois au sommet, Iannik dĂ©tourna la tĂȘte. Il vit derriĂšre lui, sur la pente, une multitude d’enfants de son Ăąge qui essayaient de grimper, comme il avait fait, en s’aidant des aspĂ©ritĂ©s du sol. Mais ils roulaient en bas Ă  mesure qu’ils s’efforçaient de monter. Les touffes d’herbes ou de genĂȘts auxquelles ils se raccrochaient leur restaient dans les mains ; les pierres oĂč ils se cramponnaient les entraĂźnaient dans leur chute. — Pauvres chers petits ! pensa Iannik, j’aurais bien voulu leur porter secours, mais ils sont trop nombreux. D’ailleurs, la baguette ne lui en eĂ»t pas laissĂ© le loisir. Elle le menait maintenant Ă  une chapelle situĂ©e sur la plus haute cime du mont, Ă  peu prĂšs comme celle de Saint-HervĂ© sur la croupe du MĂ©nez-BrĂ©. La porte de la chapelle s’ouvrit. À l’autel, il y avait un prĂȘtre vĂȘtu d’une chasuble noire Ă  grande croix d’argent, comme s’il cĂ©lĂ©brait l’Office des morts. DĂšs que Iannik fut entrĂ©, le prĂȘtre se tourna vers lui — Me rĂ©pondrais-tu la messe, mon enfant ? demanda-t-il. Il sembla Ă  Iannik qu’il avait dĂ©jĂ  entendu cette voix. — Oui certainement, Monsieur ! Iannik n’eut pas plus tĂŽt prononcĂ© ce oui » que la chapelle s’évanouit et que le prĂȘtre disparut. La gaule blanche de se remettre en marche, toujours suivie du garçonnet. On arriva Ă  un carrefour oĂč aboutissaient trois routes. Mais elles Ă©taient si rapprochĂ©es les unes des autres qu’elles paraissaient n’en faire qu’une seule. À l’endroit oĂč elles s’amorçaient, deux hommes Ă©taient armĂ©s de faux qu’ils tenaient croisĂ©es au-dessus du chemin. — Tout Ă  l’heure, se dit Iannik, je vais ĂȘtre pourfendu. Pour franchir l’arche terrible formĂ©e par les faux, il baissa la tĂȘte et prit sa course tout d’une haleine, comme font les enfants au jeu de Passez, passez, Gwennili[229] ! » Il avait grand’peur, mais grĂące Ă  la vertu de sa baguette, il passa encore sans encombre. À quelque distance de lĂ , il vit Ă  gauche de la route un chĂąteau dont la façade Ă©tait percĂ©e de plus de mille ouvertures. Toutes rougeoyaient d’une vive lumiĂšre. On eĂ»t dit qu’à l’intĂ©rieur brĂ»lait un immense feu de forge. Les cheminĂ©es crachaient de gros flocons d’une fumĂ©e Ă©paisse qui, au lieu de s’élever, retombait aussitĂŽt Ă  terre en une pluie de cendre. Iannik vit d’étranges formes se mouvoir dans la clartĂ© des fenĂȘtres. Il entendit des cris stridents, des cris affreux. Une insupportable odeur de soufre le suffoquait Ă  moitiĂ©. Il s’éloigna de ce lieu au plus vite. Et le voilĂ  de faire encore des lieues, tant et si bien qu’il arriva Ă  un second chĂąteau. Seulement, celui-ci Ă©tait bien diffĂ©rent de l’autre. Imaginez une forĂȘt de tourelles, et toutes aussi lĂ©gĂšres, aussi Ă©lancĂ©es que la tour de Bulat ou celle du Kreisker. Iannik n’avait jamais rien contemplĂ© d’aussi beau. Des girouettes tournaient au-dessus des tourelles et faisaient entendre, non des grincements, mais une musique dĂ©licieuse. Au seuil de ce chĂąteau, la baguette s’arrĂȘta. Elle frappa trois coups Ă  la porte, et la porte s’ouvrit. DĂšs l’entrĂ©e, Iannik se trouva au pied d’un escalier magnifique. Il le gravit. Au haut de l’escalier, commençait un corridor qui semblait s’élargir Ă  mesure qu’on y avançait, et qui Ă©tait Ă©clairĂ© par des Ă©toiles suspendues au plafond. Chacune de ces Ă©toiles brillait comme un feu merveilleux. Le corridor se terminait par un vaste portique dans la baie duquel se balançait une lampe aussi Ă©clatante qu’un soleil. Au delĂ , c’était une enfilade de chambres splendides. Iannik les traversa toutes, les yeux Ă©carquillĂ©s au milieu d’une telle profusion de merveilles, mais notant nĂ©anmoins dans son esprit, avec un soin minutieux, tout ce qu’il voyait de droite et de gauche. Dans la premiĂšre chambre, des oiseaux chantaient. Dans la deuxiĂšme, il y avait quatre fauteuils, et sur les quatre fauteuils Ă©taient posĂ©es quatre couronnes et quatre ceintures. Dans la troisiĂšme, deux fauteuils seulement. Sur l’un d’eux, encore une ceinture et une couronne. Dans l’autre, Ă©tait assis un prĂȘtre dont il ne put distinguer les traits. AprĂšs cette chambre, il y en avait d’autres, puis d’autres, indĂ©finiment, mais la petite gaule blanche ne mena pas Iannik plus loin. Le pĂšlerinage Ă©tait sans doute accompli, et la baguette rebroussa chemin vers Kerbeulven. Le retour se fit dans une nuit noire. Si Iannik avait lĂąchĂ© sa baguette, Ă  ce moment-lĂ , il n’aurait plus eu qu’à mourir de dĂ©tresse, comme un aveugle abandonnĂ© dans un pays inconnu. Aussi la serrait-il bien fort dans sa main. Combien de temps marcha-t-il ainsi dans les tĂ©nĂšbres, c’est ce qu’il n’aurait su dire. BientĂŽt, il lui sembla que la nuit s’éclaircissait. Ce n’était pas encore le jour, certes, ni mĂȘme le crĂ©puscule du matin ; c’était toujours un gris trouble, mais oĂč ses yeux s’habituaient peu Ă  peu Ă  se reconnaĂźtre. À la forme des fossĂ©s, il jugea qu’il Ă©tait sur la route de Kerbeulven et qu’il n’était plus Ă  grande distance du manoir. Il ne tarda pas Ă  pĂ©nĂ©trer, en effet, dans l’avenue. Sous le chĂątaignier, il vit une lumiĂšre blanche, et dans cette lumiĂšre, son parrain lui apparut, Ă  la place oĂč il l’avait quittĂ© pour entreprendre ce voyage. — Eh bien, mon filleul, dit le prĂȘtre, te voilĂ  revenu sain et sauf, Ă  ce qu’il me semble ? — Oui, ma foi ! mon parrain. — As-tu au moins retenu ce que tu as vu et peux-tu m’en donner le dĂ©tail ? — Point par point, mon parrain. — Commence donc. Je t’expliquerai chaque chose Ă  mesure. — D’abord, mon parrain, j’ai dĂ» traverser un ravin qui n’était que ronces et Ă©pines. — C’est le premier chemin du paradis, mon enfant. — Ensuite, j’ai vu deux montagnes qui se battaient. — Ce sont les gens mĂ©contents de leur sort et jaloux du sort d’autrui. Ils se brisent en cherchant Ă  briser. AprĂšs ? — AprĂšs, je suis arrivĂ© devant une brume rouge qui Ă©tait comme l’haleine sanglante des vagues d’une mer en courroux. — Ces vagues, ce sont les gens mal mariĂ©s ou qui ont Ă©tĂ© unis contre leur grĂ©. Ils se mordent sans cesse jusqu’à ce qu’ils se soient entre-tuĂ©s. AprĂšs ? — AprĂšs, j’ai vu des vaches grasses qui trouvaient Ă  festoyer lĂ  oĂč il n’y avait rien Ă  paĂźtre. — Ce sont les gens qui prennent le temps comme il vient, mon enfant, et qui, au sein de la pire misĂšre, se rĂ©signent, au lieu de se rĂ©pandre en blasphĂšmes contre la providence de Dieu[230]. — Je suis alors arrivĂ© dans un prĂ© oĂč des vaches efflanquĂ©es se mouraient de faim, ayant de l’herbe jusqu’au ventre. — Ce sont les avares, mon enfant, qui voudraient amasser le monde dans une coque d’Ɠuf. Ils ne se trouvent pas rassasiĂ©s, tant qu’il reste quelque chose qui n’est pas Ă  eux. — Je suis entrĂ© sous le couvert d’une grande forĂȘt. Des oiseaux noirs ou gris tournoyaient au-dessus des arbres sans pouvoir se percher dans leurs branches. — Ce sont ceux qui assistent Ă  la messe avec leur corps, non avec leur Ăąme. Ils prient des lĂšvres, mais leur pensĂ©e est ailleurs. Tout en marmottant Hon tad, pehini zo en env[231], ils songent S’est-on souvenu de donner Ă  manger au cochon » ? La servante a-t-elle mis le lard dans la soupe ? » Leur esprit voltige sans cesse, et ne peut s’arrĂȘter Ă  la seule prĂ©occupation qui importe celle du salut. — Quand j’ai Ă©tĂ© plus avant dans la forĂȘt, j’ai rencontrĂ© des nuĂ©es d’oiseaux blancs. Ils se posaient dans les hautes branches et chantaient Ă  ravir. — Ce sont ceux qui, sans mĂ©riter le paradis, sont trop purs pour le purgatoire. Ils font entre ciel et terre une douce pĂ©nitence. — Je suis parvenu au pied d’une montagne. Il y avait lĂ  du gazon plus agrĂ©able au toucher que le velours. Une brise a passĂ©, semant une odeur suave. Puis des voix se sont mises Ă  chanter bellement, mais tristement. Je n’ai jamais entendu chant plus frais et plus mĂ©lancolique. — Ce gazon si moelleux, mon filleul, c’est la tendre chair des enfants morts sans baptĂȘme. La bonne odeur est celle du baptĂȘme qui les attend au jour du jugement. Ils chantent bellement, parce que, de loin, les anges les instruisent Ă  chanter, mais leur voix est triste du regret d’avoir perdu leurs mĂšres sans avoir trouvĂ© Dieu. — Lorsque je suis parvenu au sommet de la montagne, j’ai vu, en me dĂ©tournant, une foule de garçonnets de mon Ăąge qui essayaient aussi, mais en vain, de l’escalader. Je vous avoue que cela m’a Ă©tĂ© un grand crĂšve-cƓur, mon parrain. — Ce sont les petits garçons qui sont morts avant d’avoir fait leur premiĂšre communion. Ils ne rĂ©ussiront Ă  gravir la montagne que lorsque JĂ©sus-Christ frappera trois fois dans ses mains pour les appeler Ă  lui. — Sur le dos du MĂ©nez, mon parrain, il y avait une chapelle. À l’autel se tenait un prĂȘtre. Il m’a demandĂ© de lui rĂ©pondre sa messe. Mais Ă  peine ai-je eu le temps de dire oui » qu’il avait disparu. — Ce prĂȘtre, mon enfant, c’est moi. Tous ceux d’entre nous qui ont quelque faute Ă  expier attendent, debout sur les marches de cet autel, que l’enfant de chƓur qui leur rĂ©pondait la messe de leur vivant consente Ă  la leur rĂ©pondre, quand ils sont morts. — Je suis alors arrivĂ© au carrefour de trois chemins qui semblaient tous prendre la mĂȘme direction. J’ai eu bien peur de deux hommes qui en dĂ©fendaient l’accĂšs, avec des faux croisĂ©es en l’air. — Ces trois chemins sont ceux du paradis, du purgatoire et de l’enfer. Les deux hommes qui les gardent sont deux diables. Ils essaient d’épouvanter les gens qui passent afin d’en faire leur proie. — Ensuite, j’ai vu un chĂąteau qui paraissait ĂȘtre en feu. — C’est l’enfer, mon filleul. — Puis, un second chĂąteau, mais superbe, cette fois. C’était si beau, si beau que j’en ai les yeux encore tout Ă©blouis. Il n’y a pas de mots pour peindre de telles magnificences. — Je te crois sans peine, mon filleul. Ce chĂąteau, c’est le paradis. Encore n’en as-tu franchi que le vestibule. Dis-moi cependant ce que tu y as remarquĂ©. — Je me rappelle une chambre oĂč des oiseaux chantaient. — Ces oiseaux sont les anges qui sont chargĂ©s de souhaiter la bienvenue aux Ă©lus. Et puis ? — Et puis, j’ai vu dans une seconde chambre quatre fauteuils sur lesquels Ă©taient posĂ©es quatre ceintures et quatre couronnes. — Ces fauteuils attendent les quatre premiĂšres personnes qui mourront en Ă©tat de grĂące. Et puis ? — Et puis, dans une troisiĂšme chambre, j’ai vu deux autres fauteuils. L’un d’eux Ă©tait vide ; dans l’autre, un prĂȘtre Ă©tait assis
 — Oui, mon enfant, et ce prĂȘtre dont la figure restait dans l’ombre, c’est le mĂȘme que celui de la chapelle, c’est ton parrain, qui te remercie de ce que tu as fait pour lui, et qui, pour te rĂ©compenser, t’annonce que, dans six mois, tu prendras place Ă  ses cĂŽtĂ©s dans le fauteuil vide. Maintenant, rends-moi la baguette, Iannik ; en Ă©change, je te remets ce livre. Toutes les pages en sont blanches. Tu en rempliras chaque jour un feuillet de ton Ă©criture. Lorsque le dernier feuillet sera rempli, ton temps sera venu. — Et que dirai-je Ă  mes parents, s’il vous plaĂźt quand je vais les revoir ? Ils ont dĂ» ĂȘtre passablement inquiets de mon absence, bien que je ne sache guĂšre combien elle a durĂ©. — Elle a durĂ© vingt ans, mon filleul. Tu vas trouver tes parents bien vieillis. Mais n’aie souci de rien. Ils ne te poseront aucune question. Le jour mĂȘme de ton dĂ©part, ton ange gardien te remplaçait au logis. Ni ton pĂšre, ni la mĂšre ne se doutent de ce qui s’est passĂ©. LĂ -dessus, le prĂȘtre et son filleul prirent congĂ© l’un de l’autre, en se donnant rendez-vous au paradis dans six mois. Alors seulement Iannik, qui Ă©tait dĂ©sormais assez ĂągĂ© pour qu’on l’appelĂąt Iann tout court, s’aperçut que le soleil Ă©tait haut dans le ciel. Il s’achemina vers sa maison. Et maintenant, si vous le permettez, je vais aussi regagner la mienne[232]. ContĂ© par Marie-Cinte Toulouzan. — Port-Blanc. __________ LXXXLe boiteux et son beau-frĂšre, l’ange Il Ă©tait une fois un homme qui avait deux enfants, un garçon et une fille. Le garçon s’appelait Louizik. Il boitait d’une jambe. En revanche, il avait l’Ɠil fin, et, si son corps Ă©tait infirme, je vous promets que son esprit ne l’était pas. La fille, qui s’appelait Marie, venait d’entrer dans sa dix-huitiĂšme annĂ©e. Elle Ă©tait de trois ans plus ĂągĂ©e que son frĂšre. Jolie d’ailleurs, comme une sainte ! Les yeux limpides comme de l’eau de source, les joues roses comme une fleur de pommier, la taille aussi svelte que la tige d’un jeune plant. Ce n’étaient pas les prĂ©tendants qui lui manquaient. Elle n’avait pas besoin d’aller au devant d’eux, ni de trotter Ă  leur recherche, de pardon en pardon, comme font tant de filles. Ils se pressaient Ă  sa porte, aussi nombreux que les buveurs au seuil des auberges, le dimanche, Ă  la sortie de la grand’messe. Son pĂšre les accueillait avec dĂ©fĂ©rence, comme c’est l’habitude ; son petit frĂšre, le boiteux, se gaudissait quelque peu Ă  leurs dĂ©pens, parce qu’il Ă©tait d’un naturel moqueur ; elle, gracieusement, leur servait Ă  manger et Ă  boire, de ce qu’il y avait dans la maison, mais repoussait toutes leurs avances. Le vieil Efflam c’était le nom du pĂšre faisait parfois des remontrances Ă  la jeune fille. — Marie, lui disait-il, mon dĂ©sir serait de te voir convenablement Ă©tablie, avant de m’en aller rejoindre ta mĂšre dans l’autre monde, oĂč elle m’a prĂ©cĂ©dĂ©. Je crains que tu ne fasses un peu la fiĂšre, en ce moment, et que tu n’aies Ă  t’en repentir plus tard. Hier encore, tu as refusĂ© le fils aĂźnĂ© de Camus le riche. Je lui connais cependant prĂšs de cinquante journaux de terre, et son bien s’accroĂźtra d’au moins autant, lorsque trĂ©passera sa tante Jeanne
 — Oui, mais il a le nez de travers ! interrompait le petit boiteux, en Ă©clatant de rire. Marie, elle, ne riait pas, car elle Ă©tait aussi grave d’humeur qu’elle Ă©tait jolie de visage. Elle se contentait de rĂ©pondre avec douceur — Si je n’avais jamais vu les beaux anges qui sont sur les images des livres, j’aurais peut-ĂȘtre Ă©pousĂ© le fils de Camus le riche ou quelque autre du quartier ; mais Ă  prĂ©sent je ne le saurais faire. Il faut vous dire qu’elle Ă©tait trĂšs dĂ©vote. Les rares loisirs que lui laissaient ses occupations de mĂ©nagĂšre, elle les consacrait Ă  lire dans un missel enluminĂ© que lui avait prĂȘtĂ© le recteur du bourg. Le soir, Ă  son rouet, elle chantait comme font toutes les fileuses, mais, au lieu de complaintes ou de sĂŽnes profanes, c’étaient toujours des cantiques spirituels oĂč il n’était question que de la Vierge, des saints et des anges du paradis, qui sont beaux Ă  voir dans les enluminures des vieux livres. Efflam Ă©tait un brave homme. Pour rien au monde il n’eĂ»t voulu contrarier sa fille dont il reconnaissait d’ailleurs la supĂ©rioritĂ© en toute chose. Il croyait de son devoir de la morigĂ©ner sur ce chapitre du mariage, mais il n’y mettait jamais d’insistance. Donc, Mario, la fleur des filles, ne se faisait pas faute de refuser les prĂ©tendants. Plus elle en Ă©vinçait, plus il s’en prĂ©sentait. De quoi le boiteux s’amusait beaucoup. En fin de compte, il s’en prĂ©senta un qui venait assurĂ©ment de fort loin, car il portait un costume tel qu’on n’en avait jamais vu dans le pays. Des pieds Ă  la tĂȘte, il Ă©tait entiĂšrement vĂȘtu de blanc. Je vous parle d’un blanc Ă©blouissant dont l’éclat mĂȘme de la neige n’aurait pu approcher. Il avait en outre des maniĂšres accortes, des façons de marcher, de saluer et de se tenir qui dĂ©celaient un trĂšs grand seigneur. DĂšs le seuil, il alla droit Ă  Marie, qui filait sa quenouillĂ©e, et lui dit d’une voix qui, Ă  elle seule, aurait suffi Ă  charmer — Je suis venu vous demander pour femme. Je reviendrai dans trois jours chercher votre rĂ©ponse. Il n’ajouta rien de plus, tourna sur ses talons et reprit la porte. — À la bonne heure ! s’exclama Louizik. En voilĂ  un qui ne ressemble pas aux autres. Quant Ă  Marie, elle Ă©tait demeurĂ©e toute songeuse. Le troisiĂšme jour, fidĂšle Ă  sa promesse, l’étranger reparut. — Qu’avez-vous dĂ©cidĂ© ? demanda-t-il en entrant. La jeune fille lui prit la main et le mena jusqu’au vieil Efflam qui fumait paisiblement sa pipe, dans un coin de l’ñtre. — Mon pĂšre, dit-elle, j’ai trouvĂ© le mari qu’il me faut. Donnez-nous votre consentement. La semaine suivante, le mariage fut cĂ©lĂ©brĂ©. Efflam y avait invitĂ© ses proches, ses amis, ses voisins. Le nouvel Ă©poux, lui, convia tous les pauvres de la paroisse, prĂ©textant que sa vraie parentĂ© demeurait trop loin. — Ceux-ci, disait-il, m’en tiendront lieu. Les noces terminĂ©es, il s’installa dans la maison de sa jeune femme. Le lendemain de la premiĂšre nuit, il Ă©tait levĂ© avec l’aube. Efflam, qui avait bu la veille un peu plus que de raison, dormait profondĂ©ment dans son lit clos. Mais Louizik avait l’Ɠil entr’ouvert, et vit sortir son beau-frĂšre. La journĂ©e se passa. Le nouvel Ă©poux ne rentra qu’à la tombĂ©e du soir. Les jours d’aprĂšs, mĂȘme chose se passa. Le vieil Efflam aurait pu en concevoir quelque inquiĂ©tude. Mais il avait remarquĂ© que tout prospĂ©rait chez lui, depuis que son gendre Ă©tait en sa maison, et, d’autre part, les allures peu ordinaires de ce gendre lui imposaient. Enfin, Marie semblait trĂšs heureuse de son sort. À quoi bon dĂšs lors se mettre martel en tĂȘte ? Louizik, lui non plus, n’était pas inquiet. En revanche, il Ă©tait fort intriguĂ©. Une aprĂšs-midi, il dit Ă  sa sƓur — Écoute, Marie, je n’ai pas le droit de me mĂȘler de ce qui te regarde. Ton mari est trĂšs gentil pour toi, et je crois que tu es bien tombĂ©e. Mais ne pourrais-tu satisfaire ma curiositĂ©, en me renseignant sur ce qu’il fait de ses journĂ©es ? — Mon pauvre petit frĂšre, rĂ©pondit Marie, je ne le sais pas plus que toi. — Que ne le lui demandes-tu ? — J’en ai eu envie plus d’une fois, mais je ne l’ose. — Tu aimerais donc Ă  le savoir ? Oh ! bien ! puisque c’est ainsi, je vais, dĂšs demain, m’attacher aux pas de mon beau-frĂšre, et, avant qu’il soit longtemps, je saurai aussi clairement ce qu’il fait de ses journĂ©es que tu dois savoir, toi, ce qu’il fait de ses nuits. C’était un malin que ce boiteux. De toute la nuit il ne dormit point, afin d’ĂȘtre plus sĂ»r de son coup. À la premiĂšre lueur d’aube, il fut aussi vite sur pied que son beau-frĂšre. Quand celui-ci dĂ©guerpit, Louizik, quoique boiteux, le suivait de prĂšs. — Tiens, pensa l’enfant, qu’est-ce donc que ce chemin qu’il prend ? Me voici dans une route qui a dĂ» ĂȘtre ouverte depuis hier soir, car je n’en ai jamais connu de semblable aboutissant Ă  notre aire. Il n’eut pas plus tĂŽt fait cette rĂ©flexion que celui qu’il appelait son beau-frĂšre se dĂ©tourna et lui dit — Tu as voulu me suivre, petit ; tu es dĂ©sormais obligĂ© de me suivre jusqu’au bout. Il ne dĂ©pend plus de toi de rebrousser chemin. Fais, si tu le peux, ce que tu me verras faire. Mais il est inutile que tu me parles, je ne saurais te rĂ©pondre. — Soit ! rĂ©pondit Louizik, tout penaud d’avoir Ă©tĂ© surpris en flagrant dĂ©lit d’espionnage. Les voilĂ  de marcher cĂŽte Ă  cĂŽte, en silence. Au bout de quelque temps, ils se trouvĂšrent dans une vaste campagne dĂ©couverte. Les champs qui Ă©taient Ă  gauche de la route foisonnaient d’herbe, et cependant les vaches qui paissaient cette herbe Ă©taient maigres Ă  faire pitiĂ©. Les champs de droite Ă©taient, au contraire, absolument stĂ©riles, et cependant ils Ă©taient peuplĂ©s de belles vaches grasses et luisantes. Plus loin, on rencontra des chiens attachĂ©s par des chaĂźnes de fer et qui semblaient vouloir se dĂ©chirer les uns les autres. En passant auprĂšs d’eux, Louizik eut grand’peur. On arriva ensuite au bord d’une vaste citerne pleine d’eau. Louizik vit son beau-frĂšre arracher un cheveu de sa tĂȘte, le poser sur l’eau, puis s’en servir comme d’un pont pour franchir la citerne. Il fit de mĂȘme et passa sans encombre. Survint une mer de feu dont les vagues Ă©taient faites de grandes flammes qui ondulaient au vent. Le beau-frĂšre s’y engagea. Louizik le suivit. De l’autre cĂŽtĂ© de cette mer se dressait un chĂąteau magnifique, le plus merveilleux qu’il fĂ»t possible de voir. Le beau-frĂšre gravit le perron qui menait Ă  la porte, et pĂ©nĂ©tra dans le chĂąteau en se glissant par le trou de la serrure. Louizik essaya de l’imiter, mais il en fut cette fois pour sa peine. Il dut s’asseoir sur le seuil, et attendre. Il ne trouva du reste pas le temps bien long, tant ses oreilles Ă©taient charmĂ©es par une musique dĂ©licieuse dont les sons lui arrivaient de l’intĂ©rieur, tant sa vue Ă©tait ravie par les oiseaux au plumage changeant qui voltigeaient Ă  l’entour des tourelles. — Tu as dĂ» t’ennuyer en m’attendant ? lui dit son beau-frĂšre, quand il revint. — Non vraiment, rĂ©pondit le boiteux. Je ne comptais mĂȘme pas vous revoir si vite. — Si vite ! Depuis combien de temps crois-tu que tu es lĂ  ? — Depuis peu de temps, Ă  coup sĂ»r. — En effet, il y a tout juste cent ans. — Cent ans ! — Oui. Et je pense que tu t’es suffisamment reposĂ© de la route. Je vais maintenant t’expliquer ce que tu as vu dans le cours du voyage. Les vaches grasses dans les champs sans herbe, ce sont les pauvres qui, sur terre, ont vĂ©cu de peu, sans se plaindre. Les vaches maigres dans les champs herbeux, ce sont les riches que leur fortune n’a jamais suffi Ă  satisfaire. Les chiens attachĂ©s par des chaĂźnes, ce sont les mĂ©chants qui n’ont jamais fait qu’aboyer aprĂšs le prochain et le mordre. La citerne, c’est le puits de l’enfer. La mer de flammes, c’est le purgatoire. Quant Ă  ce chĂąteau, c’est le paradis, et je suis un de ses anges. Dieu m’avait fiancĂ© Ă  ta sƓur, parce qu’elle menait la vie d’une vierge. L’ange poussa alors la porte qui s’ouvrit toute grande. — Viens, Louizik, dit-il, tu vas dĂ©sormais demeurer avec nous. — Oui, mais !
 repartit l’enfant, et mon pĂšre ?
 et ma sƓur ?
 — Entre. Ils t’attendent. Je t’avais laissĂ© sur ce seuil pour y accomplir ta pĂ©nitence. Maintenant qu’elle est terminĂ©e, il t’est permis de les rejoindre, Ce disant, l’ange emmena le boiteux en paradis. Dieu nous donne la grĂące d’y aller Ă  notre tour. ContĂ© par Louise Le Bec. — ScaĂ«r. _______ J’ai recueilli plusieurs variantes, de cette lĂ©gende et de celle qui prĂ©cĂšde. Primitivement ce devaient ĂȘtre des contes mythologiques Ă  qui l’on a donnĂ© plus tard une signification chrĂ©tienne. Dans une de ces variantes, au lieu du puits et du cheveu dont il est question plus haut, c’est une mare eur poull qu’il fallait traverser sur un fil de laine. Quant au Voyage de Iannik, il le faut comparer aux deux rĂ©cits analogues que M. Luzel a publiĂ©s dans ses LĂ©gendes chrĂ©tiennes tome I, p. 216 et 225 Le petit pĂątre qui alla porter une lettre en paradis. Dans une variante que j’ai recueillie Ă  BĂ©gard, le mort, un ancien capucin, remet Ă  Iannik une lettre Ă  porter en paradis et une baguette blanche aussi pour l’y conduire. L’enfant voit en chemin les mĂȘmes choses extraordinaires ou terribles que dans la version prĂ©cĂ©dente. Seulement, au lieu de deux montagnes, ce sont deux arbres qui se battent ; ils s’entre-choquent avec une telle fureur qu’ils lancent au loin fragments d’écorce et copeaux de bois. Vient ensuite une grande roue de feu, un treuil enflammĂ© eun trawill-tan qui barre la route. Puis, ce sont deux Ă©normes faulx disposĂ©es en croix, et qui fauchent tout ce qui est Ă  leur portĂ©e. Plus loin, Iannik voit, dans de beaux carrosses dorĂ©s, des hommes et des femmes magnifiquement vĂȘtus. Ils s’arrĂȘtent pour boire et manger, avec des chants et des rires, Ă  des tables surchargĂ©es de mets exquis, garnies de toute espĂšce de vins. Quand ils sont rassasiĂ©s, ils dansent, au son de mille instruments, sur de vastes pelouses de gazon fleuri. Mais, Ă  l’extrĂ©mitĂ© du chemin qu’ils parcourent si gaĂźment, ils tombent tous dans un gouffre noir d’oĂč jaillissent des flammes et d’oĂč montent sans cesse des cris d’épouvante ou de malĂ©diction. La baguette blanche conduit alors Iannik dans un chemin tapissĂ© d’herbe aussi douce que le velours, oĂč de grands vieillards, Ă  barbe blanche et en longues robes grises, se promĂšnent avec lenteur, tristes et dolents, en baisant et en arrosant de larmes des crucifix d’ivoire qu’ils tiennent Ă  la main. Iannik continue sa route. Il arrive dans un champ de terre labourable. Des hommes, en grand nombre, y travaillent. Les uns hersent, les autres bĂȘchent, d’autres charruent. Ceux qui sont au bas du champ se donnent beaucoup de mal, ne prennent aucun repos et cependant n’avancent guĂšre leur besogne. Aussi sont-ils soucieux et tristes. Ceux qui sont au haut du champ vaquent aussi Ă  leurs diverses occupations, mais sans se presser ; ils chantent en travaillant, s’interrompent parfois pour deviser entre eux, et cependant leur besogne se fait comme d’elle-mĂȘme, vite et bien. Iannik passe son chemin. Voici maintenant un colombier au milieu d’une plaine. Tout Ă  l’entour voltigent des colombes. Les unes, blanches, s’élĂšvent d’un faible essor au sommet du colombier. D’autres, grises, volĂštent jusqu’à mi-hauteur, mais pour retomber aussitĂŽt. D’autres enfin, qui sont toutes noires, essaient en vain de prendre leur vol et demeurent les ailes clouĂ©es Ă  terre. Lorsque Iannik parvient au Paradis, il demande l’explication de ces choses au capucin qu’il y rencontre. Et le capucin lui dit Les arbres qui se battent, ce sont deux Ă©poux qui, de leur vivant, ne pouvaient s’accorder. Les deux faulx, ce sont de mauvais riches qui, de leur vivant, voulaient tout faucher, tout moissonner, tout engranger. Les gens que des carrosses dorĂ©s emportent, n’ont eu souci que de mener large vie et vont droit en enfer, sans mĂȘme s’en douter. Les vieillards tristes, vĂȘtus de robes grises, sont des gens qui ont fait leur devoir sur la terre, mais qui ont pourtant failli en quelque point. Ils se rendent en purgatoire pour expier leurs fautes. Les laboureurs qui sont au bas du champ ont manquĂ© Ă  la loi du dimanche et ont Ă©tĂ© tourmentĂ©s toute leur vie de la passion de s’enrichir. Ceux qui sont au haut du champ ont observĂ© toutes les fĂȘtes ; c’est pourquoi ils sont aujourd’hui si joyeux ils savent que le paradis les attend. Les colombes blanches sont les Ăąmes qui, ayant entendu prĂȘcher la parole de Dieu, lui sont toujours demeurĂ©es fidĂšles. Les colombes grises, ce sont les Ăąmes qui n’ont pas persistĂ© dans la bonne voie. Les colombes noires, ce sont les Ăąmes qui ont prĂ©fĂ©rĂ© les plaisirs pervers Ă  l’austĂ©ritĂ© chrĂ©tienne. » Je ne donne de cette variante que les parties qui m’ont paru prĂ©senter quelque intĂ©rĂȘt. On voit, du reste, que d’une lĂ©gende Ă  l’autre les Ă©pisodes varient assez peu. A. le B. Cf. Luzel Contes pop. de Basse-Bretagne, t. I, Les Voyages vers le Soleil, p. 3-140 et spĂ©cialement La fille qui se maria Ă  un mort, p. 3 ; La femme du TrĂ©pas, p. 14 ; Le prince turc Frimelgus, p. 25 et Le ChĂąteau de cristal, p. 40. Le rapprochement de ces versions diverses met nettement en lumiĂšre le caractĂšre mythologique de tout ce cycle lĂ©gendaire oĂč les Ă©lĂ©ments chrĂ©tiens semblent bien n’avoir Ă©tĂ© introduits que postĂ©rieurement. — V. aussi les notes que M. Luzel a mises Ă  la seconde version de Celui qui alla porter une lettre au Paradis », LĂ©g. chrĂ©t., p. 247 et seq. Les rĂ©cits parallĂšles publiĂ©s dans les Contes populaires de Basse-Bretagne sont plus voisins du Boiteux et son beau-frĂšre l’ange » que du Voyage de Iannik » ; cette derniĂšre lĂ©gende est, du reste, bien plus profondĂ©ment pĂ©nĂ©trĂ©e de conceptions et de sentiments chrĂ©tiens et semble avoir subi des remaniements beaucoup plus importants. — [L. M.] Je ne veux point terminer ce volume sans adresser des remerciements pour l’aide prĂ©cieuse qu’ils m’ont fournie, Ă  quelques uns de mes Ă©lĂšves du lycĂ©e de Quimper, tout spĂ©cialement Ă  MM. Le Corre, BarrĂ©, CrĂ©ac’h, GuĂ©rin, dont je tiens Ă  citer les noms. Je dois Ă©galement des renseignements qui m’ont Ă©tĂ© d’une grande utilitĂ© Ă  quelques membres de renseignement primaire, notamment Ă  MM. Labous, instituteur Ă  Benodet, Joseph Le Braz, instituteur Ă  ChĂąteauneuf, Leroux, professeur Ă  l’école primaire supĂ©rieure de QuimperlĂ©. M. le Dr Colin de Quimper, m’a lui aussi obligeamment aidĂ© dans ma tĂąche de collecteur de coutumes et de lĂ©gendes. Mais j’ai puisĂ© le meilleur peut-ĂȘtre de ce livre dans l’inĂ©puisable trĂ©sor de traditions que mon pĂšre porte en sa mĂ©moire. Je tiens enfin Ă  remercier du concours qu’il m’a prĂȘtĂ© M. L. Marillier, qui a bien voulu se charger de relire le manuscrit et de corriger les Ă©preuves. A. Le Braz. FIN ↑ Les rĂ©cits portent un numĂ©ro d’ordre en chiffres romains. ↑ M. Fouquet a publiĂ© autrefois un recueil intitulĂ© LĂ©gendes, contes et chansons populaires du Morbihan, Vannes, 1857. ↑ Contes bretons, QuimperlĂ©, 1870, 1 vol. — VeillĂ©es bretonnes, Morlaix et Paris, 1879, 1 vol. — LĂ©gendes chrĂ©tiennes de la Basse-Bretagne, Paris, 1881, 2 vol. — Contes populaires de la Basse-Bretagne, Paris, 1887, 3 volumes. ↑ Soniou Breiz-Izel, Bouillon, 2 vol., 1890. ↑ G. A. Wilken, De Indische gids, juin 1884, p. 944. ; B. F. Matthes, Bijdragen tĂŽt de Ethnologie van zuid Celebes, p. 33. ↑ Indian Antiquary, 1878, t. VII, p. 273. ↑ C. J. S. F. Forbes, British Burma, p. 99. ; Cf. Shvvay Yoe, The Burman, t. II, p. 102. ↑ Journ. of the Anthrop. Inst., t. X, p. 281. ↑ The Golden Bough, t. II, p. 296-326. ↑ Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. I, p. 427. ↑ The religions System of Amazulus, p. 11. ↑ Speckmann, Die Hermannburger Mission in Afrika, p. 167. ↑ Ralston, Songs of the Russian people, p. 117 et seq. ↑ Birlinger Volksthumliches aus Schwaben, I, 303. ↑ E. GĂ©rard, The Land beyond the forest, t. I, p. 27 et seq. On trouverait, de tous ces faits, d’autres exemples dans le livre de Bastiun Die Seele und ihre Erscheinungwesen in der Ethnographie. ↑ W. Powell, Wanderings in a Wild country, p. 165. Cf. de Rochas, La Nouvelle-CalĂ©donie et ses habitants, 1862, p. 278. ↑ Fison et Howitt, Kamilaroi and Kurnai, p. 244. ↑ Codrington, loc. cit., p. 304. ↑ EncyclopĂŠdia Britannica, verb. New Guinea ↑ A. W. Murray, Missions in Western PolynĂ©sia, p. 37. ↑ Voir, par exemple, pour l’archipel Banks, Codrington, loc. cit. Cf. de Rochas, La Nouvelle-CalĂ©donie et ses habitants, p. 280 ; Vieillard et A. Deplanche, Essai sur la Nouvelle-CalĂ©donie, 1863, p. 24. ↑ G. Turner, Samoa, p. 257. ↑ Codrington, loc. cit., p. 298 seq. ↑ Revue coloniale, 1855, p. 511. Cf. Ellis, Polynesian Researches, I, ; Radiguet La Reine Blanche » dans les Ăźles Marquises, in Revue des Deux-Mondes, oct. 1859, p. 627, ; Notice sur la Nouvelle-CalĂ©donie, in Annales maritimes, 1847, p. 823. ↑ Revue des Traditions populaires, t. V, VI et VII. Voir aussi F. SauvĂ©, Les villes englouties in MĂ©lusine, t. II, colonne 331. ↑ G. Turner, Samoa, p. 16. ↑ Grey, Polynesian Mythology, p. 61. ↑ MĂ©lusine, t. II, col. 332. ↑ Cf. sur cette question Sidney Hartland,The science of fairy tales, ch. VII-VIII-IX. ↑ Riedel, De sluik-en-kroesharige rassen tusschen Celebes en Papua, p. 440. ↑ Arbousset et Daumas, Voyage d’exploration au nord-est de la colonie du Cap de Bonne-EspĂ©rance, p. 12. ↑ J. G. Frazer, Golden Bough, t. I, p. 330. ↑ W. Murray, Missions in Western Polynesia. ↑ Loc. cit., p. 171 ↑ Notes by a Naturalist on the Challenger », p. 475. ↑ The native tribes of South Australia, p. 24, 195, 275. Cf. Dawson, Australian Aborigines, p. 36 ; Polack, Manners and Customs of the New Zealanders, I, p. 282. ↑ Il semble au premier abord que ce soit en raison de cette puissance du fer et de cette aversion qu’il inspire aux esprits, que ses instruments de travail constituent une protection pour le paysan ou le tailleur, attardĂ©s la nuit sur les chemins, mais M. SauvĂ© rapporte qu’il n’est pas, pour les lutins et les nains de plus terrible Ă©pouvantail que le carsprenn, la petite fourche dont on se sert pour nettoyer le soc de la charrue, or cette petite fourche est en bois. MĂ©lusine, t. III, 1886-87, c. 358. — Voir Ă  ce sujet les textes rĂ©unis par M. J. G. Frazer, Golden Bough, I, p. 172-75, et aussi Hartland, The science of fairy tales, p. 50-57, 126, 164, 306. ↑ V. A. Lang, Myth. ritual and religion, t. I, p. 94 seq. ↑ Voir, sur cette question, S. Hartland, The science of fairy tales, p. 40-48. ↑ LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. I, p. 311. ↑ Callaway, The religious System of Amazulus. ↑ Codrington, The Melanesians, p. 146 ; P. Mathias Gr.***, Lettres sur les Ăźles Marquises, p. 44. Cf. pour les indigĂšnes de New Nursia Australie occidentale, Journal of the anthropological Institute fĂ©vr. 1878. ↑ Cf. L’homme juste Luzel, LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. 1, p. 335. ↑ V. Bonet-Maury, G. A. Burger et les origines anglaises de la ballade littĂ©raire en Allemagne, p. 138-154 et 238-274. L’appendice renferme les divers parallĂšles de la ballade de LĂ©nore, l’un d’eux, le FrĂšre de lait, est empruntĂ© au Barzaz-Breiz. Voir aussi J. Psichari, La ballade de LĂ©nore en GrĂšce, in Revue de l’Histoire des Religions 1884. ↑ V. T. Wright, St Patrick’s Purgatory. ↑ Voir LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. I, le Paradis et l’Enfer, p. 164-311 ; Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. I, Voyages au pays du soleil, p. 1-143. ↑ V. Tylor, La civilisation primitive, t. II, ch. XIII. ↑ Voir A. Lang, Custom and Myth., p. 87, A far travelled tale. ↑ La poĂ©sie des races celtiques in Essais de morale et de critique, p. 375. ↑ J’ai, sur la demande de M. Le Braz, signalĂ© en note quelques rapprochements qui m’ont paru utiles. Ces notes sont suivies des initiales L. M. ↑ Le mot intersigne » se rend en breton de diverses maniĂšres suivant les rĂ©gions. Les dĂ©signations les plus frĂ©quentes sont celles de seblanchou, semblants ; de sinaliou, signes avertisseurs ; de traou spont, choses d’épouvante. ↑ Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 149 ; voir aussi P. SĂ©billot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 267-271. — [L. M.] ↑ Cf. Le Carguet, Superstitions et LĂ©gendes du cap Sizun, in Revue des Traditions populaires, aoĂ»t 1889, t. IV, p. 465. — [L. M.] ↑ Dicton du cap Sizun. J’en mentionne l’origine, parce que nulle part ailleurs en Basse-Bretagne je n’ai retrouvĂ© semblable croyance. ↑ Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 150. — [L. M.] ↑ Cf. P. SĂ©billot in Revue des Traditions populaires, fĂ©vrier 1892, t. VII, p. 99 Superstitions de la Haute-Bretagne, et Traditions et Superstitions du Bas-Languedoc, ibid., t. VI, p. 549, septembre 1891. — [L. M.] ↑ Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 151. — [L. M.] ↑ Cf. Le Calvez, MĂ©decine superstitieuse in Revue des Traditions populaires, fĂ©vrier 1892, t. VII, p. 90. — [L. M.] ↑ C’est en rĂ©alitĂ© une coutume plus gĂ©nĂ©rale ; dans le pays de GoĂ«lo, on fait Ă  Notre-Dame de Bonne-Nouvelle Paimpol, Ă  la chapelle de Perros en Ploubazlanec, etc., les mĂȘmes pĂšlerinages qu’à Saint-Loup-le-Petit. — [L. M.] ↑ Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 150. — [L. M.] ↑ Le Guindy traverse le territoire de Pluzunet. C’est lui qui conflue Ă  TrĂ©guier avec le Jaudy. ↑ Le chasse-gueux les Bretons prononcent chasse-de-Dieu n’est autre que le suisse. ↑ Les Ăąmes du Purgatoire. » V. plus loin. ↑ Manoir situĂ© en PenvĂ©nan, Ă  un kilomĂštre environ du bourg, et dont l’avenue s’amorce au chemin de Port-Blanc. Toute cette route de PenvĂ©nan Ă  la mer est jalonnĂ©e de maisons Ă  sinistres souvenirs. ↑ Abondance-de-soleil. ↑ Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 212 et seq. — [L. M.] ↑ FinistĂšre. ↑ La Plaine, ar BlĂ©nenn, » est le nom sous lequel on dĂ©signe un vaste plateau marĂ©cageux, entre Briec et Pleyben. J’ai traversĂ© cette triste rĂ©gion. Il m’en est restĂ© une impression poignante de mĂ©lancolie et de solitude. Cela ressemble Ă  une Camargue sans soleil. Rien que des champs de joncs oĂč dorment, çà et lĂ , des mares lugubres. ↑ Ar sac’h-nouenn appelĂ© aussi ar sac’h-dĂ». C’est une sorte de sacoche en velours noir dans laquelle le prĂȘtre met un rochet, une Ă©tole et les saintes huiles, pour aller extrĂ©miser les moribonds. ↑ Le mot rĂȘveur » est usitĂ©, dans le pays de Quimper, aussi bien en breton qu’en français, pour dĂ©signer quelqu’un qui a des idĂ©es bizarres, saugrenues. ↑ Le banc adossĂ© au lit. ↑ On appelle ainsi les navires qui, dans le courant de mai, vont chercher en Islande les produits de la premiĂšre pĂȘche commencĂ©e depuis mars. Ils rapportent le poisson aux armateurs et des nouvelles aux parents des pĂȘcheurs. ↑ Cf. V. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 268. — [L M] ↑ Kerfeunteun est une commune rurale, presque un faubourg, aux portes de Quimper. ↑ Le Steir conflue avec l’Odet Ă  Quimper mĂȘme. Kemper signifie confluent ». ↑ Ar vatĂšs-vraz, la principale domestique. ↑ Le GoĂ«lo ou pays des larmes » comprend toute la partie bretonne de l’arrondissement de Saint-Brieuc. Le Trieux le sĂ©pare du pays de TrĂ©guier. ↑ C’est l’abrĂ©viation gĂ©nĂ©rale en Basse-Bretagne pour le prĂ©nom, trĂšs frĂ©quent en pays trĂ©corrois, de Marie-Hyacinthe. ↑ Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 267. — [ ↑ Le paysage de mer que l’on embrasse du Port-Blanc, est, le soir, l’un des plus fantastiques que je connaisse. À droite est l’üle de Saint-Gildas, avec sa chapelle de pierres brutes, son petit bois de pins, et la grande traĂźnĂ©e de ses roches Ă©parses. À gauche, c’est GroaguĂ© l’üle aux femmes et, plus au nord, les masses cyclopĂ©ennes du Castel-Nevez et du Castel-Coz du chĂąteau neuf et du chĂąteau vieux. Par derriĂšre, s’aperçoit TomĂ©, en breton TafĂ©ak, longue Ă©chine tourmentĂ©e oĂč la lumiĂšre se joue, suivant le temps et l’heure, en teintes adorables ou sinistres. Enfin, Ă  l’extrĂȘme horizon, comme bĂąties aux confins de la mer visible, apparaissent Ar GentilĂšs », les Sept-Iles, Rouzic La Roussote en tĂȘte. VĂ©ritables apparitions, en effet ! FantĂŽmes capricieux, qui, par les jours clairs, semblent s’avancer jusqu’à toucher presque la cĂŽte, puis, soudain, s’évanouissent dans la brume, dans la profonde immensitĂ© grise, comme ces demeures enchantĂ©es que l’imagination bretonne croit voir surgir, Ă  Ă©poques fixes, du mouvant infini des eaux. ↑ Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 270. — [L. M.] ↑ C’est ainsi qu’on appelle, en Basse-Bretagne, le banc adossĂ© au lit. ↑ Cf. M. Blacque, Enterrement vu Ă  l’avance, in Revue des Traditions populaires, t. VI, p. 398, juillet 1891. — [L. M.] ↑ L’Ankou est la mort personnifiĂ©e. ↑ On peut voir dans l’église de Ploumilliau une curieuse reprĂ©sentation de ce dernier type. C’est une statuette, en bois jadis peinturlurĂ©, mais que le temps a recouvert d’une Ă©paisse couche de poussiĂšre. Elle rappelle Ă  certains Ă©gards les Ă©corchĂ©s » qui ornent bizarrement la plupart des cabinets d’histoire naturelle, mais le ventre se creuse en un trou bĂ©ant. Cet Ankou » a Ă©tĂ© la terreur de mon enfance. Son voisinage troublait toujours mes jeunes priĂšres. Il me souvient d’avoir vu de vieilles femmes s’agenouiller devant lui. On l’a surnommĂ© dans le pays Ervoanik Plouillo, Yves de Ploumilliau avec le diminutif ironique. On ne vient jamais Ă  Ploumilliau sans lui faire visite. Il vient de subir Ă  peu prĂšs le mĂȘme traitement que saint Yves de VĂ©ritĂ© v. plus bas. Voici Ă  la suite de quelles circonstances. L’histoire est jolie et mĂ©rite d’ĂȘtre contĂ©e, ne fĂ»t-ce que pour montrer combien sont encore vivantes chez les Bas-Bretons les superstitions relatives Ă  la mort. Il y a Ă  Ploumilliau un fonctionnaire, excellent homme d’ailleurs, mais qui a le tort, aux yeux de beaucoup de personnes de l’endroit, d’afficher un mĂ©pris trop bruyant pour des croyances ou, si l’on veut, pour des superstitions qui leur sont chĂšres. Ces personnes lui en savent naturellement mauvais grĂ©. L’une d’elles, en particulier, lui a vouĂ© une vĂ©ritable haine. Appelons-la Janik, et le fonctionnaire M. K. On comprendra sans peine que je m’abstienne de donner les vrais noms. Toujours est-il que, dĂ©sespĂ©rant de voir M. K. se convertir jamais, Janik en est venue Ă  dĂ©sirer sa mort. Nos paysannes de Basse-Bretagne ne sont pas tendres pour les mĂ©crĂ©ants. Pour arriver Ă  ses fins, Janik va trouver l’Ankou. Elle lui fait des neuvaines, le supplie, en des oraisons appropriĂ©es, de supprimer un homme qui est un scandale pour la paroisse. Puis, elle attend, confiante. Un mois, deux mois, trois mois se passent. M. K. continue Ă  se porter comme un charme. Que fait donc la faux du terrible faucheur ? Serait-elle Ă©moussĂ©e ? Aurait-elle perdu toute vigueur ? Janik s’impatiente ; Janik s’inquiĂšte. Il ne se peut pas que l’Ankou n’ait point entendu ↑ Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 152. — [L. M.] ↑ Dans certaines rĂ©gions de la Cornouaille on peut voir encore de ces charrettes grossiĂšres et toutes primitives. Quand j’étais enfant, me dit mon pĂšre, on transportait les morts au cimetiĂšre du bourg dans un tombereau au-dessus duquel on avait courbĂ© en forme d’arceaux des branches de saule ou d’osier. Sur ces arceaux on tendait un drap blanc. Des draps de mĂȘme couleur Ă©taient jetĂ©s sur les chevaux de l’attelage, et le drap mortuaire qui enveloppait le cercueil n’était lui-mĂȘme qu’une piĂšce de grosse toile. En voyant s’avancer par la campagne cet Ă©trange appareil, on ne pouvait se dĂ©fendre d’une sorte de terreur superstitieuse. » ↑ Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 208 et seq. ; Contes populaires de la Haute-Bretagne 3e sĂ©rie, p. 277 et seq. La Charrette moulinoire. — [L. M.] ↑ Il n’est pas en Basse-Bretagne d’ancienne demeure seigneuriale qui ne passe pour avoir Ă©tĂ© le chĂąteau de la duchesse Anne. » ↑ Cf. R. F. Le Men, Traditions et Superstitions de la Basse-Bretagne in Revue celtique, I, p. 427 et seq. — [L. M.] ↑ PrĂšs BĂ©gard CĂŽtes-du-Nord. ↑ On dit tantĂŽt kar charrette, tantĂŽt karic petite charrette, tantĂŽt enfin karriguel brouette, pour dĂ©signer le char de la Mort. ↑ EspĂšce de grog au cidre. ↑ Cf. P. SĂ©billot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I Le beau squelette, p. 260-61 ; L’invitation imprudente, p. 262 et seq. — [L. M.] ↑ En Basse-Bretagne, le cimetiĂšre entoure gĂ©nĂ©ralement l’église, et dans le cimetiĂšre se dresse un calvaire de bois ou le plus souvent de granit, orientĂ© vers la place du bourg, Son piĂ©destal, qui en certains endroits, affecte d’ailleurs la forme d’une chaire, sert presque toujours de tribune publique. C’est de lĂ -haut que les orateurs profanes s’adressent au peuple. Monter sur la croix » est synonyme de haranguer. ↑ C’est le sobriquet du cochon, en Basse-Bretagne. ↑ Au pays de TrĂ©guier, les lits clos ont des rideaux au lieu de volets. ↑ Le breton dit, d’un mot expressif eun huannadenn. Il faudrait presque traduire un ahannement. ↑ Il ne manque pas d’endroits en Basse-Bretagne oĂč ce genre de servitudes existe encore. ↑ Les patriarches. ↑ M. Renan, qui fut Ă©lĂšve en ce petit sĂ©minaire de TrĂ©guier et qui lui a conservĂ© un pieux souvenir, trace le portrait suivant des jeunes gens qui le peuplaient, vers 1830 Souvenirs d’enfance et de jeunesse, p. 136 Mes condisciples Ă©taient pour la plupart de jeunes paysans des environs de TrĂ©guier, vigoureux bien portants, braves, et, comme tous les individus placĂ©s Ă  un degrĂ© de civilisation infĂ©rieure, portĂ©s Ă  une sorte d’affectation virile, Ă  une estime exagĂ©rĂ©e de la force corporelle, Ă  un certain mĂ©pris des femmes et de ce qui leur paraĂźt fĂ©minin. Presque tous travaillaient pour ĂȘtre prĂȘtres
 Le latin produisait sur ces natures fortes des effets Ă©tranges. C’étaient comme des mastodontes faisant leurs humanitĂ©s. » ↑ C’est peut-ĂȘtre en traduisant cette lĂ©gende que j’ai le plus vivement senti l’impossibilitĂ© presque absolue de faire passer dans la phrase française quelque chose de l’horreur tragique que distille Ă  chaque mot le rĂ©cit breton. Catherine Carvennec a la voix mĂ©lodieuse et lente. Elle nous racontait ce qui prĂ©cĂšde avec une aisance tranquille, comme s’il se fĂ»t agi d’un Ă©vĂ©nement trĂšs ordinaire. Tout en Ă©crivant, au grĂ© de sa parole, j’examinais du coin de l’Ɠil d’autres conteuses qui Ă©taient lĂ  et qui attendaient leur tour. Elles Ă©taient pĂąles, pĂąles de terreur. J’ai rarement vu sur des figures humaines une telle expression d’angoisse. Eh bien, je n’ai fait que traduire mot Ă  mot le rĂ©cit de Catherine Carvennec d’oĂč vient que le meilleur s’en est Ă©vaporĂ© ? C’est ma faute, sans doute. Je remplis un acte de conscience en m’en accusant ici, et pour ce rĂ©cit, et pour tous les autres. ↑ Entre Pontrieux et ChĂątelaudren, dans les CĂŽtes-du-Nord. ↑ Diminutif d’Ollivier. ↑ Il y a trois sonneries, espacĂ©es d’une demi-heure, pour la grand’messe. ↑ Je travaillais Ă  l’église de Faouet, au moment oĂč le fait se passa, ajoutait Jean-Marie Toulouzan. Je n’ai pas connu les personnages de l’histoire, mais des ouvriers originaires du pays, qui Ă©taient employĂ©s au mĂȘme chantier, avaient souvent occasion de rencontrer la pauvre folle. Elle mendiait son pain de maison en maison. Elle Ă©clatait de rire, brusquement, et, l’instant d’aprĂšs, elle sanglotait Ă  fendre l’ñme. » ↑ Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 156. — [M. L.] ↑ Torfado, forfaits. ↑ On peut lire dans les Gwerziou Breiz-Izel tome II, page 293 une version, d’ailleurs trĂšs incomplĂšte, de cette ballade du mauvais clerc, qui a joui naguĂšre d’une grande vogue par toute la zone maritime du pays trĂ©gorrois. Le nom d’Olivier Hamon y est restĂ© synonyme de vaurien », de dĂ©bauché», ou mieux de fanfaron de vices. Cet Olivier Hamon, natif du canton » il a soin de ne pas spĂ©cifier, fut destinĂ© par ses parents Ă  la prĂȘtrise, tourna bride dĂšs les premiĂšres annĂ©es d’étude, se fit valet, se maria, mangea la dot de sa femme, battit le pays et mourut dans la peau d’un chien ». ↑ La fontaine de Saint-GonĂ©ry, en Plougrescant, attire nombre de malades. Le sentier qui y mĂšne est tellement frĂ©quentĂ© que le propriĂ©taire du prĂ© oĂč elle se trouve l’a fait paver. La vieille complainte du saint recommande surtout son eau pour la guĂ©rison des maux de tĂȘte ». Mais elle est aussi trĂšs efficace pour la fiĂšvre, moins cependant que les pincĂ©es de terre prises au tombeau du pieux thaumaturge et qu’on se suspend au cou, dans un petit sachet de toile. ↑ Je ne sais si ce dicton a cours ailleurs qu’en Bretagne. Au dire des Bretons, il faut aller Ă  Paris pour apprendre Ă  fermer les portes derriĂšre soi. ↑ Cf. A. Orain, La veillĂ©e du mort, in MĂ©lusine, t. IV, c. 44. [L. M.]. ↑ Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 162. Sur les dangers que court l’ñme lorsqu’elle se sĂ©pare du corps, v. aussi H. de Charencey, Traditions populaires du dĂ©partement de l’Orne MĂ©lusine, I, col. 97 et X. Thiriat, Croyances, superstitions, prĂ©jugĂ©s, usages et coutumes dans le dĂ©partement des Vosges MĂ©lusine, F, col. 456. M. Bogros, dans son livre intitulĂ© À travers le Morvan ChĂąteau-Chinon, 1873, rapporte des superstitions analogues. — [L. M.]. ↑ Ann troubl-noz, le crĂ©puscule, ou mieux, l’heure d’entre chien et loup, comme disaient nos pĂšres. ↑ Les coqs blancs et les coqs gris, me dit ma conteuse, passent pour des Ă©cervelĂ©s, des volatiles sans jugeotte. Ils ne savent pas distinguer quand point le vrai jour et chantent hors de propos. Aussi ne doit-on pas se fier Ă  leur chant. ↑ Je ferai remarquer que c’est une femme qui raconte. ↑ Ar blanĂȘdenn la planĂšte, disait ma conteuse. C’est l’expression consacrĂ©e. ↑ Le seigneur du Quinquiz, dont il est question dans cette lĂ©gende, Ă©tait apparemment un de ces gentilshommes-paysans, jadis nombreux en Basse-Bretagne, qui se rendaient aux champs, l’épĂ©e au cĂŽtĂ©, et la suspendaient Ă  quelque tronc de chĂȘne, pour prendre en main le manche de la charrue. Il y en avait parmi eux qui ne dĂ©daignaient pas de disputer aux simples laboureurs, dans les marradek, la palme du charruage. ↑ Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 151 et 157 ; E. Cosquin, Contes populaires de Lorraine, II, p. 175 Le papillon blanc ; Contis, MƓurs et coutumes de l’Épire et particuliĂšrement du bourg de Vissani MĂ©l., IV, col. 126. [L. M.]. ↑ Il me souvient d’avoir entendu, dans mon enfance, raconter cette mĂȘme lĂ©gende, mais avec des dĂ©tails beaucoup plus circonstanciĂ©s, Ă  Miliau Arzur, le roi des conteurs du pays de Ploumilliau. J’ai fait bien des recherches pour le retrouver sous cette forme plus complĂšte. Je n’ai pas abouti. Il y avait, en particulier, un dialogue tout Ă  fait saisissant entre l’ñme du mort, d’une part, et les instruments de labour, puis les bĂȘtes, d’autre part. À chacune des bĂȘtes et Ă  chacun des instruments, l’ñme demandait Pe drouk, pe fall am eus grĂȘt ganid ? Est-ce le bien, est-ce le mal que j’ai fait avec toi ? Elle avait l’air de les appeler en tĂ©moignage. La phrase que je cite m’est restĂ©e dans la mĂ©moire, sans doute Ă  cause de la persistance avec laquelle elle se rĂ©pĂ©tait dans le rĂ©cit. ↑ La Croix de Brabant ?, au carrefour des routes qui vont de PenvĂ©nan Ă  la Roche-Derrien, et de TrĂ©guier au TrĂ©vou. ↑ Cf la lutte du corbeau et de la colombe sur le mur du cimetiĂšre. Luzel, LĂ©g. chrĂ©t., 173. V. aussi LĂ©g. chrĂ©t., I, p. 185 et p 202. — [L. M.] ↑ Cf. Luzel, LĂ©g. chrĂ©t., t. II. p. 361 et 371, 374. — [ ↑ De lĂ  peut-ĂȘtre ce nom bizarre de Ar Vif » le vif qu’on lui donne en Basse-Cornouailles. ↑ FinistĂšre ↑ Des histoires semblables se racontent un peu partout dans la Basse-Bretagne. J’en ai recueilli plus de vingt variantes, et dans les endroits les plus divers. La lĂ©gende est la mĂȘme le lieu de la scĂšne change seul, ainsi que les noms des personnages en cause. ↑ Cf. L. Decombe, Le diable et la sorcellerie en Haute-Bretagne, in MĂ©lusine, t. III, col. 61. — Je m’aperçois en relisant les bonnes feuilles de l’introduction que j’ai suivi une autre version lĂ©gendaire que celle qu’a donnĂ©e M. Le Braz dans le texte ; les deux versions existent tantĂŽt on raconte que l’Agrippa est Ă©crit en lettres rouges sur papier noir, tantĂŽt au contraire qu’il est Ă©crit en lettres noires sur papier rouge. — [L. M.] ↑ Le MĂ©nez-BrĂ© la montagne des montagnes est un monticule isolĂ© qui se dresse en avant de la chaĂźne principale de l’Arez, moitiĂ© dans la commune de PĂ©dernek, moitiĂ© dans celle de Louargat. Il est pour le pays trĂ©gorrois ce que sont le MĂ©nez-Mikel pour la Haute-Cornouaille et le MĂ©nez-Hom pour la cĂŽte ouest du FinistĂšre, une sorte de montagne sainte ; on ne saurait voyager dans les arrondissements de Lannion ou de Guingamp, sans voir au loin sa grande croupe bleue, et la petite chapelle qui la surmonte. Cette chapelle est placĂ©e sous l’invocation de saint HervĂ©, patron des poĂštes populaires et des nomades chanteurs de complaintes. Il vĂ©cut aveugle, comme HomĂšre, et dompta les loups. Un escalier de gazon conduit Ă  son sanctuaire que la foudre dĂ©truisit partiellement Ă  deux reprises diffĂ©rentes. Le porche ne fut jamais atteint. Il passe pour avoir Ă©tĂ© bĂąti par le diable. Est-ce pour ce motif que la tradition a vouĂ© tout l’édicule Ă  la cĂ©lĂ©bration de l’ofern drantel, de la messe de trentaine, qu’on appelle encore la messe des damnĂ©s ? Ce misĂ©rable porche ne sert guĂšre aujourd’hui qu’à abriter du vent d’ouest les quelques moutons que de petits pĂątres font paĂźtre sur le MĂ©nez. On y sent une vague odeur d’étable, et l’humble chapelle a tout l’air d’une maison de berger, campĂ©e dans la sauvage solitude. À l’entour, pousse une herbe fine et drue. On a de ce haut-lieu une admirable vue. On domine les vallĂ©es du LĂ©guer, du Jaudy, du Trieux, et les longs dos de pays qui sĂ©parent ces riviĂšres, filant, comme elles, vers la Manche. DerriĂšre soi, on a la ligne houleuse de l’Arez, l’échine de la terre bretonne. Qui a contemplĂ© la Bretagne du sommet de BrĂ©, par un jour lumineux, est assurĂ© d’emporter d’elle une merveilleuse image. ↑ V. pour Tadik-coz, chapitre des conjurĂ©s. ↑ Petite commune des CĂŽtes-du-Nord, situĂ©e au pied du Menez-BrĂ©. ↑ Les charniers sont cependant encore trĂšs soigneusement entretenus dans le pays de GoĂ«lo. — [L. M.]. ↑ Il m’a Ă©tĂ© donnĂ© d’assister encore Ă  une procession de ce genre, dans quelques bourgs de la Cornouailles. V. au chapitre de l’Anaon, ci-aprĂšs. ↑ Les bĂȘtes aussi conversent entre elles dans le langage des hommes, durant la nuit de NoĂ«l. Un fermier voulut entendre ce que pourraient bien se dire ses bƓufs et se cacha dans le grenier, au-dessus de l’étable. — Que ferons-nous demain ? demanda l’un des bƓufs Ă  son compagnon ? — Nous porterons notre maĂźtre en terre. Ce fut en effet le premier travail qu’ils firent. Le fermier Ă©pouvantĂ© trĂ©passa dans la nuit. ↑ Cf. G. Fouju, Coutumes, croyances et traditions de NoĂ«l, in Revue des traditions populaires, dĂ©c, 1891, t. VI, p. 726, — [L. M.]. ↑ C’est l’expression consacrĂ©e chez les fossoyeurs bretons Poaz es Il est cuit », c’est-Ă -dire pourri. ↑ Le fossoyeur PoĂ«zevara est mort en 1889. La lĂ©gende est de trĂšs rĂ©cente formation, elle a pour point de dĂ©part des faits exacts ; le recteur n’est pas mort le jour oĂč il a dit une messe pour l’ñme du mort mutilĂ©, mais il a eu une attaque ce jour-lĂ . — [L. M.]. ↑ On appelle grandes journĂ©es » devez braz certaines solennitĂ©s agricoles. Elles ont lieu pour des travaux d’importance auxquels ne suffisent ni le personnel, ni le matĂ©riel ordinaires de la ferme. On y convoque le ban et l’arriĂšre-ban des voisins et amis. Tels sont, en particulier les charrois de sable et de varech. ↑ V. plus haut, p. 57-60. ↑ Tad-cun, trisaĂŻeul. ↑ J’ai recueilli plusieurs versions de cette lĂ©gende, et dans des rĂ©gions trĂšs diverses. Comme elles sont beaucoup moins complĂštes que celle que j’ai rapportĂ©e, comme, d’autre part, elles ne renferment aucun dĂ©tail nouveau, je n’ai pas cru devoir les transcrire. Il y en a tout un cycle, mais sans diffĂ©rences notables. Je veux cependant en rĂ©sumer une qui permettra de juger de ce que sont toutes les autres. Elle m’a Ă©tĂ© contĂ©e Ă  Quimper, par une fille Kerhoas. Une jeune couturiĂšre des environs de Penmarc’h avait une grande dĂ©votion pour l’Anaon. Un soir qu’elle rentrait de son travail Ă  une heure tardive, elle entendit un remuement et comme des plaintes Ă©touffĂ©es dans des broussailles qui bordaient le chemin. Elle demanda Qui est lĂ  ? ». Personne ne lui rĂ©pondit. Elle en conclut qu’il y avait lĂ  une Ăąme en peine qui avait besoin de secours. Le lendemain, elle se rendit de bon matin Ă  l’église et recommanda une messe Ă  l’intention de celle des Ăąmes du purgatoire Ă  qui il ne manquerait plus qu’une messe pour ĂȘtre sauvĂ©e. » Il fut fait selon son dĂ©sir. Elle assista elle-mĂȘme Ă  l’office. Comme elle quittait l’église, elle rencontra dans le cimetiĂšre un jeune homme tout de blanc vĂȘtu. Ce jeune homme l’accosta et lui dit — Vous ĂȘtes couturiĂšre de votre Ă©tat, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur. — Combien gagnez-vous par jour, dans les maisons que vous frĂ©quentez ? — Douze sous. — Eh bien ! si vous voulez en gagner trente, allez Ă  Audierne. Vous verrez une maison blanche au coin de la place. Vous frapperez, vous demanderez la dame de la maison et vous lui direz que vous venez de ma part. La jeune fille obĂ©it. La dame de la maison la reçut d’abord assez mal. — Je ne sais de qui vous voulez me parler. Je n’ai chargĂ© personne de me chercher une couturiĂšre. La jeune fille cependant tenait les yeux obstinĂ©ment fixĂ©s sur une broche de jais que la dame portait au cou et dans laquelle Ă©tait encadrĂ©e une miniature. — Pardon, madame, dit-elle au bout d’un instant, vous avez au cou le portrait de la personne qui m’a envoyĂ©e ici. — C’est impossible ! Ce portrait est celui de mon fils. Voici dix ans qu’il est mort. — C’est donc votre fils que j’ai rencontrĂ©. Je le jurerais par JĂ©sus-Christ et par la Vierge ! La vieille dame se fit alors raconter l’aventure par le menu. La jeune fille ne cĂ©la rien, ni le bruit qu’elle avait ouĂŻ la veille dans les ajoncs, ni la messe qu’elle avait fait dire le matin mĂȘme et au sortir de laquelle elle s’était croisĂ©e dans le cimetiĂšre avec le jeune homme vĂȘtu de blanc. La vieille dame comprit qu’elle lui devait la dĂ©livrance de son fils. Elle la garda dĂ©sormais prĂšs d’elle et, en mourant, lui laissa tout son bien. ↑ Ann or dĂąl. Elle s’ouvre d’ordinaire Ă  la base du clocher et fait face au chƓur. ↑ Cf. Luzel, Fantic Loho. LĂ©g. chrĂ©t., II, p. 125. — P. SĂ©billot Le drap mortuaire Contes populaires de la Haute-Bretagne, 1re sĂ©rie, p. 303 ; Le linceul promis LittĂ©rature orale de la Haute-Bretagne, p. 195. V. aussi, dans Fouquet, LĂ©gendes, contes et chansons populaires du Morbihan, le conte intitulĂ© Alice de Quinipily. E. Souvestre a donnĂ© dans sa premiĂšre Ă©dition des Derniers Bretons une lĂ©gende analogue Le drap mortuaire, qui a disparu dans les Ă©ditions subsĂ©quentes. — [L. M.]. ↑ Dans ses traits essentiels, l’histoire est vraie ; c’est une histoire d’ivrogne ; un garçon pris de boisson rapporta chez lui une tĂȘte de mort qu’il avait enlevĂ©e d’un charnier ; dĂ©grisĂ©, il fut saisi de terreur, et demanda conseil au recteur qui lui indiqua pour se tirer d’affaire le moyen que rapporte la lĂ©gende. La chose s’est passĂ©e vers 1860. Mais il convient d’ajouter que c’est lĂ  un thĂšme lĂ©gendaire fort rĂ©pandu en Bretagne, M. Le Braz a recueilli des rĂ©cits analogues Ă  Elliant, d’autres Ă  Plougastel. Les Ă©vĂ©nements rĂ©els ne servent jamais que d’occasion Ă  l’apparition de lĂ©gendes dĂ©jĂ  toutes prĂȘtes Ă  Ă©clore. Cf. in P. SĂ©billot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 255 et seq. La coiffe enlevĂ©e. Cf. aussi in Mme de Cerny, Saint-Suliac et ses traditions Dinan, 1861 Les trois mortes ; La jeune fille du cimetiĂšre. — [L. M.]. ↑ Dans la plupart des fermes bretonnes oĂč se pratiquent encore les anciens usages, le pain demeure constamment sur la table. On l’enveloppe d’une nappe ann doubier. C’est cette nappe que l’on dĂ©ploie devant l’hĂŽte, au moment oĂč il prend place Ă  la table commune. ↑ War da bĂ©gĂ©ment, dit l’expression bretonne, c’est-Ă -dire sur ton combien ». ↑ La voie lactĂ©e. ↑ V. les rapprochements indiquĂ©s pour le no XXXVII, et spĂ©cialement Le linceul promis. — [L. M.]. ↑ Le mot enterrer interri ne s’emploie en breton que s’il s’agit d’un ensevelissement en terre bĂ©nite. — [L. M.]. ↑ Cf. pour l’épisode de l’enfant qui parle avant d’ĂȘtre nĂ©. MĂ©lusine, IV, col. 228, 272, 274, 277, 297, 323, 405, 447 ; V. col. 36, 257 ; VI, col. 92. — [L. M.] ↑ Cf. dans les Gwerziou Breiz-Izel, t. II, p. 533, la Mauvaise servante. On trouve dans la complainte les principaux Ă©pisodes de la lĂ©gende. Cf. aussi Luzel, LĂ©g. chrĂ©t., II, p. 163 Quelque compagnie que l’on suive, on en a toujours sa part, p. 207 ; La femme qui ne voulait pas avoir d’enfants ; et Gwerziou Breiz-Izel, t. I, p. 88 Marie Quelen ; — [L. M.]. ↑ Une vision de ce genre a Ă©tĂ© consignĂ©e dans un des registres de la paroisse de Locronan. 
 Et ont les dits susnommĂ©s unanimement dĂ©clarĂ©s avoir ouĂŻ dire par leurs prĂ©dĂ©cesseurs il s’agit sans doute de fabriciens que l’on avait vu sortir les dictes relicques avec croix et banniĂšres, les cloches sonnantes d’elles-mesmes, et aller faire la dicte procession Ă  pareil jour du dict tour
 » J’emprunte cette citation Ă  l’opuscule de M. l’abbĂ© Thomas, qui ne la donne lui-mĂȘme que sous une forme tronquĂ©e. Quant aux dictons que je relate ci-dessus, ils m’ont Ă©tĂ© fournis principalement par une vieille marchande de fruits, de Quimper, que je n’ai jamais entendu dĂ©signer que par son prĂ©nom de NaĂŻc. Ils ont du reste cours dans toute la Basse-Cornouaille. ↑ Il y a un troisiĂšme pĂšlerinage obligatoire, celui de Notre-Dame de Bulat, petit bourg de l’arrondissement de Guingamp. — [L. M.]. ↑ C’est ce que nous montre en action, avec une poĂ©sie pleine d’étrangetĂ© et de mystĂšre, la belle gwerz de Dom Jean Derrien cf. Gwerziou Breiz-Izel, t. I, p. 120. Voici le passage. Dom Jean Derrien est couchĂ©. Une voix lui parle, dans la nuit — Dom Jean Derrien, vous dormez sur la plume douce. Moi, je ne dors point. — Qui donc, Ă  cette heure de la nuit, vient faire ce train Ă  ma porte ? Voici trois nuits que j’ai reçu la prĂȘtrise ; depuis, je n’ai dormi goutte. Je ne sais si c’est le fait du malin esprit ou des Ăąmes dĂ©funtes. — Ce n’est pas le malin esprit ! C’est moi,
 votre mĂšre,
 celle qui vous a enfantĂ© ! C’est moi, votre mĂšre, Dom Jean Derrien, qui suis ici Ă  faire pĂ©nitence !
 Je suis vouĂ©e au feu et Ă  la flamme, si mon fils Jean ne vient Ă  mon aide ! Je suis vouĂ©e au feu pour jamais, si ne vient Ă  mon aide Dom Jean Derrien ! — Ma pauvre petite mĂšre, dites-moi, qu’y a-t-il Ă  faire pour vous ? — Autrefois, quand je marchais par le monde, je promis d’aller en Espagne, en Allemagne, d’aller Ă  Saint-Jacques d’Espagne, d’aller Ă  Saint-Jacques de Turquie. Longue est la route, et c’est bien loin d’ici ! — Ma pauvre petite mĂšre, dites-moi, pourrais-je y aller moi-mĂȘme efficacement ? — Il serait efficace pour moi que vous y alliez, autant que si j’y avais Ă©tĂ© moi-mĂȘme. — Eh bien ! ma pauvre petite mĂšre, je vous viendrai en aide. DussĂ©-je en mourir, j’irai ! Dom Jean Derrien disait Ă  sa sƓur, chez elle, quand il arrivait — PrĂ©parez-moi une douzaine de chemises, autant de mouchoirs, ainsi que trois ou quatre tricornes, pour qu’on sache que je suis un prĂȘtre. Sa sƓur Marie rĂ©pondit Ă  Jean Derrien, quand elle l’entendit — Maintenant que vous nous avez fait dĂ©penser tout notre bien en frais d’études, vous demandez Ă  quitter le pays ? — Taisez-vous, ma sƓur, ne vous fĂąchez pas. C’est pour la mĂšre qui nous a enfantĂ©s. Je vais Ă  Saint-Jacques de Turquie, pour ma mĂšre et la vĂŽtre. — Taisez-vous, mon frĂšre, restez Ă  la maison. J’enverrai un messager un pĂšlerin par procuration Ă  votre place. — Messager Ă  ma place ne partira point. J’ai dit que j’irai, il faut que j’aille !
 ↑ La chapelle de Saint-Samson, en Pleumeur-Bodou CĂŽtes-du-Nord, attire beaucoup de pĂšlerins. ↑ Cf. Luzel, Contes pop. de la Basse-Bretagne, t. III, p. 203 La princesse enchantĂ©e, et P. SĂ©billot Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, I, 231. — [L. M.] ↑ On lit dans la Vie de saint Goulven Dom Lobineau, Vie des saints de Bretagne Un homme, aprĂšs avoir fait vƓu, avec un de ses voisins, d’aller en pĂšlerinage Ă  Rome, dans un certain dĂ©lai, avait engagĂ© son voisin Ă  diffĂ©rer, contre son grĂ© ; et pendant ce retard, le voisin Ă©tait mort. Saint Goulven ordonna au pĂ©nitent d’aller Ă  Rome, et d’y porter le corps de son voisin cousu dans un sac de cuir. Ce qu’il exĂ©cuta. Mais il fut soulagĂ© par le mĂ©rite de son obĂ©issance, ou plutĂŽt par le mĂ©rite de celui Ă  qui il la rendait, le poids devint si lĂ©ger qu’il ne s’aperçut presque pas qu’il portĂąt rien. » ↑ Le jeteur de sorts peut aussi vous donner une piĂšce de deux liards percĂ©e ; il suffit de la glisser, Ă©tant Ă  jeun, le dimanche Ă  la messe dans la poche de la personne que l’on veut faire mourir. ↑ La chapelle de Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ©. — En face du quai de TrĂ©guier, de l’autre cĂŽtĂ© du Jaudy, sur une gracieuse Ă©minence tapissĂ©e d’ajonc et de bruyĂšre, s’élevait naguĂšre une petite chapelle sous le vocable de saint Sul. Elle appartenait aux seigneurs du Verger, de la famille de Clisson, qui lui adjoignirent vers le XVIIIe siĂšcle un ossuaire en granit destinĂ© Ă  leur servir de sĂ©pulture familiale. La chapelle tomba en ruines, mais l’ossuaire lui survĂ©cut. On y entassa les statues de saints demeurĂ©es sans abri. Parmi elles se trouvaient deux images de saint Yves, dont l’une, trĂšs ancienne, passait aux yeux du peuple pour ĂȘtre plus particuliĂšrement celle de saint Yves-de-la-VĂ©ritĂ©. Saint-Yves-de-la-VĂ©ritĂ© devint peu Ă  peu, Ă  l’exclusion de tout autre thaumaturge, le patron de cet ossuaire, transformĂ© en oratoire. C’est lĂ  qu’on alla dĂ©sormais invoquer sa justice. Aujourd’hui l’ossuaire mĂȘme a disparu. Il a Ă©tĂ© rasĂ© ; voici Ă  quelle occasion un cultivateur, restĂ© cĂ©lĂšbre dans la rĂ©gion sous le nom de crucifiĂ© » de Hengoat, fut trouvĂ© assassinĂ© et suspendu en croix aux brancards d’une charrette. Ses assassins, qui Ă©taient, je crois, ses beaux-frĂšres, avaient tentĂ© d’abord de se dĂ©barrasser de lui sans effusion de sang, en le faisant vouer Ă  saint Yves par une vieille femme qui, lors de l’instruction de l’affaire, fit des aveux complets. Cela se passait il y a une quinzaine d’annĂ©es. À la suite de ce scandale, le recteur de TrĂ©darzec dans la paroisse duquel Ă©tait situĂ© l’oratoire, rĂ©solut de le dĂ©truire. Il le fit dĂ©molir pierre Ă  pierre et relĂ©gua la statue du saint dans le grenier de son presbytĂšre. Il espĂ©rait par ce moyen radical couper court Ă  la superstition. Il n’en fut rien. On continua d’aller s’agenouiller sur l’emplacement de l’ossuaire. Les plus audacieux ne craignirent pas de frapper Ă  la porte mĂȘme du recteur, pour lui demander Ă  voir le saint. Le recteur les Ă©conduisit d’abord avec des mĂ©nagements ; plus tard, sa patience se lassant, il y mit, dit-on, quelque brutalitĂ©. Des pĂšlerins qu’il avait fait jeter hors de sa maison l’assignĂšrent au tribunal de saint Yves. Et, s’il faut en croire la lĂ©gende, ce jour-lĂ  mĂȘme qui Ă©tait un dimanche, Ă  l’issue de la grand’messe, il mourut. Quant Ă  la superstition, elle est aussi vivace que jamais. Au mois d’aoĂ»t dernier on m’a montrĂ© du doigt une femme atteinte d’une maladie de langueur, en me disant Voyez celle-lĂ  ! c’est un tel qui l’a vouĂ©e. Elle n’attend plus que son terme. » À la moindre contestation qui tourne Ă  l’aigre, on menace encore l’adversaire de l’aller vouer Ă  saint Yves. Et la menace produit toujours son effet. Les renseignements que je donne sur ce culte homicide sont de provenances diverses. Mais je les ai plus particuliĂšrement recueillis Ă  PenvĂ©nan, de la bouche de Pierre Simon et de celle de Perrine Le Moal. ↑ Voici la formule en breton Te eo Zantik ar Wirione. Me a westl dit heman. Mar man ar gwir a du gant-han, condaon ac’hanon. MĂšs, mar man ar gwir a du gan-in, gra d’ez-han merwel a-berz ann termenn rik. ↑ Entre Pluzunet et TonquĂ©dec. ↑ V. pour tout ce qui concerne les prĂ©sages qui entourent la naissance et les premiĂšres annĂ©es de l’enfant de F. SauvĂ©, L’enfance et les enfants en Basse-Bretagne in MĂ©lusine, t. III, c. 374. M. SauvĂ© rapporte la superstition relative Ă  ceux qui ont passĂ© en terre bĂ©nite et en sont sortis avant d’avoir Ă©tĂ© baptisĂ©s ; cf. supra, p. 2 et 3. — [L. M.] ↑ Cf. MĂ©lusine, t. II, col 252. — [L. M.]. ↑ Cf. MĂ©lusine, t. II, col. 250 et seq. ; III, 72, 141, 215, 333, 453. M. SauvĂ© a consacrĂ© une demi-page II, col. 254 aux noyĂ©s en Basse-Bretagne. — [L. M.] Les pĂȘcheurs de ce hameau marin vous citent mille exemples Ă  l’appui. En voici un tout rĂ©cent. Dans le courant d’avril dernier un lougre venant de Cherbourg toucha sur l’un des nombreux Ă©cueils qui avoisinent les Sept-Iles. Il Ă©tait montĂ© par deux hommes d’équipage et commandĂ© par le patron BĂ©nard. Il y avait en outre Ă  bord, comme passagers, deux piqueurs de pierres. Le patron et ses deux matelots sautĂšrent dans le canot, afin d’aller Ă  la cĂŽte chercher du secours et sauver ensuite les piqueurs de pierres qui furent laissĂ©s sur l’épave. Il se trouva que l’épave fut portĂ©e par la marĂ©e au Port-Blanc, oĂč les piqueurs de pierres furent recueillis sains et saufs, tandis que le canot sombrait corps et biens dans la dangereuse passe des Sept-Iles. Les cadavres des deux matelots furent retrouvĂ©s au bout de quelques jours. Mais c’est seulement cinq mois aprĂšs le sinistre, en aoĂ»t, qu’on eut des nouvelles du patron BĂ©nard. Des pĂȘcheurs de Port-Blanc, mouillĂ©s au large, ont vu le long de leur bord filer son cadavre. Ils l’ont reconnu Ă  ses vĂȘtements demeurĂ©s presque intacts. Des goĂ©mons avaient dĂ©jĂ  pris racine sur les cĂŽtes du mort et des patelles s’étaient attachĂ©es aux semelles de ses bottes. Quand les pĂȘcheurs ont voulu le saisir, sa chair leur a coulĂ© entre les doigts. ↑ Je ne sais si ce dicton a cours ailleurs qu’au Port-Blanc, sur la cĂŽte trĂ©corroise, mais lĂ  il passe pour avoir une valeur absolue. ↑ Celui dont je tiens ce renseignement, — Prosper Pierre, de Douarnenez, — le complĂ©tait Ă  l’aide de l’histoire que voici on la raconte encore dans le pays Un brick anglais vint faire cĂŽte sur les rochers de Beg-ar-Gador la pointe de la Chaise. Équipage et passagers furent engloutis. Le lendemain du sinistre, des marins, passant devant l’ouverture de la grotte de l’Autel, entendirent des cris de dĂ©tresse qui venaient de l’intĂ©rieur. Ce sont les noyĂ©s, » pensĂšrent-ils, et ils se signĂšrent, mais pour s’éloigner au plus vite. À quelque distance, ils rencontrĂšrent un douanier de service, Ă  qui ils firent part de la chose. Le douanier sauta incontinent dans une barque, et, malgrĂ© les protestations indignĂ©es des marins, il pĂ©nĂ©tra dans la grotte. Il y trouva une jeune Anglaise cramponnĂ©e au rocher en forme d’autel, d’oĂč la grotte a pris son nom. L’histoire se termine en idylle. La jolie naufragĂ©e Ă©pousa, dit-on, son sauveur. La grotte de l’autel a une profondeur de 40 mĂštres. C’est une des curiositĂ©s cĂ©lĂšbres de la baie de Douarnenez. Émile Souvestre en a jadis donnĂ©, dans Les Derniers Bretons, une description quelque peu romantique, mais qui n’a cependant pas trop vieilli. ↑ La riviĂšre de Quimper, formĂ©e par la rĂ©union de l’Odet et du Steir, s’évase Ă  2 kilomĂštres de la ville, en une sorte de lac salĂ© qu’on appelle la Baie. Au sortir de ce lac, elle s’étrangle de nouveau, et coule, rapide, en dĂ©crivant des circuits connus sous le nom significatif de Vire-court ». ↑ Benn-Odet extrĂ©mitĂ© de l’Odet est un hameau marin situĂ© Ă  l’embouchure de l’Odet, rive gauche. ↑ J’ai entendu raconter pareille chose, dit Jeanne BĂ©nard qui assistait Ă  la veillĂ©e. Seulement les Ăąmes dĂ©funtes Ă©taient celles de femmes lĂ©gĂšres que les matelots avaient embarquĂ©es pour s’amuser d’elles une nuit ou deux, et dont ils s’étaient ensuite dĂ©barrassĂ©s en les prĂ©cipitant Ă  la mer. ↑ Les pĂȘcheurs de Port-Blanc sont de hardis Ă©tymologistes. Ils dĂ©composent TrewgĂȘr ou TreogĂȘr, nom breton des Triagoz, en Traou-Ker, mot Ă  mot le bas de la ville. ↑ Cf. Melusine, t. I, p. 327 ; II, 331 ; Revue des traditions populaires RenĂ© Basset, Les villes englouties, t. V, VI, VII. — [L. M.] ↑ En Bretagne, il n’y a gĂ©nĂ©ralement pas de sonnerie de cloches pour les baptĂȘmes d’enfants illĂ©gitimes. Ces baptĂȘmes sont dits silencieux » ar vadeziant zioul. ↑ Cf. Luzel, LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. II, p. 126 Conte de revenant L’ombre du pendu. Cf. aussi P. SĂ©billot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 243, et E. Cosquin, Contes populaires de Lorraine, t. II, p. 175. — [L. M.]. ↑ Cf. P. SĂ©billot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 274. — [L. M.] ↑ Cf. Luzel, Contes populaires de la Basse-Bretagne, p. 11, 38, 60. — [L. M.] ↑ Recteur de Saint-Michel-en-GrĂšve. V. supra, chap. III. ↑ Cf. E Souvestre, Le foyer breton 1845, p. 233. — [L. M.] ↑ Cf. P. SĂ©billot, LittĂ©rature de la Haute-Bretagne, p. 192 La messe du fantĂŽme ; Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, p. 245 et 216 ; Luzel, VeillĂ©es bretonnes, p. 5 et seq. ; Le Men, Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne Revue celtique, t. I, p, 426, c’est l’histoire de l’évĂȘque Penarstanc, Ă©vĂȘque de TrĂ©guier, qui revenait chaque nuit essayer de dire sa messe Ă  l’église de Plougonven ; L. Decombe, Le PrĂȘtre de la Croix BrisĂ©e MĂ©lusine, t. III, c. 76 — [L. M.] ↑ Sur les feux de la Saint-Jean en Basse-Bretagne, v. N. Quellien, Revue d’Ethnographie, t. IV, p. 89. — [L. M.] ↑ Ar maro iĂ©n, disent les Bas-Bretons, la mort froide ». ↑ J’ai traduit cette complainte du recueil d’hymnes religieuses, intitulĂ© Kannouennou santel, dilennet ha reizet evit Escopti Kemper. Ce recueil est de l’abbĂ© Henry. L’auteur a quelque peu modifiĂ© le texte populaire. Mais ces modifications n’ont portĂ© que sur certaines expressions auxquelles il a tenu Ă  donner une forme plus archaĂŻque, plus scientifiquement bretonne. Encore a-t-il eu la probitĂ© de dresser en tĂȘte de l’ouvrage une sorte de lexique des mots anciens qu’il a cru devoir substituer aux termes actuellement en gwerz dont je donne ici la traduction est d’un caractĂšre saisissant, mais il la faut entendre chanter en breton par de rudes voix de paysans et dans le cadre funĂšbre qu’elle comporte. Je n’oublierai jamais l’effet qu’elle produisit sur moi, un soir de Toussaint, dans le pauvre cimetiĂšre de SpĂ©zet, un bourg perdu de la Montagne-Noire. Toute cette rĂ©gion de la Cornouailles du centre est elle-mĂȘme une sorte de cimetiĂšre prĂ©historique, hĂ©rissĂ© de monticules qui, dans la solitude des landes, semblent un peuple de cairns mystĂ©rieux. Dans ce vaste pays mortuaire, cette mĂ©lopĂ©e puissante, cette lamentation si large, si monotone, avait vraiment une grandeur farouche et vous communiquait un frisson trĂšs particulier. ↑ Ces repas des morts deviennent de plus en plus rares. Mais l’usage n’en est pas entiĂšrement aboli. Cf. Fr. Baudry, Traditions populaires de la Neuville Champ d’Oisel, MĂ©lusine, t. I, c. 14. V. aussi pour les cĂ©rĂ©monies de la Nuit des Morts, L. Decombe, MĂ©lusine, t. 111, col. 75. — [L. M.] ↑ Cette complainte des Ăąmes » a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© publiĂ©e, d’abord par M. Dufilhol, dans Guionvac’h traduction, p. 205 ; — texte, p. 375, puis par M. de la VillemarquĂ©, dans le Barzaz-Breiz, p. 505, sous le titre de Chant des TrĂ©passĂ©s ». La traduction que nous donnons ici, Ă  notre tour, est absolument littĂ©rale. Il faut avoir Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© en sursaut, dans le lit clos de quelque ferme isolĂ©e, par cette douloureuse complainte, pour savoir jusqu’oĂč peut aller la mĂ©lancolie intense, la poignante et sauvage tristesse des hymnes de la mort en Basse-Bretagne. ↑ On trouve une version du chant des Ăąmes dans E. Souvestre, les Derniers Bretons 1843, p. 163. — [L. M.] ↑ Cf. sur cette idĂ©e que notre chagrin augmente dans l’autre vie la peine de ceux que nous avons perdus Ch. Joret, La Rose 1892, p. 354. V. aussi Luzel VeillĂ©es bretonnes, p. 34 et seq. [L. M.]. ↑ J’ai retrouvĂ© cette lĂ©gende dans la plupart des rĂ©gions bretonnes que j’ai explorĂ©es. C’est certainement une des plus rĂ©pandues. Le fond et les dĂ©tails en sont presque partout les mĂȘmes. Une variante recueillie Ă  Port-Blanc mĂ©rite cependant une mention spĂ©ciale. Elle m’a Ă©tĂ© contĂ©e par Jeanne-Marie BĂ©nard. Comme la jeune fille assiste, du fond du confessionnal, au dĂ©filĂ© des Ăąmes qui passent silencieusement l’une derriĂšre l’autre, elle entend tout Ă  coup un bruit de clochettes, de clochettes grĂȘles au son triste. Et elle voit venir sa mĂšre. C’est elle, c’est la mĂšre qui fait sonner, en marchant, ce carillon mĂ©lancolique. Tout Ă  l’entour de sa jupe sont superposĂ©es plusieurs rangĂ©es de clochettes. La premiĂšre nuit, il n’y en a que jusqu’aux genoux ; la troisiĂšme nuit, il y en a jusqu’à la ceinture. La jupe entiĂšre en est garnie. — Que signifient ces clochettes, ma mĂšre ? — Malheureuse ! Vous l’osez demander. Chaque larme que vous versez sur moi se change en une clochette, aussi lourde que plomb. Sans vous, je serais depuis longtemps en paradis. Mais comment y monterais-je, ayant un tel poids Ă  porter ! Voyez, c’est Ă  peine si je puis mettre un pied devant l’autre. Quand donc cesserez-vous de retarder ma bĂ©atitude Ă©ternelle ? Ce n’est pas sans raison que ces clochettes sonnent si tristement ma peine ! » N’est-ce pas une Ă©trange et poĂ©tique imagination que ces larmes transformĂ©es en clochettes sonnant un douloureux carillon d’angoisse ? J’ai dit que cette lĂ©gende Ă©tait fort rĂ©pandue. Elle a mĂȘme fourni la matiĂšre d’une complainte qu’on peut lire dans les Gwerziou Breiz-Izel, tome I, p. 61. ↑ Sur cette idĂ©e qu’il ne faut jamais toucher aux aliments des morts, V. Sidney Hartland, The science of the Fairy tales, p. 41 et seq. — [L. M.] ↑ Ce tas de pierres » est une espĂšce de cairn situĂ© entre les deux principaux sommets du MĂ©nez-hom, au pied de la partie de la montagne qui est connue sous le nom de Menez Kelc’k, et non loin d’une ancienne voie romaine qui se dirigeait sans doute sur Crozon. ↑ Marc’h, cheval. ↑ On trouvera un grand nombre d’exemples de ces interventions de la Vierge dans les Anecdotes historiques, lĂ©gendes et apologues d’Étienne de Bourbon, Ă©dit. Lecoy de La Marche 1885 p. 93-120. — [L. M.] ↑ Garennes, chemins ruraux gĂ©nĂ©ralement assez mal entretenus et coupĂ©s de mares. ↑ Le bourg de La FeuillĂ©e est situĂ© dans le MĂ©nez-ArĂ©, sur la route de Carhaix Ă  Landerneau, non loin du MĂ©nez-Mikel et du funĂšbre marais de Ieun-Elez, vĂ©ritable Stygia palus de la Basse-Bretagne. La colline qui porte le bourg s’élĂšve Ă  280 mĂštres au-dessus du niveau de la mer. C’est un pays triste, d’une nuditĂ© maigre et dĂ©solĂ©e. Quelques moutons y trouvent Ă  paĂźtre, mais la terre n’y nourrit point son homme. Aussi le montagnard de cette contrĂ©e a-t-il fait de nĂ©cessitĂ© vertu. PĂ©riodiquement, Ă  la belle saison, il se transforme en nomade. Il laisse aux femmes et aux enfants la garde de la maison et celle du troupeau, puis descend, au trot d’un bidet, vers les campagnes plus riches de la Cornouaille mĂ©ridionale. Il chemine de seuil en seuil, occupĂ© de mille trafics, achetant les vieilles choses sordides, vieilles ferrailles, vieux chiffons. Les sonnailles de son bidet tintent le long des routes, tandis que retentit son cri mĂ©lancolique Tamm Pillou ! Tamm ! morceaux de chiffons ! morceaux ! C’est un type trĂšs Ă  part que celui du pillawer, et qui prĂȘterait Ă  une curieuse monographie. ↑ Il est bon de se rappeler la structure des lits bretons, avec leur bank tossel servant de marchepied et leur volet qui glisse dans une rainure. On y entre nĂ©cessairement la tĂȘte la premiĂšre. ↑ Cf. Luzel, VeillĂ©es bretonnes, p. 79 et Le Men Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Revue celtique, t. I, p. 423. Le rĂŽle donnĂ© ici au Vieux est attribuĂ© dans les rĂ©cits parallĂšles Ă  un lutin ou un follet. — [L. M.] ↑ V. sur cet Ă©coulement inconscient des heures ; Sidney Hartland The Science of fairy tales, chap. VII, VIII et IX. — [L. M.] ↑ Quiconque est au courant de la vieille littĂ©rature romanesque française aura reconnu dans cette lĂ©gende, dĂšs les premiĂšres pages, une variante bretonne du cĂ©lĂšbre Jean de Calais ». Mais que de diffĂ©rences entre l’original français et l’adaptation bretonne ! Et je ne parle pas des diffĂ©rences de forme ; j’entends celles qui atteignent le fond mĂȘme du rĂ©cit. Le peuple armoricain ne s’est pas contentĂ© de transporter dans sa langue, avec la tournure d’esprit qui lui est particuliĂšre, le texte qui lui Ă©tait fourni. Il a remaniĂ© ce rĂ©cit de fond en comble ; Ă  vrai dire, il l’a recréé. On nous saura peut-ĂȘtre grĂ© de donner ici un rapide rĂ©sumĂ© du roman de France. On pourra ainsi se rendre compte de la façon dont l’imagination bretonne bretonnise, en quelque sorte, les matiĂšres oĂč elle s’applique ; on pourra discerner quelles combinaisons nouvelles elle y apporte, et aussi quels Ă©lĂ©ments nouveaux elle fait entrer dans ces combinaisons. C’est par de semblables rapprochements qu’il sera possible, Ă  la longue, de dĂ©terminer ce qui est essentiellement le propre d’une race, d’un milieu, d’un pays. Le petit volume que j’ai sous les yeux, en Ă©crivant ce rĂ©sumĂ©, contient, outre l’Histoire de Jean de Calais, nombre d’autres romans d’amour et d’aventures, tels que l’Histoire de Pierre de Provence et de la Belle Maguelonne, celle de Richard sans Peur fils de Robert le Diable, le roman de Jean de Paris, le Jardin d’Amour, etc.. Il sort de l’imprimerie de Corne, Ă  Toulouse, et ne porte pas indication de date. Un des principaux nĂ©gociants de Calais avait un fils unique qu’il fit Ă©lever en vue d’en faire un maĂźtre dans l’art de naviguer et pour qui il Ă©quipa un vaisseau destinĂ© Ă  nettoyer la cĂŽte d’un nombre infini de corsaires ». Jean de Calais battit ces voleurs de mer » en plusieurs rencontres et se concilia ainsi l’estime et la reconnaissance de tous ses concitoyens. On n’attendait que son retour pour lui dĂ©cerner les plus grands honneurs, lorsqu’un orage le jeta dans des parages inconnus. Son flair le conduisit Ă  une Ăźle qu’il fut surpris de trouver habitĂ©e. C’était le pays d’Orimanie, dont la capitale avait nom Palmanie de lĂ  peut-ĂȘtre l’arbre de palmes, eur wĂ©enn balmĂšs, dont parle la lĂ©gende bretonne. Dans cette Ăźle, Jean de Calais voit livrer un mort en pĂąture Ă  des chiens, pour n’avoir pas de son vivant acquittĂ© ses dettes. Il les paie lui-mĂȘme et le fait ensevelir. Un soir qu’il se retire Ă  son bord, il aperçoit sur le pont d’un vaisseau mouillĂ© prĂšs du sien deux femmes qui fondaient en pleurs. Il apprend que ce sont deux esclaves, appartenant Ă  un capitaine corsaire, et qu’on doit les vendre le lendemain. Il les achĂšte. La beautĂ© de l’une d’elles frappe Jean de Calais d’un trait qu’il ne peut parer ». Ici, deux pages de sentimentalitĂ©s, dans le goĂ»t des romans de chevalerie. La jeune esclave, qui n’est autre qu’une princesse dĂ©guisĂ©e, se laisse toucher, et rĂ©pond Ă  l’amour du galant aventurier, malgrĂ© les remontrances de sa suivante, Isabelle. On arrive Ă  Calais oĂč le hĂ©ros reçoit grand accueil. Jean confesse Ă  son pĂšre sa vive affection pour Constance ainsi se nomme la princesse. DĂ©sapprobation du pĂšre qui ne veut pas d’une esclave pour bru. Jean de Calais n’en Ă©pouse pas moins sa belle, qui, au bout d’une annĂ©e, accouche d’un fils. Cependant, des amis se sont interposĂ©s et ont flĂ©chi la colĂšre paternelle. Jean reçoit le commandement d’un second navire. Le jour du dĂ©part venu, Constance se jette aux genoux de son mari, en lui demandant deux faveurs 1o de la faire peindre sur la poupe du vaisseau, avec son fils et sa chĂšre Isabelle ; 2o de tourner la proue du cĂŽtĂ© de Lisbonne et de mouiller le plus prĂšs possible du chĂąteau de cette ville. À quoi Jean de Calais dĂ©fĂšre volontiers. L’élĂ©gance du navire attire l’attention des Portugais. Chacun le vient admirer. Le roi de Portugal lui-mĂȘme se laisse prendre Ă  la curiositĂ© commune. DĂšs qu’il aperçoit le tableau qui orne la poupe, il est troublĂ©. Dans le portrait de Constance, il a cru reconnaĂźtre sa fille. Il mande le jeune capitaine. Tout s’éclaircit. Constance est bien la fille du roi, de mĂȘme qu’Isabelle est la fille du duc de CascaĂ«s. Toutes deux avaient Ă©tĂ© enlevĂ©es par des pirates. AprĂšs en avoir dĂ©libĂ©rĂ© avec son conseil, le roi fait dĂ©crĂ©ter que Jean de Calais devra dĂ©sormais ĂȘtre regardĂ© comme son gendre lĂ©gitime. Une seule voix a protestĂ© celle de don Juan, premier prince du sang, neveu du roi et amoureux dĂ©daignĂ© de la princesse Constance. Il est entendu qu’on armera une escadre pour aller quĂ©rir celle-ci. Le commandement en est confiĂ© Ă  don Juan on remarquera peut-ĂȘtre l’espĂšce de confusion qui a pu se produire dans l’esprit des conteurs bretons entre Juan et Juif ou Jouiz. L’escadre mouille dans les eaux de Calais. La ville fait Ă  Jean une ovation. Son pĂšre mĂȘme lui marque son repentir. Pendant les fĂȘtes qui se donnent Ă  cette occasion, don Juan demande Ă  la princesse de lui accorder un quart d’heure d’entretien. Constance s’y refuse. Fureur dissimulĂ©e de l’amant congĂ©diĂ©. On remet Ă  la voile pour Lisbonne. Jean de Calais, sa femme, son fils et la suivante Isabelle sont Ă  bord. Un orage terrible Ă©clate. Jean de Calais se multiplie pour sauver ce qu’il a de plus prĂ©cieux. Comme il s’est isolĂ© Ă  l’avant du navire, pour observer le temps », don Juan se glisse derriĂšre lui et le prĂ©cipite Ă  la mer. DĂ©sespoir, cris de Constance, quand on s’aperçoit que son mari a disparu. Don Juan s’efforce de la consoler, mais elle repousse longtemps toute consolation. À Lisbonne mĂȘme, elle se renferme dans son deuil de veuve. Don Juan, cependant, toujours perfide, pousse secrĂštement les Algarves Ă  la rĂ©volte, afin d’avoir l’occasion de les rĂ©duire Ă  l’obĂ©issance et de marquer son zĂšle pour l’État. Il revient vainqueur, se fait dĂ©signer par le conseil des Grands comme le seul digne d’épouser la princesse et finit par obtenir sa main du roi, son pĂšre. Constance toutefois rĂ©siste. Deux ans se passent. Jean de Calais n’est pas mort. Il s’est cramponnĂ© Ă  quelque Ă©pave, a Ă©tĂ© conduit par les flots dans une Ăźle dĂ©serte oĂč il a trouvĂ© de quoi subsister. Un beau jour, un homme vient Ă  lui. Jean de Calais manifeste sa surprise. Les chemins que j’ai pris, dit l’étranger, sont inconnus aux hommes ». Il dĂ©couvre au malheureux les Ă©vĂ©nements qui se sont succĂ©dĂ© depuis son naufrage. Tandis qu’ils causent, assis au pied d’un arbre, Jean de Calais se sent envahir par un invincible sommeil. À son rĂ©veil, il se retrouve dans une des cours du palais de Lisbonne. Mais son embarras est extrĂȘme. Ses habits sont en lambeaux, ses pieds nus, sa barbe d’une longueur excessive. Il se rend aux cuisines. Un officier », touchĂ© de compassion, le charge de porter du bois aux appartements. Par hasard, il rencontre Isabelle. Celle-ci reconnaĂźt le diamant qu’il porte au doigt. Elle communique ses soupçons Ă  la princesse, et, sous un prĂ©texte quelconque, introduit Jean de Calais dans les appartements de celle qui croit ĂȘtre sa veuve. Reconnaissance Ă©mue. Puis, chĂątiment du traĂźtre don Juan qui, sur l’ordre du roi, est enfermĂ© et brĂ»lĂ© dans un Ă©difice de feu, disposĂ© par plusieurs compartiments », lequel avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© en vue de son mariage avec la princesse, et devait offrir aux yeux un spectacle magnifique et nouveau ». Tel est l’abrĂ©gĂ©, aussi succinct mais aussi fidĂšle que possible, du roman de Jean de Calais. Je n’en ferais ressortir qu’un dĂ©tail, Ă  savoir la part trĂšs restreinte qui y est faite au surnaturel. Il semble que l’auteur ait craint d’établir une identification entre le mort dont Jean de Calais paie les dettes et l’homme qui lui vient en aide dans l’üle dĂ©serte oĂč il risque de mourir abandonnĂ©. Dans la variante bretonne, ce mort joue un rĂŽle bien autrement prĂ©cis. L’épisode oĂč il paraĂźt est, en quelque sorte, le nƓud mĂȘme de l’histoire. Reste une autre question celle d’antĂ©rioritĂ©. Il est impossible, dans les cas prĂ©sents, de ne la point trancher en faveur du roman français. Le titre mĂȘme de la variante bretonne en est une preuve irrĂ©futable. Jean CarrĂ© est Ă©videmment une corruption de Jean de Calais. Mais il semble aussi que Mme de Gomez, l’auteur de la leçon française, en ait puisĂ© le sujet dans un fonds plus ancien. Ou trouve dans le premier volume des Contes populaires de Basse-Bretagne, de M. Luzel, Ă  la page 403, une lĂ©gende intitulĂ©e Iouenn KermĂ©nou, dont la trame gĂ©nĂ©rale est identique Ă  celle de notre rĂ©cit, mais qui est cependant empreinte d’un caractĂšre fortement mythologique. Ainsi, la princesse, dont le hĂ©ros fait la rencontre, doit ĂȘtre donnĂ©e en pĂąture Ă  un serpent et le navire qui la transporte est tendu de noir lĂ©gende de ThĂ©sĂ©e. Iouenn KermĂ©nou, pour obtenir l’assistance du mort, est obligĂ© de lui promettre la moitiĂ© de tout ce qui appartiendra en commun Ă  sa femme et Ă  lui. Ce que vient rĂ©clamer le mort, c’est la moitiĂ© de l’enfant qui leur est nĂ©. Qu’on s’en rĂ©fĂšre du reste Ă  l’ouvrage ci-dessus, et que l’on compare les trois rĂ©cits. Il y a lĂ  matiĂšre Ă  une Ă©tude dont nous ne pouvons ici que signaler l’intĂ©rĂȘt. A. le B. Cf. aussi Luzel, Contes populaires de la Basse-Bretagne t. II, p 176. La princesse Marcassa et l’oiseau DrĂ©daine. Id., ibid., p. 207. La princesse de Hongrie ; LĂ©g. chr. de la Basse-Bretagne, 1, p. 75-77 Le fils de Saint-Pierre et les rĂ©fĂ©rences donnĂ©es Ă  la suite du conte, p. 90-91. — [L. M.] ↑ Groac’h est pris tour Ă  tour en bonne ou en mauvaise part. Il signifie vieille sorciĂšre ou simplement vieille femme. ↑ Cf. SauvĂ© Voyage et Voyageurs. Melusine, III, c. 358 ; Le Men Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Rev. Celtique, t. I, p. 419. — [L. M.] ↑ Ce dernier renseignement m’a Ă©tĂ© communiquĂ© par François Le Roux, de Rosporden. Il m’a du reste Ă©tĂ© confirmĂ© Ă  diverses reprises. Or, on aura occasion de remarquer presque constamment, au cours de ce volume, que lĂ  oĂč l’on fait converser un vivant avec un mort, le vivant dit vous » au mort, et que c’est le mort qui tutoie le vivant. Cela infirme-t-il le prĂ©cepte ? Nullement. Toute conteuse obĂ©it, malgrĂ© elle, Ă  un vague instinct de littĂ©rature. Le mort lui apparaĂźt comme un personnage d’une espĂšce supĂ©rieure, comme un ĂȘtre sacrĂ©. Elle ne se rĂ©signe pas, dans le rĂ©cit, Ă  le faire tutoyer par son interlocuteur. Telle est, je crois, la vĂ©ritable explication. ↑ Cf. SauvĂ© Voyage et Voyageurs, in MĂ©lusine, III, c. 358 ; E. Souvestre Le foyer breton, p. 182. — [L. M.] ↑ Mot Ă  mot Ă©crasement des capsules du lin. C’était, il y a peu d’annĂ©es encore, une des grandes rĂ©jouissances agricoles chez les Bas-Bretons. AprĂšs avoir Ă©grugĂ© le lin, on faisait sĂ©cher les capsules soit sur l’aire de la grange, soit sur le plancher du grenier ou mĂȘme des chambres. Quand elles Ă©taient bien sĂšches, on invitait tout le voisinage Ă  les venir Ă©craser. On organisait des danses, et c’est sous le piĂ©tinement des danseurs que les graines jaillissaient des capsules. Pour musique, on avait le chant, qu’un des danseurs entonnait et dont la foule reprenait en chƓur le refrain. La fĂȘte avait lieu le soir, aprĂšs souper, durant les belles nuitĂ©es » de juillet ; quelquefois aussi le dimanche, aprĂšs vĂȘpres. Quant aux aires neuves », elles se faisaient d’ordinaire en juin. Il s’agissait de tasser la terre de l’aire et de la bien niveler pour le battage. C’est de quoi s’acquittaient Ă  merveille les pieds des garçons et ceux des filles. ↑ V. dans le chapitre AprĂšs la mort » la note sur le MĂ©nez-BrĂ©, Ă  propos de la Messe de Trentaine ». PĂ©dernec, oĂč ma conteuse plaçait cette lĂ©gende et Louargat sont deux communes situĂ©es de part et d’autre de la montagne, l’une au sud, l’autre au nord. Disons en passant que ce terroir du MĂ©nez-BrĂ© est l’un des plus fĂ©conds que je connaisse en lĂ©gendes et en chansons. M. Luzel et moi nous avons fait dans cette rĂ©gion de trĂšs fructueux sĂ©jours. C’est lĂ  Ă©galement que M. Bourgault-Ducoudray a notĂ© les airs les plus originaux de ses MĂ©lodies populaires de la Basse-Bretagne. ↑ Cf. E. Souvestre. Le Foyer breton, p. 139 La Souris de terre et le Corbeau gris. — [L. M.] ↑ Crier ho ! ↑ Il semble que la conteuse mĂȘle ici deux croyances, celle au hopper-noz ou crieur de nuit, et celle au buguel-noz ou enfant de nuit. Primitivement ces deux ĂȘtres fantastiques devaient sans doute avoir des natures distinctes. ↑ Cf. R. Fr. Le Men. Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Revue celtique, t. I, p. 419-20. Le Men parle du Hopper-noz comme d’un lutin. TrĂšs frĂ©quemment, au reste, on raconte d’un lutin dans une partie de la Bretagne ce que l’on raconte d’une Ăąme en une autre. Il n’y a pas de ligne de sĂ©paration bien marquĂ©e entre ces deux groupes d’ĂȘtres surnaturels, d’origine cependant nettement diffĂ©rente. — [L. M.] ↑ Le trĂ©pied tient une grande place dans les lĂ©gendes bretonnes ; c’est un ustensile qui a en quelque sorte une valeur ou une puissance magique ; il faut Ă©viter avec grand soin de le laisser sur l’ñtre le soir, une fois que l’on a enlevĂ© la marmite ; un mort pourrait venir s’y asseoir et se cruellement brĂ»ler ; en punition, un membre de la famille serait frappĂ© sans doute de quelque malheur. Cf. P. SĂ©billot Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 274 ; F. Marquer Traditions et superstitions du Morbihan Rev. des Trad. pop., t. VII, p. 178. — [L. M.] ↑ Cf. E. Souvestre Le Foyer Breton 1845, p. 69 ; R. F. Le Men, loc. cit., p. 421 ; P. SĂ©billot LittĂ©rature orale de la Haute-Bretagne, p. 202 ; Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne. I, p. 229 et 248-52. Le Men raconte que ces femmes de nuit sont des lavandiĂšres, qui pendant leur vie, ont, par nĂ©gligence ou par avarice, gĂątĂ© le linge ou les vĂȘtements de pauvres gens, qui avaient Ă  peine de quoi se vĂȘtir, en les frottant avec des pierres, pour Ă©conomiser leur savon. » E. Souvestre et P. SĂ©billot, comme Le Men, parlent des lavandiĂšres de nuit, comme d’ñmes pĂ©cheresses qui lavent ainsi la nuit des linges mystĂ©rieux en chĂątiment de leurs fautes. Il semble que dans ce conte au contraire, le caractĂšre humain de la lavandiĂšre de nuit tende Ă  s’effacer, et qu’elle devienne comme le Hopper-noz, comme Iannik-an-Nod une sorte d’esprit malfaisant qui n’a jamais Ă©tĂ© incarnĂ© au corps d’un vivant. Ces transformations d’ñmes en esprits ne sont point au reste un fait trĂšs rare. On retrouve les lavandiĂšres de nuit en plusieurs provinces de France. Je me souviens d’avoir, lorsque j’étais enfant, entendu raconter souvent dans l’Autunois, l’histoire des lavandiĂšres qui allaient chaque nuit, dans les ruisseaux des prĂ©s, laver les linceuls des morts, et qui obligeaient les paysans attardĂ©s Ă  les tordre avec elles ; on retrouvait au matin l’imprudent Ă©vanoui, sur le prĂ©, les bras tordus ; heureux encore lorsqu’il survivait Ă  l’aventure. Cf. pour le Berry Rev. des trad. populaires. Nov. 1887. — [L. M.] ↑ Ar marc’hadour gwiniz dĂ». On appelle ainsi, par plaisanterie, les charbonniers. ↑ Cf. Le Men, loc. cit., p. 424. — [L. M.] ↑ Cf. Le Men, loc. cit., p. 425. — [L. M.] ↑ Une baronne veuve d’un mercier, cela peut sembler Ă©trange. La chanson populaire a de ces caprices. Je donne la gwerz telle qu’elle est. ↑ Cf. Souvestre Le Foyer breton, p. 77 La Groa’ch de l’üle du Lok. — [L. M.] ↑ Il n’est pas rare, aujourd’hui encore, de trouver en Basse-Bretagne des paysannes qui lisent couramment la Vie des Saints, en breton, et qui, mises en prĂ©sence d’un livre Ă©crit en français, ne savent plus assembler leurs lettres. ↑ L’üle du ChĂąteau commande Ă  l’ouest l’entrĂ©e du Port-Blanc. On y voit encore les ruines d’anciennes fortifications. Elle est dominĂ©e par des masses de rochers qui peuvent compter parmi les plus imposantes de la cĂŽte trĂ©gorroise. La partie basse forme une sorte de prĂ© marin qui, en plus d’une circonstance, Ă  servi de cimetiĂšre Ă  des cadavres, Ă  des Ă©paves humaines jetĂ©es lĂ  par les flots. Les sĂ©pultures y sont marquĂ©es Ă  l’aide de quelques pierres grossiĂšrement plantĂ©es dans le sol de maniĂšre Ă  figurer une croix. On comprend sans peine que ce soit un sĂ©jour de revenants. C’est de plus une Ăźle Ă  trĂ©sors. Les habitants de la rĂ©gion sont convaincus que des barriques d’or y sont enfouies. De lĂ  tout un cycle de lĂ©gendes. ↑ Dicton bas-breton. Il y a dans l’église de Pleumeur-Gautier un Christ en croix qui a, en effet, la plus piteuse expression qui se puisse voir. ↑ Cette montagne, c’est le mont Saint-Michel, en Braspartz FinistĂšre. ↑ Les gens du pays l’appellent Ioudic la petite bouillie. ↑ Nom frĂ©quemment donnĂ© au diable. Il ne figure pas dans la liste dressĂ©e par M. Ernault. MĂ©lusine, t. VI, col. 64, mai-juin 1892, mais on y rencontre les formes voisines Pol, Pol-goz, Paolgornek. — [L. M.] ↑ Cf. R. F. Le Men, loc. cit., p. 433-34. — [L. M.] ↑ Dans nos fermes, chacun a sa cuillĂšre sur laquelle il fait graver son nom. ↑ Cf. A. Orain Le marquis de Coetenfao, in Le Monde surnaturel en Haute-Bretagne, MĂ©lusine, III, c. 472-3. — [L. M.] ↑ Nos cordonniers se servent d’un galet aplati, qu’ils disposent sur leurs genoux, pour battre leur cuir et le rendre plus souple. ↑ Cf. Luzel Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. II ; Le sabre rouillĂ© ; Le magicien Marcou-Braz ; Les deux grenouilles d’or ; Peronec, p. 3-79. — Cf. aussi Luzel Le Prince Blanc, in Revue des Trad. populaires, 1886, no 9-10 ; La Princesse enchantĂ©e, in Annuaire des Trad. populaires, 1887, p. 53. Marc-Monnier Histoire de Persillette, in Contes populaires de l’Italie, p 122. Voir les versions parallĂšles dans A. Lang Custom and myth, p. 87 A far travelled tale. — [L. M.] ↑ Au pied du MĂ©nez-Hom, sur la riviĂšre d’Aulne. ↑ L’huissier, l’homme d’affaires. ↑ Cf. Luzel Le brigand et son frĂšre l’ermite, in LĂ©gendes chrĂ©tiennes, t. I, p. 187. Les deux lĂ©gendes ont un grand nombre de traits communs ; il semble que la version recueillie dans le FinistĂšre soit une version abrĂ©gĂ©e et simplifiĂ©e, mais il se peut faire aussi qu’elle soit la version originelle et que la lĂ©gende publiĂ©e par M. Luzel se soit enrichie d’épisodes empruntĂ©s Ă  d’autres voyages en enfer cf. Luzel loc. cit., p. 162 et sq., 175 et sqq. — [L. M.] ↑ Sur presque tous les trajets d’un bourg breton Ă  l’autre, il y a une auberge dite de mi-route » ann anter-hent. Les chevaux des voituriers indigĂšnes s’y arrĂȘtent d’eux-mĂȘmes. ↑ Le lieu du peul-ven, du pieu de pierre. ↑ Deux des joueurs se tiennent debout en face l’un de l’autre et joignent leurs mains en l’air, de façon Ă  former une sorte d’arche sous laquelle les autres joueurs passent en courant, tĂȘte baissĂ©e, Ă  la queue leu-leu. Les deux joueurs qui sont debout abaissent les bras au moment oĂč passe le dernier de la file, et s’efforcent de le maintenir captif, jusqu’à ce qu’il ait optĂ© pour le soleil ou pour la lune ». Pendant le dĂ©filĂ©, on chante Passez, passez, Gwennili ! — Mab ar roue zo arri
 etc. » Passez, passez, hirondelles !.. Le fils du roi est arrivé , etc
 ↑ J’ai dĂ» allĂ©ger ce rĂ©cit de toutes les digressions personnelles qu’y introduisait Ă  plaisir ma conteuse. Marie-Cinthe Toulouzan aime Ă  conter. Elle n’est jamais pressĂ©e d’arriver Ă  la fin de son discours. Elle s’attarde volontiers Ă  philosopher en route. En ma qualitĂ© de vieille fille, dit-elle, je suis bavarde. » Mais au rebours de la vieille fille, telle du moins qu’on se l’imagine d’ordinaire, elle est gaie, d’humeur joyeuse, d’ñme sereine. À cet endroit de son rĂ©cit, elle s’interrompit pour me dire avec un accent de bonhomie exquise Parmi ces vaches grasses, Monsieur, soyez sĂ»r qu’il y avait au moins une demi-douzaine de Toulouzan. Dans ma famille, nous avons toujours Ă©tĂ© des mangeurs de patelles, autrement dit des meurt-de-faim, mais c’est la lĂšvre qui rit, et non le ventre. Qui a cƓur content se moque du reste. Les Bretons de Basse-Bretagne sont ainsi ils paissent en joie une terre qui ne les nourrit point. » ↑ C’est le Pater en langue bretonne. ↑ Voir la note Ă  la fin de la lĂ©gende qui suit.
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